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PÉDAGOGIE ET LANGAGE. Pierre Johan Laffitte PÉDAGOGIE ET LANGAGE. Pierre Johan Laffitte PÉDAGOGIE ET LANGAGE

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Texte intégral

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Pierre Johan Laffitte

Préface de Jean-Pierre Boutinet

PÉDAGOGIE ET LANGAGE

La pédagogie institutionnelle,

à la rencontre des sciences du langage et de l’homme

P ÉDAG O G IE E T L A N G AG E

La pédagogie institutionnelle, à la rencontre des sciences du langage et de l’homme

Depuis Fernand Oury et Aïda Vasquez, la pédagogie institutionnelle articule champ éducatif, sciences humaines et du langage en une praxis porteuse d’une anthropologie de la singularité, hétérogène à la doxa positiviste. Elle s’ancre dans la pédagogie Freinet (méthodes naturelles d’apprentissage, organisation coopérative du travail), tient compte des phénomènes inconscients et des logiques à l’œuvre dans un groupe institutionnalisant une classe coopérative. Ce milieu sémiotique de langage et d’échanges, ouvert au quotidien et à l’intime, accueille la singularité du sujet. Là naît une culture.

Par-delà le didactique, tel est le souci de la pédagogie : une écologie des savoirs, pouvoirs et désirs, à l’efficacité thérapeutique étayant les personnes et le milieu éducatif. La coprésence désirante concrète des praticiens, enfants et adultes, fait émerger une praxis restreinte, éthique précaire et politique respectueuse de la complexité humaine, où les praticiens maîtrisent la valeur qu’ils produisent, puissance à exister, grandir, savoir.

Dans cette dynamique, comment préserver le sens, donc l’irréductible négativité du désir ? Ce double souci traverse ici quatre problématiques : l’institutionnalisation de la vie coopérative, la dialectique culturelle du groupe, l’articulation entre pédagogie et langues (milieu multilingue des Calandretas occitanes), et entre pédagogie et champs de forces macro- politiques (enjeux dé-coloniaux en Bolivie ; loi vs norme ; idéologie vs théorie praxique).

Pierre Johan Laffitte, ancien élève de classes coopératives, sémiologue et compagnon de route de groupes de pédagogies coopératives (institutionnelle, Freinet ou autres), transmet (au département de sciences de l’éducation de l’université de Paris 8-Vincennes- Saint-Denis), cherche (à partir du laboratoire Experice), rencontre et photographie.

En couverture : Ce au nom de qui. Un enfant chinois écrit son nom, son père regarde et le soutient. Shanghai, mai 2016.

ISBN : 978-2-343-19271-0

31 €

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PÉDAGOGIE ET LANGAGE

La pédagogie institutionnelle, à la rencontre des sciences du langage et de l’homme

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Fragments d’un discours pédagogique — 1 Préface

À l’enfance, qui n’a pas d’âge — 9

Première partie. Fondations Hommage à Fernand Oury — 23

Hommage à Aïda Vasquez — 27

Deuxième partie. Quatre institutions parmi d’autres Le peuple libre des praticiens. Conseil et monographie d’écolier — 35 Les ceintures pédagogiques ou le signe efficace d’une maîtrise — 44 Les ceintures de comportement à la naissance d’une praxis lycéenne — 55 Pacare. La monnaie dans la classe, économie des échanges et éthique — 69 Troisième partie. Ébauches pour une anthropologie du singulier Des noms et des lieux. Parole désirante et culture dans la classe — 83

Langues et cultures en Calandreta. Passerelles, questionnements, échanges — 101 Ici, naît une culture. Fonction de la culture dans le champ de la classe — 114 Un humour de soi. Le sérieux, le précaire et l’humour — 127

Quatrième partie. Langue, langage, parole en Calandreta À mi-chemin entre langue et pédagogie, une praxis — 133

L’occitan, une institution de la classe coopérative Calandreta — 143 Discipline du passage. Du sens, ou : défiger quelques signes — 165

Deux régimes d’invisibilité. Conditions pour une communauté humaine — 175 Cinquième partie. Le peuple libre des enfants.Conférences boliviennes Décoloniser les enfants, une non-évidence — 187

Quelques propos pour une pédagogie populaire — 201

Popular, sí, populista, no. Patrimoine, culture et concept de « peuple » — 212 Reprise. Qu’est-ce qu’une praxis pédagogique ? — 229

Mailler sans conclure. Des mondes pédagogiques

Hommage aux artisans pédagogiques. Éthique et idéologie en pédagogie — 265 Norme ou loi symbolique : de deux mondes éducatifs — 284

Écrits, lieux, repères — 305 Table des matières — 313

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Gris et froid, le matin. La pluie s’est calmée. Seules, quelques gouttes glacées. C’est la récréation de dix heures. Sous le préau, je discute avec mes collègues, dont deux sont chargés de surveiller la cour. Cent cinquante gosses courent, jouent, se poursuivent, les joues rougies par le froid. De temps en temps, la maîtresse de service siffle sans conviction, à l’adresse de quelques acrobates qui se pendent aux poteaux de basket. Le manque de ferveur du sifflet a dû s’entendre : les gosses font mine de descendre, dansent autour du poteau, puis regrimpent.

Celui-là est un nouveau du Cour Élémentaire. Il n’a toujours pas de copains, semble-t- il. Il erre seul, posant son regard triste sur les grands qui jouent au foot, sursautant, apeuré, quand des fusées courantes le frôlent : ça fait trois fois, déjà, qu’un groupe de costauds le bouscule.

Il n’erre plus, il fuit. De son blouson étriqué dépassent deux mains rougies, qui se recroquevillent l’une sur l’autre. Il surveille, inquiet, les circuits des coureurs.

Cette fois il se retrouve par terre. Seul. Dans l’eau. Il essuie son pantalon de velours qui paraît neuf et lui adresse un regard catastrophé. Il pleure tout juste… Quelques sanglots maigres… comme s’il ne voulait pas qu’on le voie… Debout, il ne pleure plus. Il marche, le regard vide. Ailleurs…

Le revoilà par terre. Cette fois, les pleurs sont plus nourris. À quoi bon se relever ? Il se frotte le coude, assis dans l’eau. Un groupe de quatre s’approche, le soulève et l’entraîne de force vers les maîtres de service. Il essaie de résister. Il a peur ? Il doit se sentir coupable.

— Essuie-toi et va jouer loin des grands !

Le groupe le laisse. Il erre, maintenant, sous le préau… Il n’a plus que cinq minutes à attendre, et il retrouvera sa place, la classe… Là, au moins, il ne risque rien des grands, et, s’il ne fait pas de bêtises, rien de la maîtresse. Il comprend qu’il vaut mieux se recroqueviller et s’effacer que d’affronter la vie, le dehors, les autres. C’est certainement, déjà, un enfant sage. Son naufrage ne fera aucun bruit.

Un petit matin de pluie… J’en ai assez d’entendre parler de la coqueluche du petit ou du temps qu’il a fait ce week-end. Je reconnais que ce sont des choses dont il faut tenir compte, mais il fait froid, et je rentre en classe pour me réchauffer.

Je pense encore à celui-là, mouillé, sali, vaincu et coupable… Il faudra que je me guérisse de ces pensées. Ce n’est pas un des miens, et je n’y peux rien.

Du zozotement de Fredo, le baveur, je n’entends que la fin :

— Ze le dirai au conseil, cet après-midi.

— Oui, tu as raison, le conseil c’est fait pour ça.

La récréation terminée, le calme revient… La pluie fait un bruit de papier froissé sur le toit. L’école fonctionne : rien à signaler.

1 René Laffitte, Memento de pédagogie institutionnelle, Vigneux, Matrice, « Les classiques de la PI » (aujourd’hui Nîmes, Champ social Éditions) 1999, p.125-126.

NB une fois pour toutes : les ouvrages réédités par Jacques Pain aux Éditions Matrice, à Vigneux, l’ont été dans la collection « Classiques de la PI ». Aujourd’hui, l’ensemble du catalogue de Matrice est accueilli par Champ social Éditions, à Nîmes.

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Nous pensons qu’un homme ou une femme sans qualités exceptionnelles, peut avoir une action éducative, aider les enfants à grandir, dès que certaines conditions sont remplies.

« Ce n’est pas l’éducateur qui éduque, c’est le milieu. » Ce qui n’explique rien : Makarenko indique seulement une direction de recherche. Nous sommes d’abord matérialistes, mais nous ne nous limitons pas à la question — primordiale — des locaux et des effectifs. Qui oserait prétendre à (ou exiger) une action éducative sur des enfants entassés ? Les conditions matérielles sont des préalables, mais nous les considérons comme des « données », puisque, ordinairement, le maître n’a que peu d’actions sur elles.

Le « matérialisme scolaire » dont parle Freinet depuis 1924 ne se limite pas au local et au mobilier : il est question des outils qui orientent une pédagogie. S’il est vrai que l’invention du collier de cheval a fait plus pour l’émancipation de l’homme que les discours sur la liberté, rien n’interdit d’avancer que l’introduction d’une presse Freinet par exemple, dans une classe, rénove davantage la pédagogie que les exhortations au changement. Nous insistons surtout sur l’organisation précise du travail, qui fait qu’une classe « marche » ou « ne marche pas ». Là comme ailleurs, le niveau du développement technique influe sur le mode de civilisation.

Ce « matérialisme scolaire »-là est aussi pour nous un préalable : ce qui se passe dans une classe de type traditionnel est hors du champ de ce livre. (…) Nous éviterons autant que possible de parler de l’école, des institutions externes avec lesquelles il s’agit de composer. Est-ce à dire que nous en négligeons la prégnance ? Subalternes dans un système archaïque, nous sommes, mieux que d’autres, bien placés pour en apprécier le poids. Les techniques Freinet, des groupes organisés, des relations contrôlées, le problème est-il résolu ?

Sur un point cependant, nous n’expliquons pas grand-chose : qu’est-ce qui fait évoluer ? la petite presse, le conseil, le sociogramme ? Les éducateurs savent bien que ce n’est pas si simple. Certains, quelles que soit l’origine de leurs résistances vis-à-vis de la psychanalyse, finissent souvent par penser que, dans la classe comme ailleurs, les inconscients parlent, même et surtout si on ne les entend pas, que ça hurle parfois sous forme de blocages, de symptômes, de passages à l’acte et d’explosions dites

« imprévisibles »… Mais Freud est toujours interdit de séjour dans le Royaume de Jules Ferry. Tout au long de ce livre apparaît en contre-point ce qui insiste dans la classe…

1. La pédagogie institutionnelle

Un champ… limité à notre compétence : la classe coopérative primaire, ce qui s’y passe et fait évoluer enfants et adultes (la même pédagogie est utilisable avec des adultes).

Un objectif : l’analyse, nécessaire au travail, de ce qui se passe dans des classes coopératives réelles, actuelles.

Un langage : la monographie d’écolier (ou de classe). Ne rien dire que nous n’ayons fait. S’interdire les généralisations hasardeuses, les il faut et il faudrait des pédagogies intentionnelles.

2 Aïda Vasquez, Fernand Oury, De la classe coopérative à la Pédagogie institutionnelle, Paris, François Maspero, « Textes à l’appui », 1971 (réédition Vigneux, Matrice), p.266-268.

3 Maurice Marteau et le Groupe Genèse de la coopérative, 1981. Repris dans René Laffitte et al., Une Journée dans une classe coopérative, Paris, Syros, 1985 (réédition Vigneux, Matrice, 1997).

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Un point d’appui : le travail théorique de la psychothérapie institutionnelle (cf.

Tosquelles, Jean Oury, Guattari…). Le terme pédagogie institutionnelle fut proposé‚ par Jean Oury en 1958.

Et trois dimensions nécessaires :

— Les techniques, la production, l’organisation (cf. Marx, Freinet).

— Le groupe et ses effets (cf. Moreno, Lewin…).

— L’inconscient (cf. Freud, Lacan, Dolto).

2. Quelques lignes directrices (cf. Freinet et d’autres)

— embrayer sur la vie, sur la réalité ;

— donner du tirage : trouver ou créer des situations génératrices d’action ;

— utiliser l’acquis, les compétences, l’apport des enfants et du milieu ;

— substituer aux motivations-ersatz (concurrence, notes, classement) une pédagogie de la réussite individuelle et collective ;

— remplacer la discipline de caserne par la discipline de chantier ;

— tous les enfants sont différents : la classe homogène est un rêve ;

— l’école sur mesure où, le désir retrouvé, chacun travaille à son niveau, à son rythme, selon ses possibilités actuelles ;

— bonne ou mauvaise, toute relation duelle, pédagogique, est nocive : des médiations sont indispensables ;

— les échanges matériels, affectifs, verbaux, sont condition de tout progrès (échange implique réciprocité) ;

— favoriser la vie sociale en tenant compte des effets du groupe ;

— l’inconscient est dans la classe : quand la parole s’arrête, le symptôme parle ;

— inévitables et nécessaires, tensions et conflits se résolvent en passant par la parole, par le symbolique, etc.

3. Les techniques utilisées

Essentiellement les techniques Freinet qui assurent les apprentissages scolaires et des productions échangeables, qui imposent la coopération et l’ouverture de la classe sur le monde actuel :

— à partir de l’expression libre des enfants (parole, texte, dessin), le journal scolaire imprimé, échangé, diffusé ;

— la correspondance et son complément : les sorties — enquêtes ;

— les outils autocorrectifs permettant le travail libre et le contrôle personnel.

4. Quelques institutions variées et variables

Différentes selon les classes et les moments. Ce qui caractérise la pédagogie institutionnelle, c’est la possibilité pour le collectif de changer ou de créer des institutions en réponse aux besoins ressentis et aux demandes exprimées. Importance des institutions instituantes comme le Conseil de coopérative.

Le mot institution n’est pas, pour nous, synonyme d’établissement. Nous appelons aussi institution ce qui, collectivement, s’institue dans nos coopératives. La simple règle qui permet d’utiliser le savon sans se quereller est déjà une institution.

Parmi bien d’autres :

— des lieux de parole libre où, protégé, l’on peut tout dire ;

— un lieu de décision : au Conseil, les propositions deviennent décisions communes, règles de vie et font la loi à tous (maîtres compris) ;

— organisation de la classe en sous-groupes fonctionnels (ateliers, classe de niveau scolaire, groupes occasionnels) ;

— définition précise des lieux, limites, lois de fonctionnement ;

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— reconnaissance des possibilités différentes de chacun : définition (évolutive) des règles et des statuts ;

— facilitation des échanges matériels par la monnaie intérieure ;

— la classe est dans l’école : limite de validité des institutions.

Préalables à toute discussion : connaissance précise de ce qui existe, de ce qui, dès maintenant, est possible.

Qu’entendons-nous par « institutions » ? La simple règle qui permet d’utiliser le savon sans se quereller est déjà une institution. L’ensemble des règles qui déterminent ce qui se fait et ce qui ne se fait pas en tel lieu, à tel moment, ce que nous appelons les lois de la classe, en sont une autre.

Mais nous appelons aussi institution ce que nous instituons : la définition des lieux, des moments, des statuts de chacun suivant son niveau de comportement, c’est-à-dire selon ses possibilités, les fonctions (services, postes, responsabilités), les rôles (présidence, secrétariat), les diverses réunions (chefs d’équipe, classes de niveau, etc.…), les rites qui en assurent l’efficacité, etc.

Nous pensons qu’il est possible d’institutionnaliser le changement, c’est-à-dire de faire en sorte que ce changement soit permanent. Si le conseil, lieu de parole, est aussi lieu de pouvoir, si régulièrement tout est remis en question, il est possible que la classe-groupe vive.

Figurons-nous chaque élément par une boule, disposons ces boules sur une sphère idéale et relions chacune des boules à toutes les autres : vous avez reconnu l’Atomium de l’exposition de Bruxelles. Au centre de cette sphère idéale, une place : le lieu de la classe où nous nous trouvons quand nous sommes intégrés dans la classe et soumis à l’action simultanée des différents éléments. Ce lieu nous apparaît comme un champ où peut se produire l’action éducative. (Il n’y a plus lieu ici, de faire la distinction entre les élèves, le maître et la psychologue.) En ce lieu, nous sommes « agis » par les divers éléments, mais nous pouvons aussi agir sur ces éléments, agir et non nous agiter.

Lieu de l’angoisse peut-être, mais aussi lieu de l’action : lieu de vie.

En classe, on travaille, on crée. Dans le terrain vague, on joue à n’importe quoi (…). Le terrain complète la classe : occasions d’observations, d’activités, de contacts, d’échanges sociaux. Le maître regarde vivre le peuple libre des enfants.

Il a plu

Nous sommes allés dans le terrain. Le ruisseau déplace la terre. Il creuse quand il coule vite. Il dépose du sable quand il ralentit. Nous avons vu un torrent et une embouchure de fleuve. La péniche vide est haute sur l’eau. Elle s’enfonce si on la charge de cailloux. C’est comme sur la Seine. Nous avons construit un barrage : le torrent est devenu un lac. Mais nous n’avons pas bâti d’usine électrique !

Tous

4 Aïda Vasquez, Fernand Oury, Vers une Pédagogie institutionnelle, Paris, Maspero, « Textes à l’appui », 1967 (rééd. Vigneux, Matrice), p.81-82.

5 Ib., p.105-106.

6 Vasquez, Oury, « La mort du terrain vague », De la classe coopérative à la PI, op. cit., p.243.

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À Geneviève et René Laffitte, mes racines pédagogiques, mes plus anciens amis.

À d’autres visages, voix et styles faisant repère.

La pédagogie institutionnelle, dit-on souvent, constitue le moment où les sciences humaines (psychanalyse, anthropologie, sociologie, dynamique des groupes restreints, etc.) et les sciences du langage (linguistique, sémiotique, analyse du discours, narratologie, etc.), font leur véritable entrée de plain-pied dans les classes

— c’est-à-dire : les classes coopératives de pédagogie Freinet. Des livres ont renseigné cette histoire, qui se conjugue encore au présent de l’intempestif, les principaux intéressés n’ont eux-mêmes cessé de l’écrire. Il faut les lire, avant tout autre.

Le présent ouvrage n’est qu’une longue marginale assertée en bordure de la pleine page de cette pédagogie : encore sur la surface qu’elle autorise et cependant à ses bords, ne prétendant à aucune centralité que ce soit, lorgnant même sur ce qu’a priori on croirait ses dehors, des préoccupations bien éloignées des classes, et qui pourtant, à mes yeux (et quelques autres), traverse sans cesse l’expérience que, enfant puis adulte, j’ai pu avoir de leur pratique ou de leur lecture7.

Il s’agit de regarder la complexité de cette présence « anthroposociale », comme dirait Edgar Morin, et de ses effets au cœur de la classe coopérative. J’entends : les effets de cette complexité anthropologique dont tiennent compte les outils pédagogiques, qu’il s’agisse des méthodes naturelles d’apprentissage, des techniques Freinet, des outils « institutionnels », etc. ; mais également les effets en retour qui font que le profond travail de ces dimensions anthropologiques par le milieu de la classe transforme la qualité du désir, de l’existence et du grandissement ; mais encore, ce qui fait que la classe, si elle est vraiment un milieu anthropologique aussi complexe et profond que tout autre milieu humain, constitue un lieu dans lequel se développent des phénomènes psychiques, groupaux et culturels propres ; enfin, que de cette plongée dans l’univers pédagogique, les outils des sciences humaines ne ressortent pas indemnes, mais cabossés pour leur plus grande chance.

Les textes ici rassemblés n’ont pas pour objet de faire un exposé sur la pédagogie institutionnelle. Ils s’installent au sein de son monde, son ambiance et ses humeurs, pour y reprendre, à mon compte, le dialogue entre ce que j’appellerai, à la suite de Francis Imbert, une « praxis pédagogique8 » et les dimensions multiples de l’existence subjective et collective d’un groupe d’enfants (ou d’adolescents) et d’adultes. Le tout, pour questionner, toujours, d’une façon ou d’une autre, ce travail commun et intime de grandir, de tenter d’être plus humain à la fin de la journée qu’à son aube — ou de ne pas l’être moins.

Fernand Oury et Aïda Vasquez, les « fondateurs » de la pédagogie institutionnelle, parlent des classes comme d’un « milieu de langage et d’échanges symboliques réciproques ». Dans cet ouvrage, il sera question du langage, et ce, dans toutes ses dimensions : comme structuration de notre réalité par la loi symbolique,

« ce que nous instituons », comme dimension définitionnelle de l’être-humain, et comme parole intime, subjective, dans laquelle se tresse le désir ; sous forme de discours du groupe, fondateur du milieu ; sous forme de culture ; sous forme d’écriture, de dessin, mais aussi de corps et de tout ce qui fait signe pour l’humain. Enfin, le langage n’y sera surtout pas réduit à la langue, même s’il sera aussi question, frontalement, du linguistique (ou plutôt de l’interlinguistique et du multilinguisme), mais seulement comme l’une des dimensions de la complexité langagière. C’est cette complexité que, ailleurs, j’appelle et explore sous son nom propre : la sémiotique9.

7 Des précisions biographiques seront données infra, en début de « Des noms et des lieux », p.83, de « Hommage aux artisans pédagogiques », p.267 et en fin de « De deux mondes éducatifs », p.287.

8 Francis Imbert, Pour une praxis pédagogique, Vigneux, Matrice, 1985.

9 Le Langage en-deçà des mots. Rencontre à l’aube du langage entre psychothérapie institutionnelle et sémiotique peircienne, Paris, Éditions d’Une,

« La boîte à outils », 2019.

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1. Didactique et pédagogie

À prendre un point de départ, qui n’est jamais un principe absolu, mais seulement le choix d’établir une départie, une distinction opératoire, il me semble utile, dans le champ précis de la pédagogie institutionnelle, de distinguer entre didactique et pédagogie. Non pas pour les « opposer », mais pour ne pas les confondre, et d’autant mieux les lier. Il est aussi vain de nier la nécessité d’une didactique, que de réduire la pédagogie à la gestion d’une suite de séances ou des séquences didactiques plus ou moins sophistiquées.

Il est nécessaire que des outils d’apprentissage, toujours plus efficaces, soient mis au point en profondeur, avec passion et précision : par des enseignants, des équipes, par des chercheurs, par tout autre acteur qui peut apporter sa pertinence propre dans le champ de la transmission des savoirs11. On peut dire que les méthodes naturelles d’apprentissage constituent l’arrière-fond majeur de tout ce qui, ensuite, vient s’intégrer dans l’attirail didactique des classes coopératives. C’est en particulier cela qui explique la constante référence des « gens de PI » aux « TF », c’est-à-dire aux techniques Freinet, dans leur désignation « TFPI ».

Mais en retour, il serait vain de croire que de tels outils peuvent, tels quels, être d’une efficacité réelle en profondeur dans la classe et dans la vie de ses sujets. Dans leur quête d’une perfection ou d’un approfondissement dans leur champ propre, les plus pertinentes des méthodes d’apprentissage, les plus élaborées des approches de telle ou telle discipline, ne pourront jamais éviter le fait d’être cabossées par le réel quotidien des classes. Si de tels outils « pointus », dans leur précision quasi-mécanique profonde, ne sont pas resitués, réintégrés, dans l’écosystème qui seul peut leur fournir une énergie nécessaire — du sens, des perspectives, de la vie —, alors ils seront aussi efficaces qu’une machine à vapeur en plein Sahara.

2. Un écosystème fait d’éthique, de désir et de hasard

Cela tient à des points et théoriques, et d’éthique du champ éducatif. D’une part parce que tout praticien doit se faire l’outil à sa main. D’autre part, si on suit la métaphore fameuse de Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage, parce que la pensée humaine est plus proche du bricolage que du plan d’ingénieur et de son idéal a priori d’ordonnancement, de protocole à appliquer (ou de tendre à « suivre »). Sans une telle éthique bricoleuse des chemins de traverse, l’élève comme l’enseignant ne sont plus des praticiens, ils redeviennent des pratiquants à qui on dénie la liberté de penser leur pratique et d’en décider : ils ne s’approprient plus un outil en vue de leur propre liberté de production, ils appliquent un programme, suivent des méthodes. Des méthodes, il en est de bonnes, ce n’est pas la question. Mais de fait, dans nombre d’études didactiques dites

« scientifiques » et les méthodes qui en découlent, très — trop — souvent les « praticiens », l’enseignant comme les élèves, ne sont là que comme informateurs, applicateurs, bref des souris de laboratoire. Il n’y a qu’à voir la hiérarchie des signatures et des contributions dans les publications en la matière…

Mais surtout, cela tient au fait que la classe coopérative, en permanence institutionnalisée, désinstitutionnalisée, réinstitutionnalisée, est un écosystème complexe, où les phénomènes de groupe et les phénomènes inconscients créent un tissu singulier, incalculable à l’avance, dans lequel les apprentissages sont pris. Non pas pour s’y dissoudre — d’où l’importance d’apports didactiques toujours plus affûtés ! — , mais pour se brancher sur deux sources d’énergie que le système scolaire habituel refoule ou néglige massivement. La première : le désir de l’enfant — à la condition qu’il s’en trouve, du désir, c’est-à-dire du sens à être là, en classe : la perte de désir, la crise du sens, touche l’école comme n’importe quelle autre partie de la société. Et, seconde tresse de ces présences désirantes : la dynamique collective des phénomènes de culture, de partage, de conflits affrontés et partagés à coup de parole. Se brancher sur cette énergie, la transformer en un effort collectif et intime d’organisation, cela représente à la fois un redéploiement de la vie de la classe, et l’occasion, rare dans le quotidien habituel de l’écolier, de penser sa propre pratique, acte pourtant reconnu par tous les psychologues comme fondateur d’une véritable intelligence, maîtresse de son existence et de sa puissance d’affirmation.

Edgar Morin, en anthropologue, insiste sur le fait que toute pensée et toute pratique sont « éco-intégrées » dans leur environnement, et que tout environnement humain digne de ce nom est complexe. À ce titre, penser le métier de l’enseignant comme la « gestion » à base de « motivation » d’une journée faite d’une

10 Ce paragraphe développe un extrait d’un article co-signé avec trois paissels ajudaires (équipe formatrice des écoles occitanes Calandretas) : Isabèu Vergnes, Patrici Baccou et Xaví Ferré, « El plurilingüisme a l’aula : famílies de llengües i llengües de les famílies.

La classe d’aprenentatge cooperatiu », contribution au livre à paraître sous la direction de Martí Teixidó i Planas, de la Societat catalana de pedagogia, Fem l’escòla plurilingüe. En ce qui concerne les Calandretas, je renvoie à la Quatrième partie, infra, p.133sq.

11 Transmission, et non « formation » ou « inculcation » : on transmet un trésor de connaissance et des outils de pensée et d’existence, on se le transmet entre praticiens. « Transmettre » est un verbe dont l’emploi va bien au-delà du champ éducatif.

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addition plus ou moins « originale » de séances ou de séquences didactiques, chacune très élaborée dans son pré-carré, c’est renoncer à toute complexité. La classe ressemble alors à une pépinière, à un alignement orthonormé de pots où chaque plante croît dans son propre isolement. À tout prendre, la complexité humaine réelle de tout groupe trouve son image fidèle tout à l’opposé, dans une prairie ou une forêt — car c’est là que l’on trouve une véritable richesse écologique. La classe coopérative n’est pas une pépinière, elle a toute sa complexité, et donc le besoin d’organiser cette complexité, de savoir accueillir en elle l’incalculable hasard de la vie, comme telle, sans vite l’empoter, et sans pour autant que l’anarchie s’installe. Célestin Freinet comparaît la classe coopérative à une « discipline de navire », à ceci près que, sur ce navire pédagogique-là, le seul maître à bord n’est pas l’enseignant, mais le groupe entier qui prend en main sa destinée. À ce prix, il est possible, dans l’espace et le temps limités d’une classe primaire ordinaire, de déployer l’infinie richesse d’une société humaine travaillée par le désir de grandir, et donc d’apprendre.

3. La pédagogie comme praxis et comme anthropologie

C’est cette complexité, et ses conditions de mise en place, qui occupera chacun des textes qui suivront. Ils évolueront dans une dimension restreinte, précaire, sans aucune volonté de généralité : une « praxis pédagogique ». Ce terme a été jadis le plus employé pour désigner un milieu riche, où les sujets travaillent à devenir toujours plus maîtres de leur vie, de leur travail, de la valeur d’échange et d’existence qu’ils produisent, et de la transmission de ce trésor qu’est leur discours, leur théorie, leur savoir. Et toute situation sociale de travail et d’existence peut connaître soit le sort d’être une pratique aliénée au régime macrosocial, soit celui d’embrayer sur une qualité d’organisation politique et d’émergence de processus subjectifs, au point que Félix Guattari parla même, un temps, de « groupes-sujets », par opposition aux « groupes assujettis12 ». Parmi d’autres cas historiquement repérables, les coopératives, ouvrières et agricoles, avant que d’être scolaires, ont pu représenter les réalisations concrètes d’une telle révolution anthroposociale. Mais à cette définition de la praxis, la pédagogie et la psychothérapie institutionnelles ont ajouté un élément, crucial : ces sujets sont aussi des sujets psychiques, et la valeur véritable est celle qui tient compte du désir, irrémédiablement singulier. Et s’il faut parler du matérialisme d’une telle praxis, il faut alors entendre résonner en lui autant le matérialisme marxien de l’histoire et des corps (Marx, Gramsci, Benjamin, Adorno), que le « matérialisme scolaire » cher à Freinet et Oury, mais aussi et avant tout l’invisible présence d’un

« matérialisme fantasmatique », tant c’est avec le fantasme que, disait Tosquelles, on décide de travailler en permanence, sous peine de retomber dans le plus sordide des positivismes. Voilà donc pour ce vocable éculé de « praxis »…

…Car somme toute, je n’en ai toujours pas trouvé de moins inexact.

À quoi sert-il, ce mot ? La pédagogie coopérative d’une classe ne doit pas se lire dans sa seule dimension de « combat idéologique », en ceci que son but n’est pas de bâtir une utopie qui servirait de laboratoire à une néo-société : ce serait plaquer une logique macrosociale sur la logique restreinte, complexe, fragile, celle des praxis. Le but principiel d’une telle praxis est de permettre le grandissement du sujet humain dans son désir, et la mise en place d’un milieu de vie où ce grandissement soit concomitant, et non pas écrasé, avec le développement d’une qualité sociale propre au groupe, généralement restreint, dans lequel tout être humain trouve à vivre et à travailler. Il peut exister une telle politique dont le principe sacré est le désir, une politique qui ne s’humilie pas à être tenue pour rien à l’ombre des « grands enjeux », grands soirs ou raisons d’État (ou modes de ministère…).

Disons-le autrement : la dimension la plus légitime sur laquelle brancher la pédagogie nous semble être l’anthropologie, car développer un milieu pédagogique, et faire de la classe un milieu de langage, c’est questionner la complexité humaine dans sa plus grande amplitude : biologique, sociale, politique, mais aussi subjective. Or une telle complexité ne se rencontre pas partout dans le réel : à une échelle macrosociale, quand ce sont des lois statistiques de champs qui concernent des agents, que reste-t-il du désir singulier, de la démocratie directe ? À tomber dans un individualisme de méthode, que reste-t-il du groupal ? Un milieu groupal restreint, tel qu’une classe ou une école, travaillé, analysé, se fait le prisme au travers duquel peuvent légitimement venir se travailler nombre de dimensions aliénatoires de la vie réelle, pulsionnelle, générationnelle, économique, sociale, des enfants, de leurs familles et des divers groupes auxquels ils appartiennent. Et ce milieu lui-même développe sa propre complexité. Autrement dit, dans notre champ, celui des classes et des écoles, qu’entendre par « anthropologie » ? Qu’un groupe restreint, celui d’une classe ou de toute autre situation d’organisation coopérative, se fait en développant une complexité qui, à son tour,

12 Félix Guattari, « Qu’est-ce qu’un groupe », repris in Psychanalyse et Transversalité. Essais d’analyse institutionnelle, 1972 (réédition Paris, La Découverte, 2003).

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engendre des effets eux-mêmes complexes : investissement psychique et fantasmatique des sujets dans la vie du groupe ; redéploiement politique des statuts, du pouvoir, de la responsabilité et de la liberté des sujets investis dans la Loi du groupe ; et enfin développement d’une vie propre au groupe, relevant de l’imaginaire, du symbolique et du discours — à proprement parler une « culture ».

Alors que n’importe quel ethnologue, dans une situation d’enquête « lambda », considérerait ces phénomènes, leur richesse et leur créativité avec neutralité, comme les signes d’une vie culturelle véritable, tout cela demeure encore étrangement perçu par la doxa éducative comme autant d’aberrations, d’erreurs de conformité, « d’utopies » (pourtant bel et bien existantes !), ou de préoccupations bien secondaires au regard de la priorité des programmes et autres obnubilations sur les « fondamentaux ». Au contraire, nous posons, tout comme Lacan a dit qu’en psychanalyse, la guérison vient de surcroît, que les apprentissages ne (re-)deviendront le but auquel un système éducatif se donne sérieusement les moyens de faire accéder les écoliers, qu’à la condition de les remettre à leur seule place logique : une place seconde. Non pas parce qu’ils seraient négligeables et secondaires (ils sont la légitime demande sociale vis-à-vis de son école), mais parce que l’urgence de leur refondation s’intègre dans la logique pédagogique de la classe et dans sa dynamique, qui en constitue l’écosystème sine qua non.

Jean Oury répétait : « La pédagogie et la psychothérapie institutionnelles, c’est la même chose » : nul doute que, antérieurement à tous les ergotages techniques, certes pas tout à fait inutiles, mais dans le fond contingents, un tel adage constitue sur le plan logique et éthique un de nos Nords magnétiques les plus fertiles. Pourquoi ?

Au sujet de toute psychiatrie qui ambitionne véritablement de ne pas être indigne d’un projet de psychothérapie institutionnelle, le psychiatre Jacques Schotte dit qu’elle est une anthropopsychiatrie. Une nosologie est, pour une maladie, un discours qui intègre en une théorie ce qu’est ce complexe souffrant en présence duquel agit un corps soignant. La tendance massive de notre temps, de tous les temps de fort positivisme, consiste à réduire cette nosologie à sa nosographie, c’est-à-dire à une suite désintégrée, cumulativement descriptive, de symptômes — lesquels peuvent alors proliférer et étouffer le réel sous leur croissance exponentielle, elle-même très symptomatique d’une époque et de sa doxa. On voit très bien cela autour du « fameux » DSM, ce manuel de psychiatrie d’origine nord-américaine, ayant la même autorité mondiale que Monsanto en matière de gestion agricole de la nature — et qui achève l’enfermement de la psychiatrie dans un Vidal pour diagnostics par items. Tout à rebours, Schotte après Tosquelles et d’autres maintient que la folie, oui, ce gros mot, est une dimension intrinsèque à toute existence, à tout être-humain.

Pareille psychiatrie, celle de la phénoménologie psychiatrique, de la psychanalyse non réduite à une psychologie, de la psychothérapie institutionnelle, engage une anthropologie. Tout autant, une pédagogie véritable, loin d’être réduite à une didactique, et tout aussi irréductible à une idéologie, est une anthropopédagogie. Ces deux anthropologies n’ont rien radicalement qui les réduise à une idéologie, c’est-à-dire à l’assomption de telle ou telle figure, celle d’un fou (d’un « schizo »…) au rang de modèle de « désaliénation de la société capitaliste/patriarcale/etc. », ou de « l’enfant que nous voulons former », « l’homme que nous voulons désaliéner » ou autres captations imaginaires et navrantes qu’on entend si souvent en guise de niaiseries dangereuses.

La pédagogie comme anthropologie, la pédagogie comme écologie de la classe, milieu de langage, de langages (et pas seulement de langues ou de codes, y compris de codes de conduites, à faire ingurgiter) : tel serait finalement l’enracinement sémiotique le plus profond où penser les phénomènes humains qui se déploient et se redéploient dans un milieu scolaire institutionnalisé. Bouleverser les règles établies et supposées indiscutables de la relation scolaire dite « traditionnelle » donne naissance à des classes coopératives à la fois bien ordinaires, mais à nulle autre semblables — toujours rares…

1. Ce qu’est ce livre, et ce qu’il n’est pas

Ce livre tient compte de la pédagogie institutionnelle, mais recourt pour sa propre écriture à des outils issus des sciences humaines et du langage, ainsi que de la philosophie et de la politique. Il peut prendre sens de deux façons.

La première : par ce qu’il n’est pas. Il n’est pas un ouvrage continu, comme le fut ma thèse, qui proposa une « analyse praxique du discours de la pédagogie institutionnelle ». Il n’est pas non plus un ouvrage ordonné selon une théorie, même si une théorie sous-jacente le fonde, dont les éléments se tressant aux propos locaux. Pour une appréhension des rapports entre langage, subjectivité et institutionnalisation d’un

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milieu thérapeutique (ce qu’est aussi la classe), je renvoie à un autre ouvrage, proprement sémiotique, Le Langage en-deçà des mots, dans le champ proche de la psychothérapie institutionnelle.

Partant, qu’est cet ouvrage ? Un recueil de textes étalés dans le temps, articles, communications, conférences et lettres, certains non publiés jusqu’ici, leur ensemble formant parcours. À ce parcours, j’ai tenu à conserver la diversité de tons, qui témoignent d’horizons divers d’écoute (donc de parole partagée), certains défauts, que je ne peux qu’assumer (des répétitions, lourdes, des écarts, brusques : l’important était que chaque texte demeure lisible de façon autonome, comme il le fut lors de son premier partage), mais aussi certains reliefs qui en ordonnent le cheminement.

2. Progression, reprises : une proposition de lecture

Dans cet habit d’Arlequin ainsi fait de reprises, vaguement kierkegaardien et obsessionnel (comme toute recherche, au fond), et immanquablement de quelques accrocs, plusieurs couleurs locales voisinent entre elles, et que j’ai regroupées par dominantes.

Ainsi, on a déjà pu traverser, liminaire salubre, quelques « fragments d’un discours pédagogique », traces primordiales à partir desquelles ma propre écriture se place dans une position légitimement seconde de commentaire, de réponse, proposition ou méditation.

a. De deux voix initiales

La première partie Hommages et fondations rassemble deux hommages que j’ai été heureux de rendre à Fernand Oury et à Aïda Vasquez. Ces textes sont également l’occasion de brosser rapidement le paysage de cette

« pédagogie institutionnelle » et de son éthique.

b. Institutionnaliser le milieu, et le parler

La deuxième partie rassemble des propos autour de quatre institutions pédagogiques : le conseil, les ceintures et la monnaie intérieure, propres à la classe, et l’élaboration monographique, propre aux groupes d’éducateurs. C’est l’occasion de faire un parcours au travers de ces outils pédagogiques cruciaux, et du maillage de la vie institutionnelle hors de laquelle leur efficacité serait nulle ou presque. La classe, milieu de langage, c’est avant tout le lieu de la loi symbolique, lieu d’une politique concrète du désir, de la parole et du commun : une trajectoire à travers « lieu, limite, loi, langage », les « 4L » de l’institutionnalisation d’un lieu qui permet à chacun de ses sujets, enfants comme adultes, de pouvoir toujours plus persévérer dans son parlêtre. C’est la dimension la plus structurale du langage qui ressortira de cette partie. L’occasion, aussi, de parcourir un quotidien que ces techniques et dispositifs aident les praticiens à façonner.

c. Langage et culture : une anthropologie du singulier

Ce façonnage témoigne de l’empreinte humaine qui, dans ces classes, dessine un milieu anthropologique digne de ce nom, au lieu des rabougrissements généralisés que la doxa éducative considère comme garants d’une rentabilité scolaire soi-disant attendue par « nos contemporains ». Cette anthropologie n’est pas celle d’une réduction de la complexité anthroposociale à une vision macrosociale d’agents de champs anonymes correspondant aux seules lois générales de (re-)production de schémas sociaux : c’est une anthropologie du singulier, catégorie (issue de la sémiotique de Charles Sander Peirce), que l’on peut rapprocher du souci du désir inconscient des sujets tissé dans la dialectique d’une parole, mais aussi dans la dialectique de la culture propre qui naît dans le groupe en vie. « Ici naît une culture », disent les membres du groupe Genèse de la coopérative en analysant une situation d’Une Journée dans une classe coopérative : la troisième partie est consacrée à une telle fonction de la culture et du langage dans le milieu de la classe. Comment enquêter sur cette culture, comment déploie-t-elle cette « machine institutionnelle » en l’étoffant d’un imaginaire partagé, porteur d’une existence groupale ? Je proposerai quelques utilisations, sans doute imprudentes, d’outils et de réflexions empruntés au champ des sciences anthropologiques, carrefour incontournable à mes yeux de tout parcours en sciences humaines. Ici, le langage, ce sera surtout l’ensemble des discours multiples, ces sources de poiesis sans laquelle la praxis privée d’étoffe se répète, s’éteint ou s’effondre : la classe comme aire culturelle, de discours, inséparable de la classe comme lieu institutionnalisé par une loi symbolique librement maîtrisée.

d. Langue, institution et pédagogie : Calandretas

La quatrième partie constitue une halte dans l’un des milieux les plus chauds qui ont accueilli mon cheminement : chez mes amis occitans des Calandretas, ces écoles bilingues immersives qui « tiennent

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compte de la pédagogie institutionnelle » et qui, sous certaines conditions, la croisent avec leur autre militance pour une langue et une culture, et par-delà pour toutes les langues et les cultures qui entrent dans la classe, ou font sortir la classe n’importe où dans le monde. Là, la langue est clairement l’objet premier du questionnement : la langue comme objet et comme outil d’apprentissage, mais aussi le moment où elle devient langue singulière du sujet, langue vive du groupe, véritablement une institution de la praxis des classes. À quelles conditions, invisibles à tout positivisme, mais agissant en sous-jacence, une pédagogie d’ouverture au passage entre les langues, au défigement sémiotique des signes et des codes, bref à cette expérience sensible et cependant non-réifiable du sens, est-elle possible ?

e. Éducation, culture et politique : conférences boliviennes

La cinquième partie reprend ces questionnements dans une perspective plus large, qui noue éducation, culture et politique depuis un ailleurs, cher à mon cheminement et riche pour tous, celui de la Bolivie d’avant les tragiques régressions que nous voyons la réenvahir à l’heure de réviser ce manuscrit. Ces trois conférences constituent trois nouages sous un autre soleil que celui de la Méditerranée de mon enfance, tout aussi chaleureux bien que parfois glacé, celui des Andes. Il n’a pas été question de partir là-bas « appliquer » quoi que ce soit, ni même de « comparer », seulement de continuer un questionnement. Là-bas, dans l’accueil complice d’autres maquisards pédagogiques, ou face aux considérations, toujours macrosociales, d’une réforme éducative « décoloniale », il s’est agi pour moi de distinguer sans disjoindre, de relier sans confondre, deux figures du politique : le champ des praxis pédagogiques et leur irréductible logique, relevant de l’éthique et de ses sujets désirants, et le champ macrosocial des luttes idéologiques et massives, aux logiques générales, statistiques et agentielles. Avec, au nœud de ces deux champs de force, les corps réels d’un peuple travaillé de langues et de cultures multiples, et qui font la matière d’une histoire en plein bouleversement.

f. Qu’est-ce qu’une praxis pédagogique ?

La question cardinale, présente en fond de chaque étape de cet ouvrage, est : Qu’est-ce qu’une praxis pédagogique ? J’ai tenté l’essai d’une réponse, reprise théorique de l’ensemble du champ traversé, analysé dans sa pleine dimension de tissage, et non plus comme un fil courant et supportant les maillages singuliers de chacun des petits essais précédents.

g. Mondes pédagogiques

Ce parcours, sans s’achever, se bouclera en un retour, par une parole à la fois plus intime et plus large, à travers ce qui peut s’appeler un « monde pédagogique » : celui de la loi symbolique, du sujet désirant, de la parole singulière et de la coopération entre le peuple libre des praticiens. Ce monde, j’ai eu le bonheur d’en sortir pour partir exister pleinement ailleurs, et j’ai le bonheur de pouvoir y revenir chaque fois qu’il m’apparaît pour ce qu’il demeure : le lieu rare où sens, éthique et pertinence sont les fils d’une fragile, imparfaite, mais incassable tresse.

3. D’autres présences

Malgré son titre, cet ouvrage ne parlera pas de « la » pédagogie institutionnelle, mais seulement de quelques classes, et de quelques livres, qui sont autant d’étapes qui ont balisé mon chemin. Certaines présences seront plus récurrentes que d’autres. Ces autres n’en sont pas de moindre valeur à mes yeux, la tresse d’un parcours à travers certain paysage n’a pas l’ambition du tissage homogène d’une histoire ou d’une géographie. Parfois, la seule occurrence d’un nom résidera dans une note ou en bibliographie. Que ces mentions soient lues pour ce qu’elles sont : un signe, souvent un hommage, en attendant, je le souhaite, mieux.

Je ne saurais trop insister sur la présence de tous ces autres groupes ou personnes que je ne connais pas, ou moins bien, avec qui il m’arrive parfois d’être en désaccord, mais qui font un travail précieux, et pour tout dire sacré, parce que tendu vers une recherche de justice et de justesse, dans les conditions de leur temps, pour le difficile métier qui est le leur, et celui des êtres qui grandissent, quel que soit leur âge.

Enfin, une dernière présence, aussi paradoxale qu’accueillante. Voici un ouvrage radicalement freudien, rétif à toute réduction du psychisme au paradigme cognitif, et qui préfère parler de transmission entre praticiens, plutôt que de formation (dont je dis souvent qu’elle engendre, en toute rigueur lexicologique, des formateurs, mais aussi, hélas, des formatés…) — le tout, publié dans une collection intitulée « Cognition et formation » ! Disons-le tout net : sur le papier, deux antipodes à la limite du canular situationniste. Mais ce serait compter sans l’amitié de Jean-Claude Sallaberry et Jean Vannereau, et sans leur sens du dialogue, tant pratique que théorique, et qui rappelle que, qui sait, d’un antipode à l’autre, on peut voyager… On ne refuse

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pas une telle hospitalité, on l’apprécie à sa juste rareté13, et on y demeure dans sa singularité. C’est que, sans rien céder sur nos orientations théoriques ni pratiques, il est possible — et en l’occurrence avéré — de trouver des proximités, humaines et éthiques, avec des personnes situées parfois fort loin sur la cartographie raisonnable, et par ailleurs justifiée, des aires épistémologiques.

Par ailleurs, je remercie bien volontiers les personnes, revues et maisons d’édition qui, ayant déjà accueilli mon écriture, ont accepté la reproduction de textes (tels quels ou remaniés) : les revues Écho-PI, Cliopsy, Sud/Nord et L’Année de la recherche en sciences de l’éducation ; l’association Paul-Jacquin ; les éditions Michel Houdiard, La Poesia, Érès et L’Harmattan.

Françoise Thébaudin, l’une des plus fines pédagogues, quand on lui demandait s’il y avait tant que ça de classes de pédagogie institutionnelle, répondait : « Moins qu’on ne dit, plus qu’on ne pense. » Une conviction profonde guide l’énonciation des pages qui vont suivre : que ce dont on parlera ici existe, ou s’essaye à exister, et depuis longtemps. Il ne s’agit pas d’une « utopie », ce bizarre cri que poussent les gens qui ne supportent pas l’idée qu’ils se font d’une telle pédagogie, quand ils écoutent des enseignants parler de leur classe, voire quand ils sortent eux-mêmes de ces classes ! Il ne s’agit pas d’une pédagogie rêvée (ce ne serait pas une option si calamiteuse, si cela ne servait souvent d’alibi pour ne pas regarder dans le cambouis des pratiques concrètes). Il s’agit d’une réalité : locale, rare dans son advenue, imparfaite dans sa réalisation, probablement non généralisable — mais le destin logique d’une pratique est-il impérativement la généralisation ? Pourtant, cette conviction ne vise nullement à convaincre quiconque de quoi que ce soit. On ne convainc pas d’une pédagogie fondée sur le désir : on la propose, fût-ce en se contentant de la raconter, de l’analyser, de la méditer, et ensuite, « pour ce qui le concerne, le sujet est prié de s’adresser à lui-même », comme dirait l’autre.

Le discours des pédagogues institutionnels se signale à deux topoi, deux « lieux communs » qui dessinent l’orientation éthique de ce qu’ils donnent à entendre. Le premier situe et limite l’autorité de ce qui va se dire : il consiste à toujours préciser quel est le sujet qui parle, ou écrit ; et souvent, c’est à la fois un « je », qui signe ou énonce principalement l’ouvrage ou la monographie, et un « nous » suffisamment concerné, mais pluriel et ouvert à tout autre pouvant apporter sa part de pertinence. Partant, le sujet pédagogique, dans les classes et dans les livres, ne s’autorise que de lui-même, à la condition de ne pas se croire seul (glorieux ou esseulé)

— c’est à proprement parler un positionnement de maîtrise. Ce dernier n’a rien que d’une

« institutionnalisation », au sens strict, c’est-à-dire qu’il va se donner à juger, ou à jauger, à l’aune de ce qui sera montré de pertinence dans les monographies ou textes rapportés14. C’est pour cela, et quelques autres raisons liées à la position de « primaire » dans laquelle le champ du savoir et le champ du pouvoir continuent, malgré des rhétoriques qui ne changent rien à l’habitus du champ, de renvoyer un enseignant qui se permettrait de poser que sa pertinence théorique et méthodologique (et pas seulement pratique, comme le bon sens qui, comme on sait quand on écoute la doxa, est propre à tout « bon maître ») n’attend rien des énonciateurs autorisés par l’académie ou l’administration. D’où leur second lieu commun : « Ne rien dire que nous n’ayons fait ».

Commettrai-je l’erreur, de parallaxe autant que d’ethos, de me prétendre l’un de ces sujets ? Ce serait fausser l’orientation de mon discours et de sa réception. Je viens de cette aire de discours et de culture, car j’en fus un praticien étant enfant, mais n’en suis un acteur actuel qu’à la façon d’un compagnon de route, qui en utilise les outils pratiques et théoriques dans mes propres praxis, c’est-à-dire dans mes enseignements

13 Je pose, grâce à une demande de J.-C. Sallaberry, une clarification et une limite à mes propos, vu que mon ouvrage s’intègre, dans cette collection, dans une certaine ambiance, proche d’autres traditions que la mienne, en sciences de l’éducation.

L’utilisation que je fais des termes d’institution et d’institutionnalisation suit la théorisation de la pédagogie institutionnelle par Oury et Vasquez. Ils doivent s’entendre en un sens différent, quasi-inversé parfois, de leur usage dans le champ de l’ « analyse institutionnelle » de G. Lapassade, R. Lourau et leurs héritiers, lui-même issu de la pédagogie institutionnelle autogestionnaire de Raymond Fontvieille. Il n’est pas lieu d’entrer dans ce qui, trop rapidement défini, n’apparaîtrait que comme chicanes d’érudits ou narcissisme des petites différences, aux antipodes du sérieux de la scission originelle entre les deux pédagogies, où se jouent et une éthique, et une épistémologie. De même, certaines formulations d’Oury et Vasquez paraîtront, qui sait, trop « imagées », trop peu

« fondées » : c’est que leur fondement doit être ailleurs, ou exprimé autrement — un « autrement » et un « ailleurs » dont le présent ouvrage entend faire entendre le régime de pertinence spécifique.

Je n’en entends pas moins cet amical appel à explication, et prends date (je ne suis pas le seul).

14 L’institutionnalisation de cette maîtrise pédagogique est donc un risque dans lequel se pose le sujet, je ou nous, au sens où, par exemple, je dirai que l’occitan n’est une institution dans une classe Calandreta que si l’on accepte que sa pertinence soit « jugée sur pièces », et que son sens soit laissé à l’entière décision du désir qu’il étaye — ou pas — chez l’enfant ou l’adulte. Un risque nécessaire et inévitable. Hors sa traversée, nulle subjectivité dignement existante.

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ou discussions avec d’autres praticiens (pas seulement dans l’éducation). Cette épistémè, je la recroise, elle traverse ma subjectivité, telle un lieu commun dans ma tresse existentielle et intellectuelle.

Nulle fausse modestie à ces limites : on peut accompagner la pédagogie sans se vouloir soi-même pédagogue, mais quiconque ne pratique pas en permanence une telle pédagogie n’a pas grande utilité à se proclamer pédagogue ; de même que, si je recours aux précieuses boîtes à outils de l’anthropologie, la psychiatrie ou la philosophie, je n’aurais pas le ridicule de me dire ethnologue, psychiatre ou philosophe. Je pense, je rencontre, je chemine. « Ne rien dire qu’ils n’aient fait », et « le faire savoir à d’autres », est la formulation adaptée à l’éventuelle utilité de ma parole dans le champ de la pédagogie institutionnelle.

Pour le reste, mon travail est d’une « inutilité transcendantale » comme dirait J. Oury. Ma parole est le fruit d’un arbre vif aux racines profondément cachées dans le temps et la modeste quotidienneté des classes.

C’est avant tout dans ce sous-sol, invisible aire sous-jacente insoupçonnable par les radars de ceux qui ne se fient qu’à ce qui fait « évidence », que survit une pédagogie apte à renaître partout, dans la survie du désir, comme la mauvaise herbe de Brassens. Un fruit ne sert de rien pour un arbre, sinon à montrer, comme l’écrivit Félix Leclerc, que « ce n’est pas parce que je suis un vieux pommier que je donne de vieilles pommes ». Je suis fils de ce monde-là, pédagogique et pas que ; je le porte où j’existe, pense, rencontre. Mes propos sont méditations secondes, échos latéraux, reflets entre-deux, dans l’après-coup ou dans l’ouverture à un possible dont j’apporte la greffe depuis les ailleurs qui m’ont accueilli, recueilli parfois.

Et en fin de compte, ma seule autorité, car sans elle je ne me serais jamais… autorisé à publier le livre, je ne la reçois, comme d’un Autre fondamental, que des rencontres avec les praxis dans lesquelles ma présence, langagière, analytique et pratique, agit — ou pas, ou seulement sur une certaine durée, ou selon une temporalité parfois plus étale. Entre deux praxis, une véritable rencontre est elle-même une praxis. Quant à ce qu’ensuite j’écris au sujet d’une telle rencontre, si mon autorité se tisse de cette communauté éthique, la responsabilité n’en revient qu’à moi-même. La rencontre comme praxis : c’est, en un sens, le cas de chacun des écrits ici rassemblés comme autant de cailloux ramassés dans la saquette du cheminot. Parfois, c’est une immersion totale dans une praxis commune : un dialogue, une lettre ; parfois, c’est le fruit d’une expérience partagée de penser, signée à plusieurs ; enfin, ce peut être une méditation, traîne d’après-coup qui fait retour sur une rencontre dans le temps intime d’un cheminement déjà parti ailleurs, et pourtant amnésique jamais.

« Une pédagogie », « LA pédagogie institutionnelle », en soi, n’est qu’un corps discursif abstrait, si elle n’est avant tout un corps vivant et toujours défigé d’outils, de paroles et de pratiques portés par des sujets et des groupes. « Ne rien dire que nous n’ayons fait », disent encore à mes oreilles les instits de mon enfance.

Pourtant, cette pédagogie institutionnelle a produit parmi les plus belles pages sur l’école, de ces pages qui prennent des rides, mais pas de coup de vieux. Et qui continuent de redonner sérieusement le seul espoir sérieux : « Changer le métier, ou changer de métier », formule souvent rappelée par Oury, Vasquez et les autres, mais avec l’honneur d’avoir pris l’alternative au pied de l’enjeu, et d’avoir proposé des outils concrets, frayé des cheminements pédagogiques réels, plutôt que de changer de voie. Ces pages, ce sont des monographies essentiellement, « sans doute le seul langage possible en pédagogie » comme disait Lacan à Fernand Oury, ce mot auquel se rattachent tellement les pédagogues, un peu trop qui sait, mais comme un marin qui ne se fie qu’à l’étoile qui ne s’éclipse pas toutes les cinq minutes, comme le font les modes, les gadgets et les rhétoriques éducatives où se noie l’éducation contemporaine. Mais il existe aussi d’autres textes, une constellation qui forme l’épistémè de la pédagogie institutionnelle, dont les confins avec d’autres pédagogies ou d’autres éthiques, demeurent ouverts, ouvrants. Et en particulier parmi les autres pédagogies, celle qui demeure toujours là, cette « pédagogie Freinet », autre trop gros mot, mais qui est l’arrière-plan sans lequel la pédagogie institutionnelle ne saurait dessiner ses arabesques. La pédagogie institutionnelle est une fidélité critique à la pédagogie Freinet.

Ce qui importe, c’est le champ certes discontinu, mal maillé, toujours à reprendre, mais à jamais irremplaçable, qui lie entre eux les classes, les écrits, les transmissions de praticien à praticien des outils théoriques et pratiques sans cesse retravaillés, cabossés, refondés. Un trésor, le seul qui importe dès lors qu’il s’agit de faire naître un milieu où l’humain puisse grandir. Ce champ (par ailleurs surdéterminé et souvent écrasé par les logiques administratives et macrosociales) est inassignable, impossible à fixer. Il n’en est pourtant pas moins le seul réel d’une praxis pédagogique.

On sait les pièges qui figent et ruinent irrémédiablement toute définition de ce qu’est la pédagogie, et qui ont toujours fait dire à René Laffitte, et d’autres, que la pédagogie institutionnelle est une « non-évidence », qu’elle n’existe nulle part que dans l’acte et le souci d’un sujet désirant parmi d’autres, ici et maintenant, et

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peut-être plus dans deux minutes. C’est ce sens du précaire, du sérieux et de l’humour que je tiens comme le plus profond et le plus sérieux héritage de mon père, de mes parents, et de tous mes autres re-pères.

Sa plus simple expression tient dans un impératif ajusté que René Laffitte avait coutume de confronter à son quotidien, vis-à-vis duquel il était d’une exigence farouche, et qui fut et demeurera le monde d’où je viens : « Essayer de ne pas être trop con ». Tout l’humour de mon père, ce vieil ami, tient dans ce « trop », dans lequel résonne l’autre balancement, entre un « pessimisme distrait » et un « optimisme vigilant », qui le fit avancer sur sa route à lui, jusqu’à son tout dernier pas. Et c’est là l’ethos que j’emporte, le plus précieux viatique traversant mon propre cheminement. Celui-ci recroise la pédagogie en compagnon de route ou de lutte, mais par-delà, la longue suite de paysages qu’il parcourt, plus ou moins lointains, peut se lire, hors tout progrès et toute répétition, sous le signe sérieux de ce sens-là du précaire.

Si bien de nos amis peuvent dire avec bonheur qu’ils en sont venus à la pédagogie institutionnelle, quant à moi, rejeton, j’en viens.

Ménilmontant, automne 2019

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