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Apprendre à aimer ? Grégoire de Nysse commentateur du Cantique des cantiques

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Apprendre à aimer ? Grégoire de Nysse commentateur du Cantique des cantiques

FENEUIL, Anthony

FENEUIL, Anthony. Apprendre à aimer ? Grégoire de Nysse commentateur du Cantique des cantiques. In: Félix, F., Grosos, P. Érotisme païen, érotisme biblique. Le Banquet et Le Cantique des cantiques.. Lausanne : L'Âge d'Homme, 2012. p. 79-98

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:22934

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APPRENDRE À AIMER ?

GRÉGOIRE DE NYSSE COMMENTATEUR DU CANTIQUE DES CANTIQUES

Anthony Feneuil

Il y a, dans les Homélies de Grégoire de Nysse (331/335 – ap. 394) sur le Cantique des cantiques, un paradoxe qui tient à l’articulation du plato- nisme et du christianisme dans son œuvre. Accusé par Anders Nygren 1 d’avoir abâtardi le concept chrétien de l’amour (agapè) au contact de l’éros platonicien, il aurait inauguré ou en tout cas affermi la base d’une longue tradition de dénaturation hellénisante du christianisme. Il est vrai que les textes de Grégoire de Nysse sont empreints de néoplatonisme.

Ceux-ci, toutefois, doivent sans doute plus à Philon d’Alexandrie qu’à Plotin : à un platonisme, donc, déjà mâtiné de tradition biblique. Reste qu’en effet, les termes d’éros et d’agapè, dans les Homélies, s’équivalent jusqu’à un certain point 2, et qu’il est certain que l’agapè de Grégoire n’est pas celui de Paul. Grégoire est d’ailleurs d’autant plus enclin à une trans- formation du sens de l’agapè qu’elle est suggérée par le texte des Sep- tante lui-même, où le terme est utilisé pour désigner l’amour dont il est question dans le Cantique des cantiques. En sorte qu’appuyé d’un côté sur une tradition grecque biblicisée et, de l’autre, sur une tradition bi- blique grecque, le commentaire du Cantique des cantiques par Grégoire de Nysse réunirait toutes les conditions pour cette fusion contre-nature de l’amour païen et de l’amour chrétien. Pourtant, le cappadocien est

1. Voir Nygren, Anders, Érôs et Agapè. La Notion chrétienne de l’amour et ses trans- formations, tr. P. Jundt, Paris, Aubier, 1952, Deuxième partie, Livre Premier, I, VIII : « Le compromis », 4 : « Grégoire de Nysse », p. 217-228.

2. A ce propos, on peut se reporter notamment à Jean Daniélou, Platonisme et théo- logie mystique, Paris, Aubier, 19442, III, 1, 3, « Éros et agapè », p. 199-208.

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justement l’auteur d’une rupture, au sein du christianisme, avec le pla- tonisme et le néo-platonisme. Une rupture instauratrice de la mystique spécifiquement chrétienne, telle qu’elle sera ensuite développée par le Pseudo-Denys jusqu’aux mystiques modernes et peut-être contempo- raines. Cette rupture est un renversement dans la compréhension de la nature et de la place de l’amour dans le dipositif d’union à Dieu, qui rend finalement impossible l’identification pure et simple de l’agapè grégo- rien à l’éros platonicien. Chez Platon comme chez Origène, la fin ultime de la vie humaine – et, chez Origène, de la vie chrétienne c’est-à-dire le salut – se réalise dans la contemplation (theorikè). L’amour est seu- lement le moyen par lequel l’intellect s’oriente vers cette fin, suivant le mouvement décrit par Diotime dans le Banquet de Platon, de l’attirance pour les belles choses sensibles vers l’attirance pour les belles choses intelligibles jusqu’à la contemplation du beau en soi. Grégoire inverse ce rapport en s’appuyant sur le Cantique des cantiques, dont il exprime ainsi le cœur :

Celui qui veut que tous soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité enseigne ici la plus parfaite et seule bienheureuse manière d’arriver au salut, je veux dire celle qui se réalise par l’amour 1

Chez Platon l’amour est fondamentalement imparfait, d’une imper- fection qui le rend précisément moteur pour la connaissance, aiguisant dans l’âme le désir de la perfection qui lui manque, à laquelle elle ne peut accéder que dans la contemplation. Ici au contraire, et comme l’indique clairement l’ensemble du passage, faisant correspondre les trois livres de Salomon aux trois âges de la vie spirituelle – les Proverbes pour l’en- fance, l’Ecclésiaste pour la jeunesse et le Cantique pour la maturité –, c’est bien l’amour, et non la connaissance, qui constitue le sommet de la vie spirituelle. Le changement est de taille.

La connaissance, toutefois, ne disparaît pas de la vie spirituelle. On pourrait même penser que le schéma général reste celui du platonisme, transposé en atmosphère chrétienne. Car si l’amour est la voie la plus par- faite vers le salut, le salut lui-même est encore associé à la connaissance de la vérité. Comme si l’apogée de la vie de l’esprit restait la connaissan- ce, certes inaccessible en cette vie, et que ce sommet de l’amour n’avait

1. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique des cantiques, tr. A. Rousseau, Bruxelles, 2008, I, § 1, p. 44.

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qu’une valeur relative, attachée à l’existence terrestre. Une chose est plus troublante encore, qui va nous obliger à prendre en vue directement la question des rapports exacts entre amour et connaissance : de la vie terrestre elle-même, la connaissance n’est pas évacuée. Il est même im- possible de ne pas la voir au centre de la vie spirituelle, et cela fait peser sur le texte de Grégoire un soupçon d’incohérence. La chose est dite :

« Celui qui veut que tous soient sauvés enseigne (upodeiknusi 1) ici la plus parfaite et seule bienheureuse manière d’arriver au salut ». N’est-ce pas avouer que le salut suppose, avant tout, la connaissance des moyens du salut ? Et ce n’est pas là un petit problème, car comment passer de la connaissance à l’amour ? L’amour est-il chose enseignable ? La diffi- culté est assumée, et comme redoublée par l’assertion selon laquelle le contenu de l’enseignement est précisément un mystère, et même le plus grand mystère pour la nature humaine 2.

C’est dire que nous aurons du mal à le percer. Nous pourrions cher- cher au moins à en délimiter les contours. Il faudrait alors comprendre ce qui, dans cet amour au sommet de la vie spirituelle qui fait le cœur de l’enseignement du Cantique des cantiques, constitue le mystère. Com- prendre, donc, et déployer les rapports entre amour et connaissance dans les Homélies sur le Cantique des cantiques, afin de déterminer le sens d’un enseignement de l’amour de Dieu.

Que d’ailleurs le Cantique des cantiques puisse être le lieu d’un tel en- seignement, voilà qui est déjà problématique. Car s’il est bien question d’amour dans ce texte, la présence de Dieu y est plus difficile à déceler, et sans doute un lecteur honnête devrait-il reconnaître qu’à s’en tenir à la lettre du texte, le commentaire théologique ne s’impose pas. On trouve d’ailleurs, jusqu’au Deuxième Concile œcuménique de Constantinople 3, puis de nouveau à partir du XVIe siècle 4, des opposants à l’intégration du texte dans le canon chrétien qui arguent justement de son caractère pro- fane. Il est au moins probable que le texte (et plus probablement encore

1. Dont le sens, plus proche peut-être du français « montre », éloigne déjà d’une interprétation unilatéralement théorique de l’enseignement.

2. Ibid., I, § 6, p. 51.

3. Où l’interprétation de Théodore de Mopsueste, qui considère le Cantique comme une lettre d’amour, est déclarée hérétique.

4. Et en particulier Sébastien Castellion.

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les textes, car la question de l’unité du Cantique est fort débattue) a été écrit dans une perspective profane, utilisé sans doute lors de mariages, puis conservé dans le Temple à des fins peut-être d’éducation. Reste qu’à un moment difficile à déterminer, l’interprétation allégorique du texte s’est imposée, permettant de lire dans ce ou ces poèmes le drame de l’amour entre Dieu et son peuple. En s’engageant dans le commentaire théologique, Grégoire s’inscrit donc dans une tradition juive déjà an- cienne, reprise un siècle avant lui par des penseurs chrétiens, Origène en particulier.

Il n’en cherche pas moins à justifier cette tradition. Dans son prolo- gue, il défend la possibilité d’une interprétation allégorique des textes bibliques en général, contre les promoteurs de la seule compréhension littérale. En s’appuyant sur les autorités de Jésus et de Paul, il affirme que l’interprétation allégorique est nécessaire lorsque la compréhension littérale des récits n’est d’aucune utilité pour le fidèle, ou même ne peut lui donner en exemple que des actions moralement répréhensibles. L’in- terprétation allégorique de la Bible est donc inscrite par Grégoire dans la perspective de son usage pratique. Son commentaire prend d’ailleurs explicitement le sens d’une ascèse, et vise à ce que

par une interprétation adéquate soit manifestée la philosophie cachée dans les mots, leur sens obvie et littéral étant purifié par une transposition en des significations exemptes de souillures. (…) Afin de guider ceux qui sont charnels vers la condition spirituelle et immatérielle de l’âme à laquelle mène ce livre par le moyen de la sagesse cachée en lui. 1

Nous sommes loin de toute méditation sur les plaisirs corporels et leur éventuelle place dans la vie chrétienne. La considération du Canti- que n’a pas pour but de valoriser ces plaisirs mais tout au contraire d’en détourner l’âme. C’est paradoxal, puisque le Cantique des cantiques est précisément l’un des textes bibliques dont la lecture littérale peut le plus porter à la complaisance dans la chair, et Grégoire n’est pas aveugle à la possibilité de sa lecture érotique, au sens aujourd’hui courant du terme.

1. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique des cantiques, op. cit., Prologue, § 1, p. 35. Grégoire précise cette idée des âges de la vie spirituelle à partir d’une comparai- son avec les âges de la vie charnelle. C’est à ces différences d’âge spirituel qu’il réfère les différences entre les trois ouvrages de Salomon, Proverbes, Ecclésiaste et Cantique des cantiques, celui-ci représentant le stade le plus avancé.

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C’est pourquoi il affirme que nulle part n’est plus vrai le mot de Paul 1 :

« la lettre tue, mais l’esprit vivifie ». Et même, puisqu’il s’agit bien d’ascè- se, c’est-à-dire d’un exercice de domination de soi, on peut dire que c’est parce que la lettre est dangereuse, parce qu’elle peut tuer, qu’elle vivifie l’esprit de celui qui sait ne pas s’y perdre ; que plus même la lettre pourra tuer, plus l’esprit victorieux en sera vivifié. Le commentaire allégorique du texte n’implique donc pas du tout une indifférence à sa forme littérale et littéraire. Ce qui s’énonce en lui n’aurait pas pu mieux se dire sous une autre forme, par exemple dans un traité de théologie. Au contraire, c’est la dangerosité du contenu littéral qui conditionne la valeur de l’en- seignement du Cantique, cet enseignement tenant précisément dans le travail ascétique de dépassement du sens charnel.

Aussi est-ce bien d’une manière toute dialectique que « le plus vé- hément des dynamismes suscités par le plaisir, je veux dire la passion amoureuse, est mis ici sous nos yeux par l’Écriture comme une expres- sion symbolique de son enseignement » 2. Le symbolisme dont il est question ne tient pas seulement, ni même surtout, dans le renvoi linéaire d’une signification à l’autre, même suréminente. On ne passe pas si sim- plement de « l’ordonnance d’une noce » au « mélange de l’âme humaine avec la divinité » 3. On n’y passe que par un travail ascétique de négation de la lettre, travail qui ne saurait néanmoins aboutir à son abandon pur et simple sans précisément avouer sa défaite devant elle. Et plus la lettre est dangereuse, plus elle fait courir le risque de la perte dans sa littéra- lité, plus la victoire sur elle est précieuse. C’est pourquoi l’enseignement du plus grand des mystères peut et doit passer par le symbole de la plus véhémente des passions. Mais de ce fait, un tel enseignement ne saurait être accessible à tous, car tous ne sont pas capables de l’ascèse la plus difficile, et nombreux sont ceux qui, confrontés à la tentation de la lettre et dépourvus d’esprits suffisamment mûrs, s’y perdraient 4. La vie spiri- tuelle est faite d’étapes qu’il faut franchir dans l’ordre :

1. 2 Co 3, 6.

2. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique…, op. cit., I, § 6, p. 51.

3. Ibid., I, § 4, p. 48.

4. Ibid., I, § 1, p. 44 : « Que nul, du fait d’apporter avec soi une âme charnelle et assu- jettie aux passions et faute d’avoir l’habit de la conscience qui sied aux noces divines, ne soit retenu dans les liens de ses propres pensées, ravalant les chastes paroles de l’époux et de l’épouse au niveau de passions bestiales et contraires à la raison, et, devenu par celles-ci captif d’images honteuses, ne mérite d’être rejeté de l’allégresse des noces et d’échanger les joies de la salle du festin contre le grincement des dents et les pleurs. »

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Et si l’âme de certains n’est pas préparée à une telle audition, qu’ils écoutent Moïse nous prescrivant de ne pas entreprendre témérairement l’ascension de la montagne spirituelle avant d’avoir lavé les vêtements de nos cœurs et purifié nos âmes par une aspersion convenable des pensées. 1

Voilà donc un premier point acquis : l’enseignement du Cantique des cantiques, exprimant de manière allégorique, par l’ordonnance d’une noce, le mélange de l’âme humaine à la divinité, n’est pas distinct d’un travail ascétique de détournement des passions charnelles vers l’amour de Dieu. Les homélies sur le Cantique des cantiques constituent ce tra- vail de purification (katharsis) lui-même, en même temps qu’elles le dé- crivent. Entrons dans cette description.

L’amour entre agnosticisme et idolâtrie

On voit d’emblée la difficulté de notre entreprise, qui consiste à vou- loir ressaisir dans un exposé à vocation théorique les spécificités d’un enseignement qui se présente dans une démarche ascétique. Nous es- saierons, en tâchant de procéder par l’analyse d’interprétations de pas- sages précis du Cantique, de restituer au maximum l’intention grégo- rienne et de manifester continûment cette difficulté.

Ainsi l’examen de l’interprétation du verset qui suit peut permettre d’avancer dans la compréhension du processus de « mélange de l’âme humaine avec la divinité » 2 qui constitue l’amour (agapè) de Dieu, et de cerner en premier lieu la place de la connaissance dans ce processus, connaissance qui tient avant tout dans les noms attribués à Dieu :

Ton nom est un parfum répandu 3

Soulignons que cette purification identifiée par Grégoire au dépouillement du vieil hom- me, est indissolublement le travail de l’homme et de Dieu, de l’homme ayant revêtu le Christ et ayant été transfiguré « avec lui » (Id.).

1. Ibid., I, § 5, p. 50.

2. Ibid., I, § 4, p. 48.

3. Ct, 1, 3 (p. 43). Pour les références dans le Cantique des cantiques, nous donnons en plus de la référence traditionnelle, la page correspondant à la traduction présente dans l’édition française des Homélies de Grégoire de Nysse. Les différences, parfois sen- sibles, avec les traductions du texte hébreux, s’expliquent de deux manière. Évidemment

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L’image est, en effet, l’occasion pour Grégoire de situer la connais- sance de Dieu face à deux écueils qu’il a déjà pu identifier dans son plus long traité de théologie, consacré à la réfutation des thèses d’Eunome.

Ces deux écueils sont l’agnosticisme – impossibilité pour l’homme de dire quoi que ce soit de Dieu – et l’idolâtrie – soumission intégrale de Dieu au mode humain de connaissance. Ils peuvent paraître opposés, ils se rejoignent pourtant dans l’eunomisme, qui professe l’inanité de tous les noms divins habituels (sage, puissant, éternel etc.) et donc de tous les raisonnements sur la nature de Dieu, en arguant précisément de la possi- bilité de saisir et de circonscrire cette nature dans un unique concept sim- ple, celui de l’inengendré 1. Devant une telle affirmation, Grégoire veut à la fois rendre ses droits à l’intelligence et préserver la foncière incognos- cibilité de Dieu, garante de sa transcendance véritable. Pour rendre ses droits à l’intelligence, il invoque la possibilité d’une connaissance analo- gique de Dieu par ses opérations. Celle-ci est notamment figurée, dans le texte du Cantique, par l’image de la main du bien aimé passant par la fente de la porte 2. La main doit s’entendre précisément comme l’opéra- tion de Dieu, seule chose qui nous en soit accessible – mais qui nous est effectivement accessible. Une telle connaissance, néanmoins, est condi- tionnée : elle suppose de ne pas considérer les œuvres pour elles-mêmes mais en tant qu’elles sont en quelque manière le reflet de leur créateur.

Elle suppose, en d’autres termes, une âme vertueuse 3 préoccupée d’éle- ver ses regards vers Dieu plutôt que de les abaisser vers la chair 4. Cette

par l’écart entre l’hébreux et le texte de la Septante (celui que lit Grégoire), mais aussi par le manque de clarté de certains aspects de cette traduction grecque. Le parti pris du traducteur dans l’ouvrage cité a été de traduire le grec de la Septante tel qu’il est compris par Grégoire (voir la « Note sur la traduction », p. 30).

1. Voir à ce propos Jean Daniélou, Platonisme et théologie mystique, op. cit., p. 140.

Daniélou parle de fidéisme et de rationalisme plutôt que d’agnosticisme et d’idolâtrie.

Nous opérons ce déplacement pour des raisons qui tiennent à la logique interne de cet exposé, mais aussi pour ne pas faire entrer en jeu deux instances très problématiques : la foi et la raison.

2. Ct, 5, 4 (p. 233) : « Mon bien-aimé a passé sa main par la fente ».

3. C’est ce « passage de l’obscurité à la lumière » qui fait pour Jean Daniélou la pre- mière voie ou première étape de la conception grégorienne de la vie spirituelle et qui, dans la tradition mystique, sera repris sous le nom de voie purgative.

4. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique…, op. cit., I, § 5, p. 50 : « que chacun, sortant de soi-même, quittant le monde de la matière, revenant de quelque manière par l’impassibilité au paradis et devenant semblable à Dieu par la pureté, parvienne ainsi au sanctuaire des mystères qui nous sont manifestés par le moyen de ce livre ». Voir aussi XI, § 8, p. 244 : « (…) dès que cette âme se purifie de son attachement à la vie terrestre et

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condition initiale remplie, le mouvement décrit par Grégoire rappelle bien celui, platonicien, de la marche de l’âme vers le beau sous la condui- te d’Éros. Grégoire parle ici d’admiration plutôt que d’amour, mais c’est bien la beauté des choses sensibles qui conduit l’âme à s’élever vers le principe de leur beauté :

Elle voit la beauté du ciel, l’éclat des luminaires, la rotation rapide du pôle, la révolution ordonnée et harmonieuse des astres, (…) les multiformes natures des vivants (…), toutes les espèces de plantes, (…) les particularités des fruits et des saveurs. Toutes ces choses et bien d’autres encore, à travers lesquelles transparaît l’opération de Dieu, l’âme les voit et, sous le coup de l’admiration que lui inspire ce visible, elle se représente d’une manière analogique, par la pensée, Celui dont les œuvres lui font connaître qu’Il est. 1

Au bout du processus, il y a donc effectivement connaissance de Dieu. Connaissance par analogie c’est-à-dire – en se gardant de trop prêter à ce terme et de l’interpréter à la lumière de sa fortune dans la tradition chrétienne ultérieure – qui marque aussi bien la proximité que la distance entre Dieu et les créatures ; connaissance non pas de Dieu en lui-même mais seulement de son existence 2 et de « l’opération divine se manifestant dans les êtres » 3.

L’agnosticisme est donc réfuté, mais il est réfuté dans le même mou- vement qu’est réfuté l’excès inverse, celui de l’idolâtrie, qui méconnaî- trait la transcendance de Dieu par rapport à tout concept humain :

Tes seins sont meilleurs que le vin 4

que, par la vertu, elle lève ses regards vers ce qui lui est apparenté et qui est divin, elle ne cesse de scruter le Principe des êtres : quelle est la Source de leur beauté, d’où émane leur puissance, qu’est-ce qui fait jaillir la sagesse qui se manifeste en eux. »

1. Ibid., p. 245.

2. Sans doute cette connaissance de la seule existence de Dieu par la considération de ses œuvres serait-elle à rapprocher de la « perception de la présence » (Ibid., XI, § 3, p. 238) de Dieu dans la ténèbre qu’est l’union.

3. Id., nous soulignons. Comme le fait remarquer Jean Daniélou (op. cit., p. 139), apparaît ici l’amorce de ce qui deviendra la théorie des energeiai dans la théologie orien- tale, opposées à l’essence inconnaissable et objets de la théologie symbolique.

4. Ct 1, 2 (p. 43).

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Autrement dit, pour Grégoire, « toute sagesse humaine, toute science des êtres, toute capacité spéculative et toute représentation conceptuelle ne peuvent se comparer à la nourriture plus simple des enseignements divins » 1. On ne saurait être plus clair : l’enseignement de Dieu dépasse toujours la connaissance que l’on peut prendre de lui. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe absolument pas de connaissance de Dieu, mais que toute connaissance en est imparfaite, et en conséquence ne saisit jamais que le rapport que l’on a avec lui, non ce qu’il est en lui-même. Cela vaut même pour la détermination de Dieu comme « amour », qui ne dit pas Dieu en soi, mais fait connaître sa bonté par l’attirance qu’elle suscite 2. De là cette fameuse caractérisation de la plus haute connaissance de Dieu comme ténèbre :

Enfin, l’âme qui chemine de la sorte vers les choses d’en haut, après avoir, autant qu’il est possible à la nature humaine, abandonné les choses d’en bas, pénètre dans le sanctuaire de la connaissance de Dieu, enveloppée de toute part par la ténèbre divine. 3

Dans le noir, en effet, il n’y a plus rien d’autre à voir que le fait que l’on ne voit rien :

(…) Toujours, pour ceux qui progressent vers le mieux, vaut la parole de l’apôtre : « si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore de la manière dont il faudrait connaître » (1 Co 8, 2). 4 Là encore, Grégoire de Nysse ne saurait être plus clair : la plus hau- te connaissance de Dieu met en crise toute connaissance, elle est la conscience de son incognoscibilité. La crise est d’autant plus grave qu’el- le n’est pas seulement, comme c’est déjà le cas dans la tradition alexan-

1. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique…, op. cit., I, § 8, p. 55.

2. Ibid., II, § 7, p. 73 : « Car c’est ainsi [toi qu’a aimé mon âme] que je te nomme, puis- que ton nom est au-dessus de tout nom et qu’il est inexprimable et incompréhensible pour toute nature raisonnable. Donc, le nom propre à faire connaître ta bonté n’est autre que l’attachement de mon âme pour toi. »

3. Ibid, XI, § 3, p. 237-238.

4. Ibid., § 2, p. 236. Voir aussi Grégoire de Nysse, La Vie de Moïse, tr. J. Daniélou, Pa- ris, Cerf, 2007, p. 211 : « C’est en cela que consiste en effet la vraie connaissance de celui qu’il cherche et sa vraie vision, dans le fait de ne pas voir, parce que celui qu’il cherche transcende toute connaissance, séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par une ténèbre. »

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drine, en particulier chez Philon, mais aussi bien dans le plotinisme et chez Origène 1, celle des moyens humains de connaissance. L’idée d’un Dieu inaccessible à la raison comme aux sens est déjà, dans le christia- nisme du IVe siècle, une banalité. Ce qui l’est moins, c’est de dire que cette ténèbre ne tient pas à la condition terrestre de l’homme, mais que Dieu, en lui-même, ne peut être connu, même par les bienheureux 2.

Résumons-nous, grâce à l’interprétation par Grégoire du verset que nous citions au tout début de ce développement :

Voilà donc ce que nous apprend le texte cité : d’une part, le parfum même de la divinité, je veux dire ce qu’elle est dans son essence, cela est au-dessus de tout nom et de tout concept ; d’autre part, les merveilles qu’on voit dans l’univers fournissent la matière des noms que nous appliquons à Dieu et par lesquels nous l’appelons sage, puissant, bon, saint, bienheureux, éternel, Juge, Sauveur et autres termes semblables, tous termes qui ne désignent qu’une faible qualité du parfum de Dieu dont toute la création, à la manière d’un vase à parfum, a conservé en elle-même l’empreinte par les merveilles qu’on y voit. 3

Une question se pose inévitablement : entre l’agnosticisme et l’idolâ- trie, en effet, la balance semble nettement pencher du côté de l’agnos- ticisme 4. Qu’est-ce qui conduit Grégoire à maintenir, quitte à en relati- viser la portée, l’idée d’une connaissance de Dieu par ses œuvres ? Quel peut être l’intérêt d’une telle connaissance, limitée et relative, dans le processus décrit, selon Grégoire, dans le Cantique des cantiques ?

On peut, pour le comprendre, revenir sur les deux écueils auxquels fait face Grégoire de Nysse : agnosticisme et idolâtrie. Quel est leur trait commun ? A chaque fois, un point d’arrêt est donné. Dans le constat de

1. Voir à ce propos Martin Laird, Gregory of Nyssa and the Grasp of Faith, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 200 et note 107.

2. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique…, op. cit., VIII, § 1, p. 186 : « pour grand que soit ce qui se découvre sans cesse de cette bienheureuse nature des biens, infiniment plus grand encore demeure au-dessus de ce qui est ainsi sans cesse atteint, et cela à jamais, puisque, pour celui qui y a part, c’est durant toute l’éternité des siècles que, grâce à des biens toujours plus grands, se réalise cette croissance. » N’est-ce pas dire que les bienheureux non plus n’ont pas accès à la connaissance de la nature de Dieu, et se trouvent finalement dans la même position que celle décrite plus haut, de ne pouvoir jamais connaître que leur rapport à Dieu, et non Dieu lui-même ?

3. Ibid., I, § 10, p. 57.

4. Rappelons une nouvelle fois que l’agnosticisme, évidemment, ne concerne pas la question de l’existence de Dieu mais seulement sa nature.

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l’impossibilité de toute connaissance de Dieu et de la vanité de tous ses noms comme dans la possession tranquille du concept adéquat de Dieu, la recherche est stoppée net. Au contraire, comme la main du bien-aimé excite le désir de la fiancée, la connaissance précaire de Dieu par ses opérations fait croître l’envie d’en savoir plus. Si le vase de la création était purement et simplement vide, ce vide à lui seul n’aurait aucun pou- voir d’entraînement. A l’inverse, le vase rempli de parfum n’attire que le temps d’être saisi, puis ne peut plus rien donner que la jouissance immédiate et bientôt lassante de sa douceur. En revanche, l’alliance du vide et de l’odeur du parfum répandu crée le désir (épithumia) de ce par- fum et un mouvement de recherche. C’est cette présence évanescente ou cette absence obsédante qui intéresse Grégoire, parce qu’elle n’est ni la plénitude de la présence propre à l’idolâtrie, ni l’absence muette de l’agnosticisme. Pour la décrire et décrire son effet d’entraînement, quelle meilleure image que les tribulations du désir amoureux qui font la trame du Cantique ? Aussi le fidèle doit-il faire siennes les lamentations de la jeune femme :

Sur ma couche, durant les nuits, j’ai cherché Celui qu’a aimé mon âme je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé je l’ai appelé et il ne m’a point écouté 1

Et cela ne vaut pas seulement, comme on pourrait le croire 2, pour les premières étapes de la vie spirituelle, comme si la connaissance relative de Dieu qu’est la connaissance par analogie n’était qu’un stade à dépas- ser pour obtenir enfin la vraie connaissance, la connaissance de Dieu dans le mystère de l’union (anakrasis), autrement dit la connaissance de Dieu comme amour. Pour Grégoire, la relativité de tous les noms divins n’épargne pas celui qui est souvent considéré comme le nom par

1. Ct, 3, 1 (p. 141).

2. Jean Daniélou (op. cit., deuxième partie, I, 2, « La théologie symbolique », p. 133- 142) semble le penser, en délimitant strictement le « domaine » de la « théologie sym- bolique » dans le parcours de la vie spirituelle, sans qu’on sache vraiment si elle est vouée à être remplacée par un type de connaissance supérieur ou, ce qui est plus proba- ble, par une activité supérieure à la connaissance, l’union. En réalité, il n’y a pas d’autre connaissance de Dieu que relative. Et en même temps, comme nous le verrons, cette connaissance relative a sa place à toutes les étapes de la vie spirituelle, y compris les plus hautes.

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excellence 1. Tout au plus pourrait-on dire que ce nom « amour » a ceci de plus que les autres qu’en impliquant immédiatement une relation, il énonce de lui-même la relativité que les autres noms tendraient plutôt à masquer. Cette relativité intégrale des noms divins conduit Grégoire à déplacer l’essentiel de la connaissance depuis ses contenus figés vers le mouvement de recherche. Le commentaire des lamentations donne l’occasion de formuler ce déplacement :

Ce texte nous enseigne clairement qu’aucune frontière ne limite la grandeur de la nature divine et qu’aucune mesure de connaissance ne constitue, pour la compréhension de l’objet de la recherche, une borne à laquelle devrait s’arrêter dans sa marche en avant celui qui aspire aux biens élevés : au contraire, l’esprit qui court vers les hauteurs par la saisie des réalités supérieures doit se comporter de telle sorte que toute perfection de connaissance accessible à la nature humaine devienne le point de départ du désir de choses plus élevées. 2

En plus de confirmer la relativité de toute connaissance 3 de Dieu et ce qui en découle, la primauté du mouvement vers la connaissance sur les contenus de la connaissance, ce texte énonce une méthode pour bien user des contenus de connaissance. Non pas comme les fins dernières du mouvement de recherche, mais comme autant de moyens de redon- ner un élan au mouvement. En sorte que la compréhension la plus pro- fonde des noms divins consiste précisément à ne plus les comprendre, mais à les admirer !

1. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique…, op. cit., II, § 7, p. 73. Voir ci-dessus note 2, p. 87.

2. Ibid., VI, § 3, p. 146.

3. C’est-à-dire pas seulement de la connaissance de Dieu par le truchement des œuvres sensibles, par laquelle commence véritablement la vie spirituelle. Le texte cité montre bien que, du point de vue du rapport à la connaissance, aucun nouveau stade ne peut être franchi et que la relativité n’est pas quelque chose qui puisse être dépassé. Sans doute pourrait-on d’ailleurs montrer que la vie spirituelle a une structure similaire à son début et à ses stades avancés : intellectuelle (comme dans la connaissance par analogie) ou spirituellement sensible (c’est-à-dire au-delà du raisonnement), la connaissance de la nature de Dieu reste relative à l’opération que nous en percevons. Quant à la connais- sance du seul fait que Dieu est, elle se modifie également selon le degré d’avancement dans la recherche de Dieu, et à la certitude rationnelle de l’existence de Dieu, obtenue par le raisonnement sur les œuvres, répond la « perception de la présence » (Ibid., XI,

§ 3, p. 238) sentie spirituellement dans la ténèbre.

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(…) le nom de Dieu est, sur toute la terre, non un objet de connaissance, mais un objet d’admiration. 1

En examinant la place de la connaissance de Dieu dans le parcours décrit selon Grégoire par le Cantique des cantiques, on découvre donc que celle-ci est entièrement orientée vers l’amour. L’amour prime ab- solument la connaissance, dont la plus haute dignité est de faire entrer l’esprit curieux dans la danse du désir qui le mènera toujours plus loin en Dieu. Relativisée, la connaissance de Dieu n’est pas disqualifiée : elle reste tout à fait nécessaire comme aiguillon du désir de Dieu. Du pla- tonisme à Grégoire de Nysse, l’inversion n’en est pas moins complète : alors que chez Platon l’Éros est la force qui meut l’âme en direction de la contemplation des intelligibles, de la connaissance, chez Grégoire de Nysse les intelligibles sont autant d’aiguillons qui mettent en branle l’âme et suscitent l’agapè jusqu’à dans sa forme la plus violente, l’éros, en attisant sans cesse le désir 2.

Nous pouvons maintenant apporter un premier élément de répon- se à la question que nous posions initialement, à savoir comment il est possible d’enseigner l’amour, et comment l’enseignement du Cantique des cantiques peut être l’amour de Dieu. L’amour n’est pas enseignable comme tel, mais les enseignements peuvent conduire à l’amour, dès lors qu’ils ne prétendent pas à l’absoluité. Le Cantique des cantiques, par ses ruptures, ses reprises, la narration des tribulations amoureuses, fait comprendre la relativité de toute saisie de Dieu, et la nécessité de saisies supérieures. Il joue ce rôle d’aiguillon du désir que nous assignions à la connaissance.

Cette réponse, néanmoins, n’épuise pas les questions. En premier lieu, celle de savoir plus exactement ce qu’est cet amour entretenu par la connaissance. Et cette question, immédiatement, pointe vers Grégoire de Nysse lui-même, dont on peut supposer qu’il est épris de cet amour.

Or un étonnement se fait jour : si la fin de la vie n’est pas la connaissan- ce, mais l’amour, pourquoi consacrer sa vie – ou même seulement une grande partie de sa vie – à l’enseignement ?

1. Ibid., XII, § 8, p. 259.

2. Sur ce point, voir Pierre Gisel, La théologie face aux sciences religieuses. Différen- ces et interactions, Genève, Labor et Fides, 1999, chapitre IV.

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L’économie de l’amour

On peut poser la question différemment : pourquoi vouloir identifier et formuler d’une manière si nette un enseignement qui, de toute façon, n’a de valeur de connaissance que relative, et dont le plus grand mérite est d’inviter négativement à poursuivre la recherche ? Cette question fait penser que nous n’avons pas encore tout dit de la connaissance, et que si elle est, par ses limites, un aiguillon du désir, elle est aussi plus que cela, et possède en elle-même une valeur positive.

Revenons sur la relativité de la connaissance de Dieu, qui n’est en réalité qu’un cas particulier d’une relativité plus générale de la connais- sance 1. Il est bien difficile d’extraire des Homélies sur le Cantique une véritable épistémologie, mais une image revient sans cesse, celle du mi- roir :

(…) Il faut de toute nécessité que celui qui regarde un objet reçoive la forme de celui-ci, en façonnant avec son œil, comme avec un miroir, l’image de l’objet vu. 2

La connaissance, pour Grégoire, tient dans la relation spéculaire en- tre le connaissant et le connu. La relativité est donc l’envers d’un en- droit : certes, la chose n’est connue qu’en tant qu’elle se reflète en nous, donc pas en elle-même et seulement dans le rapport qu’elle entretient avec nous. Mais précisément pour cette raison, la connaissance d’une chose n’est pas la vision neutre de cette chose dans son objectivité nue.

Au contraire, elle doit se comprendre comme la relation la plus intime entretenue avec elle, puisque c’est une relation dans laquelle nous deve- nons nous-mêmes ce qu’elle est.

La relativité de la connaissance de Dieu signifie donc que la connais- sance que nous pouvons prendre de Dieu est directement proportion- née au degré d’intimité de la relation que nous entretenons avec lui.

Dans les premières étapes de la vie spirituelle, lorsque la relation est encore indirecte, médiée par les créatures, nos concepts sont plutôt des

1. Pour une présentation générale de la théorie grégorienne de la connaissance, on pourra se reporter à l’ouvrage de Hans Urs von Balthazar, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse (1942), Paris, Beauchesne, 1988, p. 60-67.

2. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique, op. cit., VII, § 7, p. 169. Nous souli- gnons.

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reflets de reflets : non seulement ils n’imitent pas Dieu lui-même, mais ils n’imitent même pas directement son opération : seulement ses « em- preintes » dans la création 1. Ce n’est qu’une fois détachée de la considé- ration des créatures que l’âme peut entretenir une relation directe avec Dieu ; elle le reflète alors non pas certes tel qu’il est en lui-même, mais du moins tel qu’il se manifeste directement à elle.

Si la connaissance de Dieu tient dans la relation entre l’homme et Dieu, il sera naturel de figurer la plus haute connaissance possible par cette image récurrente dans le Cantique :

Tes yeux sont des colombes 2

Posséder l’Esprit saint, pour l’homme, c’est précisément exister dans la relation la plus intime qui puisse être à Dieu, l’Esprit saint n’étant rien d’autre que Dieu en tant qu’il donne à l’homme la grâce de l’approcher 3. Connaître Dieu signifie posséder l’Esprit saint. Autrement dit, mais nous ne faisons que nous répéter, connaître Dieu ne signifie pas seulement le connaître, au sens de la vision théorique, mais le devenir :

(…) Ceux qui dirigent leurs regards vers la divinité reçoivent en eux les propriétés de la nature divine. 4

Connaître Dieu, c’est par là même être divinisé. Non pas, bien sûr, au sens où deviendrait possible la possession de la nature divine, mais au sens d’une acquisition par la nature humaine des propriétés divines,

1. Ibid., I, § 10, p. 56.

2. Ct, 1, 15 (p. 97) ; 4, 1 (p. 159).

3. Que cette relation soit à l’initiative de Dieu, et non de l’homme, cela – qui est contenu dans l’idée d’Esprit saint – peut paraître étranger à Grégoire de Nysse. Ce n’est pas le cas. En effet, l’homme semble avoir un travail à faire pour s’approcher de Dieu, mais ce travail n’est possible que sur le fond d’une décision de Dieu de créer, puis de recréer en Jésus-Christ, le rapport de l’homme avec lui. L’Église, en effet, est conçue comme une nouvelle création (Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique, op. cit., XIII, § 6) vers laquelle l’homme doit se tourner pour s’approcher de Dieu. Il s’agit donc bien pour l’homme de chercher l’Esprit, mais il ne peut le chercher que parce qu’il est déjà là. La volonté de l’homme, d’elle-même, est incapable de chercher véritablement Dieu. Voir Ibid., XII, § 8, 259-260 : « Voilà pourquoi l’âme appelle le Verbe comme elle peut, mais elle ne peut pas comme elle veut : car elle veut plus qu’elle ne peut. Cepen- dant, elle ne peut même pas vouloir autant qu’Il est, mais seulement autant que son libre arbitre peut vouloir. »

4. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique, op. cit., V, § 4, p. 126.

(17)

c’est-à-dire de ses opérations. L’homme divinisé n’est Dieu qu’en tant qu’il agit comme lui. C’est pourquoi ce sont avant tout les vertus de l’homme qui lui permettent de ressembler à Dieu 1. Et quelle opération de Dieu l’homme qui s’en approche sent-il avant tout, sinon son amour ? Nous revoilà donc devant l’amour de Dieu. Quant à savoir quel aspect prend cet amour, on comprend maintenant que c’est l’aspect de l’homme divinisé c’est-à-dire, pour un chrétien, l’aspect de Jésus-Christ :

Je veux parler de ce grand mystère de la piété par lequel Dieu a été manifesté dans la chair : il était dans la forme de Dieu et, prenant l’aspect de l’esclave au moyen de la chair, il a conversé avec les hommes ; après avoir attiré à lui une fois pour toutes au moyen des prémices la nature mortelle de la chair, qu’il assuma par l’entremise de l’incorruptible virginité, il ne cesse de sanctifier, en même temps que ces prémisses, la masse commune de notre nature en nourrissant, en la personne de ceux qui s’unissent à lui par la participation du sacrement, son corps qui est l’Église (…). 2

Or, et c’est cela l’important pour nous, la figure de Jésus-Christ, pour Grégoire, n’est pas distinguée de celle de l’Église. C’est dans le même acte que Dieu s’incarne et qu’il crée l’Église 3. Autrement dit, si l’Esprit saint énonce une relation entre Dieu et l’homme, le Christ, lui, parce qu’il n’est pas distingué de l’Église son corps, ouvre à autre chose. Il ouvre à une relation des hommes entre eux. En d’autres termes, l’amour qui est la conséquence immédiate du don de l’Esprit, de la connaissance de Dieu, et qui est même absolument de même essence que la connaissance de Dieu – mais rappelons que cette connaissance ne saurait être une connaissance figée et définitive – est en même temps de direction diffé- rente : ce n’est pas un amour orienté uniquement vers Dieu. Ou plutôt, c’est la découverte que Dieu n’est visé qu’à travers l’homme, à travers le prochain. C’est là ce qu’apporte de plus remarquable la création de l’Église, selon Grégoire 4 :

1. Ibid., III, § 8, p. 91 : « C’est par le moyen des vertus que surgit en nous la connais- sance du Bien qui surpasse toute intelligence »

2. Ibid., XIII, § 5, p. 275.

3. Ibid., XIII, § 6, p. 276-277.

4. Id. : « le paradoxe de la nouvelle création n’est donc pas seulement qu’une mul- titude d’astres soit produite en elle par le Verbe, mais que soient créés aussi des soleils multiples environnant illuminant l’univers par les rayons de leurs bonnes œuvres » (je souligne).

(18)

(…) Celui qui est entré en lui reçoit sans aucun doute en lui-même Celui en qui il est entré, selon cette parole du Verbe : « Celui qui demeure en moi, et moi en lui… » (Jn 15, 5). L’ayant reçu dans son propre espace, il héberge en lui-même Celui qu’aucun espace ne peut renfermer. Et il en reçoit deux pièces de monnaie : l’une est l’amour par lequel on aime Dieu de toute son âme, l’autre celui par lequel on aime son prochain comme soi-même (…). 1

La spécificité du Christ et de son Église est donc, et c’est tout à fait remarquable, de conduire à Dieu par un détour. Grégoire le dit autre- ment, par une des allégories les plus heureusement forgées dans son commentaire :

L’épouse ajoute ensuite : « (…) près de notre lit, couvert d’ombre » (Ct, 1, 16). (…) Si, en effet, tu ne t’étais pas couvert d’ombre en enveloppant le rayon tout pur de la divinité dans la forme de l’esclave (Ph, 2, 7), qui aurait pu soutenir ton apparition ? 2

La contemplation face à face de Dieu, pour l’homme, est sans issue.

De même que l’on ne voit la lumière du soleil qu’en s’en détournant pour regarder ce qu’elle éclaire, et que la plus grande proximité dans le couple n’est pas dans la solitude du face à face, l’avancée près de Dieu n’est pos- sible que par l’amour du prochain dans le monde.

L’amour de Dieu se détermine donc finalement comme amour des hommes. Amour du prochain, et amour des ennemis – sans que Gré- goire donne dans la surenchère utopique : l’amour doit être ordonné, et l’ami aimé avant l’ennemi. Cela semble indiquer que Grégoire est at- tentif non seulement à l’exigence impérieuse de l’amour, mais aussi à la possibilité de son effectuation concrète. C’est pourquoi l’on ne saurait en rester à un tel niveau d’abstraction quant à la nature de cet amour, et qu’il faut encore le décrire plus précisément. Quelles sont ses formes concrètes ? S’agit-il d’action politique, d’héroïsme individuel ou même de ce que l’on fait habituellement relever de la sphère pratique, par op- position à la sphère théorique ?

L’interprétation de cette dernière image donne des éléments de ré- ponse :

1. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique, op. cit., XIV, § 11, p. 305.

2. Ibid., IV, § 3, p. 102.

(19)

Il y a soixante reines, quatre-vingt concubines et des jeunes filles sans nombre.

Unique est ma colombe, ma parfaite (…) 1

De manière attendue, Grégoire s’empare du verset pour décrire une fois encore l’ascension spirituelle. Il dresse alors une hiérarchie des âmes selon leur avancement dans l’amour de Dieu. Les jeunes filles représen- tent celles qui croient mais dont la foi n’est pas réfléchie : ce sont évi- demment les plus nombreuses. Les concubines désignent celles qui font le bien mais uniquement par crainte, non par amour. Enfin les reines sont celles qui, parvenues vers les sommets de la vie spirituelle, font le bien par amour et non par crainte. Ne reste que l’unique colombe, Jésus- Christ, et que découvre-t-on alors ?

Si cependant l’amour en vient à chasser parfaitement la crainte, selon la parole de l’Écriture (Jn 4, 18), et qu’en se transformant la crainte devienne amour, alors ce qui est sauvé se trouvera n’être plus qu’une chose unique, puisque, du fait de leur fusion avec l’unique Bien, tous seront unis les uns aux autres par la perfection de la colombe. 2

L’ascension spirituelle, la « course » 3 vers Dieu est, dans le même temps, une course vers l’unité entre les hommes. Si donc l’union à Dieu s’obtient dans l’amour pour les hommes, l’amour pour les hommes lui- même atteint son but le plus lointain dans l’union à Dieu. Se découvrir uni à Dieu c’est, en même temps, se découvrir uni aux hommes en tant qu’ils sont, eux aussi, capables de l’union à Dieu. Qu’est-ce à dire, si- non que la connaissance de Dieu est absolument identique en nature à l’amour des hommes, que la relation la plus singulière à Dieu qu’est la connaissance est en même temps l’ouverture la plus radicale aux autres hommes ou, en d’autres termes, que l’Esprit et le Fils, bien que désignant deux relations distinctes à Dieu, pointent vers une seule et même cho- se, la présence du Père en tout et en tous ? C’est ce mystère vers lequel oriente l’identité de l’amour et de la connaissance de Dieu, ce mystère qui fait le cœur de l’enseignement des homélies de Grégoire de Nysse.

Mais pas plus que l’amour de Dieu ne pouvait être à proprement par- ler objet de l’enseignement, et n’en pouvait être que l’effet, le mystère

1. Ct, 6, 8-9 (p. 308).

2. Grégoire de Nysse, Homélies sur le Cantique, op. cit., XV, § 14, p. 329.

3. Ibid., p. 330.

(20)

dont il est question n’est exactement enseigné par les homélies. Il est plutôt comme mis en œuvre. Au sens strict car, et c’est là que nous mène le rapport entre amour et connaissance, et peut-être est-ce là aussi que se manifeste l’importance de ce que nous venons de dire pour la phi- losophie de la mystique, c’est peut-être l’écriture elle-même qui est ce mystère, ou qui en dit un lieu d’effectuation.

Malgré, donc, son intégration de l’éros dans l’agapè, Grégoire de Nys- se est bien le penseur d’une vie spirituelle spécifiquement chrétienne, mettant l’amour au cœur et intégrant la connaissance dans le mouve- ment même de cet amour, inversant par là le geste platonicien. Car s’il reprend en partie leur vocabulaire, Grégoire n’a rien d’un gnostique qui prétendrait enseigner les mystères, quitte à les enseigner comme mys- tères c’est-à-dire en leur conservant tout ce qu’ils ont de vaporeux. Pour Grégoire, le mystère n’est pas une proposition spéculative énigmatique, l’enseignement le dévoilement de la clef de lecture. Dans l’enseignement du mystère, il faut voir son accomplissement, c’est-à-dire aussi bien sa dissipation dans la simplicité d’un acte, par exemple l’acte d’écrire, acte contemplatif par excellence et qui est pourtant, en même temps, acte d’amour. Nous avions d’ailleurs noté que l’écriture dont il est question ici, celle d’Homélies, est indissociable de l’activité apostolique de Gré- goire puisqu’elle ne prend son sens que comme travail d’ascèse, tant de l’écrivain que du lecteur. L’ascèse la plus haute, celle qui n’a pas de terme et conduit au progrès infini en Dieu, est ce que Grégoire appelle l’amour.

C’est pourquoi la tâche de l’écrivain Grégoire est de conduire à l’amour, de séduire. Devenu évêque dans la seconde partie de sa vie, il n’a pas oublié sa première carrière de professeur de rhétorique. Or quelle sé- duction plus forte que celle de la connaissance, et non pas de la connais- sance sophistique, mais de la plus authentique des connaissances 1 ? Ainsi rien n’empêche que l’écriture, et même l’écriture la plus conceptuelle qui puisse être, soit aussi un lieu d’effectuation de l’union à Dieu, un lieu où la contemplation de Dieu se fait en même temps œuvre de charité, où la connaissance de Dieu ne se distingue plus substantiellement de l’amour des hommes. Un lieu du mystère de la trinité, c’est-à-dire un lieu où la

1. « Personne ne peut dire “Jésus est Seigneur” si ce n’est sous l’action de l’Esprit saint » (1 Co, 12, 13, cité par Grégoire, Ibid., IV, § 3, p. 101).

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relation la plus singulière à Dieu est comme ouverte au partage avec l’humanité entière. Un lieu, pour reprendre un vocabulaire qui mène cette fois jusqu’à Bergson et à la théorie de la mystique, du retour avant le « tournant de l’expérience », avant la spécification de l’expérience hu- maine en expérience individuelle.

Du point de vue, en effet, d’une théorie de la mystique, là est bien l’essentiel : l’union à Dieu est indissociable de l’union aux hommes, et non seulement indissociable, mais elle est une seule et même chose. La contemplation de Dieu n’est pas hors de la vie tournée vers le prochain, et l’extase mystique n’est pas le seul à seul avec Dieu. Mais le lieu de ce dépassement de l’individuel n’est peut-être pas d’abord, ni même sur- tout, dans l’action héroïque – sur le modèle romantique, presque napo- léonien – de la création de communautés, de la réforme sociale ou de la guerre à la guerre. Si l’on veut voir dans l’amour, et dans l’amour des hommes le propre de la mystique, il n’est pas besoin de chercher ce que le mystique aurait fait, en oubliant – volontairement, et en témoignant en cela d’une certaine naïveté – ce qu’il a dit, et écrit. Non seulement il y a dans la théorie une place pour l’amour, mais c’est en dernière instance l’amour qui donne son sens à la théorie, sans qu’il soit pour cela besoin de sortir de la théorie.

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