• Aucun résultat trouvé

Éducation et incantation

Dans le document Les effets du logos socratique (Page 21-27)

Le logos socratique, c’est-à-dire philosophique, a pour effet de mettre mal à l’aise, de « perturber » l’âme de ceux auxquels il s’adresse, sans pour autant forcément les persuader. Ce malaise et cette résistance sont précisément ce qu’éprouve le prisonnier fraîchement libéré de ses chaînes de la fameuse caverne, et qui, forcé de se tourner vers la lumière du feu, puis de sortir au grand jour, en éprouve de la douleur aux yeux – images de l’âme, selon Platon75 – et a besoin d’un temps d’accoutumance avant de pouvoir regarder la vérité en face :

71 Gorgias, 513c-d.

72 Phédon, 107b-c.

73 République, IX 581a-b.

74 C’est ce que montre bien O. Renaut (op. cit., troisième partie, notamment chapitre 7). C. Collobert (op. cit.) montre également que le discours socratique agit sur le thumos.

75 République, VI 508c-d.

« Examine, dis-je, comment se déroulerait l’opération qui consisterait à les délier et guérir de leurs liens, si cela leur arrivait de façon naturelle. Si quelqu’un était délié et forcé [anagkazoito] brusquement de se lever, de tourner la tête, de se mettre en marche, et de lever les yeux vers la lumière, et que, faisant tout cela, il souffrait et était incapable, à cause du scintillement de la lumière, de distinguer [kathorân] les choses dont il voyait auparavant les ombres, que dirait-il, à ton avis, si quelqu’un lui disait qu’avant il ne voyait que des choses vaines, et que maintenant qu’il est plus proche de ce qui est et tourné vers ce qui est davantage, sa vision est plus correcte, et si en particulier, lui montrant chacune des choses présentes, on l’interrogeait et on le forçait [anagkazoi] à dire ce qu’elles sont ? Ne crois-tu pas qu’il serait en difficulté [aporeîn] et penserait que ce qu’il voyait avant est plus réel que ce qu’on lui montre maintenant ? – Et comment ! dit-il. – Alors, si quelqu’un le forçait [anagkazoi] à tourner les yeux vers la lumière elle-même, il aurait mal aux yeux et fuirait en se retournant vers ce qu’il est capable de distinguer [kathorân], et estimerait que cela est réellement plus clair que ce qu’on lui montre. – Oui, dit-il. – Et si quelqu’un le tirait de force hors d’ici, sur le chemin escarpé et rocailleux qui monte, et ne le lâchait pas avant de l’avoir arraché de son trou et amené à la lumière du soleil, est-ce qu’il n’éprouverait pas de la douleur [odunâsthai]76, et ne se révolterait-il pas d’être ainsi traîné ? Et lorsqu’il arriverait à la lumière, les yeux éblouis par l’éclat du soleil, est-ce qu’il ne serait pas incapable de voir ne serait-ce qu’une seule des choses dont nous parlons ? – Il en serait incapable, en effet, du moins dans l’immédiat.

– Il aurait assurément besoin d’un temps d’accoutumance, pour voir ce qu’il y a là-haut »77.

Ce texte décrit ce qui se passe pour les interlocuteurs de Socrate. Ce qui cherche à délier et guérir, c’est le logos de Socrate, qui met en évidence le caractère obscur et incertain des opinions, et celui qui interroge et force à répondre, c’est bien évidemment encore Socrate. Le dialogue avec lui débouche sur l’aporie, l’embarras, qui s’éprouve comme souffrance, et suscite la colère et la révolte. Les termes employés ici sont les mêmes que ceux que l’on trouve aussi bien dans la description par Ménon et Alcibiade des effets du discours socratique que dans la mise en scène par

76 Terme employé dans le Phèdre pour le cheval noir livré aux douleurs par le cheval blanc. Il semble donc pouvoir évoquer ici la partie désirante de l’âme.

77 République, VII 515c-516a.

Platon des effets de ce même discours sur les différents interlocuteurs de son personnage. Contrainte, aporie, douleur et colère : tout y est.

Or le texte de la caverne décrit l’état dans lequel les êtres humains se trouvent naturellement, et le processus éducatif qui le modifie. Socrate se concentre ici sur la difficulté qu’il y a à sortir de son état premier, à changer de doxa, et la douleur et le malaise qui résultent dans un premier temps de cet effort. Cette douleur et ce malaise sont dans l’image de la caverne ceux des yeux, c’est-à-dire ceux de l’âme78. Il s’agit donc dans ce texte des réactions de l’âme au processus éducatif. Ces effets étant ceux que suscite le logos socratique, celui-ci apparaît dès lors comme un logos éducatif, dont l’action est d’abord affective, et, seulement par là, intellectuelle.

Revenons en effet sur la transformation de l’ancien prisonnier de la caverne, une fois qu’il s’est accoutumé à contempler la lumière de ce qui est : la vie d’avant n’exerce alors plus aucun attrait sur lui. Or qu’y avait-il dans cette vie dans la caverne ? Ce que Platon appelle les timai (honneurs) et les éloges (epainoi)79, c’est-à-dire ce à quoi le thumos est sensible80. Cette précision suggère que si l’âme est changée, c’est avant tout parce que le thumos s’est rangé aux côtés de la raison. C’est donc lui qui est d’abord visé par le discours. De fait, la partie epithumètikon est par définition inaccessible au discours81, et s’adresser à la seule raison est insuffisant, car la raison a besoin d’un allié pour être efficace.

Éduquer c’est donc s’adresser au thumos82, agir sur les affects. C’est pourquoi éduquer, c’est incanter. L’éducation, dit en effet l’Étranger d’Athènes, consiste à « tirer et amener l’âme de l’enfant vers le discours que la loi déclare juste »83, et pour ce faire,

« … afin que l’âme de l’enfant ne prenne pas l’habitude d’éprouver des plaisirs et des peines contraires à la loi et à ceux qui lui obéissent, 78 Cf. note 72.

79 République, VII 516c7.

80 Cf. République, IX 581a-b, où l’âme thumètikon est dite amie des honneurs.

81 Cf. République, IV 436a-442b.

82 C’est la raison pour laquelle en République X, évoquant le conflit entre la poésie et la philosophie, compare la première à « une chienne qui aboie contre son maître » (607b). Si la poésie est chienne, c’est parce qu’elle est du côté du thumos, qui a pour correspondant au niveau politique la classe des gardiens, comparés à des chiens.

83 Lois, II 659d.

mais éprouve les mêmes plaisirs et peines que le vieillard, dans ce but, ce que nous appelons des chants [ôidas] sont devenus en réalité des incantations [epôidai] pour les âmes »84.

Éduquer, c’est agir sur les affects au moyen, non pas d’un discours

« rationnel », aux effets intellectuels, mais d’un discours sensible, plaisant, qui produit une sorte d’effet magique. De la même façon, le logos éducatif qu’est le logos philosophique est une incantation qui agit sur les affects. C’est par ce biais qu’il produit des effets que l’on peut nommer, si l’on veut, intellectuels : modifier les affects, c’est modifier les doxai, la manière dont une âme se représente les choses. On comprend dès lors que l’action du logos éducatif soit décrite par Calliclès dans le Gorgias en termes de magie :

« C’est conformément à la nature du juste que ceux-là85 agissent comme ils le font, c’est-à-dire, par Zeus ! conformément à la loi de la nature, mais pas, sans doute, conformément à celle que nous édictons, nous, et par laquelle nous façonnons les meilleurs et les plus vigoureux d’entre nous : nous les prenons dès l’enfance, comme des lions, et nous les ensorcelons avec des incantations [katepaidontes]

et des actes de magie [goèteuontes], faisant d’eux des esclaves en leur disant qu’il faut s’en tenir à l’égalité, et que c’est en cela que consiste le beau et le juste »86.

Si le discours éducatif est de l’ordre de l’incantation magique, c’est parce qu’il modifie la structure psychique. Il n’agit pas sur la raison indépendamment du reste, et même il agit d’abord sur les affects, et c’est cette action qui, débouchant sur une reconfiguration de l’âme dans sa totalité, a des conséquences « intellectuelles ».

Conclusion

Tout logos, rhétorique ou pas, produit des effets affectifs tout autant que cognitifs qui découlent de la manière dont il se déploie. La puissance propre au logos philosophique, c’est-à-dire habité par le désir de savoir, tient à ce désir dont découlent, comme on l’a vu, ses particularités.

84 Lois, II 659d-e.

85 Il s’agit des individus bien doués, que l’éducation traditionnelle, selon Calliclès, corrompt.

86 Gorgias, 483e-484a.

Celles-ci ne sont pas des ornements qui s’ajoutent à ce qui est dit : le contenu et la manière sont indissociables. Socrate est, dans les dialogues, le personnage qui produit un certain effet sur ses interlocuteurs, effet qui est à la fois commun, général (déstabilisation), et particulier (en fonction de leur personnalité, les interlocuteurs réagissent un peu différemment : adoucissement, dépit, colère, etc.). Ce qui provoque cela, c’est le dialogue, la manière de parler propre à Socrate qui consiste à alterner questions et réponses, au lieu de procéder par longs monologues, à la manière des rhéteurs. Cette manière a eu pour effet ultime, comme le rappelle l’Apologie, le procès et la mort de Socrate, dus à l’irritation engendrée par le logos socratique et à la confusion avec les sophistes.

Si la rhétorique traditionnelle se caractérise par un travail du style, de la forme, et une étude de la psychologie du public auquel on s’adresse, afin d’utiliser des arguments, des images qui correspondent à ses attentes et soient aptes à le persuader de quelque chose qu’il est dans l’intérêt de l’orateur de faire croire (que ce soit vrai ou non), la manière de parler du philosophe ne persuade pas grâce à des apprêts extérieurs au fond, mais elle est commandée par ce fond même, qui induit une manière : le dialogue.

Platon nous invite ainsi à penser le style, c’est-à-dire la manière de parler, non pas comme ornement qui s’ajoute au discours vrai et permet à celui-ci d’avoir plus d’efficacité, d’être plus persuasif, mais comme manière nécessairement et intrinsèquement liée au désir de vérité, et qui le rend actif, non pas de l’extérieur, mais en lui-même et par lui-même, parce qu’il y a une puissance communicative de ce désir87. Il s’agit de faire circuler, non pas le savoir, mais le désir. On comprend dès lors que les réactions suscitées par un tel logos soient d’abord de nature affective : Socrate ne persuade pas forcément (d’autant que souvent il ne soutient pas de thèse), mais il bouleverse les âmes88.

87 C’est ce que dit Rousseau dans La Nouvelle Héloïse, quand il oppose les lettres d’amour écrites dans les romans par ceux qui ne ressentent pas ce qu’ils écrivent, et celles banales, mais touchantes, qui sont authentiques. Le vrai se sent.

88 Cf. dans le même sens C. Collobert, op. cit., p. 131.

Bibliographie

Candiotto Laura, « Comment réfuter l’excès ? La méthode socratique face à l’outrance de Calliclès », in : Alexandre Sandrine et Rogan Esther (dir.), Avoir plus : une figure de l’excès ?, Zetesis – Actes des colloques de l’association, 3, <http://www.zetesis.fr>, 2013.

Collobert Catherine, « La rhétorique au cœur de l’examen réfutatif socratique : le jeu des émotions dans le Gorgias », Phronesis, vol. 58, 2, 2013, p. 107-138.

Desclos Marie-Laurence, « Platon et la démocratie », in : Fischbach Franck et Jaulin Annick (éd.), Démocratie ancienne et démocratie moderne, Toulouse : C.R.D.P. Midi-Pyrénée, Dioti, 7, 2003, p. 103-125.

Dorion Louis-André, « La subversion de l’elenchos juridique dans l’Apologie de Socrate », Revue philosophique de Louvain, 88, 1990, p. 311-344.

Gorgias, Éloge d’Hélène, in : Dumont Jean-Paul (éd.), Les écoles présocratiques, Paris : Gallimard, 1991, p. 710-714.

Gregorio Francesco, « Vérité du tribunal et / ou tribunal de la vérité : le rôle de la langue juridique dans la fiction platonicienne. L’exemple de l’Apologie de Socrate », in : Ost François, Van Eyde Laurent, Gérard Philippe et Van de Kerchove Michel (éd.), Lettres et lois : le droit au miroir de la littérature, Bruxelles : Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2004, p. 39-59.

Gregorio Francesco, « Transits, lieux et formes du discours philosophique grec », Revue de théologie et de philosophie, vol. 139, 4, 2007, p. 385-402.

Jouët-Pastré Emmanuelle, Le plaisir à l’épreuve de la pensée. Lecture du Protagoras, du Gorgias et du Philèbe de Platon, Leiden / Boston : Brill, 2018.

Kahn Charles H., Plato and the Socratic Dialogue. The Philosophical Use of Literary Form, Cambridge : Cambridge University Press, 1996.

Matthey Aurélie, « Traitement dramatique des auditeurs chez Platon : l’Apologie et le Phédon », Cahiers du Centre Gustave Glotz, 18, 2007, p. 281-302.

Mouze Létitia, « Quelques réflexions sur la rationalité dans les dialogues de Platon », Kairos, 25, 2005, p. 61-81.

Mouze Létitia, « Parrêsia rhétorique vs aischunè philosophique dans le Gorgias de Platon », in : Guerrier Olivier (éd.), Paris : Garnier Flammarion, 2019 (à paraître).

Pêtre Zoé, « “Zalmoxis, roi et dieu”. Autour du Charmide », Dacia.

Revue d’archéologie et d’histoire ancienne, nouvelle série, LI, 2007, p. 47-72.

Pilote Guillaume, « Honte et réfutation », Phares, 10, 2010, p. 184-203.

[Platon], Platonis Opera, 5 tomes, texte grec établi par E. A. Duke, W. F. Hicken, W. S. M. Nicoll, D. B. Robinson, J. C. G. Strachan (t. I, 1995), et par I. Burnet (t. II-V, 1901-1907), avec une nouvelle édition dans un volume hors tomaison pour Platonis Respublica, texte établi par S. R. Slings (2003), Oxford University Press.

Platon, Œuvres complètes, 2 tomes, traduction française par Léon Robin (et Joseph Moreau pour Parménide et Timée), Paris : Gallimard, 1950.

Pontier Pierre, Trouble et ordre chez Platon et Xénophon, Paris : Vrin, 2006.

Renaut Olivier, La médiation des émotions. L’éducation du thymos dans les dialogues, Paris : Vrin, 2014.

Wersinger Anne-Gabrielle, Platon et la dysharmonie. Recherches sur la forme musicale, Paris : Vrin, 2001.

Dans le document Les effets du logos socratique (Page 21-27)

Documents relatifs