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José Rizal, o el hombre de letras al servicio de la reflexión política

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Academic year: 2022

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AECID

Agencia Española de Cooperación Internacional para el Desarrollo Ministerio de Asuntos Exteriores y de Cooperación

Dirección de Relaciones Culturales y Científicas

Proyecto expositivo sobre el escritor filipino José Rizal

Hélène GOUJAT Université d’ANGERS FRANCE

« José Rizal ou l’homme de lettres au service de la réflexion politique »

Le cent cinquantième anniversaire de la naissance de José Rizal fournit l’heureuse occasion de rendre hommage au plus grand représentant des lettres hispano-philippines de l’époque coloniale, légitimement reconnu sur la scène internationale grâce à deux romans, Noli me tangere et El Filibusterismo1. Mais si ce diptyque, publié alors que Rizal résidait en Europe, reste aujourd’hui l’un des plus beaux fleurons de la littérature philippine en langue espagnole, il est aussi considéré comme la Bible du nationalisme philippin.

Toutefois, bien que José Rizal ait été hissé au rang de héros national des Philippines, pour la renommée qu’il avait acquise de son vivant, et à laquelle vint s’ajouter une mort quasi christique sous les balles de la puissance colonisatrice, son parcours politique et idéologique ne cesse d’être au centre d’âpres controverses qu’alimentent universitaires et historiens investis dans l’analyse des prémices de la formation de la nation philippine.

En effet, une large frange historiographique le présente invariablement comme l’archétype du réformiste colonial, assimilationniste et pacifiste. Or, en Rizal c’est bien le révolutionnaire dangereux coupable de traîtrise et d’incitation à la révolte que les Espagnols fusillèrent, et c’est le même homme qui fut revendiqué par le mouvement séparatiste du

1 Respectivement publiés à Berlin en 1887, et à Gand en 1891. Nous les nommerons ultérieurement le Noli et le Fili.

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Katipunan conduit par Andrés Bonifacio. Devant un tel paradoxe politique, un faisceau de questions, toutes cruciales, se pose. Qui avait donc été Rizal, et quels avaient été ses véritables engagements ? Les autorités espagnoles s’étaient-elles trompées sur son compte en ne reconnaissant pas en lui l’un de leurs plus fidèles serviteurs dans leur lointaine colonie asiatique ? Les révolutionnaires philippins s’étaient-ils mépris sur les projets que Rizal avait caressés pour leur patrie commune ? En un mot : Rizal avait-il été réformiste ou bien révolutionnaire ?

On pourrait a priori tenir une telle alternative pour relativement aisée à dépasser, et qu’une judicieuse mise en regard de faits objectifs puisse suffire à définitivement accréditer l’une ou l’autre thèse. Or, il n’en est rien, tant la personnalité du jeune philippin était complexe, façonnée par une enfance heureuse, vécue au sein d’une famille aisée et hispanisée, mais qui ne fut pas épargnée par les injustices commises dans l’archipel par les autorités espagnoles, tant civiles que religieuses.

Aussi l’étudiant fraîchement émoulu de l’Université Santo Tomás de Manille, pétri de culture classique, était-il fasciné par la rhétorique des auteurs grecs et latins, mais aussi par Cervantès, qu’il considérait comme l’égal d’Homère et de Virgile. Captivé par la poésie, il s’y essaya lui-même très jeune et en cultiva les innombrables nuances, comme dans l’ode qu’il écrivit à l’âge de dix-huit ans et qui est resté l’écrit le plus célèbre de l’ensemble de la production rizalienne dite de jeunesse : A la juventud filipina. De cette exhortation adressée à la jeune génération —à laquelle lui-même appartenait—, afin qu’elle « relevât la tête », laisse indiscutablement apparaître un savant dosage entre la revendication philippine pour un plus grand respect de ses droits et de sa dignité, et l’hommage rendu à l’Espagnol, « qui avait apporté sur ces terres une resplendissante couronne culturelle, là où auparavant ne régnaient que des ombres », selon l’essayiste Pedro Ortiz Armengol, éminent lecteur de José Rizal2.

Cependant, ce qui pouvait ressortir à une ambivalence somme toute assez légitime chez un jeune colonisé qui n’avait alors encore pas quitté son île natale, prit peut-être chez beaucoup de lecteurs et critiques l’allure d’un paradoxe politique plus difficilement acceptable dans les deux romans que Rizal écrivit ultérieurement, et qui sont généralement considérés comme des œuvres de maturité. Soulignons au passage que ce jugement n’est peut-être pas

2 P. ORTIZ ARMENGOL, Prólogo a Noli me tangere, Barcelona Galaxia Gutenberg-Círculo de Lectores, 1998, p. 8: « […] el hispano había llevado a aquellas tierras esplendente corona cultural, donde antes solamente moraron las sombras. »

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erroné, compte tenu de l’extrême acuité intellectuelle dont était doté Rizal, mais qu’il faut sans doute nuancer au vu de la courte vie qui fut la sienne.

Mais le véritable hiatus, nous semble-t-il, réside moins dans ce qu’a transmis ou voulu transmettre Rizal dans sa production romanesque que dans la lecture qui en a été faite. En effet, le dessein de Rizal a pu apparaître bien obscur lorsque dans le Noli il fait échouer son personnage Crisóstomo Ibarra et les projets fondamentalement réformistes qu’il nourrissait pour sa patrie. Si Rizal était réformiste, pourquoi n’a-t-il pas décrit une société idyllique, née d’une entente harmonieuse entre toutes les composantes sociales et raciales des Philippines, demeurées dans le giron espagnol, mais jouissant tant d’une véritable liberté politique et d’expression, que de l’introduction des réformes économiques et sociales qui furent si ardemment réclamées par les membres du Mouvement de la Propagande3 ?

Le mystère qui entoure les orientations politiques de Rizal s’épaissit encore davantage lorsque dans la suite du Noli, il fait réapparaître Ibarra sur scène sous le nouveau nom de Simoun, et cette fois animé de tout nouveaux desseins. Revenu de toutes les chimères de veine assimilationniste auxquelles on l’avait pourtant cru si viscéralement attaché, et transformé en un filibustero de la plus belle eau, Simoun n’a plus qu’une idée en tête : fomenter une insurrection destinée à en finir avec le pouvoir colonial espagnol. Mais Rizal ne laisse pas son personnage aller jusqu’au bout de son projet et choisit de le fait échouer une nouvelle fois. La question qui se pose maintenant est la suivante : si Rizal était révolutionnaire, pourquoi n’a-t-il pas mis à profit la seconde partie de son diptyque pour décrire l’exaltant combat pour la liberté, la justice et la dignité, si représentatif des luttes menées par tous les colonisés de la terre pour s’affranchir du joug de leurs dominateurs ?

A la lumière de ce double constat, il nous est loisible de comprendre que le discours de Rizal ait pu déconcerter ses lecteurs, qui auraient attendu des écrits d’une tout autre radicalité, dont la teneur aurait définitivement fait pencher la balance soit vers le credo réformiste adopté par Ibarra, soit vers le projet révolutionnaire conçu par Simoun. Or, comme nous venons de le dire, l’impression qui se dégage a priori est que Rizal ne prend aucune décision, et qu’il tient la balance égale entre les deux options, pourtant si diamétralement opposées.

3 Citons les plus connus d’entre eux : Marcelo Hilario del Pilar, Mariano Ponce et Graciano López Jaena.

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On ne niera pas que Rizal ait alors pu laisser perplexe bien des lecteurs en quête d’un message politique, sous la forme d’une feuille de route qu’ils auraient suivie avec enthousiasme, conformément à l’autorité morale qu’il avait acquise parmi ses compatriotes.

On comprend aussi que des exégètes d’hier ou d’aujourd’hui, à la recherche de preuves tangibles pour accréditer l’une ou l’autre thèse susmentionnées, aient été désemparés et se soient finalement rangés à l’avis de Miguel de Unamuno, lequel avait décrit Rizal comme un éternel « romantique », un « idéaliste », qui « n’avait été sa vie durant qu’un rêveur impénitent, un poète » ; « un Quichotte de la pensée, auquel répugnaient les impuretés de la réalité. »4 Malgré le magistère toujours exercé par celui qui, devenu plus tard Recteur de l’Université de Salamanque, fut loué pour son engagement politique, nous nous permettons d’indiquer d’emblée que nous ne partageons pas ce point de vue, qui renvoie à bien peu de chose l’œuvre politique laissée par Rizal.

Nous sommes cependant d’accord pour louer les qualités littéraires du héros national philippin, rompu aux exercices de style, aux jeux de mots, maniant les figures de rhétorique comme autant de reflets de son acuité intellectuelle et de ses talents pour l’écriture que de sa profonde et solide culture livresque. Unamuno le signalait avec raison comme un poète dans l’âme et la critique contemporaine recense dans le corpus poétique rizalien « quelques-uns des plus beaux poèmes philippins en espagnol. »5

Comme suite à l’abondante production dite « de jeunesse », dont A la juventud filipina offre l’un des exemples les plus aboutis, Rizal ne cessa jamais de commercer avec les muses, comme en témoigne Me piden versos, poème écrit peu après son arrivée en Espagne et dans lequel il déplore que l’inspiration l’ait abandonné dans une émouvante sincérité. Sans doute est-ce l’un des poèmes qui renvoie le plus fidèlement l’image de la véritable personnalité de Rizal, caractérisée par une extrême sensibilité, un attachement très profond aux siens et une évidente propension aux sentiments nostalgiques.

4 Miguel de UNAMUNO, « Epílogo a: Vida y Escritos del Dr. José Rizal, de W. E. Retana », Madrid: Librería General de Victoriano Suárez, 1907, p. 476: « Rizal fue siempre un romántico, […]

un idealista […]. Ni fue toda su vida otra cosa que un soñador impenitente, un poeta. […] fue un Quijote del pensamiento, a quien le repugnaban las impurezas de la realidad. »

5 Antonio Gella MANUUD, « Toward a theory concerning the development of Filipino poetry in Spanish », in: Brown heritage. Essays on Philippine Cultural Tradition and Literature, Quezon City:

AMUP, 1967, p. 472.

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D’autres poésies, comme A las Flores de Heidelberg, Canto del Viajero ou Himno a Talisay, méritent assurément toute notre attention, tant pour leur facture éminemment lyrique que pour les précieux jalons qu’elles ne manquent pas nous fournir pour une meilleure reconstitution du cheminement tant géographique que spirituel de notre auteur. Mais l’émotion la plus vive que Rizal put faire naître chez ses lecteurs fut sans nul doute celle qui affleure à chaque vers de son Último Adiós, qu’il écrivit à la toute fin de sa vie, dans sa cellule de Fort Santiago à Manille, alors que la peine de mort avait été prononcée contre lui. Ce long poème d’adieu, qu’il cacha dans la lampe à alcool à l’intention de ses sœurs, est à la fois sobre et puissant. Élaboré dans l’urgence et débarrassé de toute influence scolastique, Último Adiós est un poème essentiel, car Rizal y déversa le bilan de sa vie passée, qu’il avait tout entière vouée à l’amour des siens et à celui de sa patrie, qui lui avait inspiré une passion si inconditionnelle que mourir pour eux n’était pas mourir, la cause ainsi défendue ne pouvant être plus belle et indiscutable.

Sans doute pouvons-nous admettre qu’un poète, s’il en est un véritable et si l’on suit bien Unamuno, se laisse légitimement aller au rêve et à la contemplation ; Rizal rassemblait sans aucun doute les qualités et inclinations requises, qui le rendaient naturellement apte à la création lyrique. Mais fallait-il vraiment qu’on le condamnât pour cela et que l’on renvoyât l’ensemble de ses écrits aux limbes et à l’univers parfois quelque peu éthéré propre au genre poétique ? Nous ne le croyons nullement et nous refusons à accoler au doux substantif

« rêveur » le par trop dépréciatif adjectif « impénitent ». Car de quoi Rizal aurait-il dû se repentir en vérité ? En quoi se serait-il donc rendu doublement coupable en ne cherchant pas à corriger les fautes commises ni à revenir sur ses errements ?

On ne peut nier que Rizal ait beaucoup douté, comme l’examen de l’abondante correspondance qu’il entretint avec les divers membres de sa famille, ses Colegas de la Propaganda et surtout avec son fidèle et intime ami bohêmien Ferdinand Blumentritt le montre à satiété. Toutefois, ses hésitations, qui purent être interprétées comme autant de tergiversations, ne furent jamais pour lui le résultat d’un profond questionnement quant à la justesse de la cause qu’il défendait. Ce sont les modalités du combat qu’il lui semblait falloir mener, l’étude tant de la capacité d’écoute et d’entendement des Espagnols que de l’aptitude à la mobilisation de Philippins qui ne cessèrent de le préoccuper.

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On conviendra volontiers qu’il aurait été plus aisé de suivre la démarche de Rizal s’il avait maintenu, sans jamais se départir de ses certitudes, un discours univoque et radical, extrémiste en tous points, et en l’occurrence soit pro-colonial, soit indépendantiste, et c’est très certainement cet apparent manque de fil directeur qui lui valut, à l’issue de la publication de ses deux romans, les reproches les plus acrimonieux, mêlés, ne l’omettons pas, à de nombreuses critiques laudatives.

Celles-ci ressortissent généralement à la facture romanesque proprement dite, à l’ingénieuse composition du diptyque, à l’habile mise en place de l’intrigue et à l’intelligente convocation des ressorts dramatiques les plus efficaces. Nous partageons ces avis et avons nous-mêmes été conquis et enchanté par de nombreux passages du Noli et du Fili, si charmants de spontanéité et de vivacité, notamment dans les dialogues, que nous nous sommes senti immédiatement plongé dans le monde colonial philippin, décrit avec une verve mise au service d’une évidente volonté de rendre l’authenticité de scènes finement contextualisées, avec autant de minutie que d’éloquence.

Ceci étant dit, nous reconnaissons que, par ailleurs, ni le Noli ni le Fili, comme nous l’avons déjà suggéré, ne sont en aucun cas porteurs de mots d’ordre, destinés à être appliqués à la lettre sans reconsidération préalable. Or, très loin de le déplorer, nous y voyons au contraire ce qui en fait la plus grande richesse, car loin d’émettre une doxa indépassable, qui n’aurait pas fourni autre chose que des butoirs pour la pensée, Rizal ouvrit au fil des pages des deux romans des perspectives originales, et proposa des champs de réflexion parfaitement novateurs pour l’époque. Ceux-ci embrassaient l’épineuse question du colonialisme espagnol finiséculaire et la non moins problématique accession à l’indépendance de nouvelles nations qui allaient bientôt être appelées à continuer à écrire par elles-mêmes le grand livre de leur histoire, après avoir mis fin au chapitre de leur long et lourd passé colonial.

Il apparaît donc clairement que la divergence des points de vue sur le contenu et la portée de l’œuvre rizalienne, si elle ne tient pas essentiellement, répétons-le, à l’aspect littéraire, se nourrit de l’approche politique qui les sous-tend. Cependant, les réserves que nous avons nous-mêmes émises quant à la recevabilité du Noli suivi du Fili, nous forcent à pousser plus loin notre analyse en prenant justement pour point de départ la nature romanesque des deux productions citées. Sans être animé du moindre désir de céder à la provocation, nous voudrions clamer ici que ce ne sont là que des romans, c’est-à-dire des

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fictions, mues par des personnages, certes pour certains d’entre eux proches de personnes que Rizal avait réellement connues et côtoyées, mais tout de même inventés par l’écrivain qu’il était, et resitués dans des contextes créés de toutes pièces. Or, il semble bien que dans les diverses études du projet et des idées politiques de Rizal, le diptyque fictionnel ait fréquemment constitué la pierre angulaire des raisonnements, bâtis sur d’improbables et aléatoires parallèles tendus entre les différents personnages et leur concepteur.

Or, chercher à comprendre quelles étaient les intentions politiques de Rizal ne peut sérieusement se résumer à des joutes sur la pertinence de l’identification de Rizal avec Ibarra le réformiste pacifiste d’un côté, et celle du même Rizal avec Simoun l’indépendantiste révolutionnaire de l’autre, encore que cette alternative offre en l’occurrence un cadre réducteur des options possibles, tant les positions les plus nuancées adoptées par l’ensemble des personnages fournissent de multiples autres grilles de lecture.6

En partie à cause de cette polyphonie sciemment voulue par l’auteur, qui rend de ce fait si fidèlement toute la complexité de la vie coloniale aux Philippines sous domination espagnole, le Noli et le Fili ne sont en effet que la cristallisation romanesque de positionnements idéologiques qui ne prennent tout leur sens que si l’on s’entoure de précautions qui fassent barrage aux déductions hâtives. Aussi nous semble-t-il sage de réattribuer aux romans la place qui leur revient, en tant qu’œuvres de fiction, en maintenant constamment en regard les autres documents écrits dont Rizal a été si prolixe, à savoir les essais, les articles et enfin les échanges épistolaires.

C’est en effet dans le croisement des sources, qui sont par chance aussi diverses que riches, que l’on peut, à notre avis, véritablement envisager de reconstituer le parcours politique qui fut celui de Rizal. C’est à dessein que nous employons le mot « parcours », en ce sens qu’il renvoie moins à une trajectoire prédéterminée qu’au cheminement d’une pensée sans cesse en éveil et en activité. C’est là un trait caractéristique chez cet intellectuel qui, en bon scientifique —n’oublions pas qu’il devint médecin spécialisé en ophtalmologie—, remettait infatigablement son travail sur le métier, nuançait ses approches et toujours éprouvait la validité des conclusions auxquelles il était arrivé.

6 Cf. Hélène GOUJAT, Réforme ou révolution ? Le projet national de José Rizal (1861-1896) pour les Philippines, Préface de Xavier Huetz de Lemps, Paris : Connaissances et Savoirs, 2010, p. 499 et ss.

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Telle fut la discipline à laquelle il se plia dès son arrivée en Espagne en mai 1882, fermement décidé à accomplir la mission issue du pacte que lui et son frère Paciano avaient scellé. En effet, comme on peut le déduire à la lecture des lettres qu’ils échangèrent, José n’avait pas exactement quitté les Philippines dans le seul but de poursuivre ses études dans la métropole. Le véritable motif était autre et sous-tendait l’alliance fraternelle : alors que Paciano restait aux Philippines, avait à sa charge les affaires familiales, prenait soin des parents et pourvoyait financièrement au séjour de son frère à l’étranger, José mettait son voyage à profit pour « travailler pour le pays ».

Dans l’esprit des deux frères, « travailler pour le pays » recouvrait une signification d’une grande clarté : faire entendre un discours nouveau sur la lointaine colonie asiatique, et exposer en quoi des réformes de fond tant sur les plans économique, social que politique y étaient non seulement indispensables mais aussi urgentes. La restriction du pouvoir des ordres monastiques, l’accession à une plus grande autonomie, l’égalité avec les péninsulaires figuraient au nombre des principales requêtes qui devaient être rendues publiques, tant la cause philippine paraissait alors être des plus éloignées des préoccupations du monde politique espagnol.

Mais avant même de songer à ouvrir la voie des négociations avec le gouvernement et le Ministère de l’Outre-mer, il fallait en tout premier lieu réussir à se faire entendre, et l’unique façon était de se rapprocher des organes de presse de veine libérale et aussi des députés susceptibles de prêter une oreille attentive aux suppliques formulées par Rizal et ses Colegas de la Propaganda installés comme lui en Espagne, et de s’en faire le fidèle relais.

Cette recherche fébrile d’intermédiaires fiables s’expliquait par l’absence de représentation parlementaire des Iles philippines ; l’ostracisme politique dont l’Espagne les frappait ainsi justifia que son rétablissement7 devînt le véritable cheval de bataille des propagandistes, désireux de pouvoir enfin réclamer par eux-mêmes les mesures qu’ils estimaient propices à l’amélioration des conditions de vie, de travail et d’expression de leurs compatriotes.

Ces démarches, on le comprend bien, s’inscrivaient dans une perspective purement assimilationniste, le tout premier objectif étant l’obtention de l’égalité des droits politiques

7 Les Philippines avaient été par trois fois représentées aux Cortès : entre 1810 et 1814, entre 1820 et 1823 et enfin entre 1834 et 1837.

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entre Espagnols et Philippins, condition préalable absolument nécessaire à toute évolution, par l’application progressive de réformes dûment étudiées, de la situation coloniale en vigueur aux Philippines. Tels étaient les arguments autour desquels la campagne menée par le Mouvement de la Propagande s’était bâtie et qu’il est convenu d’assimiler au « credo rizalien », essentiellement réformiste et dépourvu de toute velléité séparatiste ou révolutionnaire.

Or, si telle avait pu être la nature du projet mûri par Rizal alors qu’il quittait les Philippines, force est de constater que la présence même de notre auteur sur le sol espagnol modifia substantiellement son point de vue initial, jusqu’à le conduire à reconsidérer le bien- fondé des aspirations du Mouvement de la Propagande. C’est ce que nous révèle la lecture attentive des lettres envoyées à Paciano ou à des amis intimes, mais aussi d’autres écrits datant de la même époque et qui étaient destinés à être rendus publics. Citons par exemple le Discurso Brindis, ainsi nommé car prononcé en hommage aux deux peintres philippins Juan Luna et Félix Resurrección Hidalgo, dont les œuvres avaient été primées au concours organisé dans le cadre de l’Exposition des Beaux-Arts de Madrid.

Ce discours, que Rizal délivra devant un public formé non seulement par les membres de la colonie philippine de Madrid, mais aussi et surtout par des personnalités espagnoles et cubaines, tels que Segismundo Moret, Miguel de Morayta et Rafael María de Labra notamment, représenta, à notre avis, un véritable tournant. En effet, prenant prétexte des honneurs rendus aux deux artistes, il en profita pour dresser une sorte d’état des lieux de la situation coloniale telle qu’elle était vécue aux Philippines.

Quoique Rizal n’ait pas failli au témoignage de respect dû à l’Espagne bienveillante et à la mission éminemment civilisatrice qu’elle avait accomplie dans sa colonie asiatique, la teneur de l’énoncé ne s’en écarte pas moins audacieusement du cadre normatif imposé par les relations coloniales. Il évoque en effet clairement, dans un premier temps, l’esprit symbiotique qui aurait dû naître de la longue présence espagnole sur le sol philippin et qui n’était que chimère encore, puisque Rizal appelait de ses vœux « que les deux races […]

forment à l’avenir une seule nation dans l’esprit, dans ses devoirs, dans ses perspectives, dans ses privilèges. »8

8 « Discurso del Dr. Rizal en el banquete dado en honor de los pintores filipinos », Madrid: 25-VI- 1884, in: Escritos políticos e históricos, Manila: Publicaciones de la Comisión Nacional del

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Mais Rizal ne s’arrêta pas à ce constat d’union manquée, il se fit fort de signaler aussi, en toute cohérence, les conséquences auxquelles un tel clivage pouvait mener : « L’Espagne est là-bas, et son influence bienfaitrice s’y fait sentir, et même si son drapeau disparaissait, son souvenir resterait, éternel et impérissable. »9 La formulation ne cesse d’être laudative à l’égard de la puissance colonisatrice, certes, mais Rizal venait assurément de franchir une étape décisive en annonçant l’éventualité d’un avenir philippin sans l’Espagne, qu’il jugeait en réalité inexorable, comme le laisse entendre cette ultime et amère interrogation : « A quoi rime un bout de tissu rouge et jaune, à quoi riment les fusils et les canons là où ne jaillit pas de sentiment d’amour, d’affection ; là où il n’y a pas de communion d’idées, de principes, ni d’opinions qui concordent… ? »10

C’est dans cette capacité à dépasser le présent et à envisager l’avenir que l’on peut mesurer le tournant opéré par Rizal et la force novatrice, éminemment politique, du Discours, qui déjà anticipait Filipinas dentro de cien años. Dans cet essai de veine historico-politique, qu’il publia quelque six ans plus tard dans La Solidaridad, l’organe du Mouvement de la Propagande, Rizal fournit en effet la réponse aux lancinantes et amères questions qu’il n’avait cessé de se poser, dès les premiers temps de son séjour dans la Métropole.

Conformément à la mission dont il était porteur, en sus de remplir scrupuleusement le cahier des charges de l’étudiant assidu et avide de connaissances, Rizal avait employé son temps à observer le monde nouveau pour lui que constituait l’Espagne et qu’il n’avait auparavant connu que par les livres. Il s’efforça de se pénétrer de l’esprit espagnol : il s’enquit du système des institutions, se tint à l’affût de l’actualité politique, il s’informa sur les coutumes et dévora livres, revues et journaux. Tout passa au crible de son analyse : les lectures variées qu’il s’imposa, les rencontres qu’il fut amené à faire, les réactions qu’il suscita, les réponses qu’il obtint furent autant d’éléments qu’il consigna minutieusement et qui participèrent à la maturation des idées qui lui tenaient à cœur et qu’il était venu défendre.

Centenario de José Rizal, 1961, p. 18-23, p. 22: « [...] dos razas […] para que formen en lo futuro una sola nación en el espíritu, en sus deberes, en sus miras, en sus privilegios. »

9 Ibid, p. 21: « España está allí, allí donde deja sentir su influencia bienhechora, y aunque desapareciese su bandera, quedaría su recuerdo, eterno, imperecedero. »

10 Idem: « ¿Qué hace un pedazo de tela roja y amarilla, qué hacen los fusiles y los cañones allí donde un sentimiento de amor, de cariño, no brota ; allí donde no hay fusión de ideas, unidad de principios, concordancia de opiniones...? »

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Or, le bilan de ces premières années d’observation, qui d’ailleurs ne se modifia guère ultérieurement, se plaça résolument sous le signe du désenchantement, tant il fut déçu par une Mère-patrie qui ne correspondait pas à l’image de la métropole qu’il s’était construite, fascinante de modernité, irriguée dans tous les domaines par le progrès et les avancées scientifiques. Las ! L’Espagne qu’il découvrit lui apparut pauvre d’apparence, structurellement archaïque et manifestement en train d’enregistrer un retard considérable sur les autres pays européens. Les campagnes surtout lui semblèrent désolées, voire misérables, et par ailleurs hautement représentatives d’un fait auquel il n’aurait accordé aucun crédit s’il était resté aux Philippines : les Espagnols étaient pour une large part une nation d’analphabètes !

Dès lors, les conclusions s’imposèrent d’elles-mêmes : comment pouvait-on imaginer que l’Espagne, si affaiblie, saurait faire preuve dans ses colonies de l’Outre-mer d’un dynamisme décisionnel, d’une ferme volonté de modernisation qu’elle était visiblement incapable de laisser ne serait-ce que transparaître sur son propre sol ? Partant, était-il raisonnable de continuer à réclamer des réformes pour améliorer les conditions de vie en général et l’accès à l’éducation en particulier des Philippins, alors que tant d’Espagnols vivaient dans l’indigence et sans espoir de savoir un jour lire et écrire ?

Menée parallèlement à l’analyse du domaine économico-social, l’étude des structures politiques fut plus désespérante encore, dans la mesure où, loin de constituer une source d’exemples susceptibles d’être repris et acclimatés aux Philippines, la vie politique espagnole ne cessa d’agir sur lui tel un repoussoir. Malgré une liberté d’expression, de réunion et d’association garantie par la Constitution et dont Rizal put voir chaque jour les heureux effets, puisque lui-même et ses Colegas de la Propaganda en tirèrent bon profit, il considéra que le pluralisme des partis et l’alternance bien rodée entre les libéraux et les conservateurs n’étaient finalement qu’un paravent derrière lequel, au gré des Constitutions, se jouait une bien hypocrite comédie. Si l’on met à part quelques rares noms du monde politique espagnol de l’époque — au premier rang desquels figure celui de Francisco Pi y Margall, dont Rizal salua maintes fois, avec une admiration non feinte, l’intégrité morale et intellectuelle —, Rizal jugea les députés et les ministres davantage mus par un avide opportunisme que par la volonté de se mettre au service de leur pays.

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Enfin, un dernier point semble avoir achevé de détourner Rizal du modèle espagnol : la propension à la division, érigée en principe dans une Espagne en proie au régionalisme. Cet état de fait ne pouvait relever que du contre-exemple pour lui qui cherchait justement et au contraire à générer un « sentiment national » aux Philippines. De fait, cette étape préparatoire passait inévitablement par la reconnaissance de chacun sous l’unique référence au

« Philippin », genre qui devait donc intégrer l’ensemble des différentes et nombreuses ethnies qui peuplaient l’archipel, gommant les particularismes au profit d’une construction véritablement nationale.

On le voit, Rizal n’avait glané que trop d’arguments pour que l’aspiration assimilationniste ne vacillât pas sur ses fondements et ne devînt caduque. De plus, l’Espagne ne semblait pas avoir tiré les enseignements de la perte de la presque totalité de son empire colonial américain et s’acharnait toujours à défendre sa souveraineté sur les derniers vestiges de sa grandeur passée, sans montrer quelque velléité que ce fût de progressivement desserrer le filet dans lequel elle maintenait l’archipel depuis plus de trois siècles en aménageant des réformes substantielles, puis en accordant une autonomie de plus en plus élargie qui aurait conduit sans heurts à une indépendance dont chacun aurait salué l’avènement, tel un fruit naturellement arrivé à maturité.

Alors que l’espoir s’était évanoui qu’un tel schéma pût trouver son application aux Philippines, il lui apparut évident que maintenir le credo réformiste —en ce que cela aurait signifié continuer à attendre d’illusoires réformes venues de l’Espagne—, ne conduisait qu’à une impasse. C’est là que réside, nous semble-t-il, l’une des raisons pour lesquelles Ibarra, le personnage de fiction du Noli, échoue, les louables intentions dont il était animé au début du roman ayant été piétinées et rendues vaines par trop d’intérêts qui lui étaient à tel point contraires qu’il faillit y laisser sa vie. Les obstacles auxquels il s’était confronté avaient principalement leur origine dans la sphère des dominants espagnols —majoritairement décrits comme arc-boutés sur leurs privilèges et désireux de conserver à tout prix la mainmise sur l’archipel—, mais pas seulement, comme ce premier roman le suggérait déjà dans une démonstration qui trouva sa pleine expression dans le Fili à venir.

Dans cette suite du Noli, Rizal transmet au personnage d’Ibarra ressuscité en Simoun ses profondes désillusions et lui insuffle le courage nécessaire pour faire volte-face, tant il était persuadé que les Philippins devaient dès lors chercher en eux-mêmes leur salut, en

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puisant dans leur propre patrie les forces pour bâtir une nation indépendante et libre de tout asservissement colonial. Au vu des circonstances, seule l’option séparatiste par la révolution, c’est-à-dire par le conflit armé, paraissait envisageable pour obliger l’Espagne à quitter les Philippines. Aussi Rizal confia-t-il à Simoun le rôle du révolutionnaire prêt à tout pour en découdre et à fomenter une insurrection dont nous suivons chapitre après chapitre la préparation. Mais l’acte final destiné à mettre un terme à la présence coloniale espagnole aux Philippines, bien que patiemment et habilement ourdi tout au long du roman par un Simoun aussi cynique qu’intraitable, se réduit finalement à une tentative manquée.

L’insurrection n’a pas lieu, car Rizal ne laisse pas davantage de chances de succès au révolutionnaire Simoun qu’il n’en avait accordées au réformiste Ibarra. Mais alors, se demande le lecteur quelque peu déboussolé, quelle était la vraie nature du projet rizalien pour son pays ? Pourquoi n’avait-il pas permis à Simoun de faire triompher la révolution dont il aurait été l’instigateur, certes, mais qui de toute évidence couvait chez ses compatriotes asservis depuis si longtemps ? Pourquoi, encore une fois, ne pas avoir offert au lecteur le récit de la lutte héroïque et sanglante, mais in fine victorieuse d’un peuple libéré par lui- même de l’oppression coloniale, et en passe de devenir une nation souveraine ? N’était-ce pas là l’ultime souhait qu’il caressait pour son archipel natal ? Assurément, répondons-nous sans la moindre hésitation, car Rizal n’avait d’autre ambition que de voir les Philippines indépendantes, mais cela ne voulait pas dire qu’il tenait pour autant l’immédiate révolution par les armes comme seul et unique remède aux maux dont souffrait sa patrie.

Parmi les raisons majeures qui peuvent expliquer ce positionnement, sans doute pouvons-nous citer pour commencer le viscéral attachement de Rizal aux valeurs pacifistes, qui fut fréquemment compris au mieux comme le signe d’un tiède engagement en faveur de la cause nationale philippine, et au pire comme la preuve irrécusable d’une foncière incapacité à faire face aux réalités. Il lui fut en effet maintes fois reproché de ne pas avoir su mesurer quel aurait dû être son devoir de patriote, et alors que sa plume s’était épuisée à rédiger force romans, poèmes, discours et articles de presse, apparemment restés dépourvus de toute valeur opératoire, de n’en avoir pas conclu qu’il fallait impérativement passer à une forme d’action autrement plus efficace.

Pour notre part, nous ne trouvons rien là de définitivement condamnable si Rizal, soucieux que fût épargnée la vie de milliers de Philippins qui auraient été jetés dans une bataille forcément inégale, manifesta une certaine réserve quant aux modalités de la

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séparation d’avec l’Espagne. Toutefois, ce seul motif ne nous semble pas avoir été suffisant pour bâtir l’argumentation rizalienne qui sous-tendait le refus de conspirer contre l’Espagne, car aux préoccupations de l’intellectuel d’ordinaire peu enclin à pousser au bellicisme, s’ajoutèrent celles de l’homme politique doté d’un assez grand sens des responsabilités pour poser comme prérequis à tout engagement une analyse aussi objective que possible de la situation.

Autrement dit, si pour Rizal l’accès à la souveraineté nationale était devenu dans l’absolu non seulement inévitable mais aussi souhaitable, l’intégrité morale exigeait par ailleurs de lui qu’il examinât un à un les critères de faisabilité d’un tel basculement, ainsi que les chances de réussite qu’on était en droit d’en attendre. C’est notamment dans le Fili qu’il livra le résultat de son étude, et la fin de non recevoir qu’il réserva au projet insurrectionnel monté par Simoun n’est nullement anodine. Toutefois, même si nous pensons que le coût humain qu’une telle entreprise laissait présager n’ait cessé de le tourmenter, il ne nous semble pas que ce soit la révolution en tant que telle que Rizal rejetait, mais bien plutôt les bases sur lesquelles elle se fondait.

En effet, plus que l’objectif final de Simoun, ce sont les raisons qui l’avaient poussé à concevoir son projet qui rendaient celui-ci condamnable. Essentiellement mû par l’esprit de vengeance et dans une perspective purement individualiste, Simoun s’était employé à exciter la convoitise, à flatter les plus bas instincts de ses compatriotes en les dressant impitoyablement les uns contre les autres, instillant chez eux les ferments de la haine et du ressentiment, afin de rendre légitime l’affrontement qu’il avait en tête de faire éclater. On comprend aisément que Rizal n’ait pas voulu faire accroire, même par la voie d’un roman, qu’il cautionnerait une démarche si égoïstement inconséquente, et qu’il acclamerait une révolution née de sentiments si peu représentatifs de l’être moral que la transformation de la patrie philippine en une nation, à son sens, requérait.

On pourra certes nous rappeler la réserve qui nous faisait dire plus haut qu’il ne fallait pas concéder plus d’importance aux romans qu’ils ne le méritaient, et nous restons d’accord, tant nous pensons que c’est moins sur le modus operandi adopté par Simoun que Rizal veut

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attirer notre attention, que sur les circonstances qui ont pu rendre possible ce type de machination, et c’est en cela que l’échec enregistré par deux fois par le même personnage n’est pas seulement dû au barrage que les Espagnols auraient établi contre tout ce qui pouvait menacer d’ébranler leur domination. Les obstacles qui jalonnaient le chemin vers l’indépendance venaient aussi de l’intérieur, c’est-à-dire des Philippins eux-mêmes.

Sans doute est-ce là l’une des composantes de la pensée de Rizal qui lui ont été le plus sévèrement reprochées, car en érigeant la nuance en principe de réflexion, il lui devenait difficile de mériter l’estampille d’auteur anticolonial. En effet, non seulement certains des personnages espagnols qu’il avait mis en scène manifestaient la plus grande probité et un véritable sens des responsabilités, mais encore des Philippins, à l’inverse, agissaient dans le plus parfait opportunisme, entre apathie et servilité. Aussi le « cancer social » qui rongeait les Philippines ne trouvait-il pas seulement son origine dans l’asservissement colonial, mais aussi dans une certaine forme de complaisance des colonisés eux-mêmes, plus souvent dictée par la lâcheté que par la crainte justifiée de représailles. La somme de compromissions volontairement consenties, ne faisant que renforcer l’ascendant des Espagnols sur les indigènes, incitait à l’abus de pouvoir, lequel engendrait moins un sursaut qu’il n’alimentait une stérile tendance à la victimisation.

Tout cela était le résultat, pour Rizal, de l’absence flagrante de « sentiment national », les Philippins ne se sentant pas comme faisant partie d’une même communauté d’intérêts, ce qui lui paraissait rédhibitoire à la construction nationale —qui sous-entendait la reprise en main de tous les secteurs d’activité—, dont les modalités auraient pourtant été à l’ordre du jour à peine les Espagnols boutés hors de l’archipel. Les Philippines étaient dans une situation fort délicate en vérité : exaspérées par l’intransigeante politique coloniale conduite sur leur sol, elles ne réunissaient pas pour autant les conditions requises pour s’auto- gouverner dans la paix et la prospérité, la justice et la dignité.

Telle est la lecture que nous proposons du Fili, mais dans le désir qui est le nôtre d’exposer sur quels ressorts Rizal en a construit la trame, il nous semble juste de reconnaître que l’intelligence des motivations de l’auteur nous a été facilitée par l’examen des lettres personnelles qu’il écrivit à l’époque où il commença la rédaction de ce second roman. Ainsi

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que nous avons pu l’expliciter dans un ouvrage récemment publié11, les nombreux recoupements nous ont en effet permis de lever bien des ambiguïtés quant au message politique contenu dans l’œuvre romanesque. En l’occurrence, ce sont les lettres qu’il destina à Ferdinand Blumentritt qui recèlent à notre avis le tréfonds de la pensée de Rizal. Dès 1887, c’est-à-dire quatre ans avant la publication du Fili, voici le constat qu’il livrait à son ami :

« Dans les circonstances présentes, nous ne désirons pas la séparation radicale d’avec l’Espagne. »12, jugeant sans nul doute qu’une révolution mal pensée et un projet d’indépendance mal élaboré n’apporteraient que bien peu de bénéfice à son peuple, craignant que dans le tumulte, « les esclaves d’aujourd’hui ne devinssent les tyrans de demain. »13

Cependant, Rizal ne s’arrêta pas à cet amer constat : si les Philippins n’étaient pas prêts pour l’indépendance, il ne tenait qu’à lui de tenter de les y préparer, en leur insufflant ce qui leur manquait, et notamment le fameux « sentiment national », si préjudiciel à toute organisation politique. Aussi développa-t-il un véritable programme qui s’incarna dans la fondation, en juillet 1892 à Manille, d’une société secrète d’influence maçonnique qui prit le nom de Liga Filipina14. L’ensemble des exigences rizaliennes se retrouvent clairement exposé dans les statuts, qu’il rédigea de façon à ce qu’ils s’articulent autour d’axes pouvant se résumer au moyen des verbes « unir, protéger, défendre, éduquer et développer ».

Cette Liga, dont la devise était Unus instar omnius, cristallise assurément Rizal tout entier, depuis la question de l’enseignement, qui ne cessa toute sa vie de le tarauder, jusqu’à la persistance de l’idéal pacifiste, puisqu’on n’y décèle aucun appel au soulèvement contre le pouvoir colonial espagnol en place, dont on pouvait prévoir au contraire le progressif étiolement, alors même que le peuple philippin, organisé et responsable, était en train de se constituer en nation.

L’arrestation de Rizal et la déportation immédiate dont il fit l’objet presqu’en exacte concomitance avec la création de La Liga en signala la fin prématurée, et l’on ne peut pour

11 H. GOUJAT, Réforme ou révolution ? …, op. cit., p. 569 et ss.

12 José RIZAL, « Lettre à Blumentritt », Berlin, 26-I-1887, in: The Rizal-Blumentritt Correspondence, L. 15, f°2 v et f°3 r.

13 José RIZAL, El Filibusterismo, chap. XXXIX, Le Père Florentino à Simoun, p. 401: «¿A qué la independencia si los esclavos de hoy serán los tiranos de mañana? »

14Cf., Hélène GOUJAT, « La Liga Filipina, creada por José Rizal en 1892, como balance político y base de un proyecto nacional para Filipinas », in : Actes du Congrès International : La Nación Soñada : Cuba, Puerto Rico y Filipinas ante el 98 », CSIC, Aranjuez : 24/28-IV-1995, Madrid : Doce Calles, 1996, p. 79-84.

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cela émettre aucun jugement objectif quant à l’éventuel succès qu’aurait pu remporter ce mouvement de veine nationaliste. Aussi, quoique La Liga nous semble donner la preuve la plus éclatante du cheminement logique de la pensée politique de Rizal, là n’est pas la raison pour laquelle nous avons tenu à convoquer ici l’une de ses ultimes productions. En effet, ce que Rizal livre dans La Liga, c’est un nouvel aspect de son talent pour l’écriture, cette fois mis au service de la rédaction de type juridique, qui vient s’ajouter à ceux que nous avons déjà pu mettre au jour, en évoquant ses dons pour l’expression poétique et la création romanesque, la verve éloquente qu’il sut mieux que quiconque faire épanouir au cœur de ses nombreux discours et essais, et enfin la toujours élégante prose dont l’ensemble de ses multiples échanges épistolaires reste empreint.

Rizal, en parfait polygraphe, s’illustra en effet avec un égal bonheur dans tous les genres auxquels il s’essaya, maniant sans cesse la plume dans le souci constant de se rendre utile à sa patrie. Aussi les hommages qui ne cessent de lui être rendus sont ils amplement mérités, qu’ils le signalent comme le père de la nation philippine ou comme celui des lettres philippines en langue espagnole.

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