• Aucun résultat trouvé

4 - L'émotion et le raisonnement

"La question n'est pas de savoir si des machines intelligentes peuvent avoir des émotions, mais si des machines peuvent être intelligentes sans avoir des émotions"

Marvin Minsky, The Society of Mind

Comme nous l'avons évoqué dans notre introduction, une dichotomie entre raisonnement et émotion perdure depuis longtemps et reste encore vivace pour la majorité des gens, comme en témoignent des expressions comme "garder son sang-froid" ou "réfléchir à tête reposée". Beaucoup considèrent encore nos processus émotionnels comme une perturbation du comportement, une nuisance à contrôler. Pendant des années, la querelle entre partisans de la théorie de James-Lange et ceux de la théorie de Cannon porte sur l'origine des émotions mais pas sur leur utilité. Comme nous l'avons déjà évoqué, certains auteurs s'intéressent tout de même à la relation entre intelligence et émotions. Château estime que l'intelligence se développe sur un fond de conscience affective, c'est-à-dire que l'émotion procède de l'intelligence, de même que le système néocortical, auquel on attribue préférentiellement les activités supérieures de l'intelligence, prend racine dans le système limbique, qui prend en charge les mécanismes émotionnels. C'est la prise de conscience de ses émotions d'origine purement physiologique qui permettrait l'apparition de l'intelligence.

Janet, quant à lui, estime que l'émotion est douée d'un pouvoir d'analyse. Ainsi, lorsque nous voyons un ours, nous montrons de la peur lorsque celui-ci est en liberté dans un forêt, et de l'amusement (ou de l'indifférence) lorsque le même animal se trouve dans un zoo.

Ces émotions sont présentées conjointement à la perception de l'animal et seul le contexte permet de distinguer les deux situations. Le système émotionnel serait responsable de cette distinction. On retrouve là le rôle analytique supposé exister dans l'amygdale, ou encore la mémoire inductive des formes de Lorenz.

Mais l'idée qui nous paraît la plus importante trouve son origine dans les travaux de Marvin Minsky. Celui-ci montre le rôle directif de l'émotion en prenant pour hypothèse l'existence d'un système rationnel, doué de logique, mais dépourvu d'émotions. Un tel système produirait alors des assertions de la forme :

A implique A ou A ou A P ou non P

si 4 est 5 alors les cochons volent

Ces productions sont bien sûr tout à fait valables sur un plan logique, et pourtant nous les trouvons spontanément inintéressantes, voire absurdes. C'est le mécanisme des émotions qui permet un tel jugement. Dépourvue d'émotion, la logique erre sans fin dans les méandres de l'aberration. Ce rôle directif de l'émotion est donc très important pour mener une attitude rationnelle constructive. La dichotomie raison et émotion n'a alors plus lieu d'être, puisque les deux doivent travailler de concert pour produire un résultat satisfaisant. Minsky montre également le rôle de l'émotion pour la préservation des buts. En effet, aucun but ne peut être viable à long terme s'il ne dispose pas d'un mécanisme de préservation qui l'empêche d'être sans cesse remplacé par de nouveaux buts. L'émotion, ou plutôt la motivation, qui lui est associée en psychologie, permet cette préservation à long terme.

Mais les travaux de Minsky sont montrés d'une façon encore plus décisive par les travaux en neurologie d'Antonio Damasio. Au cours de sa carrière, Damasio a rencontré un individu qu'il a appelé le cas Elliot [DAM 95]. Elliot est un cas comparable à Phineas Gage qui fut célèbre au siècle dernier pour avoir vécu avec une partie du cerveau arrachée dans un accident. Elliot, lui, a perdu à cause d'un méningiome une partie de ses tissus cérébraux appartenant au cortex ventro-médian du lobe frontal. La lésion est faible, et Elliot semble disposer de toutes ses facultés intellectuelles, mémorielles, etc., comme l'a montré la série de tests qui lui ont été présentés. Pourtant, suite à cette maladie, sa vie se dérègle : il semble incapable de prendre une bonne décision, alors qu'il en est toujours capable dans des conditions de laboratoire. Damasio finira par se rendre compte qu'il ne manque à Elliot qu'une seule de ses facultés : la capacité de ressentir des émotions. Cette perte des émotions entraîne une indifférence du sujet face aux différents choix qui se présentent à lui dans la vie, ce que Damasio appelle la myopie de l'avenir.

Les travaux de Damasio l'amène parallèlement à formuler l'hypothèse des marqueurs somatiques, selon laquelle les processus émotionnels interviendraient pour effectuer un filtrage

de nos pensées afin que les processus de prise de décision soient facilités. Cette hypothèse novatrice reste encore très critiquée, mais elle présente l'avantage d'une explication simple d'une partie de notre fonctionnement mental.

5 - Conclusion

Ainsi, nous avons pu voir que l'émotion présentait un avantage adaptatif important, du moins chez l'homme car il est impossible d'estimer l'activité émotionnelle d'un animal de façon objective, car l’on prête une émotion à un animal manifestant un comportant attribuable à une émotion. Cette définition cyclique a conduit les éthologues à ne pas étudier cette question. De plus, les émotions sont un instrument de la communication. Elles permettent une forme de communication par l'exploitation de ses propres émotions. Les expressions faciales liées aux émotions sont aisément reconnues par l'interlocuteur et assurent une information parallèle à celles fournies par le discours. L'émotion est donc le moyen de communication unique des jeunes enfants, mais reste un des moyens de communication chez l'adulte.

Enfin, il semble qu'au regard des travaux effectués au cours de ce siècle, il faille abandonner la vision classique des émotions. Celles-ci semblent en effet indispensables à nos processus intellectuels, essentiellement dans notre vie courante mais également pour des activités de plus haut niveau comme les mathématiques. Le raisonnement est intimement lié à la capacité à ressentir les émotions et la dichotomie de Descartes ne semble plus devoir perdurer.

6 - Bibliographie

[CHA 83] Château, Jean, "L'intelligence ou les intelligences ?", P.Mardaga, Bruxelles, 1983

[DAM 95] Damasio, Antonio R., "L'erreur de Descartes : la raison des émotions",Odile Jacob, Paris, 1995, trad.

[DAR 72] Darwin, Charles, "L'expression des émotions chez l'homme et les animaux", Paris, C.Reinwald, 1877, The University of Chicago Press, 1965, rééd.

[GOL 95] Goleman, David, "Emotional Intelligence"

[IMM 82] Immelmann, Klaus, Ruwet Anne, "Dictionnaire de l'éthologie", P. Mardaga, Bruxelles, 1982

[JAN 28] Janet, Pierre, "de l'angoisse à l'extase", Alcan, Paris, 1928

[LAM 14] Lamarck, Jean Baptiste Pierre Antoine de Monet de, "Connoissances Humaines", œuvre originale de 1814 rééd. : "inédits de Lamarck" d'après les manuscrits conservés à la bibliothèque centrale du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris

[LOR 70] Lorentz, Konrad, "Essais sur le comportement animal et humain : les leçons de l'évolution de la théorie du comportement", Editions du Seuil, Paris, 1970

[MIN 85] Minsky, Marvin, "The Society of Mind", Simon and Schuster, New York, 1985, "La société de l'esprit", InterEditions, Paris, 1988, trad.

[WAL 34] Wallon, Henri, "les origines du caractère chez l'enfant", Boivin, Paris, 1934, Presses Universitaires de France, Paris, 1949, rééd.