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La Guerre mondiale des ondes

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Sébastien Dumoulin

La Guerre mondiale des ondes

Le roman d’espionnage de la 5G

Tallandier

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48, rue du Faubourg-Montmartre – 75009 Paris www.tallandier.com

ISBN : 979-10-210-4680-1

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À Marine, pour sa vigilance, sa bienveillance et son abnégation.

Aux petites mains de Bouguenel, pour leur soutien solide et discret.

Au trio Mizroulin, pour les rires et les cernes.

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Avant-propos

La femme traverse des halls quasi déserts. Il est près de midi à l’aéroport international de Vancouver, ce samedi 1er  décembre 2018, mais les zones de contrôle des douanes, dont la majorité des voyageurs ignorent jusqu’à l’existence, sont tranquilles. D’un pas leste permis par son survêtement bleu marine, elle suit une petite fonctionnaire dont l’imposante chevelure rousse ramenée en queue-de-cheval ne fait pas oublier le sérieux de l’uniforme. La femme rajuste son sweat- shirt. Ses cheveux noirs sont lâchés sur ses épaules.

Sans doute est-elle lasse de sa demi-journée de vol depuis Hong  Kong. D’autres images des caméras de vidéosurveillance de l’aéroport la montrent un peu plus loin1, les mains dans les poches, face à deux agents aux frontières occupés à fouiller ses bagages, empilés sur un chariot à proximité. La scène a toutes les appa- rences d’un contrôle de routine. Ce n’en est pas un.

La quadragénaire, arrêtée, menottée et placée dans un fourgon à destination d’un centre correctionnel cana- dien, n’est pas une vulgaire criminelle. Il s’agit de la directrice financière de Huawei, numéro 1 mondial des

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télécoms et fleuron technologique chinois. Et accessoi- rement de la propre fille de son fondateur. Pour Pékin, l’affront est impardonnable. Et nul ne s’y trompe  : le Canada a fait le sale boulot, mais les États-Unis sont à la manœuvre. Pourquoi les Américains menacent-ils de placer la femme d’affaires derrière les barreaux pour plusieurs dizaines d’années ? Est-ce une simple ques- tion de droit ? Ou, comme le pensent de très nombreux observateurs, une tentative brutale d’entraver l’ascen- sion technologique de la Chine ?

Le moment n’est pas neutre. Le monde est sur le point de basculer dans la 5G – un nouveau réseau de télécom- munications dont Huawei est le spécialiste et qui doit bientôt révolutionner nos sociétés en connectant des mil- liards d’objets intelligents en temps réel. Les opérateurs télécoms en rêvent  : « Prêts pour une nouvelle révolu- tion ? », demande une publicité pour Orange en France,

« Ça va tout changer », clame Verizon aux États-Unis,

« Le futur est là », renchérit Three au Royaume-Uni dans une vidéo regorgeant d’hologrammes et de jeux vidéo immersifs. Pour l’industrie des télécoms, la 5G est une opportunité en or. Les consultants de McKinsey font miroiter plus de 2  000  milliards de dollars de retom- bées économiques d’ici 20302. Certes, aujourd’hui, la 5G n’est qu’un petit sigle qui s’affiche sur l’écran des smartphones les plus récents. Mais demain, entreprises, villes et États s’en serviront pour piloter des flottes de voitures autonomes, des escadrilles de drones ou des batteries de robots industriels. Pour ses promoteurs, la

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5G est la porte d’entrée vers le « tout connecté », la clé de la « troisième révolution industrielle » – celle du numé- rique et des énergies vertes imaginée par l’économiste Jeremy Rifkin.

La promesse est belle. À moins qu’en guise de troi- sième révolution industrielle, la 5G ne provoque une troisième guerre mondiale, ou en tout cas un conflit majeur entre les États-Unis et la Chine, les deux puis- sances technologiques du xxie siècle et les deux premières économies de la planète. Car si pour la Chine, la 5G est un levier pour prendre l’ascendant sur son rival, du côté américain, tous les moyens sont bons pour torpil- ler ce plan. Washington bat activement le rappel de ses alliés, jouant la carte politique et sécuritaire là où Pékin pèse de tout son poids économique. Sommée de choisir, l’Europe est embarrassée. L’Inde s’aligne. L’Afrique fait l’autruche… Jamais depuis bientôt un demi-siècle une telle fracture ne s’était ouverte. Un nouveau rideau de fer, technologique, s’abat sur le globe. Pourquoi la 5G a-t-elle précipité sa descente ? Quel rôle joue Huawei, cette entreprise à la réussite insolente devenue en vingt ans le fer de lance de la tech chinoise et la bête noire des services secrets américains ? Pour le comprendre, il faut essayer d’éclairer un peu le monde des espions – de toutes nationalités – qui fourmillent dans l’ombre des réseaux télécoms. L’information y est parcellaire, les tentatives de manipulation omniprésentes, les incer- titudes nombreuses. Ces difficultés, avec lesquelles l’ou- vrage compose au mieux, ne peuvent cacher le caractère

AVANT-PROPOS

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unique de ce conflit, où des milliards de dollars de contrats vont s’évaporer, des ministres se faire menacer, des citoyens se faire embastiller ou jeter dans le couloir de la mort… La guerre mondiale des ondes a commencé.

Voici comment.

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Chapitre premier

De grandes espérances

Le ramdam autour de la cinquième génération de réseaux mobiles, ou 5G, est justifié par ses promesses étonnantes. Surpuissant, hyper-réactif, adaptable… c’est le réseau de tous les superlatifs. Du côté des acteurs des télécoms, c’est le moment de la partie de poker où il s’agit de faire tapis. Économiquement, tous veulent rafler la mise. Mais lorsque les enjeux financiers et sociétaux s’en- volent, les risques pour la sécurité augmentent aussi…

Une décennie d’attente

Barcelone semble prise d’assaut. Les hôtels du centre- ville sont bondés. Des files de taxis encombrent les prin- cipales artères de la cité catalane. Ce 22 février 2016, le Mobile World Congress, la grand-messe annuelle des télé- coms, ouvre ses portes. Et la jauge des organisateurs s’af- fole. Pour la première fois, la barre des 100 000 visiteurs a été franchie. À l’exception d’Apple, qui snobe ostensi-

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blement le salon, toute l’industrie est là : constructeurs de téléphones, opérateurs, fabricants de puces électroniques ou d’antennes mobiles… Tous ont les yeux rivés sur la 5G, la nouvelle technologie de réseaux mobiles qui doit ringardiser la 4G dès 2020. Il reste quatre ans pour se préparer. Chacun se rode et vient prendre le pouls des concurrents.

L’avènement d’une nouvelle génération mobile n’a rien d’anodin. Ce type de bascule technologique ne se produit que tous les dix ans. Dans les années 1980, les réseaux 1G permettaient à quelques privilégiés de passer des appels depuis leur automobile. La 2G des années 1990 a démocratisé le téléphone mobile, avec son cortège de SMS et de smileys stylisés. Les années 2000 ont apporté la 3G, qui permet d’échanger des données en plus de la voix. Enfin, depuis 2010, la 4G a dopé l’Internet mobile aux stéroïdes avec du haut débit permettant de regarder des films en streaming ou de passer des appels vidéo depuis un smartphone.

À Barcelone, chacun sait que le compte à rebours est lancé. Dans les allées du salon, le sigle « 5G » est par- tout. Impossible d’y échapper. De l’Allemand Deutsche Telekom au sud-coréen SK Telecom en passant par le géant britannique Vodafone, tous les opérateurs veulent montrer qu’ils sont dans les starting-blocks, prêts à dépenser –  comme tous les dix ans  – des centaines de milliards d’euros.

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Un chèque de plusieurs milliards

Cet énorme chèque servira dans un premier temps à payer et installer de nouvelles antennes. Tous les pylônes –  qu’il s’agisse des grands squelettes de métal dans les campagnes ou des toits d’immeubles loués pour y placer des émetteurs en centre-ville – seront progres- sivement équipés de nouveaux boîtiers 5G. Il faut aussi souvent renforcer les mâts eux-mêmes, pour supporter la surcharge, et relier chacun d’entre eux avec une fibre optique dédiée (ou plutôt deux, par sécurité, au cas où l’une serait accidentellement endommagée) pour doper les débits. Techniquement et financièrement, le chantier est immense, même s’il est lissé sur une dizaine d’années.

Si l’on ne regarde que la France, les opérateurs inves- tissent 3  milliards d’euros par an dans leurs réseaux mobiles, soit l’équivalent d’un porte-avions de nouvelle génération tous les deux ans. Et cela sans même parler du coût des fréquences radio utilisées pour diffuser le signal.

À l’automne 2020, Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free se sont affrontés pendant trois jours dans une enchère en ligne pilotée par l’Arcep (Autorité de régu- lation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse) pour finir par verser à Bercy 2,8 milliards d’euros – l’équivalent d’une année entière d’investissements – en échange de nouvelles fréquences dédiées à la 5G. Et encore, les opérateurs français s’esti- ment chanceux. En Allemagne et en Italie, les enchères

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ont traîné en longueur, aucun opérateur ne voulait lâcher le morceau, et la facture a dépassé les 6 milliards d’euros.

Du côté des constructeurs d’antennes, on est égale- ment dans les starting-blocks. Trois grands groupes se partagent l’essentiel du marché mondial des équipements de réseaux mobiles –  le finlandais Nokia, le suédois Ericsson et le chinois Huawei. Plus encore que le reste de l’industrie, le géant asiatique mise très gros sur la 5G.

À  l’entrée du Mobile World Congress de Barcelone, chaque visiteur s’est vu remettre un badge à son nom.

Et, pour le porter en évidence, une sangle rouge à pas- ser autour du cou. On y distingue sans mal le logo et le nom du sponsor : Huawei. La marque chinoise est ainsi omniprésente dans les allées. Sans compter qu’elle dis- pose d’un gigantesque espace d’exposition, où l’on peut manipuler ses smartphones et autres tablettes mais aussi rencontrer, sur rendez-vous, cadres et experts du groupe.

L’un d’entre eux ne se fait pas prier. Avec sa boule à zéro et sa bonne humeur contagieuse, Mérouane Debbah est loin de l’image austère du chercheur en mathématiques. Le normalien dirige le laboratoire de mathématiques et d’algorithmes que Huawei a établi à Boulogne-Billancourt, en région parisienne. Son équipe de 70 chercheurs est parmi les plus avancées au monde dans un domaine très particulier  : les équations qui régissent les réseaux de télécommunications.

Leur sujet numéro 1 est inévitablement la 5G. Excellent pédagogue, le scientifique est ravi d’en décrire les fon- damentaux au néophyte et de lui offrir un aperçu du futur. « Grâce à la 5G, nous avons atteint 115  gigabits

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par seconde [Gbs] en laboratoire », sourit-il, guettant la réaction de son interlocuteur, à qui il faut une brève pause pour digérer l’information. Bien sûr, ces résultats en salle blanche n’ont aucune chance de se reproduire en conditions réelles dans l’immédiat, mais la simple pro- messe d’atteindre 1  Gbs  – soit cent fois moins –  suffit à faire briller les yeux des technophiles. C’est l’équiva- lent de ce qu’offre la fibre actuellement dans les foyers, mais sans fil. Avec un bon smartphone et une antenne à proximité, la 4G délivre dans le meilleur des cas quelques dizaines de mégabits par seconde – soit un rapport d’un à cent. Et encore, dans les allées d’un salon très fré- quenté comme celui de Barcelone, les réseaux saturent face au trop grand nombre de connexions et il est tout bonnement impossible de se connecter à Internet avec son téléphone. Mais promis, la 5G va changer tout cela, et bien plus.

Un pied dans le futur

Moins de trois ans après la présentation du chercheur en mathématiques à Barcelone, son employeur Huawei en a fini avec les démonstrations de laboratoire. Ses pre- mières antennes 5G sont mises à contribution pour des expérimentations grandeur nature. Fin 2018 à Fuzhou, dans le sud-est de la Chine, un homme vêtu d’un élégant costume bleu est assis sur une chaise de bureau face à deux grands écrans, tandis que, tout autour de lui, photographes et caméramans immortalisent la scène. Les

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deux mains posées sur des sortes de joysticks, le doc- teur Liu Rong contrôle des bras robotisés qui, à 50 km de là, procèdent à une lobectomie hépatique – l’ablation d’un morceau du foie – sur… un cochon. À en croire la presse chinoise1, il s’agit d’une première mondiale. Non pas que la chirurgie à distance soit une nouveauté. Vingt ans plus tôt, des médecins ont déjà procédé, depuis un hôpital de Strasbourg, à l’ablation de la vésicule biliaire d’une patiente allongée à New York, grâce à des robots connectés en fibre optique. Mais c’est la première fois qu’une telle opération s’effectue par la voie des ondes hertziennes, grâce à la 5G. Encore quelques mois et c’est un patient humain, atteint de la maladie de Parkinson, qui se voit implanter un neurostimulateur par un robot sans fil, piloté en 5G. L’opération a lieu à Pékin, mais le chirurgien est à 3 000 km de là, dans le sud du pays2. Dans les deux cas, ces démonstrations spectaculaires n’ont pas d’intérêt médical particulier. En revanche, elles prouvent l’extraordinaire réactivité et robustesse de la 5G –  qui pourra demain servir à des opérations chirurgicales dans des zones difficiles d’accès ou sur des terrains d’opérations militaires, mais aussi à quantité d’autres applications.

Car la 5G est potentiellement porteuse d’innovations et de changements sociétaux bien plus grands que les géné- rations précédentes –  au point que le patron de Nokia France semble regretter sa dénomination. « La 5G a un problème de nom, explique Thierry Boisnon. Ce n’est pas une simple évolution de la 4G3. » Certes, les débits vont être démultipliés. Il sera possible de télécharger

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dans la rue le dernier épisode de sa série préférée en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. La 5G dispose de trois autres atouts révolutionnaires. Le premier est sa capacité à accueillir des milliers de connexions sur un même site. De quoi permettre aux spectateurs d’un match de football, par exemple, de ne jamais connaître la frustration de n’avoir « aucune barre » sur l’écran de leur smartphone en raison de la saturation des réseaux.

De quoi, surtout, connecter en plus des téléphones des millions de capteurs pour mesurer et optimiser des pans entiers de l’activité humaine  : les réseaux d’énergie, la circulation dans les villes…

Deuxième évolution majeure, la 5G permettra aux opérateurs de découper, grâce à des logiciels, le réseau en « tranches » virtuelles pour garantir la priorité à cer- tains utilisateurs. Impossible à l’heure actuelle pour les pompiers par exemple d’échanger des informations sur le réseau 4G – le risque est trop important qu’à l’occa- sion d’un événement comme l’incendie de Notre-Dame, la foule des curieux filmant la scène avec leur smart- phone n’engorge le système. Dans les aéroports, pour la signalisation ferroviaire… partout où des communi- cations industrielles sont incompatibles avec les aléas d’un réseau télécoms public, ce sont des réseaux privés souvent datés, reposant sur d’autres technologies radio bien moins avancées, qui sont utilisés faute de mieux.

Grâce aux « tranches » virtuelles, il sera possible de les assurer en 5G en toute sécurité.

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Enfin, troisième changement clé, le nouveau réseau bénéficiera d’une très faible latence, c’est-à-dire d’un temps très court entre l’envoi d’un signal et la réponse.

Sur un réseau 4G, l’information met quelques dizaines de millisecondes à faire le voyage aller-retour depuis un smartphone jusqu’au serveur qui contient les données demandées. L’utilisateur ne s’en rend quasiment pas compte. C’est à peine plus lent que notre cerveau, qui met, lui, quelques millisecondes à traiter une informa- tion. L’objectif de la 5G est de faire beaucoup mieux, en abaissant la latence du réseau mobile sous le seuil d’une milliseconde. Ce n’est pas qu’une prouesse technique, quasi invisible à l’œil nu. Une telle réactivité, associée à la garantie de ne jamais avoir d’encombrement du réseau grâce aux « tranches virtuelles », ouvre la porte à quantité d’applications aujourd’hui inenvisageables en mobilité : des jeux vidéo et des concerts en réalité virtuelle, des files de camions ou des flottes de drones évoluant simul- tanément sans le moindre accroc…

La question des usages futurs de la 5G est délicate. Il est impossible de prédire avec exactitude les innovations qui germeront une fois le réseau en place. Exactement comme personne n’aurait su prévoir que la 4G permet- trait l’émergence d’applications devenues aussi banales que Spotify ou Uber. Mais l’enjeu est bien plus élevé que par le passé. « Être en retard sur la 4G, c’est dommage.

Sur la 5G, c’est grave, systémique, expliquait dès 2018 Sébastien Soriano, le président de l’Arcep – le régulateur français des télécoms. Toutes les industries perdraient la

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possibilité de se moderniser. La voiture connectée serait en retard, les ports, les usines4… »

Huawei bien positionné

Dans la course mondiale vers ce réseau futuriste, le Chinois Huawei est idéalement placé. Bien connu pour ses smartphones haut de gamme, le groupe de Shenzhen a historiquement une autre spécialité. Il construit des équipements de réseaux et autres antennes de téléphonie mobile pour les opérateurs du monde entier. À la veille de l’avènement de la 5G, Huawei est même le numéro 1 mondial du secteur, avec environ un tiers du marché, devant deux autres poids lourds – le suédois Ericsson et le finlandais Nokia – et quelques acteurs de moindre enver- gure – son compatriote Zhongxing Telecommunications Equipment (ZTE) ou le sud-coréen Samsung. Avec des antennes dans 170 pays, Huawei se vante régulièrement de connecter un tiers de l’humanité.

Grâce à sa double activité – dans les appareils grand public et les équipements pour opérateurs  –, Huawei est devenu un groupe gigantesque. Avec 123  milliards de dollars de revenus en 2019 – l’équivalent du PIB du Maroc  –, il fait partie des 50  plus grosses multinatio- nales du monde. Dans les technologies, il n’y a guère qu’Apple et Samsung à peser encore deux fois plus lourd, et Google (163 milliards de dollars de chiffre d’affaires) à le devancer encore d’une tête. Huawei fait la même taille que Microsoft ou que Facebook et Intel cumulés.

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Ce n’est pas le seul groupe chinois à être un tel masto- donte. Mais à l’exception du groupe d’assurances Ping An, les autres géants chinois sont des entreprises d’État du BTP, de la banque ou de l’énergie. Dans le domaine technologique, Huawei est la star chinoise qui éclipse toutes les autres. Aux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) américains, il est devenu courant d’opposer les BATX chinois, constitués de Baidu (le moteur de recherche, équivalent de Google), Alibaba (la plateforme de distribution en ligne à la façon d’Amazon), Tencent (le groupe de jeux vidéo mobile et éditeur de la messa- gerie WeChat) et Xiaomi (le fabricant de smartphones).

Il faudrait pourtant additionner les revenus annuels des quatre groupes pour constituer un rival comparable à Huawei. Et aucun d’eux n’affiche la réussite à l’interna- tional de Huawei, dont 40 % des recettes viennent de l’extérieur de la Chine.

La performance est d’autant plus remarquable que l’entreprise, encore quasi inconnue en Occident il y a quinze ans, a mis moins de trente ans pour parvenir au sommet. Sa trajectoire météoritique l’a vue dépasser ses concurrents les uns après les autres. Dès 2009, le franco-américain Alcatel-Lucent et le finlandais Nokia (qui fusionneront par la suite) sont dans son rétrovi- seur. Huawei débarque alors sur la deuxième marche du podium, derrière Ericsson. En trois petites années, il ravit sa couronne de premier équipementier télécoms au vieux monarque nordique. Personne n’a semblé en mesure de la lui contester depuis.

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Au contraire, alors même que ses concurrents souffrent du caractère cyclique des commandes de matériel télé- coms, Huawei survole la crise grâce à ses ventes de téléphones qui explosent. Depuis 2018, il a relégué Apple en troisième position des fabricants de smartphones et Huawei lorgne ouvertement sur la position de leader que le Sud-Coréen Samsung occupe depuis 2012.

Solide techniquement et financièrement, Huawei voit s’avancer la vague de la 5G avec la sérénité d’un cham- pion du monde. Sur les 50 plus grands opérateurs télé- coms du monde, 46 sont ses clients. Il ne lui manque que les quatre groupes qui se partagent le marché amé- ricain : AT&T, Verizon, Sprint et T-Mobile. Mais même si ceux-là continuaient de le bouder, la 5G est vouée à entériner la domination du groupe chinois sur les télé- coms mondiales.

Pluie de contrats

Colonnades, bas-reliefs, lustres en cristal… Les salons de l’hôtel Paris Monte-Carlo n’ont rien d’une salle de conférences high-tech. Le 9  juillet 2019, on y trouve pourtant tous les responsables numériques du gouver- nement de Sa Majesté Albert  II, mais aussi le milliar- daire français Xavier Niel, le fondateur de Free, ainsi que Guo Ping, l’un des trois vice-présidents tournants de Huawei. Un écran géant a été installé dans le palace monégasque. C’est ici, sur la place du célèbre Casino, que la principauté est venue annoncer en grande pompe

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la couverture complète du Rocher en 5G. La prouesse est réelle. À l’époque, les grands pays européens n’ont même pas libéré les fréquences radio idoines pour les opérateurs. Mais elle n’est pas complètement inattendue.

Monaco Telecom, propriété à 48 % de l’État monégasque et à 52 % de Xavier Niel, se fait fort d’être à la pointe de la technologie. Exerçant un monopole sur le petit État de 2 km2, l’opérateur peut se permettre de faire payer plus de 100 euros ses forfaits à une clientèle très aisée.

En retour, il a les moyens d’investir dans les antennes les plus modernes… ainsi que dans les techniques de camouflage pour transformer les pylônes disgracieux en palmiers et les fondre dans le paysage de carte postale de la principauté. Très attaché à son statut de vitrine technologique, Monaco Telecom ne pouvait naturelle- ment pas rater la 5G, et s’est tourné vers Huawei, son partenaire historique.

Remporter ce genre de victoires de prestige est impor- tant pour le groupe chinois. Il faut montrer au monde qu’il dispose de l’ascendant technologique pour conserver sa place de numéro  1 mondial du secteur. Avec Nokia et Ericsson, Huawei se livre à une bataille de commu- niqués. C’est à qui annoncera le plus de contrats 5G.

Début 2020, Huawei assure qu’il mène la danse, avec 91 clients opérateurs, dont 47 en Europe. Ses détracteurs pointent qu’un nombre de contrats ne signifie pas grand- chose en l’absence d’indication sur leur volume. Mais au printemps 2020, une annonce colossale finit d’installer Huawei en pole position.

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L’opérateur qui dévoile alors les résultats de son appel d’offres n’est pas n’importe lequel. China Mobile est le plus gros opérateur du monde, l’aîné des trois géants qui se partagent le marché chinois. À lui seul, il reven- dique un milliard de clients, soit deux fois la popula- tion totale de l’Union européenne. Nulle surprise à ce que les choix d’approvisionnement de ce mastodonte de l’industrie soient scrutés de près. Et ceux-ci sont encore plus radicaux qu’anticipés par les analystes. Son premier méga-contrat 5G, de plus de 5  milliards de dollars, est attribué à 57 % à Huawei et à 29 % à son compatriote ZTE. Le suédois Ericsson doit se contenter de 12 % du fabuleux magot, en dépit de prix plus attractifs. Tandis que Nokia repart les mains vides. Le propre responsable de la cybersécurité de Huawei aux États-Unis, Andy Purdy, se dira « déçu5 » de cette attribution lourdement déséquilibrée en faveur de son employeur, estimant que le contrat donne des arguments à ceux qui dénoncent l’attitude protectionniste de la Chine sur ses propres marchés télécoms.

Plus largement, Huawei profite de la dynamique sans égale de la Chine dans les déploiements 5G. Si les États- Unis, la Corée du Sud ou le Japon ont commencé à voir fleurir les antennes de nouvelle génération, aucun pays au monde n’affiche les ambitions de Pékin. Poussés par les autorités, les trois opérateurs chinois ont quadruplé leurs investissements annuels pour couvrir avant la fin 2020 les 300  principales villes du pays. Ils ont prévu de mettre en service dans l’année 600  000  antennes 5G. C’est du jamais-vu alors que, dans l’ensemble de

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l’Union européenne, on ne compte alors qu’environ 400  000  pylônes de téléphonie, toutes générations confondues.

Chaque semaine, ce sont ainsi des milliers d’antennes qui sont installées dans toute la Chine. Même si la crise du coronavirus a un peu ralenti le rythme général au pre- mier trimestre 2020, les opérateurs en ont fait un levier de promotion de la technologie  : des hôpitaux ont été équipés pour transmettre les scanners en 5G, des écoles et supermarchés ont été dotés de caméras thermiques 5G pour prévenir les potentiels malades, des drones 5G font respecter le confinement…

Selon la GSMA, l’association qui regroupe les opéra- teurs et équipementiers mobiles du monde entier, l’avance chinoise est écrite – 70 % des connexions 5G en 2020 se feront en Chine –  et elle s’inscrit dans la durée  – avec 180 milliards de dollars d’investissements prévus dans les cinq prochaines années, la Chine aura en 2025 un taux d’adoption du nouveau standard de téléphonie supérieur à 50 %, parmi les meilleurs du monde6.

La peur du bouton rouge

Tout le monde ne saute pourtant pas de joie. En Europe en particulier, des mouvements anti-5G se développent –  et bien plus durs que ce à quoi l’industrie avait été habituée avec les générations précédentes. Les craintes sanitaires de l’effet des ondes sur la santé humaine res- surgissent, malgré l’absence d’éléments scientifiques

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probants et l’adoption de normes d’exposition bien plus drastiques que les recommandations des autorités de santé. Des inquiétudes d’ordre environnemental s’y ajoutent. La 5G et son cortège de gadgets connectés sont-ils bien compatibles avec la réduction des émis- sions de CO2 à laquelle se sont engagés les signataires de l’Accord de Paris ? De manifestations en recours juridiques, en passant par des demandes de moratoires locaux, la grogne monte.

Pourtant c’est une autre crainte qui taraude les autori- tés. Plus que les réticences d’une partie de la population civile, qui se traduisent ici et là par des incendies crimi- nels de pylônes, ce sont les actions malveillantes d’acteurs étatiques ou de hackers chevronnés qui font trembler les services de sécurité. Car le corollaire d’une technologie qui doit être utilisée non plus seulement par des smart- phones comme la 3G et la 4G, mais aussi par  des  mil- lions de capteurs dans toute la chaîne de production, est qu’une panne ou un acte de sabotage aurait des consé- quences dévastatrices.

Pirater un réseau 5G permettra, non plus seulement d’espionner des conversations, mais de perturber toute l’économie d’un pays, en mettant à l’arrêt ses réseaux de transport par exemple, ou en faussant certaines données critiques comme les remontées de capteurs de qualité de l’eau potable. Et, pourquoi pas, en cas de conflit ouvert, de simplement couper le réseau, plon- geant dans le noir l’ensemble du tissu productif. Cette possibilité qu’un acteur externe dispose d’un « gros bouton rouge » pour éteindre la 5G a beau être très

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improbable techniquement, elle ne peut être complète- ment écartée. « Dans trois ou quatre ans, couper la 5G, cela reviendra à couper le courant en termes d’impact », explique Guillaume Poupard, le directeur général de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’infor- mation (Anssi) dans une interview aux Échos début 2020. « Il ne faut pas être naïf et se dire que personne ne cherchera un jour à faire pression sur nous dans ces domaines-là7. »

Les maîtres espions ne sont pas paranoïaques sans rai- son. Ils savent qu’en 2015, une opération de piratage de grande ampleur, généralement attribuée à la Russie, a permis à de petits génies du code informatique de péné- trer les réseaux électriques ukrainiens et de plonger des centaines de milliers de foyers de l’ouest du pays dans l’obscurité, en plein conflit entre Kiev et Moscou à la suite de l’occupation de la Crimée. Cette première mon- diale – une cyberattaque se traduisant par des coupures d’électricité – n’a pas eu de répliques. Mais elle a montré la réalité de la menace. Depuis, les alarmes n’arrêtent pas de sonner. Les experts qui se sont penchés sur les réseaux électriques ukrainiens assurent que des programmes iden- tiques visaient des compagnies ferroviaires et minières du pays. Ailleurs dans le monde, la présence de pirates est régulièrement détectée dans certaines infrastructures critiques comme les réseaux d’électricité ou bancaires.

En 2016, les États-Unis inculpaient nommément sept pirates iraniens8. L’un d’eux s’était infiltré dans l’ordina- teur de contrôle d’un petit barrage hydraulique de l’État de New  York. « Cet accès aurait permis à l’inculpé de

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contrôler les niveaux d’eau et le flux hydraulique, fai- sant courir un danger clair et immédiat à la population », expliquait alors la ministre de la Justice, Loretta Lynch.

En France, le patron de l’Anssi le répète conférence après conférence  : il y aura un jour des morts à la suite de cyberattaques. La question est de savoir où et combien.

La 5G renforce ce risque, car ce que les spécialistes appellent la « surface d’attaque » augmente énormément : chaque objet connecté au réseau est un potentiel vecteur d’intrusion à contrôler. Les éléments centraux du réseau eux-mêmes sont moins faciles à surveiller. « La 5G utilise beaucoup, beaucoup plus d’antennes, chacune avec un rayon de couverture beaucoup plus restreint », détaille Ian Levy, le directeur technique du NCSC – l’équivalent britannique de l’Anssi  –, qui pointe l’impossibilité de garantir que toutes sont physiquement sécurisées. « Ces petites cellules se retrouvent dans des endroits bizarres comme au sommet des lampadaires, dans les immeubles et même dans certaines box d’opérateurs9. » Idem pour les serveurs centraux. Pour assurer la fameuse latence réduite de la 5G, promesse d’hyperréactivité qui ouvre la voie aux véhicules autonomes notamment, il faut que le signal voyage sur la distance la plus courte possible.

Même à la vitesse de la lumière au sein d’une fibre optique, l’information ne peut parcourir « que » 300 km en une milliseconde. Ou 150 km aller-retour. En France par exemple, il devient impossible de ramener tout le trafic dans les data centers des opérateurs en région pari- sienne pour le traiter. Un robot dans une usine du fin fond de la campagne française serait alors incapable de

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réagir en temps réel comme promis. Les opérateurs le savent. Il leur faut construire des dizaines de petits data centers de proximité, répartis à travers l’Hexagone, pour rendre possible ce miracle de l’instantanéité de la 5G.

Mais, une fois encore, cela facilite le travail de possibles pirates.

La protection des réseaux télécoms n’est pas un sujet nouveau. En France, les opérateurs télécoms sont depuis quinze ans sur la liste secrète des quelque 200 OIV (opé- rateurs d’importance vitale) identifiés par l’État et tenus d’appliquer des mesures de sécurité particulières. Les services de sécurité sont néanmoins souvent sceptiques quant à la bonne volonté des opérateurs à se préparer au pire. « En réalité, les opérateurs sont peu incités à faire plus de sécurité qu’il n’est strictement nécessaire10 », souligne Ian Levy, qui reconnaît que personne, même pas lui-même, ne se pose la question de la sécurité de son opérateur avant de souscrire un abonnement.

La 5G est comme un nouveau couteau de cuisine.

Parfaitement affûté, il va permettre de couper les légumes beaucoup plus finement et rapidement que les vieilles lames d’il y a dix ans. Aucun chef ne s’en pas- serait au motif que le nouvel outil est « trop coupant » et dangereux ! Seulement, un commis mal luné pourrait s’en servir pour le loger entre ses omoplates… Alors mieux vaut s’assurer des casiers judiciaires de toute l’équipe en amont. C’est ce que les autorités réalisent avec la 5G : on ne peut pas la confier à n’importe qui.

Cette prise de conscience va les pousser à s’intéresser de plus près à l’extraordinaire ascension du numéro 1

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