• Aucun résultat trouvé

Chapitre IV – Itinéraire de recherche : mobilisation de différentes approches et choix des terrains de

1. La mise en évidence du rôle des structures de connaissances en conception : étude des effets

1.1. Étude d’un cas idéal d’usage du non-verbal pour la générativité : le dessin d’architecte

Le dessin est un exemple de média non-verbal utilisé par des professionnels au titre d’une pratique quotidienne, à des fins génératives. Nous avons ainsi supposé que l’étude du dessin serait susceptible de révéler des effets génératifs forts et de nature originale. Il nous fallait cependant disposer d’un matériel empirique de qualité et choisir des croquis au fort potentiel génératif. Nous avons ainsi souhaité analyser des dessins produits par des experts du non-verbal. Pour ce faire, nous avons eu la chance de travailler avec des architectes de l’agence T/E/S/S, et tout particulièrement avec le directeur de l’agence qui nous a donné un accès complet à ses carnets de croquis.

L’analyse des séquences de dessins pouvait cependant se révéler très complexe, et ce d’autant plus que les dessins présentaient un caractère abstrait et ambigu. Afin d’identifier les effets génératifs associés au dessin,

effets génératifs sous-jacents, il était cependant nécessaire de donner une modélisation de ce raisonnement de conception qui puisse permettre de distinguer différentes formes de générativité. Nous avons donc eu recours à une théorie du raisonnement de conception : la théorie C-K. 1.2. Expliciter le raisonnement de conception porté par le non- verbal : application de la théorie C-K

Afin de pouvoir rendre compte du raisonnement associé aux modifications des structures de connaissances étudiées, nous avons mobilisé la théorie C-K, théorie générique du raisonnement de conception innovante. Dans cette section, nous expliquons les fondamentaux de cette théorie qui nous servira de cadre analytique à de nombreuses reprises dans la suite du manuscrit.

La théorie C-K (Hatchuel and Weil, 2003, 2009) a été développée à partir d’expérimentations menées au sein de grands groupes industriels et ayant pour but de favoriser le pilotage des premières étapes du processus de conception (qui correspondent souvent à une exploration dans l’inconnu). La théorie C-K est une théorie du raisonnement : elle s’attache à décrire les opérations cognitives permettant d’aboutir à la création d’un objet nouveau. De la théorie C-K sont nées différentes méthodes, telles que C-K invent pour la conception de brevets (Felk, Le Masson, Weil, Cogez & Hatchuel, 2011) ou encore les ateliers KCP pour l’organisation de la conception en entreprise (Hatchuel, Le Masson & Weil, 2009). La théorie distingue deux espaces : d’une part l’espace C, l’espace des concepts, et d’autre part l’espace K, l’espace des connaissances. Selon la théorie, c’est le dialogue entre les espaces C et K qui favorise la génération d’idées nouvelles et l’émergence d’objets nouveaux. Une telle modélisation des opérations cognitives à l’origine du renouvellement de l’identité des objets constituait ainsi un outil

de choix pour notre projet d’étude du rôle de la structure de connaissances en conception.

En théorie C-K, la connaissance (notée K pour « knowledge ») se réfère à des propositions possédant un statut logique : la proposition est soit vraie, soit fausse (ou bien l’objet qui lui est associé est soit vrai soit faux). À l’inverse, les concepts (notés C) désignent des propositions sans statut logique : il est impossible de dire si ces propositions sont vraies ou fausses. Un concept est donc un indécidable. Quelques exemples de concepts et de connaissances sont présentés dans l’encadré ci-après. Figure 20. Exemples de concepts et de connaissances au sens de la théorie C-K Afin de pouvoir donner le statut de concept ou de connaissance à une proposition, il est nécessaire que cette dernière soit interprétable dans la

particulièrement importante en théorie C-K : on doit pouvoir lire et comprendre les propositions considérées avant d’en donner un statut. Dans l’exemple du concept rédigé en chinois, on peut cependant se demander si un idéogramme qui ne serait pas interprétable verbalement possède tout de même un autre statut de par sa dimension non-verbale (le dessin). C’est une des questions que nous adresserons à travers nos travaux. Par ailleurs, ce statut de concept ou de connaissance dépend toujours de la base de connaissance donnée comme référentiel : une proposition peut très bien constituer un concept pour une personne, mais une connaissance pour une autre. La proposition « une chaise sans pied » est un concept pour celui qui considère qu’il ne connaît aucun exemple de chaise sans pied, c’est en revanche une connaissance pour celui qui songe à l’exemple du hamac ou du coussin de jardin. Cette notion de K-relativité des concepts joue un rôle très important en théorie C-K et interviendra à de nombreuses reprises dans les travaux présentés ici.

Cette distinction Concept/Connaissance permet de décrire la dynamique de génération d’objets nouveaux : d’après Hatchuel & Weil (2003, 2009) concevoir signifie étendre les concepts avec de nouveaux

attributs jusqu’à ce qu’une définition satisfaisante émerge. Si l’on reprend

l’exemple pédagogique du bateau volant utilisé en Partie I, on peut réunir dans l’espace K l’ensemble des connaissances relatives au vol, à la navigation ou encore à la zoologie mobilisées lors de l’exploration. Au sein de l’espace C, on peut placer toutes les voies d’exploration envisagées à partir de différentes formes de vol : le bateau volant sur le même principe que le deltaplane, que la montgolfière ou encore que le poisson volant (voir figure ci-après).

Figure 21. Un exemple d’exploration à partir du concept de bateau volant : c’est l’ajout d’une propriété surprenante - le vol du poisson volant – qui permet de renouveler l’identité de l’objet « bateau »

En théorie C-K, l’espace des connaissances et l’espace des concepts sont représentés de deux façons bien distinctes (voir figure ci-après). D’un côté, l’espace C est très organisé : les liens entre les concepts apparaissent. La structure de l’espace C est appelée dendritique : les concepts sont organisés en arborescence. D’autre part, l’espace des connaissances est composé de poches de connaissances isolées : les liens entre les différentes poches de connaissances ne sont pas représentés. On parle de structure archipélagique. Les bases de connaissances mobilisées lors de la conception sont bien sûr représentées, mais les liens existants entre ces différentes poches de connaissances ne sont pas modélisés. La structure de la connaissance est un

d’exploration. On comprend donc que si l’on souhaite s’appuyer sur la théorie C-K pour traiter de la question des structures de connaissances, cette dernière ne sera pas suffisante pour représenter la structure de l’espace K : un modèle enrichi devra être proposé afin de tenir compte des liens entre connaissances. Figure 22. Deux structures bien distinctes pour les espaces C et K : des liens logiques entre les concepts pour C, l’absence de représentation de liens entre les différentes poches de connaissances pour K Afin de décrire les opérations cognitives entrant en jeu en conception, la théorie C-K distingue quatre opérateurs (voir figure ci-après): • K->C : cet opérateur ajoute ou enlève des propriétés aux concepts de C, en y intégrant des connaissances de K. Au moment de la création du concept initial (C0) à partir d’une base de connaissance K0, l’opération K0->C0 est appelée disjonction : elle transforme un état de la connaissance en concept initial ;

• C->K : Cet opérateur permet de mobiliser des connaissances nouvelles afin de mieux comprendre les concepts et de pouvoir les raffiner. Ce recours aux connaissances est essentiel puisqu’il s’agit de préciser le

sens d’une proposition ne possédant pas de statut logique. Lorsqu’une définition est atteinte pour le concept final, cette opération crée une conjonction : le concept prend alors sens dans l’espace des connaissances et les espaces C et K trouvent un point de rencontre ; • C->C : cet opérateur permet de créer des concepts alternatifs en

suivant la logique de la théorie des ensembles (partition et inclusion). Par exemple, le passage d’une chaise « avec pieds » à une chaise « sans pied » est une partition de C qui génère un concept alternatif « chaise sans pied » ;

• K->K : cet opérateur permet une expansion de l’espace des connaissances. Il correspond à des opérations d’acquisition de connaissances comme la déduction, la modélisation, l’optimisation ou encore l’évaluation. Figure 23. Les quatre opérateurs de conception

Une partition de C, lorsqu’elle aboutit à un concept original, est appelée

partition expansive (Hatchuel & Weil, 2009). L’innovation émerge ainsi

d’une co-expansion des espaces C et K (voir figure ci-après). Figure 24. La dynamique de la conception : co-expansion des espaces C et K La conception commence avec la formulation d’un C0 à l’aide des connaissances de départ K0. Afin de préciser ce C0, de la connaissance nouvelle doit être acquise : elle permettra de raffiner ce concept initial tout en précisant la définition de l’objet à concevoir. A la fin de la conception, le concept détaillé est validé dans l’espace K L’ajout de propriétés surprenantes dans l’espace C permet de discuter des objets dans un vocabulaire différent et aide ainsi à renouveler l’identité des objets. Une exploration de conception peut néanmoins générer des concepts très originaux – ou concepts expansifs - aussi bien que des concepts peu originaux, appelés concepts restrictifs (Hatchuel & Weil, 2009). De tels concepts ne permettent pas d’étendre la définition de l’objet mais la restreignent : ils utilisent de la connaissance classique, peu originale et souvent déjà largement exploitée auparavant par le concepteur. En conception, nous verrons dans la section suivante que le recours à des

connaissances très originales, telles le poisson volant, pour la génération des concepts expansifs est une opération très difficile à réaliser.

La théorie C-K permet ainsi de modéliser un raisonnement de conception mais elle ne s’applique qu’à des propositions, c’est-à-dire, à des raisonnements verbaux. Afin de pouvoir analyser le raisonnement correspondant aux séquences de dessins sélectionnées chez T/E/S/S, il était nécessaire de pouvoir associer ces dessins à des propositions : au cours de différents entretiens, nous avons ainsi demandé à l’architecte d’expliciter son raisonnement au moment où il réalisait les différents croquis. Le détail de la méthodologie développée pour étudier les effets génératifs associés au dessin sera présenté en partie III.

2. Modélisation des effets génératifs des structures de