Version auteur Article paru dans l’ouvrage Roman mystique, mystiques romanesques aux XXe et XXIe siècles, dir. Carole AUROY, Aude PRÉTA-DE BEAUFORT, Jean-Michel WITTMANN, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 231-247.
La mystique de l’aviation
dans les romans français de l’entre-deux-guerres
L’essor de l’aviation, au début du XXe siècle, frappe les imaginations comme une aventure spirituelle autant que technologique. En 1938 encore, Claudel exalte au passage d’un avion postal « l’arrachement de l’homme à la matière1 ». Les risques mortels pris par les pilotes avivent la fascination : aux premiers combats aériens de la Grande Guerre succède l’établissement des lignes de courrier, survolant des étendues hostiles avec des moyens techniques rudimentaires.
L’émotion de la conquête du ciel rencontre à cette époque l’engouement pour la mystique. Cette convergence est sensible chez trois écrivains forts d’une expérience personnelle du vol : Saint-Exupéry, Kessel, Malraux. Leurs récits aéronautiques, incluant biographies et témoignages autobiographiques, appellent une étude d’ensemble ; mais le concours qu’ils apportent au renouvellement du genre romanesque dans l’entre-deux-guerres éveille une attention particulière : les romans d’aviation se placent à l’intersection du roman d’aventures et du roman métaphysique. La poétique du roman d’action s’enrichit de la dimension contemplative qu’infuse le thème mystique, appelé par la symbolique de l’élan ascensionnel.
Cette conjonction toutefois ne va pas sans poser question. La laïcisation et la mise en fiction de l’aspiration mystique l’arrachent aux traditions religieuses dans lesquelles s’en est élaborée la notion, pour l’offrir à tous les jeux de l’imaginaire. Or, note Michel de Certeau,
« [q]uoi qu’on pense de la mystique, et même si l’on y reconnaît l’expérience d’une réalité universelle ou absolue, on ne peut en traiter qu’en fonction d’une situation culturelle ou historique particulière2 ». Il conviendra donc de voir dans quelle mesure les récits de vol produits dans la France de l’entre-deux-guerres remontent aux sources de la mystique chrétienne, pour porter une certaine clarté dans les expériences extatiques qu’ils relatent.
Ils révèlent surtout, au premier abord, les traits d’une mystique dite sauvage, bouleversement spontané de la conscience dont les sciences humaines de l’époque tentaient déjà de dégager les invariants à travers les cultures et par-delà même le terrain des religions.
Elle comble le besoin de romanesque, et en cela s’accorde magnifiquement au genre du roman d’aventures. Mais les œuvres sont aussi, on le verra, porteuses d’une dimension critique devant les expressions anarchiques du désir d’un contact immédiat avec le divin.
1 Paul Claudel, « L’étoile collective. Rêveries d’un homme retourné », Plein ciel, novembre 1937, dans Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 1306-1307.
2 Michel de Certeau, Le Lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, Paris, Gallimard / Éd. du Seuil, coll. Hautes Études, 2005, p. 324.
Une mystique sauvage
Le « sentiment océanique » que Romain Rolland décrit dans une lettre de 1927 se définit par la « sensation de l’éternel », hors de tout cadre religieux1. Plus récemment, Michel Hulin dégageait, sous le signe de la mystique sauvage, les traits communs d’ « extases laïques2 » qui donnent l’impression d’accéder au mystère du monde, dans une forme de connaissance par participation. Joseph Kessel, retraçant la biographie de Jean Mermoz, en produit une belle figuration lorsqu’il évoque le premier vol de l’aviateur, après avoir pris soin de désigner son éducation religieuse comme très sommaire3 :
Le vent le plus pur courait autour des ailes et du fuselage. […]
Et au milieu d’un grondement régulier et puissant comme celui des orgues et de l’océan, ce calme, ce silence, ce mystère vertigineux…
Mermoz eut le sentiment que des voiles se déchiraient un à un, qu’il approchait d’une vérité immanente, qu’il apprenait à la servir4.
L’aviation se révèle soudain au pilote comme « le chemin de l’infini5 ».
Une autre expérience de ravissement violent surgit quand le jeune aviateur est affecté, fin 1921, dans une escadrille du Levant. L’expérience du biographe, qui connut lui aussi l’arrivée sur Palmyre dans le flamboiement d’un soir d’hiver, lui permet de mesurer l’ébranlement infligé à la sensibilité par les vestiges de la cité de la reine Zénobie :
Mermoz en conserva durant toute sa vie le mystique éblouissement. Le désert à lui seul, donne le sens du divin. Mais […] lorsque l’on sait qu’une reine ardente et belle y gouverna des peuples disparus, la poésie des siècles, de la poussière humaine et d’une ombre magnétique rend plus dense et plus vivante l’action des sables et des pierres qui semblent soudain peuplés de sortilèges6. Au sentiment tragique d’une puissance écrasante se conjugue un sens du merveilleux que le lieu, jadis dédié au culte de Bel et de Baalshamin, oriente vers un paganisme panthéiste – le tout nimbé par la poésie romantique des ruines.
Mais les expériences extatiques vécues en plein ciel ont pour pointe spirituelle l’intuition de l’union des contraires, qui donne un horizon commun aux grandes traditions mystiques orientales et occidentales – celle du tout et du rien, du mobile et de l’immobile, de l’éphémère dans l’éternel. Dans Vent de sable, Kessel, passager d’un appareil de l’Aéropostale, exalte les étendues sauvages d’Afrique du Nord : « sur le bled […] il n’y avait rien. Rien que la masse ardente et lourde des rayons solaires auxquels il livrait sans limite, sans défense, sans haleine, son étendue mystérieuse par son dépouillement même et tragique par sa virginité7 ». Une
1 Romain Rolland, Lettre à Freud du 5 décembre 1927, citée par Michel de Certeau, op. cit., p. 323.
2 Michel Hulin, La Mystique sauvage, Aux antipodes de l’esprit (1993), Paris, PUF, coll. Quadrige, 2014, p. 295 (la formule est empruntée à Pierre Janet).
3 Elle se serait limitée à la réception du baptême et de la première communion, la mère du futur pilote s’étant détournée de la religion malgré une « crise de mysticisme violent » connue à l’adolescence (Joseph Kessel, Mermoz, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2013, p. 19).
4 Ibid., p. 47-48.
5 Ibid., p. 48.
6 Ibid., p. 65-66.
7 Kessel, Vent de sable, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997, p. 99-100.
écriture apophatique désigne l’indicible : « Là encore je me trouve sans force pour exprimer ce qui, alors, s’offrait à mes yeux », raconte l’écrivain, avant de s’exclamer : « […] quelle mobilité j’aperçois en face et à cause de l’immobile, avant que tout se soit rejoint et fondu1 ! » À l’admiration succèdent une angoisse indéterminée, puis une « fatigue de la sensibilité2 » qui laisse l’esprit s’évader, et enfin un « état d’abstraction3 ». Infiniment vulnérable en son engin triomphant, le pilote, lui, « semblait mort à tout, à la vie et à la mort même, à tout ce qui n’était point la passion de son âme intrépide, insensée, le vol sur le bled4 ».
Une pareille sensation de débordement traverse quelques scènes aériennes dans L’Espoir.
Le péril affronté lors du bombardement nocturne d’une usine à gaz arrache à la condition terrestre le mercenaire Leclerc et le volontaire Attignies. Exposé par la lune aux tirs de DCA, caché par les nuages, recueilli par la clarté stellaire, l’avion est pris dans un combat cosmique, au sortir duquel l’équipage baigne dans la clarté bleuâtre de l'habitacle. La durée et l’espace humains, contractés dans un instrument de vol et dans le corps des aviateurs, sont engloutis dans les durées astronomiques et les étendues intersidérales : « aucun geste humain n'était plus à la mesure des choses ; bien loin de ce cadran de guerre seul éclairé jusqu'à des lieues, l'euphorie qui suit tout combat se perdait dans une sérénité géologique5. ». La conscience est projetée dans un espace et un temps cosmiques disproportionnés à son habitation coutumière du monde. Les deux hommes s’y sentent dégagés du souci de leur mortalité. Le prix de l’héroïsme, liberté prise sur l’instinct de préservation individuelle, est une brève suspension de l’angoisse de finitude, dans la contemplation extatique et glorieuse d’une démesure qui anéantit l’ordre des préoccupations humaines.
Cette confrontation libératrice des aviateurs à leur mortalité leur ouvre l’accès à un plan d’existence supérieur : cette intuition s’exprime fortement chez Saint-Exupéry. Il relate dans Courrier Sud l’aventure des premières traversées aériennes du Sahara. Le narrateur s’adresse au héros de son récit, un pilote qui va s’écraser mortellement dans les sables : « Jacques Bernis, […] je dévoilerai qui tu es. […] Je dirai quel voyage tu accomplis. Comment tu soulèves les apparences, pourquoi les pas que tu fais à côté des nôtres ne sont pas les mêmes6. » Il évoque leurs souvenirs d’enfance communs. Au bord d’une citerne interdite, ils aimaient se sentir « perdus aux confins du monde », sur « l’envers des choses », loin des vaines agitations : « nous savions déjà que voyager c’est avant tout changer de chair »7. C’est cette aventure existentielle que le héros poursuit jusqu’à la mort, dans l’audace du pilotage.
Le roman suivant, Vol de nuit, retrace l’établissement de liaisons nocturnes pour le courrier d’Amérique du Sud, au prix d’une navigation périlleuse dans les ténèbres et les cyclones de la Cordillère des Andes. Le pilote Pellerin traverse une fureur cosmique suintant des pierres et de la neige, et vit une « rencontre » inoubliable : « un monde à peine différent, sur place, sortait de l’autre »8. Cette découverte de « l’autre face du décor9 » rejoint la
1 Ibid., p. 100.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 101.
4 Ibid.
5 André Malraux, L’Espoir, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 188.
6 Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994-1999, t. I, p. 92.
7 Ibid., p. 93.
8 Saint-Exupéry, Vol de nuit, dans Œuvres complètes, éd. cit , t. I, p. 120.
9 Ibid., p. 121.
confrontation à « l’envers des choses » évoquée dans Courrier Sud ; le changement de chair est violemment vécu par l’aviateur. En effet, « tout ce à quoi les hommes tiennent si fort s’était presque détaché de lui : il venait d’en connaître la misère1 ». Rivière, le responsable du réseau aérien, médite sur « le caractère sacré de l’aventure » : la grandeur du pilote est
« d’être simplement instruit, mieux que personne, sur ce que vaut le monde entrevu sous un certain jour » 2.
L’abnégation, donc, désancre de la terre les aventuriers de l’air. Kessel distingue de la masse des hommes voués au simple assouvissement de leurs besoins ceux que l’ « inaccessible seul3 » attire. Mermoz, tout jeune, en faisait partie : son biographe discerne dans son tempérament méditatif et dans son amour des lettres et des arts la « nécessité mystique4 » qu’allait combler la découverte de l’aviation. Dans une période sombre de sa vie, où désengagé de l’armée il tentait en vain de se faire embaucher par des lignes commerciales, il est décrit « comme un insensé, un illuminé, un inspiré qui, du fond du défilé où il se déchire, aperçoit l’Étoile invisible pour tous5 ».
Surprenant peut paraître le transfert de cette exigence sur le service du courrier postal, présenté comme une « religion6 ». Comment comprendre la « conviction impérieuse, mystique » avec laquelle les aviateurs proclament le courrier « sacré », au point de risquer pour sa ponctualité leur vie et celle de leurs compagnons7 ? Kessel évoque la rigueur exercée sur les aviateurs par Daurat, le directeur d’exploitation de l’Aéropostale, qui les galvanise à leur demander l’impossible. L’écrivain est lucide sur la fanatisation de ces hommes. Mais il reconnaît une beauté et un sens à cette mystérieuse impulsion : la seule raison d’être d’une ligne aérienne est de concurrencer les autres moyens de transport ; en cette période pionnière, la survie des premières lignes est suspendue au sacrifice de chacun à la ponctualité. C’est donc « leur vie d’hommes ailés, ce sont toutes les possibilités du vol que, sans le concevoir nettement, défendent les pilotes lorsqu’ils déifient le courrier8 ». L’écrivain valorise la
« flamme intérieure9 » qui court à travers les ardeurs religieuses, patriotiques, amoureuses ou, comme ici, professionnelles. Elle rattache les aviateurs à tous ceux que la passion déracine :
« s’il est un levier plus fort que les éléments et digne de se mesurer avec la mort, c’est bien celui qui meut l’amant, le mystique, le vagabond, le marin et le pilote dans sa carlingue10 ».
Chez Saint-Exupéry, Rivière assume la lourde responsabilité des risques pris par les pilotes de son réseau parce qu’ils sont pour l’aviation le seul moyen d’être compétitive. Il y a là bien plus qu’une logique commerciale :
Il pensa aux petites villes d’autrefois qui entendaient parler des « Îles » et se construisaient un navire. Pour le charger de leur espérance. Pour que les hommes pussent voir leur espérance ouvrir ses voiles sur la mer. Tous grandis, tous tirés hors d’eux-mêmes, tous délivrés par un navire. « Le
1 Ibid.
2 Ibid.
3 Kessel, Mermoz, éd. cit., p. 38-39.
4 Ibid., p. 39.
5 Ibid., p. 115.
6 Ibid., p. 125, 132.
7 Kessel, Vent de sable, éd. cit., p. 80.
8 Ibid., p. 83.
9 Ibid.
10 Ibid., p. 21.
but peut-être ne justifie rien, mais l’action délivre de la mort. Ces hommes duraient par leur navire1. »
Cette victoire sur l’éphémère au risque de la mort donne l’allure de noces mystiques à la relation des hommes à l’aviation. Dans la chair de Mermoz s’est imprimée l’ « empreinte » du désert, il a « connu le grand sacre », lorsqu’une panne dans un massif syrien l’a obligé à parcourir cent kilomètres à pied dans une chaleur écrasante et sous la menace de tribus féroces2 : « Quand à son réveil, le même désir de reprendre l’air le visita, il dut sentir que son véritable mariage avec l’aviation était consommé. La mort, il savait maintenant ce qu’était son approche. Il préférait mourir du vol que de vivre sans voler3. »
« Un saint ne naît jamais armé de la sainteté comme d’une cuirasse4 » : cette assertion soutient la description d’un itinéraire intérieur chez Mermoz, depuis le temps de son premier envoi en escadrille à Metz, où il s’évadait par la cocaïne et les plaisirs faciles d’un univers mesquin. Il restait à Palmyre de modeler « sa meilleure substance d’homme5 ». La description de ce travail n’est pas sans faire écho à l’aventure spirituelle des Pères fondateurs du monachisme chrétien, qui partirent au désert affronter les esprits de malice, et dont la Syrie fut justement une terre d’élection. Certes, l’aviateur est présenté comme inconscient d’un modelage opéré au sein des occupations quotidiennes. « Seulement ce labeur et ces distractions étaient d’une nature telle qu’il en reçut un pouvoir de force intérieure et de pureté contre lesquels les démons les plus subtils vinrent, par la suite, se briser6. »
Une mystique romanesque
Si cette mystique de l’exploit aérien s’apparente aux formes religieuses du désir d’absolu, elle leur donne des tonalités spécifiquement romanesques en conjuguant les thèmes de l’aventure, de l’exotisme, voire de l’amour. Joseph Kessel confie avoir été étourdi devant les noms lointains et mystérieux affichés sur les cartes de l’Aéropostale. La compagnie, pressent-il, « poursuit une œuvre de risque et d’amour », avec « ses bâtisseurs dans le désert, ses aventuriers, ses mystiques » ; son jeune élan ne s’épuisera que dans « la réussite définitive »7 – comme la tension d’un roman d’aventures ne tombe qu’au dénouement. Mais avant l’heure du dénouement – que sonnera l’avènement d’une aviation parfaitement mécanisée – l’aléatoire garde à l’entreprise ses enjeux existentiels palpitants. Mermoz a confié au romancier qu’il aurait « pu aussi bien être méhariste ou missionnaire8. » Le commentaire de Kessel reconnaît à l’aventure aéronautique une puissance sur l’imagination supérieure à celle de la vie nomade ou religieuse. Pour Mermoz, estime-t-il, l’escadrille constituait « à la fois l’aventure, le cloître, et la permission sans frein », selon une « notion romanesque et vraie »9. L’aviation des années 1920 offre à ses hommes la camaraderie dans le
1 Saint-Exupéry, Vol de nuit, éd. cit. p. 161.
2 Kessel, Mermoz, éd. cit., p. 77, 82.
3 Ibid., p. 82.
4 Ibid., p. 53.
5 Ibid., p. 70.
6 Ibid., p. 70-71.
7 Kessel, Vent de sable, éd. cit., p. 15.
8 Kessel, Mermoz, éd. cit., p. 40.
9 Ibid., p. 49.
danger qu’expérimentaient naguère les soldats en guerre ; mais c’est par l’exotisme de ses expéditions qu’elle comble leur désir d’aventure : « au lieu de la triste argile de Champagne, de l’enfer de Verdun, des boues de la Somme, ils avaient pour fond à leur vie de monastère, une mer étincelante, le chaud velours des nuits d’Orient, et l’odeur des orangers1 ».
La mystique de l’aviation se conjugue donc à merveille avec l’idéalisation caractéristique du romanesque. Selon Thomas Pavel, la question centrale qu’agite le roman est celle des rapports entre la vie et l’idéal moral ; dans sa première expansion, jusqu’à la fin du
XVIIe siècle, le genre incarne cet idéal moral dans des héros d’élite. L’aviateur Émile Lécrivain est dépeint par Kessel comme admirablement ingénu : « Il croyait que toutes choses étaient comme elles devaient être2 », confiant dans la sagesse des dirigeants politiques, la science des diplômés, le talent des écrivains. « Et cette foi était si touchante que l’on avait honte de savoir qu’elle s’appliquait si mal à la réalité… et que l’on ne détrompait pas Mimile3 », conclut Kessel. Ce portrait rejoint les réflexions des théoriciens sur le romanesque, monde de personnages idéalisés, servant des valeurs clairement départagées. Selon Jean- Marie Schaeffer, le romanesque « se présente en général comme un contre-modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur4 ». L’univers fictif qu’il déploie n’est pas structurellement différent du nôtre, mais les hommes s’y comportent différemment, de façon plus cohérente.
Émile Lécrivain, qui évolue mentalement dans un tel monde, éveille la nostalgie de son entourage ; lui-même est un personnage romanesque, par l’accord total de son comportement et de ses valeurs plus encore que par ses exploits. Cet accord s’étend au domaine amoureux : n’ayant vécu que deux grands amours, il se réserve chastement pour le troisième. « Cette incorruptible propreté, note Kessel, portée chez lui à un point quasi mystique, suivait également Lécrivain dans l’exercice de son métier. Il avait le sentiment de remplir une mission sacrée. Sentiment excessif, peut-être, et puéril. Mais la vie serait meilleure et plus belle si chacun, animé d’une flamme aussi vive, ne péchait que par cet excès-là5. » Une autre caractéristique de l’éthos romanesque se reconnaît : le monde romanesque est celui de « tous les excès6 », portant au paroxysme les caractéristiques physiques et morales – la beauté et la laideur sont extrêmes, le bien et le mal sans partage.
En Lécrivain se reconnaît un de ces cœurs purs qu’évoquent les Béatitudes. Mais son portraitiste souligne que la vertu n’est pas déterminée chez lui par une religion ; il la décrit comme l’état naturel d’un cœur qui se laisse gaiement charmer par les « romances en vogue7 » – grand lieu d’expression du romanesque sentimental. Le primat de l’affectivité est une composante de la mystique dite sauvage ; or il entre aussi dans la définition du romanesque, où l’action est motivée par la « composante passionnelle de [la] vie intérieure8 » des personnages, plus que par des raisons intellectuelles.
On comprend que la mystique romanesque de l’aviation prenne parfois une tournure plus sensualiste que l’idéal moral incarné par Lécrivain. Du reste, l’aventure mystique a une
1 Ibid., p. 57.
2 Kessel, Vent de sable, éd. cit., p. 47.
3 Ibid., p. 62.
4 Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », dans Le Romanesque, dir. G. Declercq et M. Murat, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004. p. 300 (souligné dans le texte).
5 Kessel, Vent de sable, éd. cit., p. 63.
6 J.-M. Schaeffer, art. cit., p. 297 (souligné dans le texte).
7 Kessel, Vent de sable, p. 64.
8 J.-M. Schaeffer, art. cit., p. 296.
double face, la jouissance ineffable du transport mystique contrastant avec l’ascétisme du travail intérieur qu’il déclenche. Dans la tradition chrétienne, la grâce de l’extase n’est qu’une étape, au début d’un trajet qui détache des voies sensibles celui qui s’y engage. La mystique amoureuse romanesque tend au contraire à faire de l’extase une finalité. Sous la plume de Kessel s’exprime un mysticisme sensualiste, quand Mermoz explore « Damas l’arabe, l’inaccessible, la reine du mysticisme et de la volupté ; Damas des contes et des poèmes1 ».
Quand l’aviateur tapisse son campement d’étoffes contemplées « avec une joie et une gravité religieuses d’enfant2 », le thème religieux glisse vers des accessoires matériels, qui stimulent le rêve mais substituent le plaisir d’appropriation et d’installation aux vertus de l’arrachement.
De retour en France, il reconstituera dans la maison de sa mère le décor de la tente de Palmyre et lui vouera « une adoration mystique3 ».
À Palmyre, Mermoz vit une aventure excitante : il se risque avec un ami dans le tombeau de la reine Zénobie un vendredi, jour interdit aux visiteurs et réservé aux chefs locaux. Par une fente, il surprend la femme d’un cheik bédouin, qui se baigne nue dans une source chaude. Le romanesque du danger se conjugue à celui de l’érotisme : si la femme dénonce leur présence en criant, « c’est la mort pour les sacrilèges4 ». Or elle sourit au jeune aviateur, qui reviendra seul au crépuscule en ce tombeau.
La narration adhère aux mouvements affectifs qui agitent l’audacieux séducteur, de même qu’elle exprimait une sympathie admirative pour le chaste Lécrivain. Des valeurs diverses sont exaltées, au fil des récits et au gré de leurs héros. L’adhésion romanesque se déplace sans peine de l’une à l’autre, au nom de l’intensité affective que leur service ardent confère à l’existence. Pourtant, la réflexion critique prend parfois le pas sur cette adhésion.
Un recul se marque par rapport à l’ivresse romanesque et à l’exaltation héroïque.
Visée critique et dépassement
Le primat de l’affect en effet voue aux entraînements intempestifs, et les élans héroïques sont prompts à dévier vers l’exaltation de soi. Rabroué pour avoir exhibé sa virtuosité de pilote, Mermoz s’entend rappeler que la Ligne est « une somme, et pas un tremplin5 ». Il comprend la leçon : la fusion dans l’œuvre collective offre à sa vie « un but mystique » et la férule de la Compagnie ordonne « ses aspirations confuses »6 ; il va désormais se lever tôt, renoncer aux plaisirs féminins pour une vie ascétique. Chez Kessel, l’expérience même du vol enseigne l’humilité. Son roman L’Équipage a pour protagoniste un aspirant engagé dans la Première Guerre mondiale, bouillant de rêves héroïques dont l’ivresse se dissipe à son premier vol : « Jean eut honte soudain du puéril orgueil qui l’avait agité. Il se trouva très faible, très humble et très petit. L’avion lui parut immobile, chétif, et il eut peur d’un châtiment terrible pour ceux qui osaient troubler l’agonie mystérieuse du jour7. » Plus violent est chez Malraux le dégonflement des prétentions de Leclerc, qui se sentait « libre d’une
1 Kessel, Mermoz, éd. cit., p. 73.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 102.
4 Ibid., p. 76.
5 Ibid., p. 136.
6 Ibid., p. 136-137.
7 Kessel, L’Équipage, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2006, p. 51.
liberté divine1 » au moment de bombarder l’usine à gaz, dans L’Espoir. La suite révélera les limites de sa vaillance : lors d’un autre vol, privé de son habituelle ration d’alcool, il prend la fuite devant le spectacle horrible de corps qui jaillissent d’un avion désintégré devant lui. De plus, le basculement extatique vécu par les aviateurs dans l’immensité cosmique n’est qu’une brève parenthèse, avant le retour à la réalité de la guerre : à terre, ils voient des camions ennemis avancer vers une ville, menace de tuerie. L’arrachement à la condition terrestre n’est qu’une composante incomplète de la grandeur authentique, dans laquelle prime le souci de la mission et de la ville à protéger.
Un frein puissant est donc mis à l’hybris de la conquête du ciel et de l’exploit guerrier par l’authenticité supérieure de l’engagement humble dans l’action collective. Les limites des forces humaines ne sont pas seules en cause : les valeurs elles-mêmes sont atteintes, ou plus exactement la limpidité de leur service. Si le monde romanesque est un monde de valeurs clairement départagées, le contexte de l’entre-deux-guerres s’y accorde mal : les convulsions historiques y portent à incandescence leur conflit tragique.
Kessel en prête l’expérience à Mermoz dans son escadrille du Levant, quand sa joie de recevoir un avion neuf est altérée du remords d’en user pour mitrailler les tribus bédouines révoltées contre l’occupation française, au nom d’une hypocrite justification « civilisatrice2 ».
Kessel attribue la mélancolie chronique de l’aviateur à « son désir impossible du parfait et de l’infini3 ». Par chance, la mission de Mermoz s’infléchit, puisqu’on le met aux commandes d’un avion sanitaire qui rend à sa pureté l’héroïsme de l’angélique « brancardier ailé4 ». Mais une solution si simple n’est pas toujours accessible, et ne résout pas les contradictions inscrites au sein de l’action guerrière. Un des aviateurs de L’Espoir éprouve en bombardant des camions ennemis le malaise de se sentir « à la fois justicier et assassin5 ». L’action contredit les valeurs qui la motivent ; l’idéal de fraternité républicaine, opposé à la violence et à l’injustice fascistes, a la violence pour moyen et se retourne en injustice, en cet instant où la lutte se fait à armes inégales. Un autre aviateur, lui, « résolvait ses problèmes éthiques6 » par des risques superflus, en bombardant bas pour rétablir un semblant d’équité dans la joute.
Mais s’exposer gratuitement revient à desservir son propre camp et donc l’idéal qu’il porte.
La guerre subordonne le service des valeurs à l’efficacité. Le service de la justice et le respect de la vie humaine se font concurrence, et la justice elle-même est lézardée. « Une contradiction non dialectique, voilà le tragique, écrit Paul Ricœur. […] Qu’une valeur ne puisse être réalisée sans qu’une autre valeur également positive doive être détruite, voilà encore le tragique7. »
Chez Saint-Exupéry, ce tragique ne requiert pas même, dans Vol de nuit, le contexte paroxystique de la guerre. Le chef de réseau maintient au prix d’injustices la discipline nécessaire à la sécurité collective ; l’existence lui apparaît comme une suite de décisions incertaines, au sein de l’entrechoquement des valeurs. Il fait retour sur cette « vérité ennemie » de la sienne, qu’incarne la femme d’un pilote en perdition : la beauté de cette jeune
1 Malraux, op. cit., p. 186.
2 Kessel, Mermoz, éd. cit., p. 60.
3 Ibid., p. 62.
4 Ibid., p. 84.
5 Malraux, op. cit., p. 89.
6 Ibid., p. 87.
7 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 456.
épouse « révélait aux hommes le monde sacré du bonheur. Elle révélait à quelle matière auguste on touche, sans le savoir, en agissant. »1 Deux conceptions, également légitimes, du sens de la vie se heurtent : l’exigence du bonheur n’est pas ressentie comme inférieure à la grandeur que l’homme trouve à offrir son existence éphémère à la durée d’une vaste aventure.
C’est sur de telles contradictions éthiques que s’enclenche la critique de la mystique sacrificielle, suspecte de les esquiver. Malraux montre les anarchistes engagés dans la guerre civile espagnole ivres d’abnégation, au point de laisser leur vie dans des actions flamboyantes et inefficaces, « saouls d’une fraternité dont ils savent qu’elle ne peut pas durer comme ça2 ».
Dans ce rêve mystique d’une atteinte immédiate et absolue de leur idéal, ils fuient, comme l’aviateur inutilement téméraire, les contradictions éthiques qui minent tragiquement l’action humaine. Plus largement, les combattants animés par des exigences morales fortes, écartelés par les compromis que requiert la gestion politique du conflit, trouvent dans l’ « idée de [leur]
sacrifice3 » le seul moyen de relier la noblesse morale à la révolution. La valeur de leur offrande n’est pas récusée : ils donnent sens à la lutte et sont les germes de l’armée organisée dont le roman raconte le déploiement. Mais le sacrifice est à dégager de toute exaltation suspecte.
Les réflexions de René Girard aident à penser le lien entre la contagion de la violence et la logique sacrificielle. Menacées d’implosion par cette contagion, les communautés humaines se ressoudent en dérivant la violence qui les travaille vers une victime présumée responsable de la crise – phénomène bien connu du bouc émissaire. Dans un passé immémorial, l’efficacité du processus aurait conduit à y lire l’action d’une volonté divine et à instaurer des rites reproduisant symboliquement la crise originelle, pour réactiver l’effet bénéfique de sa résolution. En ces cérémonies, la victime est sacralisée en raison du rôle qu’elle joue dans le retour à l’ordre. On comprend alors que l’ivresse du sacrifice puisse être suspecte du désir, obscur, de « se sacraliser4 ».
Or la révélation judéo-chrétienne introduit une lucidité progressive sur ce qu’il en est du sacrifice, en montrant innocente la victime émissaire et en dissipant l’image d’une divinité qui se plairait aux sacrifices sanglants : à la logique des sacrifices archaïques, qui canalisent la violence mais la perpétuent en lui donnant une satisfaction partielle, est opposée la logique non violente du pardon, qui rompt radicalement la spirale meurtrière des agressions réciproques. La contagion de l’amour est substituée à celle de la violence ; le don de soi valorisé par le christianisme a pour moteur la volonté de donner la vie, et non l’idée d’un tribut sanglant à acquitter. Mais, note l’anthropologue, la logique sacrificielle archaïque est si ancrée en l’homme que ce retournement est souvent mal perçu, et que l’usage religieux du vocabulaire sacrificiel est ambigu. De fait, dans la France de la première moitié du XXe siècle, le discours de l’éducation catholique était imprégné d’accents doloristes qui faisaient de la propension à se sacrifier une valeur en soi. Parallèlement, dans les discours patriotiques, les appels à l’immolation se multipliaient. L’air ambiant était donc imprégné d’une idéologie du sacrifice puissante, qui alliait à la générosité du don de soi une plus obscure et archaïque
1 Saint-Exupéry, Vol de nuit, éd. cit. p. 159.
2 Malraux, op. cit., p. 179.
3 Ibid., p. 184.
4 René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 321 (souligné dans le texte).
complaisance dans la violence. Il est frappant de voir s’opérer chez Saint-Exupéry, comme chez Malraux, non seulement une critique, mais un travail de conversion de ces logiques obscures.
Comme L’Espoir en 1937, Pilote de guerre est écrit aux États-Unis, où Saint-Exupéry est arrivé au Nouvel An 1941 après la capitulation de la France. L’écrivain y évoque les missions de son groupe de reconnaissance à l’hiver 1939-1940. Un lexique sacrificiel obsédant envahit le récit des dernières semaines de combat : « On sacrifie les équipages comme on jetterait des verres d’eau dans des incendies de forêt », gâchis de vies « absurde », puisqu’il se sait impuissant à contrer l’avance allemande1. Il ne nourrit plus l’espoir, mais sert,
« [p]ieusement2 », les seules lois de la guerre. Saint-Exupéry ne dénigre pas le sacrifice, mais il reconnaît manquer « de concept directeur, de langage clair3 ». Quand il évoque les moments où il s’apprêtait à donner sa vie, il récuse toute « ivresse de sacrifice »4. Il présente son camarade aviateur Hochedé comme « une sorte de saint, qui a atteint cet état de don permanent qui est sans doute l’achèvement de l’homme5 » : la dynamique positive de la générosité est expurgée de tout ce que le thème du sacré charrie d’obscur, quand il stimule un désir narcissique de glorification de soi. C’est par l’amour – celui de tel village à protéger – que l’écrivain définit la force spirituelle qui pousse à mener, contre toute raison, un combat perdu d’avance.
Le risque de mort consenti est créateur de relations. Avec ses compagnons d’escadrille, d’abord : il a acquis le droit « de participer. D’être lié. De communier. D’être plus que |lui]- même6 ». C’est aussi à la foule en exode qu’il se sent uni, lorsqu’il la survole : l’aviateur
« l’épouse dans le soir comme un berger qui, d’un coup d’œil, recense, rassemble et noue le troupeau7 ». Ce sens du lien s’universalise. Certes, on est loin ici d’un radicalisme non violent : l’ouvrage vise à convaincre les États-Unis d’entrer en guerre. Mais l’écriture œuvre à freiner au cœur même de l’action violente la contagion de la violence : elle substitue la responsabilité de chacun au renvoi en chaîne de l’accusation des autres, fraction non héroïque de la communauté nationale ou fraction attentiste de la communauté internationale ; jamais non plus une écriture de haine ne donne à l’ennemi un visage odieux. Les logiques archaïques de désignation de boucs émissaires sont répudiées. Le « consentement au sacrifice » des Français qui ont donné leur vie transforme la défaite en chemin de résurrection, la graine acceptant de « pourrir » pour que soit créé l’arbre, c’est-à-dire pour que s’éveille en d’autres nations la résistance au nazisme8. L’image évangélique figurait déjà chez Malraux. Le sommet lyrique de L’Espoir et du film qui en fut tiré est atteint au dénouement d’une mission aérienne qui a consacré l’assomption du lien humain dans l’image d’avions volant « aile contre aile9 », et au cours de laquelle un équipage s’est écrasé dans la montagne : le pommier entouré de fruits pourrissants devant lequel passe le cortège de villageois escortant les civières symbolise la fécondité du don de soi.
1 Saint-Exupéry, Pilote de guerre, dans Œuvres complètes, éd. cit. t. II, p. 114-115.
2 Ibid., p. 117.
3 Ibid., p. 119.
4 Ibid. p. 137.
5 Ibid., p. 134.
6 Ibid., p. 200.
7 Ibid.
8 Ibid., p. 177.
9 Malraux, op. cit., p. 390.
Mais à quelle transcendance adosser l’humanisme universel et fraternel qu’entendent refonder les écrivains, conscients de l’ébranlement du socle chrétien de la culture occidentale ? Saint-Exupéry médite sur le glissement qui a déplacé la fondation des valeurs jadis ancrées dans la sainteté divine : respect d’autrui et de soi-même, espérance, liberté ;
« frères en Dieu », les hommes sont devenus « frères en l’homme »1. Or la catastrophe mondiale l’oblige à constater la faillite de cet humanisme. À l’heure où l’humanité s’est montrée travaillée par des déterminismes aveugles, la fraternité vécue jusqu’au don total sourd de l’action comme un mystère, le mystère d’une impulsion sans rétribution. « Il est certain que pour un agnostique, confie Malraux, la question majeure de notre temps devient : peut-il exister une communion sans transcendance, et sinon, sur quoi l’homme peut-il fonder ses valeurs suprêmes ? Sur quelle transcendance non révélée peut-il fonder sa communion ? J’entends de nouveau le murmure que j’entendais naguère : à quoi bon aller sur la lune si c’est pour s’y suicider2 ? »
Chez Saint-Exupéry, l’homme ne se confond ni avec un individu particulier, ni avec une idée abstraite : il est une réalité à faire advenir, par la voie des actes. Chez Malraux, l’exploration romanesque fait signe vers ce que Levinas nomme « l’humanisme de l’autre homme3 » : une transcendance se donne à rencontrer lorsque la vulnérabilité de l’autre m’adresse un appel à responsabilité, me somme de prendre en charge sa fragilité. La transcendance ainsi décrite n’est pas celle d’un Dieu révélé ; elle n’en ouvre pas moins la dimension de l’infini, car elle ouvre à l’extérieur la totalité que formait le moi, naturellement replié sur sa propre préservation. Cet événement trouve chez Malraux des figurations fortes, notamment quand l’épiphanie du visage de l’autre lance le thème de la fraternité dans l’obscurité d’une carlingue traversée par la fulgurance des obus : quand s’éteint leur éclat mortel, « chacun est habité par les visages fraternels un instant apparus4 ».
La question du lien entre les aviateurs est au cœur de L’Équipage. Le seul personnage qui se dise croyant est le capitaine de l’escadrille, figure du don de soi et foyer de la cohésion de ses hommes. Mais la fin du livre opère une entrée intuitive dans le mystère de l’affrontement entre les forces de division et la puissance de la communion fraternelle, soutenue par un symbolisme christique. L’argument mélodramatique du roman – un aviateur découvre que sa maîtresse est la femme de son compagnon d’équipage – permet à Kessel de désigner dans la rivalité des doubles, bien avant la vulgarisation des analyses anthropologiques, la forme élémentaire de la violence, et de projeter en plein ciel, dans un échange de regards, la force salvatrice d’une dynamique de réconciliation.
Puissantes sont donc les interrogations qu’engendre chez Saint-Exupéry, Kessel et Malraux l’arrachement des aviateurs à la terre. La tension vers un idéal, la sortie de soi dans l’extase cosmique ou dans le lien fraternel des équipages font consonner les expériences vécues en vol avec des traditions mystiques revisitées sur le mode romanesque. Mais l’admiration chez les trois auteurs se déporte sensiblement de l’exploit aventureux vers la sobriété, voire l’humilité d’une responsabilité assumée. Dans Terre des hommes, Saint-
1 Saint-Exupéry, Pilote de guerre, éd. cit., p. 217.
2 Malraux, cité par Pierre Bockel dans L’Enfant du rire, Paris, Grasset, 1973, p. 22-23.
3 Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme (1972), Paris, Le Livre de Poche, 1987.
4 Malraux, op. cit., p. 236.
Exupéry détache la vertu de ce qui la relie spécifiquement à un métier aventureux, pour unir le courage de l’aviateur Guillaumet à celui d’un obscur jardinier lié d’amour à la terre qu’il bêche. Le Petit Prince n’est plus un récit d’aviation. Le pilote est à terre – en panne et à l’écoute d’un enfant, jardinier de sa rose. Le désir d’une ouverture de l’invisible au regard intérieur ne s’en prolonge pas moins, sous un ciel où la présence divine se fait incertaine, quoique le rire du Petit Prince y allume une étoile. La principale convergence des itinéraires spirituels tracés par ces récits d’aviation de l’entre-deux-guerres se situe probablement dans la révélation d’une transcendance en l’homme, en l’autre homme, non pas figure collective ou notion abstraite, mais appel incarné à la responsabilité. Sans doute cette incarnation est-elle une des marques les plus sensibles imprimées par l’héritage chrétien des trois auteurs sur la mystique sauvage à laquelle donne voix leur sens du romanesque.
Dans la seconde moitié du siècle, l’inspiration littéraire trouvée dans l’aviation se tarit.
Certes, Blaise Cendrars évoque Saint-Exupéry dans La Vie dangereuse et unit en Joseph de Cupertino, dans Le Lotissement du ciel, les figures du saint et de l’aviateur, pour leur commun élan ascensionnel. Mais Romain Gary, lieutenant-observateur dans les Forces Aériennes Françaises Libres, n’exploite guère la veine romanesque du récit de vol et Philippe Forest, fils de pilote, rend sensible dans Gens des nuages le désenchantement progressif de l’aventure aéronautique du XXe siècle. Hiroshima et l’expansion rentable d’une aviation commerciale sécurisée auraient-ils eu raison du rêve ? Le romanesque de l’aventure survit pourtant dans la bande dessinée et sur les écrans ; si la dimension mystique de la chevalerie céleste se dilue dans les exploits des sympathiques Tanguy et Laverdure, il n’est pas dit qu’elle se soit évanouie : les espaces ouraniens s’agrandissent d’une dimension interstellaire pour offrir un espace de projection aux interrogations sur la condition humaine et son désir d’envol.
Carole AUROY
Université d’Angers – CIRPaLL (EA 7457)