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ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE : DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR DISCIPLINAIRE

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ANTHROPOLOGIE ET HISTOIRE : DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR DISCIPLINAIRE

Michel Naepels

Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales » 2010/4 65e année | pages 873 à 884

ISSN 0395-2649 ISBN 9782713222429

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-annales-2010-4-page-873.htm

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Introduction

de l’autre côté du miroir disciplinaire

Michel Naepels

Les premiers mots de l’article que Marshall Sahlins publia dansThe Journal of Modern Historyen 1993 signalent l’une des directions dans lesquelles l’écriture anthropo- logique s’est développée, en renforçant son lien avec l’histoire, en même temps qu’ils indiquent l’importance théorique de cette évolution : « Dans le vacarme suscité par la nouvelle anthropologie réflexive, qui exaltait l’impossibilité de comprendre de façon systématique un Autre insaisissable, une forme différente de prose ethno- graphique s’est développée, avec beaucoup plus de calme, presque sans que nous nous en rendions compte, et avec certainement beaucoup moins d’angoisse épistémo- logique. Il s’agit des nombreux travaux d’ethnographie historique qui cherchent à associer la connaissance que l’on peut avoir d’une communauté par l’expérience de terrain et le savoir sur son passé qu’apportent les archives. [...] Mais seuls quelques chercheurs – notamment Barney Cohn, Jean Comaroff, John Comaroff et Terry Turner – se sont vraiment aperçus qu’une ethnographie prenant en compte le temps et la transformation est une autre manière d’aborder l’objet anthropologique et implique la possibilité de modifier les façons mêmes de penser la culture1. » Ce dossier rassemble des recherches mettant en œuvre de tels renouvellements de l’écriture anthropologique par l’histoire, en même temps qu’il voudrait faire connaître quelques-uns des champs problématiques qu’ils ouvrent2.

1 - Marshall SAHLINS,La découverte du vrai Sauvage et autres essais, Paris, Gallimard, 2007, p. 265-266.

2 - Je remercie Julie Biro, Isabelle Grangaud, Éric Jolly et Sylvain Perdigon pour leurs commentaires sur une première version de ce texte, ainsi qu’Étienne Anheim pour son

regard amical et critique dans la préparation de l’ensemble de ce dossier. 8 7 3

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Comme le remarque de son côté l’historienne australienne Bronwen Douglas,

« depuis les années 1980, de nombreux anthropologues, sensibles aux accusations qui étaient portées contre eux d’essentialisme, de primitivisme ou d’orientalisme se sont convertis à l’histoire, et ont admis que les sociétés ‘traditionnelles’ isolées et authentiques de la romance anthropologique étaient en vérité toujours incluses dans des systèmes coloniaux ou mondiaux. Simultanément, les historiens sociaux et culturels ont puisé dans le répertoire de concepts de l’anthropologie. Pourtant, leurs perspectives respectives sur le passé continuent de différer d’une manière significative3». Les échanges entre histoire et anthropologie s’appuient sur la proxi- mité épistémologique des différentes disciplines des sciences sociales4. Pour autant, les évolutions qu’évoquent tant M. Sahlins que B. Douglas ne tendent pas à la fusion disciplinaire de l’histoire et de l’anthropologie, ne serait-ce que pour des raisons de sociologie et de démographie des sciences. Après le moment de centra- lité et de confiance qu’ont pu incarner la figure et l’œuvre de Claude Lévi-Strauss, l’anthropologie n’est pas exempte de craintes parfois obsidionales ; elle n’est pour- tant pas dénuée de capacités d’innovation théorique, ni non plus de liberté dans les formes d’écriture qu’elle autorise. Le croisement entre l’histoire et l’anthropo- logie au sein de la discipline historique a été largement exploré, notamment autour de l’élaboration du concept d’« anthropologie historique5». Nous proposons dans ce numéro de déplacer le regard de l’autre côté du miroir disciplinaire : à leur façon, sur des objets empiriques singuliers, certains anthropologues ne se reconnaissent pas dans le partage des savoirs que défendait C. Lévi-Strauss6et poursuivent un dialogue productif avec la discipline historique7ou, pour le dire plus simplement, développent leurs propres usages de l’histoire.

3 - Bronwen DOUGLAS,Across the great divide: Journeys in history and anthropology, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 1998, p. 8.

4 - Voir notamment Paul VEYNE,Comment on écrit l’histoire(augmenté de)Foucault révolu- tionne l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1978 ; Jean-Claude PASSERON,Le raisonnement socio- logique.L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.

5 - « Introduction »,in« Pour une anthropologie historique. La notion de réciprocité », nospécialAnnales ESC, 29-6, 1974, p. 1309 ; André BURGUIÈRE, « L’anthropologie histo- rique », inJ. LEGOFF (dir.),La nouvelle histoire, Bruxelles, Complexe, [1978] 1988, p. 137-165 ; Lucette VALENSIet Nathan WACHTEL, « L’anthropologie historique »,in J. REVELet N. WACHTEL(dir.),Une école pour les sciences sociales. De la VIesection à l’École des hautes études en sciences sociales,Paris, Éd. du Cerf/Éd. de l’EHESS, 1996, p. 251-274.

Voir également Philippe MINARDet al., « Histoire et anthropologie, nouvelles conver- gences ? »,Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 49-4 bis, 2002, p. 81-108.

6 - Claude LÉVI-STRAUSS, « Histoire et ethnologie »,Revue de Métaphysique et de Morale, 54-3/4, 1949, p. 363-391, rééditéin Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 9-39 ; et son débat avec Fernand Braudel en 1960 : « L’anthropologie sociale devant l’histoire », Annales ESC, 15-4, 1960, p. 625-637, extrait de la leçon inaugurale de la chaire d’anthropo- logie sociale faite au Collège de France le mardi 5 janvier 1960, publiéein« Le champ de l’anthropologie »,Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, 1973, p. 11-44. Voir François HARTOG, « Le regard éloigné : Lévi-Strauss et l’histoire », in M. IZARD (dir.),Lévi- Strauss, Paris, Éd. de l’Herne, 2004, p. 313-319.

7 - Brian K. AXEL(dir.),From the margins: Historical anthropology and its futures, Durham, Duke University Press, 2002 ; Aletta BIERSACK, « History and theory in anthropology », 8 7 4

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Un débat continué autour de l’histoire

L’approche historique n’est certes pas neuve en anthropologie. On sait qu’elle est constitutive de son moment évolutionniste – celui-ci ayant été légitimement dénoncé comme histoire conjecturale et spéculative. C’est à partir de la critique de l’évolutionnisme que se comprend l’ancrage de l’anthropologie fonctionnaliste et culturaliste dans l’enquête ethnographique de terrain, qui suscita des modes de description non seulement synchroniques mais aussi très souvent hors du temps, sans prise en compte de la temporalité ni des dynamiques sociales. La conférence Marett donnée par Edward Evans-Pritchard en 1950 invitait les anthropologues à retrouver une perspective historique et diachronique8. L’œuvre d’Edmund Leach analysant au long d’une période de 150 ans les deux modèles d’organisation poli- tique existant chez les Kachin de Birmanie, et les logiques de leurs transforma- tions – l’ordre égalitaire et démocratiquegumlaoet l’organisation hiérarchiséegumsa– illustra cette nouvelle préoccupation pour les dynamiques internes de transforma- tion des équilibres sociaux9. Parallèlement, la notion de « situation » permettait à

inA. BIERSACK(dir.),Clio in Oceania: Toward a historical anthropology, Washington, Smith- sonian Institution Press, 1991, p. 1-36 ; Robert BOROFSKY, « An invitation »,inR. BOROFSKY

(dir.),Remembrance of Pacific pasts: An invitation to remake history, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2000, p. 1-30 ; Bernard S. COHN,An anthropologist among the historians and other essays, Delhi, Oxford University Press, 1987 ; Nicholas DIRKS, « Is vice versa?

Historical anthropologies and anthropological histories »,inT. J. MCDONALD(dir.),The historic turn in the human sciences, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 17- 51 ; James D. FAUBION, « History in anthropology »,Annual Review of Anthropology, 22, 1993, p. 35-54 ; Clifford GEERTZ, « History and anthropology »,Available light: Anthropo- logical reflections on philosophical topics, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 118-133 ; Raymond JAMOUSet Aurore MONOD-BECQUELIN(dir.), « Anthropologie et histoire. Réflexion sur les cinq continents »,Ateliers, 17, 1997 : http://www.mae.u-paris10.fr/

ateliers/index.html ; Rena LEDERMAN, « Changing times in Mendi: Notes towards wri- ting highland New Guinea history »,Ethnohistory, 33-1, 1986, p. 1-30 ; Isabelle MERLE

et Michel NAEPELS, « Comme à la limite de la mer... », inI. MERLEet M. NAEPELS

(dir.),Les rivages du temps. Histoire et anthropologie du Pacifique, Paris, L’Harmattan,2003, p. 11-32 ; Emiko OHNUKI-TIERNEY(dir.),Culture through time: Anthropological approaches, Stanford, Stanford University Press, 1990.

8 - Edward EVANS-PRITCHARD, « L’anthropologie sociale : son évolution des origines à nos jours »,Les anthropologues face à l’histoire et à la religion, [1962] 1974, p. 9-28. Sa critique du fonctionnalisme suscita la réplique d’Isaac SCHAPERA, « Should anthropo- logists be historians? »,The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 92-2, 1962, p. 143-156, qui, entre autres choses, rappelait que les travaux fonctionnalistes sont loin d’avoir tous ignoré l’histoire des groupes qu’ils étudiaient : voir Bronislaw MALINOWSKI, « Introductory essay: The anthropology of changing African cultu- res »,Methods of study of culture contact in Africa, Londres, Oxford University Press, 1938, p.VII-XXXVIII. On se référera aussi à l’excellente monographie de Sharon E. HUTCHINSON, Nuer dilemmas: Coping with money, war and the state, Berkeley, University of California Press, 1996, sur l’histoire et l’historicité des Nuer étudiés par E. Evans-Pritchard.

9 - Edmund LEACH,Political systems of highland Burma: A study of Kachin social structure,

Londres, G. Bell & Sons, 1954. 8 7 5

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Max Gluckman10, et plus largement à l’École de Manchester11, de défaire l’identi- fication abusive de la synchronie à la statique. Ce même mouvement, représenté en France par l’œuvre de Georges Balandier12, et appuyé sur une évidence parta- gée par les spécialistes de l’Afrique de la nécessité de prendre en compte l’histoire (notamment précoloniale) pour comprendre le présent, se déploya dans un ensemble d’œuvres de grande ampleur parmi les anthropologues africanistes français, tels que Jean Bazin13, Michel Izard14ou Emmanuel Terray15. On peut dès lors s’inter- roger sur la nécessité de répéter la critique formulée par E. Evans-Pritchard il y soixante ans, ou, réciproquement, sur la façon récurrente dont l’anthropologie tend à se construire contre l’histoire, comme son reste. Un certain nombre de tentatives de conciliation entre le formalisme structuraliste et la prise en compte conjointe de l’événementialité et de la temporalité ont toutefois émergé, dont témoignent des œuvres aussi diverses que celle de M. Sahlins16ou de Nathan Wachtel17.

10 - Max GLUCKMAN, « Analysis of a social situation in modern Zululand »,Bantu Studies, 1, 1940, p. 1-30 et 2, 1940, p. 147-172.

11 - Victor W. TURNER,Schism and continuity in an African society: A study of Ndembu village life, Manchester, Manchester University Press, 1957 ; Jaap VANVELSEN, « The extended-case method and situational analysis », inA. L. EPSTEIN (dir.),The craft of social anthropology, Londres, Tavistock, 1967, p. 129-152.

12 - Georges BALANDIER, « La situation coloniale : approche théorique »,Cahiers inter- nationaux de sociologie, 11, 1951, p. 44-79.

13 - Jean BAZIN, « Guerre et servitude à Ségou »,inC. MEILLASSOUX(dir.),L’esclavage en Afrique précoloniale, Paris, Maspero, 1975, p. 135-181 ;Id., « État guerrier et guerres d’État », inJ. BAZINet E. TERRAY(dir.),Guerres de lignages et guerres d’État en Afrique, Paris, Éd. des archives contemporaines, 1982, p. 321-374 ;Id., « Princes désarmés, corps dangereux. Les ‘rois-femmes’ de la région de Segu »,Cahiers d’Études africaines, 111- 112, 1988, p. 375-441. Pour une autre approche d’anthropologie historicisée de la même région, on se reportera à Giuseppina RUSSO, « Kèlèdenyasira. L’arte della guerra. Pratica delle armi e identità a Kignan (Mali) »,inF. VITI(dir.),Guerra e violenza in Africa Occiden- tale, Milan, F. Angeli, 2004, p. 38-82.

14 - Michel IZARD,Gens du pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga (bassin de la Haute-Volta blanche), Cambridge/Paris, Cambridge Uni- versity Press/Éd. de la MSH, 1985 ;Id., Le Yatenga précolonial. Un ancien royaume du Burkina, Paris, Karthala, 1985 ;Id.,L’odyssée du pouvoir. Un royaume africain : État, société, destin individuel, Paris, Éd. de l’EHESS, 1992 ;Id.,Moogo. L’émergence d’un espace étatique ouest-africain au XVIesiècle. Étude d’anthropologie historique, Paris, Karthala, 2003. Pour une autre approche d’anthropologie historicisée de la même région, on se reportera à Junzô KAWADA,Genèse et dynamique de la royauté : les Mosi méridionaux (Burkina Faso), Paris, L’Harmattan, 2002.

15 - Emmanuel TERRAY, « Nature et fonctions de la guerre dans le monde akan XVIIe- XIXesiècles »,inJ. BAZINet E. TERRAY(dir.),Guerres de lignages...,op. cit., p. 375-421 ; Id., « L’État, le hasard et la nécessité. Réflexions sur une histoire »,L’Homme, 97-98, 1986, p. 213-224 ;Id.,Une histoire du royaume abron du Gyaman des origines à la conquête coloniale, Paris, Karthala, 1995.

16 - Marshall SAHLINS, Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard/LeSeuil, [1985] 1989 ; Id.,Apologies to Thucydides: Understanding history as culture and vice versa, Chicago, The University of Chicago Press, 2004 ;Id.,La découverte du vrai Sauvage...,op. cit.

17 - Nathan WACHTEL,Le retour des ancêtres. Les Indiens Urus de Bolivie, XXe-XVIesiècle.

Essai d’histoire régressive, Paris, Gallimard, 1990.

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Les publications anglo-saxonnes qui critiquèrent épistémologiquement dans les années 1980 le caractère anhistorique des descriptions ethnographiques clas- siques, notamment les analyses de Johannes Fabian18et de Nicholas Thomas19, furent certainement décisives pour l’évolution récente des problématiques des ethnologues dans leur articulation avec les opérations de recherche historiennes.

Plus que la simple considération du passé, c’est la prise en compte, d’une part, de dynamiques sociales internes aux groupes considérés et, d’autre part, de régimes variables d’historicité qui devient alors possible et nécessaire. C’est ce qu’établirent également, chacune à sa manière, de multiples démonstrations monographiques, particulièrement nombreuses en langue anglaise dans les décennies 1980 et 199020. L’inflexion historiciste de l’œuvre de M. Sahlins date au demeurant de cette même période21. On peut remarquer le caractère tardif et extrêmement partiel des traduc- tions en français de ces œuvres importantes22, correspondant à une appropriation et

18 - Johannes FABIAN,Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, Anacharsis, [1983] 2006.

19 - Nicholas THOMAS,Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours anthropo- logique, Paris, Belin,[1989] 1998.

20 - Citons, parmi les plus significatives, Ruth BEHAR, The presence of the past in a Spanish village: Santa María del Monte, Princeton, Princeton University Press, 1986 ; Robert BOROFSKY,Making history: Pukapukan and anthropological constructions of knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Nicholas B. DIRKS, The hollow crown:

Ethnohistory of an Indian kingdom, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Richard G. FOX,Lions of the Punjab: Culture in the making, Berkeley, University of California Press, 1985 ; Deborah B. GEWERTZ,Sepik River societies: A historical ethnography of the Chambri and their neighbors, New Haven, Yale University Press, 1983 ; David LAN,Guns&rain:

Guerrillas &spirit mediums in Zimbabwe, Londres/Berkeley, J. Currey/University of California Press, 1985 ; Richard PRICE,Les premiers temps. La conception de l’histoire des Marrons saramaka, Paris, Éd. du Seuil, [1983] 1994 ; Renato ROSALDO,Ilongot headhun- ting, 1883-1974: A study in society and history, Stanford, Stanford University Press, 1980 ; Michael T. TAUSSIG,Shamanism, colonialism and the wild man: A study in terror and healing, Chicago, The University of Chicago Press, 1987 ; Nicholas THOMAS,Marquesan societies:

Inequality and political transformation in eastern Polynesia, New York/Oxford, Clarendon/

Oxford University Press,1990 ; Donald F. TUZIN,Social complexity in the making: A case study among the Arapesh of New Guinea, Londres, Routledge, 2001 ; Polly WIESSNERet Akii TUMU,Historical vines:Enga networks of exchange, ritual and warfare in Papua New Guinea, Washington, Smithsonian Institution Press, 1998. On peut également renvoyer aux œuvres importantes mentionnées dans la citation de M. Sahlins rapportéesupra: Bernard S. COHN,Colonialism and its forms of knowledge: The British in India, Princeton, Princeton University Press, 1996 ; Jean COMAROFF,Body of power, spirit of resistance: The culture and history of a South African People, Chicago, University of Chicago Press, 1985 ; Terence TURNER, « Representing, resistance, rethinking: Historical transformation of Kayapo culture and anthropological consciousness »,inG. W. STOCKINGJr. (dir.),Colo- nial situations: Essays on the contextualization of ethnographic knowledge,Madison, University of Wisconsin Press, 1991, p. 285-313.

21 - Marshall SAHLINS,Historical metaphors and mythical realities: Structure in the early his- tory of the Sandwich Islands kingdom, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1981 ;Id., Des îles dans l’histoire,op. cit.

22 - J. FABIAN,Le temps et les autres...,op. cit.; R. PRICE(éd.),Les premiers temps...,op. cit. ;

N. THOMAS,Hors du temps...,op. cit. 8 7 7

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à une mise en débat limités au sein de la discipline anthropologique en France, et également restreintes à quelques œuvres parmi les historiens – qui furent, remarquons- le, les premiers à saisir l’importance de l’œuvre de M. Sahlins23, et à la traduire.

Le questionnement par les études subalternistes d’un savoir colonial

Si l’on suit les analyses proposées par Immanuel Wallerstein24, on peut considérer que les institutions de l’anthropologie résultent de la division disciplinaire qui se produisit dans les pays occidentaux entre 1848 et 1945. Dans la définition même de leur objet, les sciences sociales s’articulèrent alors étroitement à l’objectif de construction d’États-nations, dans une période d’unification et de polarisation du système-monde par la colonisation, et d’intense compétition entre les nationalismes européens. À côté de l’histoire, de l’économie, de la sociologie et de la science politique, toutes disciplines centrées sur une nation particulière, la reconnaissance disciplinaire de l’anthropologie était liée au contexte colonial qui plaça certaines sociétés hors du temps, hors de l’histoire, en institutionnalisant le Grand Partage entre l’Occident et ses Autres25. Indépendamment donc des prises de position des anthropologues, le cadre de la construction disciplinaire de l’anthropologie a été fortement marqué par la colonisation, non seulement dans la localisation de la plus grande partie des « terrains » d’enquête, mais aussi dans la forme du savoir qu’elle a produit26.

Cette relation a suscité dans les dernières décennies « un véritable malaise quant au statut sociopolitique de l’anthropologie comme discipline27», dont témoigne par exemple la remarque de Renato Rosaldo : « Ce sont les processus mêmes qui rendaient possible ma présence parmi les Ilongots qui suscitaient des changements dévastateurs pour eux28. » Ainsi, pour des raisons profondément inscrites dans la politique du savoir, les anthropologues ont classiquement étudié des populations

23 - François HARTOG, « Marshall Sahlins et l’anthropologie de l’histoire »,Annales ESC, 38-6, 1983, p. 1256-1263.

24 - Immanuel WALLERSTEIN,Impenser la science sociale. Pour sortir du XIXesiècle, Paris,

PUF, 1995 ; Immanuel WALLERSTEIN(dir.),Ouvrir les sciences sociales. Rapport de la Com- mission Gulbenkian pour la restructuration des sciences sociales, présidée par Immanuel Wallerstein, Paris, Descartes & Cie, 1996 ;Id., « Les sciences sociales au XXIesiècle »,inA. KAZANCIGIL

et D. MAKINSON(dir.),Les sciences sociales dans le monde, Paris, Unesco/Éd. de laMSH, 2001.

25 - Éric R. WOLF,Europe and the people without history, Berkeley, University of California Press, 1982.

26 - Talal ASAD (dir.),Anthropology and the colonial encounter, New York, Humanities Press, 1973 ; Peter PELSet Oscar SALEMINK(dir.),Colonial subjects: Essays on the practical history of anthropology, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1999.

27 - Edward W. SAID, « Representing the colonized: Anthropology’s interlocutors »,Cri- tical inquiry, 15-2, 1989, p. 205-225, ici p. 208.

28 - Renato ROSALDO, « Imperialist nostalgia »,Representations, 26, 1989, p. 107-122, ici p. 119.

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marginales par rapport aux centres européens du pouvoir, et qui disposaient de peu de moyens, jusqu’à récemment, pour mettre en question le savoir produit à leur sujet29. Nombreux sont les anthropologues qui ont récemment dénoncé la dissymétrie, en termes de pouvoir, entre l’ethnologue et ses interlocuteurs – les explications de ceux-ci fournissant pourtant généralement à celui-là la plus grande partie du matériau à partir duquel il construit ses analyses. R. Rosaldo a ainsi réflé- chi à la position d’enquêteur d’E. Evans-Pritchard en insistant sur la dimension inquisitoriale de la démarche de l’ethnographe30. De même, l’une des dimensions du violent débat qui opposa M. Sahlins et Gananath Obeyesekere tenait à la mise en cause par celui-ci de la légitimité de la position d’écriture de celui-là en tant qu’Occidental voulant rendre compte des « croyances » des Hawaïens31. Ce malaise a suscité une profonde remise en cause des pratiques d’enquête et d’écriture en anthropologie, parallèle à la mise en question des cadres traditionnels de l’écriture historique par l’école subalterniste indienne32. L’œuvre de Jean et John Comaroff est certainement l’une de celles qui tirent le plus systématiquement les consé- quences de ce déplacement postcolonial33qui affecta non seulement l’anthropo- logie, mais aussi l’histoire et les relations entre ces deux disciplines : elle prend acte de la critique des catégories coloniales mise en œuvre par l’historiographie subalterniste, tout en articulant la description intensive de cultures singulières avec la description du contexte plus vaste des événements du monde34, sans séparer

29 - John et Jean COMAROFF,Ethnography and the historical imagination, Boulder, Westview Press, 1992. Voir sur ce point le texte classique de Gayatri SPIVAK, « Can the subaltern speak? »inC. NELSONet L. GROSSBERG(dir.),Marxism and the interpretation of culture, Urbana, University of Illinois Press, 1988, p. 271-313.

30 - Renato ROSALDO, « From the door of his tent: The fieldworker and the inquisitor », inJ. CLIFFORD& G. E. MARCUS,Writing culture: The poetics and politics of ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 77-97.

31 - Gananath OBEYESEKERE,The apotheosis of Captain Cook: European mythmaking in the Pacific, Princeton/Honolulu, Princeton University Press/Bishop Museum Press, 1992 ; Marshall SAHLINS,How«Natives»think: About Captain Cook, for example, Chicago, The University of Chicago Press, 1995 ; Robert BOROFSKY, « Cook, Lono, Obeyesekere, and Sahlins »,Current Anthropology, 38-2, 1997, p. 255-282 ; Francis ZIMMERMANN, « Sahlins, Obeyesekere et la mort du capitaine Cook »,L’Homme, 146, 1998, p. 191-205.

32 - Jacques POUCHEPADASS, « LesSubaltern studies, ou la critique postcoloniale de la modernité »,L’Homme, 156, 2000, p. 161-185 ;Id.,« Que reste-t-il desSubaltern studies? », Critique Internationale, 24, 2004, p. 68-79 ; Id.,« A proposito della critica postcoloniale sul ‘discorso’ dell’archivio »,Quaderni storici, 3, 2008, p. 675-690 ; Jean-Loup AMSELLE, L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008 ; Jackie ASSAYAGet Véronique BÉNÉI(dir.), « Intellectuels en diaspora et théories nomades », L’Homme, 156, 2000 ; Isabelle MERLE, « Les subaltern studies. Retour sur les principes fondateurs d’un projet historiographique de l’Inde coloniale »,Genèses, 56, 2004, p. 131-147.

33 - On se reportera aussi avec intérêt à Veena DAS,Critical events: An anthropological perspective on contemporary India, New Delhi, Oxford University Press, 1995, et à E. Valentine DANIEL,Charred lullabies: Chapters in anthropology of violence, Princeton, Princeton University Press, 1996.

34 - J. COMAROFF,Body of power...,op. cit.; J. et J. COMAROFF,Ethnography and the historical imagination,op. cit.Voir également Roger M. KEESING, « Colonial history as contested ground: The Bell massacre in the Solomons », History and Anthropology, 4-2, 1990,

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les communautés locales des systèmes mondiaux35. On remarquera ici d’une part que le cadre de l’enquête de terrain ethnographique maintient par principe une attention pour l’empiricité qui préserve l’anthropologie des formes les plus textua- listes de la déconstruction post-moderne appliquée aux sciences sociales ; et d’autre part que les renouvellements critiques que nous venons d’évoquer, s’ils n’ont pas tout à fait provincialisé l’Europe36, se sont pleinement déployés dans les universi- tés anglophones avant d’être pris en compte dans l’ethnologie pratiquée en France.

Une démarche comparable préside à l’historicisation de catégories analy- tiques majeures de l’anthropologie politique, la chefferie et le segmentaire, que développent ici Luc Bellon sur le Baloutchistan (Pakistan) et Michel Naepels sur la région de Houaïlou (Nouvelle-Calédonie). À travers les figures d’Akbar Bugti et de Mwâdéwé Népörö, ils proposent ainsi des récits singulièrement complexifiés de l’histoire de la colonisation, de la résistance, du nationalisme et de la post-colonie, invitant à ne pas se contenter d’un dualisme englobant prenant la forme de l’oppo- sition colonisateur/colonisé ou dominant/dominé. Ils invitent au contraire à tenir compte du fait que la perspective des « dominés » n’est pas l’inverse de celle des dominants, et qu’elle recouvre des divergences internes irréconciliables. Une telle hétérogénéité ne peut être restituée que par la recherche d’une forme de description marquant les différends perspectifs dans l’écriture par l’enchâssement et le montage.

Historicités, mémoires, constructions et usages du passé

La prise en compte de différentes échelles du temps comme de la divergence des intentionnalités des acteurs sociaux confronte les anthropologues aux conceptuali- sations locales de l’histoire, à la diversité des façons de mesurer et d’exprimer le temps37, ou de se rapporter à la temporalité, à la causalité, et à l’événement. C’est à partir de l’examen ethnographique de l’expérience du temps qu’on peut poser à nouveaux frais la question de l’existence de différents types d’historicité38, sans nécessairement s’inscrire dans un Grand Partage entre sociétés « traditionnelles » et sociétés « modernes ». Ainsi, Sylvain Perdigon analyse ici le projet de martyre d’un de ses interlocuteurs en le confrontant aux sentiments moraux et à l’expé- rience du temps que structure l’« espace historique de la violence » dans lequel

35 - Jack GOODY,The development of the family and marriage in Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Kajsa E. FRIEDMANet Jonathan FRIEDMAN,Historical transforma- tions: The anthropology of global systems, Walnut Creek, AltaMira Press, 2008.

36 - Dipesh CHAKRABARTY,Provincializing Europe: Postcolonial thought and historical diffe- rence, Princeton, Princeton University Press, 2000.

37 - Paul BOHANNAN, « Concepts of time among the Tiv of Nigeria »,Southwestern Jour- nal of Anthropology, 9-3, 1953, p. 251-262 ; Peter RIGBY, « Time and historical conscious- ness: The case of Ilparakuyo Maasai »,Comparative Studies in Society and History, 25-3, 1983, p. 428-456 ; Mariano PAVANELLO, « L’événement et la parole : la conception de l’histoire et du temps historique dans les traditions orales africaines : le cas des Nzema », Cahiers d’Études africaines, 171, 2003, p. 461-481.

38 - François HARTOG,Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps,Paris, Le Seuil, 2003.

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s’inscrivent les Palestiniens réfugiés au Sud Liban, en cherchant à décrire le « point de jonction entre historicité et éthique, temporalité et souffrance ».

Dans la multitude des faits bruts, ce n’est qu’à condition d’être mis en récit que certains événements en viennent à servir de matrice aux expériences subjec- tives, à la conscience historique des acteurs. Comme l’écrit Greg Dening, « le passé en lui-même est évanescent : il n’a d’existence qu’au sein d’histoires. Les histoires sont le passé mis en texte39». Comment l’histoire est racontée, ce qui est raconté de l’histoire, par qui, à qui, et dans quel but, ce qui fait date ou non, deviennent alors des questions décisives. Elles ont été thématisées en suivant plusieurs perspectives anthropologiques, telles que l’étude des formes sociales de la mémorisation40, l’analyse des relations entre mythe et histoire41, ou encore le poids des enjeux sociaux contemporains dans l’énonciation du récit de l’histoire42. L’article d’Éric Jolly s’intéresse précisément aux usages locaux, nationalistes ou panafricains de deux épopées maliennes ou guinéo-maliennes, l’histoire dogon de Yakoro Baji et la Charte de Kurutan Fuga, tirée de la geste de Sunjata. La compréhension de ces récits historiques (oraux et écrits) passe alors par l’analyse des genres littéraires mobilisés et de leurs contextes d’énonciation et de diffusion (y compris radiophonique,

39 - Greg DENING, « A poetic for histories. Transformations that present the past »,in A. BIERSACK(dir.),Clio in Oceania...,op. cit.,p. 347-380, ici p. 353.

40 - Debbora BATTAGLIA, « The body in the gift: Memory and forgetting in Sabarl mor- tuary exchange »,American Ethnologist, 19-1, 1992, p. 3-18 ; Maurice BLOCH, « Mémoire autobiographique et mémoire historique du passé éloigné »,Enquête,anthropologie, his- toire, sociologie, 2, 1995, p. 59-76 : http://enquete.revues.org/sommaire292.html ; Johannes FABIAN,Remembering the present: Painting and popular history in Zaire, Berkeley, University of California Press, 1996 ; Carlo SEVERI,Le principe de la chimère. Une anthropologie de la mémoire, Paris, Éd. Rue d’Ulm/Musée du Quai Branly, 2007 ; Anne Christine TAYLOR,

« Remembering to forget: Identity, mourning and memory among the Jivaro »,Man, 28- 4, 1993, p. 653-678 ;Id., « L’oubli des morts et la mémoire des meurtres. Expériences de l’histoire chez les Jivaro », Terrain, 29, 1997, p. 83-96 ; Françoise ZONABEND,La mémoire longue. Temps et histoires au village, Paris, Jean-Michel Place, [1986] 1999.

41 - Alban BENSAet Antoine GOROMIDO,Histoire d’une chefferie kanak (1740-1878). Le pays de Koohnê (Nouvelle-Calédonie), Paris, Karthala, 2005 ; Alban BENSAet Jean-Claude RIVIERRE, « De l’Histoire des mythes. Narrations et polémiques autour du rocher Até (Nouvelle-Calédonie) »,L’Homme, 106-107, 1988, p. 263-295 ; Patrice BIDOU, « Le mythe : une machine à traiter l’histoire. Un exemple amazonien »,L’Homme, 100, 1986, p. 65- 89 ; Peter GOW, An Amazonian myth and its history, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Klaus NEUMANN,Not the way it really was. Constructing the Tolai past, Honolulu, University of Hawaii’ Press, 1992 ; Richard J. PARMENTIER, The sacred remains: Myth, history, and polity in Belau, Chicago, The University of Chicago Press, [1982] 1987 ; Terence TURNER, « History, myth, and social consciousness among the Kayapo of Central Brazil »,inJ. D. HILL(dir.),Rethinking history and myth: Indigenous South American perspectives on the past, Urbana, University of Illinois Press, 1988, p. 195-213 ; Donald TUZIN,The Cassowary’s revenge: The life and death of masculinity in a New Guinea society, Chicago, The University of Chicago Press, 1997.

42 - Roger KEESING, « Creating the past: Custom and identity in the contemporary Paci- fic »,Contemporary Pacific, 1, 1989, p. 19-42 ; Daniel SEGAL, « Living ancestors: Nationa- lism and the past in postcolonial Trinidad and Tobago »,inJ. BOYARIN(dir.),Remapping memory: The politics of timespace, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1994, p. 221-240 ; Terence TURNER,« Indigenous resurgence, anthropological theory, and the

cunning of history »,Focaal: The European Journal of Anthropology, 49, 2007, p. 118-123. 8 8 1

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informatique et livresque). La réflexion que propose M. Naepels sur un relevé généalogique effectué par le missionnaire-ethnologue Maurice Leenhardt s’inscrit dans la même perspective.

Le souci réciproque a conduit un certain nombre d’ethnologues à réfléchir à ce qui n’est pas raconté : Chris Ballard s’est ainsi interrogé dans un article impor- tant sur l’absence de mise en récit local de la première rencontre des Huli de Nouvelle-Guinée avec des Européens, en l’occurrence des chercheurs d’or dont le passage entraîna pourtant plus de cinquante morts43. Pour accomplir un tel projet, il faut pouvoir accéder aux perspectives diverses et divergentes des diffé- rents acteurs, ce qui n’est possible qu’en utilisant conjointement, et parfois contra- dictoirement, témoignages oculaires, traditions orales et sources documentaires écrites, pour dresser un tableau irréconciliable des événements, ne faisant pas silence sur le point de vue des dominés44. Une telle perspective prolonge et renou- velle le projet de M. Sahlins, de toujours contrebalancer l’histoire coloniale par son acculturation indigène, en laissant une plus grande place aux conflits d’interprétations.

Opérations de recherche et disciplines

Combattre le caractère anhistorique de l’anthropologie a ainsi pour conséquence de remettre en cause la centralité, ou au moins l’exclusivité, de l’enquête ethno- graphique comme lieu de production des matériaux qu’utilisent les anthropologues, au bénéfice d’un réel pluralisme des opérations de recherche et des sources utili- sées (en faisant appel à différents genres de productions discursives orales, de sources écrites coloniales ou non, de données archéologiques, etc.). Si l’utilisation de mythes, de poésies épiques, mais aussi de discours justificatifs, rend certainement problématique la catégorie d’« histoire orale », les ethnologues participent singuliè- rement à l’élaboration d’instruments de contrôle et d’analyse des récits oraux45 (fussent-ils solidifiés, lacunaires ou même erronés). Ils réfléchissent également à leurs usages des archives46. À côté de ces outils de captation du passé ou de la

43 - Chris BALLARD, « La fabrique de l’histoire. Événement, mémoire et récit dans les Hautes Terres de Nouvelle-Guinée »,inI. MERLEet M. NAEPELS(dir.),Les rivages du temps...,op. cit., p. 111-134.

44 - Michel-Rolph TROUILLOT,Silencing the past: Power and production of history, Boston, Beacon Press, 1995.

45 - Laura BOHANNAN, « A genealogical charter »,Africa, Journal of the International Afri- can Institute, 22-4, 1952, p. 301-315 ; Jack GOODY, « Mémoire et apprentissage dans les sociétés avec et sans écriture : la transmission du Bagré »,L’Homme, 17-1, 1977, p. 29- 52 ; Jean BAZIN, « La production d’un récit historique »,Cahiers d’Études africaines, 73- 76, 1979, p. 435-483 ; Claude-Hélène PERROTet Emmanuel TERRAY, « Tradition orale et chronologie »,Annales ESC, 32-2, 1977, p. 326-331 ; Junzô KAWADA, « Histoire orale et imaginaire du passé. Le cas d’un discours ‘historique’ africain »,Annales ESC, 48-4, 1993, p. 1087-1105.

46 - Daniel FABRE, « L’ethnologue et ses sources »,Terrain, 7, 1986, p. 3-13 ; Jean JAMIN

et Françoise ZONABEND, « Archivari »,Gradhiva, 30-31, 2001-2002, p. 57-66 ; Florence WEBER,Manuel de l’ethnographe, Paris,PUF, 2009.

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diachronie, l’historicisation de la discipline s’effectue également par l’inscription assumée de l’enquête dans une situation, dans une conjoncture, dans un présent, en réaffirmant fortement le lien existant entre l’actualité de l’enquête ethnographique et l’historicité des sociétés étudiées47. C’est ainsi que l’enquête de S. Perdigon est marquée par la proximité de la guerre de l’été 2006 au Liban-Sud ; celle de M. Naepels par le contexte d’élaboration d’une gouvernementalité postcoloniale en Nouvelle- Calédonie après les accords de Nouméa de 1998 ; le travail d’É. Jolly se confronte à la double historicité des indépendances et des constructions nationales ouest- africaines et des politiques patrimoniales ayant cours actuellement ; celui de L. Bellon est contemporain d’une insurrection baloutche qui se poursuit aujourd’hui au Pakistan. La réflexion sur l’histoire s’inscrit ainsi pour ces ethnologues dans une orientation maintenue vers la compréhension du présent.

Cet élargissement multiforme de l’écriture anthropologique au-delà du cadre limité de la monographie synchronique met la discipline à l’épreuve de ses propres définitions alors même que l’enquête de terrain ethnographique constitue le cœur de l’identification disciplinaire (au-delà de la diversité des paradigmes théoriques), qu’elle demeure un élément essentiel du métier d’ethnologue et la source princi- pale de sa légitimité ou de son autorité48. On peut ainsi s’interroger sur l’efface- ment des frontières disciplinaires dans des œuvres aussi importantes que celles d’Ann Stoler49, de B. Cohn50ou de M. Sahlins, voire sur leur basculement progres- sif hors de l’ethnographie.

Il y a bien sûr un important parallélisme épistémologique entre les opérations de recherche mises en œuvre dans la pratique ethnographique et dans la pratique archivistique : on peut admettre une certaine forme de préexistence à l’enquête de l’archive comme du savoir que ses interlocuteurs racontent à l’oreille de l’ethno- graphe ; on peut dans le même temps penser que le matériau n’est jamais seule- ment donné mais toujours aussi produit par l’opération du chercheur qui questionne les « sources » ; et prendre conscience du fait que le contexte – de production et

47 - Parmi de très nombreux exemples, on peut citer Philippe BOURGOIS,En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Le Seuil, [1995] 2001 ; Élisabeth CLAVERIE,Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris, Gallimard, 2003 ; Allen FELDMAN, Formations of violence: The narrative of the body and political terror in Northern Ireland, Chicago, The University of Chicago Press, 1991 ; Christian GEFFRAY,La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris/Nairobi, Karthala/CREDU, 1990 ; Carolyn NORDSTROM,A different kind of war story, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1997 ; Paul RICHARDS,Fighting for the rain forest: War, youth&resources in Sierra Leone, Londres, Heinemann, 1996.

48 - Akhil GUPTAet James FERGUSON, « Discipline and practice: ‘The field’ as site, method, and location in anthropology »,inA. GUPTAet J. FERGUSON(dir.),Anthropological locations: Boundaries and grounds of a field science, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 1-46 ; James CLIFFORD, « Spatial practices: Fieldwork, travel, and the discipli- ning of anthropology »,ibid., p. 185-222.

49 - Ann L. STOLER,Along the archival grain: Epistemic anxieties and colonial common sense, Princeton, Princeton University Press, 2009.

50 - B. S. COHN,An anthropologist...,op. cit.;Id.,Colonialism and its forms...,op. cit. 8 8 3

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de conservation d’une archive, ou d’énonciation d’une discursivité – en détermine en partie le contenu51.

C’est en entrant dans le détail du dispositif d’investigation qu’on peut saisir par où la pratique ethnographique diffère du dépouillement d’archives, en se fon- dant sur un dispositif d’interlocution, sur la relation de face à face entre l’enquêteur et ses interlocuteurs. L’ethnographie, comme l’histoire orale, ce ne sont pas des textes collectés, mais des interactions suscitant des discours. Peut-être la pratique de l’enquête de terrain des anthropologues met-elle plus l’accent sur l’insertion de ces situations dans des réseaux sociaux que parcourt l’enquêteur, et dans lesquels il prend position, bien qu’il soit difficile de généraliser en la matière. Dans tous les cas, dans l’enquête, la valeur du récit ou du « témoignage » dépend des formes culturellement ou socialement variables de l’interaction (le narrateur regardait-il l’ethnographe dans les yeux ? Souriait-il en racontant l’histoire ? Quelle est sa per- sonnalité ? Sa position sociale ? etc.)52. Et réciproquement, l’ethnographe est partie prenante de ce processus de production : il est de manière évidente son propre instrument d’observation, en même temps qu’il est nécessairement affecté par l’interaction (c’est-à-dire par la production de son matériau)53. On conviendra alors que les opérations de recherche en quoi consiste l’ethnographie donnent un statut différent à la lacune, comme au caractère infini du processus de recherche, de ce que connaissent les praticiens des archives. La combinaison de ces opérations n’en est que plus stimulante54. La manière dont les quatre articles de ce dossier mobi- lisent les apports de la micro-histoire55 ou de l’anthropologie linguistique pour comprendre le recueil ethnographique de récits et la position des locuteurs contribue ainsi à dépasser l’opposition entre histoire et mémoire. Ces textes invitent également à considérer l’anthropologie comme une science sociale historique, forte de ses protocoles analytiques, plutôt que comme un répertoire de philosophies exotiques ; ses apports les plus vifs doivent ainsi certainement être recherchés dans l’analyse critique de ses opérations de recherche, plutôt que dans sa contribution au renou- vellement d’une histoire des mentalités ou des cultures qui ne dirait pas son nom.

Michel Naepels

51 - K. NEUMANN,Not the way...,op. cit.; Bertrand MASQUELIERet Jean-Louis SIRAN

(dir.),Pour une anthropologie de l’interlocution. Rhétoriques du quotidien, Paris, L’Harmattan, 2000.

52 - R. BOROFSKY, « An invitation »,op. cit.

53 - J. et J. COMAROFF,Ethnography and the historical imagination,op. cit.

54 -Sur le parallélisme et la distinction des opérations de recherche de l’ethnographe et de l’historien, que nous avons à peine esquissés ici, on se reportera aux deux remar- quables articles de Dominique CASAJUS, « L’ethnologue, l’historien et le deuil de la voix »,Ateliers, 33, 2009, et de François HARTOG, « Le témoin et l’historien »,Gradhiva, 27, 2000, p. 1-14.

55 - Alban BENSA, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique »,inJ. REVEL

(dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996, p. 37-70.

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