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L’éditeur.rice comme guide et protecteur.rice de l’auteur.rice

a. Le concept de responsabilité éditoriale…

Le métier de l’éditeur.rice consiste à gérer la réalisation d’un ouvrage, depuis le choix du titre qui sera publié jusqu’à la diffusion de l’objet fini. Ce qui peut ou ne peut pas être publié, sous telle ou telle forme, et ainsi ce qui doit ou ne doit pas entrer dans la sphère publique, dépend donc de ces professionnel.le.s du livre et des lignes éditoriales défendues par les maisons d’édition. Par ailleurs, l’éditeur.rice est aussi présent.e durant toutes les étapes de la conception du livre, soit en tant que décideur.se (c’est vers lui ou elle qu’on se tourne pour trancher en cas de désaccord), soit en tant que manager (iel supervise le travail d’autres professionnel.le.s, tel.le.s que les graphistes, mais aussi d’amateurs.rices comme les jeunes auteur.rice.s). Pour toutes ces raisons, c’est aussi à l’éditeur.rice qu’incombe ce qu’on appelle « la responsabilité éditoriale » : l’obligation de répondre de ce qui est publié.

Ce concept est parfaitement intégré par les professionnels du livre, comme l’ont révélé les entretiens de ce mémoire. Pour chaque enquêtée, cela passe avant tout par une vigilance lors de la réalisation d’un ouvrage. Selon elles, il incombe à l’éditeur de « penser » correctement le titre en fonction de son public de prescripteur.rice.s afin de répondre à leur horizon d’attente99, mais aussi de s’assurer que la publication ne froissera pas d’autres publics

que celui à qui il est destiné. Cela est d’autant plus vrai dans les titres d’éveil à la foi, qui impliquent de multiples relectures de membres de la religion pour s’assurer de la justesse du contenu. Néanmoins, cette vigilance constante est également perçue comme une difficulté par les professionnel.le.s interrogées qui regrettent parfois le nombre trop important de titres à contrôler, qui les pousserait à en négliger certains. L’enquêtée 1 parle alors de publications qui ne sont « pas assez éditées », au détriment des auteur.rice.s des projets. En effet, l’auteur.rice engage sa responsabilité personnelle dans un texte et c’est à l’éditeur.rice de l’accompagner jusqu’à la publication en lui évitant les aléas du marché. Selon les termes de l’enquêtée 1, il s’agit de « protéger son auteur de sa maladresse » : celui ou celle-ci est alors perçu.e comme une personne fragile face à un milieu commercial mais surtout un public qu’iel connaît peu, et qui pourrait se retourner contre son travail autant que contre sa personne.

99 Jauss, Hans Robert. Pour une esthétique de la réception. Traduit par Claude Maillard. Paris : Gallimard, 1978.

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L’enquêtée 3 évoque d’ailleurs des auteur.rice.s préoccupés quant à la réception possible de leur texte :

« XX me l’a dit, “Moi maintenant dès que j’écris qu’y a un petit gamin un peu débile qui traite une femme de grosse, je me dis : ah merde est-ce qu’on va pas me tomber dessus pour grossophobie.” Alors qu’il y a un truc vraiment, c’est que l’éditeur est responsable de A à Z du livre qui est publié. Le produit fini, dans sa forme comme dans son contenu, tu en es entièrement responsable. »

Cette citation souligne bien l’inquiétude des auteur.rice.s quant à la réception de leurs ouvrages, mais aussi la volonté des éditeur.rice.s de rassurer leurs partenaires en prenant complètement en charge la responsabilité éditoriale.

b. … à l’épreuve des polémiques numériques

Comme évoqué dans la partie ci-dessus, les professionnel.le.s du livre ont tendance à chercher à anticiper la réception d’un livre par le marché et craindre les polémiques qu’il pourrait susciter. Il semble pertinent de s’interroger sur les raisons de cette méfiance. En effet, la responsabilité éditoriale répond tout d’abord à une obligation juridique, notamment face à la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Mais il s’avère que la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l'adolescence ne pénalise que très peu d’ouvrages. D’autres instances de contrôle, voire de censure, ont pris le relai. La présence numérique est ainsi une nouvelle donnée sensible pour les éditeurs. À l’ère d’Internet, une nouvelle forme de contrôle des publications jeunesse a de fait émergé : celle opérée par des lecteurs et lectrices, mais surtout par une masse anonyme, « l’opinion publique ». Certains titres peuvent être attaqués à grande échelle sur les réseaux sociaux jusqu’à créer d’importantes polémiques, alors médiatisées, et conduire à de lourdes conséquences pour les maisons d’édition et leurs partenaires, notamment auteur.rice.s. En 2017, par exemple, le titre On a chopé la puberté100 publié aux Éditions Milan a fait l’objet de

100Guillard, Anne, Séverine Clochard, et Mélissa Conté. On a chopé la puberté : de vrais conseils avec beaucoup

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vives attaques pour un contenu jugé sexiste : le titre, publié à 5000 exemplaires, a fait l’objet d’une pétition réunissant près de 150 000 personnes exigeant son retrait du marché. Quelques extraits diffusés sur le net et perçus par certain.e.s comme simplets si ce n’est sexistes ont été la seule source de cette polémique, ce qui souligne bien la force des réseaux sociaux en tant qu’outils de mobilisation.

Néanmoins, ce cas touche à l’extrême puisque la colère des militant.e.s a eu d’importantes répercussions sur les autrices du projet. En effet, face à ce que les Éditions

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Milan ont désigné comme « une campagne d’une violence extrême sur les réseaux sociaux » dans un communiqué de presse101, le choix a été fait de ne pas réimprimer après la rupture

de stock des exemplaires de départ. Puis, dans une lettre ouverte102 annonçant la fin de la

série des Pipelettes dont provient On a chopé la puberté, l’illustratrice Anne Guillard a parlé de « lynchages collectifs ». Marie Lallouet, rédactrice en chef de La Revue des Livres pour Enfants, écrit à ce sujet :

« De l’extérieur, nous avons été nombreux à être choqués par le peu de défenses que l’éditeur du livre semble avoir opposé à ces détracteurs en annonçant que ce livre ne serait pas réimprimé. »103

Et en effet, parmi les professionnelles du livre interrogées au cours de ce mémoire, les avis étaient unanimes quant au manque d’accompagnement de l’éditeur vis-à-vis de ses autrices puisque la maison d’édition a cédé en seulement trois jours aux pressions des partisans et partisanes de l’égalité sans paraître assumer pleinement la publication de son titre. L’exemple de Milan Jeunesse et du livre On a chopé la puberté illustre donc bien toute la complexité du concept de responsabilité éditoriale dans un cas pratique.