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LES MÉDIAS FRANÇAIS ET LA DÉCENNIE NOIRE

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LA DÉCENNIE NOIRE

› propos recueillis par Valérie Toranian

À l’époque directeur de L’Événement du jeudi, Jean-François Kahn revient sur le traitement par les médias français de la décennie noire qui opposa durant les années quatre-vingt-dix le pouvoir algérien et les groupes islamistes. Beaucoup de journalistes de gauche refusaient l’idée que, face au mal (les dirigeants algériens), il pouvait y avoir pire que le mal (le terrorisme islamiste). Le radicalisme islamiste avait été longtemps sous- estimé, l’aveuglement et le déni faisaient le plus souvent loi.

«

Revue des Deux Mondes – Vous connaissez bien l’Algérie où vous vous êtes rendu à de nombreuses reprises comme journaliste. À quelles périodes ?

Jean-François Kahn Je me suis rendu en Algérie, pour la première fois, à la fin de l’année 1961 pour la suite du putsch des généraux.

Puis j’y suis retourné après les accords d’Évian et j’ai ensuite couvert la période du terrorisme OAS, puis celle de l’indépendance, de la guerre civile entre Algériens, des premiers pas de l’Algérie d’Ahmed Ben Bella et celle du putsch qui a porté Houari Boumediene au pouvoir.

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l’algérie et nous

Revue des Deux Mondes – Durant la décennie noire (les années quatre-vingt-dix), alors que l’Algérie subissait crimes et atrocités commis par les groupes terroristes islamistes, principalement le Groupe islamique armé (GIA), peu nombreux étaient les journalistes comme vous qui dénonçaient clairement ce qui se passait dans tout le pays algérien. Comment l’expliquez-vous ?

Jean-François Kahn C’est vrai qu’on a longtemps sous-estimé le danger de l’islamisme, et en particulier de l’islamisme radical en Algérie.

L’Occident en général et la France en particulier avaient, pendant très longtemps, considéré que le danger principal était le nationalisme arabe (en particulier le nassérisme) dont les retombées étaient, justement, les nationalismes algérien, marocain, etc.

C’est ainsi qu’au Yémen, après le coup d’État républicain nassé- rien, on a presque ouvertement soutenu la révolte islamiste. En Afgha- nistan, et cela a peut-être été le début même de l’ambiguïté et de la confusion, l’ensemble des médias soutenait les rebelles afghans contre le gouvernement communiste et contre les Soviétiques qui s’étaient engagés en faveur du gouvernement com-

muniste afghan. Or, très vite, il est apparu qu’au sein des rebelles il y avait peu de tendances « démocratiques », encore moins laïques, mais plutôt des tendances

modérées, disons démocratico-islamistes, et puis des tendances dures, des tendances islamistes radicales. Et on ne faisait pas la différence : les rebelles étaient tous bons, ils étaient formidables, on était avec eux les yeux fermés.

Je me souviens que j’ai publié un article de Bernard Kouchner, dans L’Événement du jeudi, qui là, pour le coup, a été assez lucide, et qui disait « attention, il se passe quelque chose de très grave, c’est que les Américains soutiennent, par cynisme et réalisme, les groupes rebelles les plus efficaces. Or, il se trouve que les rebelles les plus efficaces sont les rebelles les plus radicalement islamistes ». En l’occurrence, c’étaient surtout les brigades internationales, soutenues par la CIA, et que diri- geait Ben Laden. Les Américains soutenaient Ben Laden ! Or, quand

Jean-François Kahn est journaliste et essayiste. Il a fondé L’Événement du jeudi et Marianne. Dernier ouvrage publié : M la maudite (Tallandier, 2018).

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on a publié l’interview, aussitôt plusieurs islamologues universitaires – les mêmes qui d’ailleurs, aujourd’hui, ont des positions très ambi- guës sur l’islamisme – nous ont écrit pour hurler « non, non, tous les rebelles sont bons ! » et donc pour protester contre l’article de Kouch- ner. L’idée que face au pire il peut y avoir pire que le pire – que, face à l’armée soviétique et au gouvernement communiste afghan, il peut y avoir des tueurs fanatiques, ceux qui vont devenir les talibans – n’était pas du tout acceptée.

Revue des Deux Mondes – Quelles étaient les raisons de cet aveuglement ?

Jean-François Kahn Je crois que la première raison c’est que, à gauche, il y a l’idée manichéenne (et qu’on retrouve aussi beaucoup encore dans certains journaux de gauche, on l’a retrouvée notamment à propos de la Syrie ou de la Libye) que, face au mal, au mal absolu (et par exemple, en Syrie, Bachar al-Assad est à la fois un tyran et une crapule, donc c’est le mal), il ne peut y avoir que le bien. Face au diable, des anges. L’idée que face au mal il peut y avoir pire que le mal ou un mal pire n’est absolument pas prise en compte. On le voit avec la Syrie où, jusqu’au bout, contre toute raison, contre toute réalité, on a soutenu que les rebelles étaient des rebelles « modérés », voire des rebelles démocrates, ce qui, très vite, ne fut plus vrai (c’est l’Arabie saoudite qui les armait) ; de la même façon, en Algérie, on refusait de voir que face à un gouvernement non démocratique, un gouverne- ment dominé par l’armée, il pouvait y avoir un mal pire que le mal : donc face à un gouvernement non démocratique et basé sur l’armée, il ne pouvait y avoir que le bien.

L’autre raison, plus large, c’est que, à l’extrême gauche surtout, on pense que face à tout ce qui est militaire, à ce qui représente l’ordre établi, le rebelle est forcément le bon. Or, face à l’ordre établi le rebelle peut être, là aussi, pire que le pouvoir. Le rebelle peut être, en effet, un islamisme radical qui deviendra Daesh. Mais ce n’était pas non plus accepté. Le rebelle ne peut être que bon !

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jean-françois kahn. les médias français et la décennie noire

Cela a beaucoup joué et d’autant plus que ceux qui ont défendu l’idée que ce n’étaient pas des islamistes qui tuaient en Algérie, mais l’armée ou les gens du pouvoir, étaient presque tous d’obédience trots- kiste et, souvent, avaient travaillé en Algérie dans les années 63-64 (on les appelait les « pieds-rouges »).

Revue des Deux Mondes – La question du « qui tue qui » revenait sans cesse : certaines sources affirmaient que le GIA était infiltré par l’armée ou que des unités spéciales de l’armée commettaient des massacres dont elles rendaient responsables les islamistes. Qu’en pensez-vous ?

Jean-François Kahn En effet, dans les médias français, surtout dans les médias de gauche ou certains médias audiovisuels (le jour- nal le plus radical en la matière étant Libération à cause d’une jour- naliste très engagée dans ce domaine), on considérait qu’à chaque fois qu’il y avait des massacres épouvantables, horribles (le GIA s’est livré à des carnages incroyables où les femmes étaient coupées en morceaux, les bébés avaient la tête fracassée contre les murs, la population de certains villages était exterminée…), ils étaient dûs non pas aux islamistes mais à l’armée : c’est l’armée qui se déguise, ce sont des soldats qui mettent de fausses barbes, c’est l’armée qui infiltre les islamistes, etc. C’était très difficile d’aller contre. Si on enquêtait, si on recoupait les informations, si on allait voir sur place, on s’apercevait que ça n’était pas vrai. C’étaient vraiment les islamistes qui tuaient. D’ailleurs, chose extraordinaire, ils le recon- naissaient, ils l’avouaient, ils disaient « c’est nous qui tuons ! » Et là, ces mêmes médias disaient « non, non, ils le disent, mais ça n’est pas eux ! » En gros, ce sont des « bons gars ». Au point que, quand des délégations de villageois algériens sont venues en France (j’en ai reçu) pour expliquer qu’il y avait eu un massacre dans leur village et qu’ils savaient bien que c’étaient les islamistes, qu’ils savaient qui ils étaient, ces journaux refusaient de les recevoir. C’était un déni absolument incroyable.

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En ce qui concerne la presse de droite, ça a été plus compliqué, c’est d’ailleurs l’Algérie, globalement, qu’elle rejette, mais elle n’a pas basculé dans ce déni-là.

Revue des Deux Mondes – Le fait que les islamistes du Front isla- mique du salut (FIS) aient gagné les élections législatives en 1991 et que ce scrutin n’ait pas été reconnu par le pouvoir algérien, c’est-à- dire les clans des caciques du Front de libération nationale (FLN), n’a- t-il pas joué un rôle important dans cette tolérance, voire ce soutien des médias aux islamistes ?

Jean-François Kahn Oui, en effet, le fait que les islamistes du FIS aient gagné les élections législatives et que le scrutin ait été cassé par le pouvoir, plus exactement qu’on ait annulé le deuxième tour, a consi- dérablement contribué à cette vague de terrorisme en Algérie. Il y a eu trois raisons : tout d’abord le retour des djihadistes d’Afghanistan ; puis l’opposition à un pouvoir militaire jugé oppresseur et la corruption ; mais il y en a une troisième. Dans votre question vous dites « ce scrutin n’ait pas été reconnu par le pouvoir algérien, c’est-à-dire les clans des caciques du FLN ». Mais non, justement, ce qui est une situation absolument étrange, c’est qu’après les grandes révoltes populaires, le peuple algérien étant sorti dans la rue massivement, mains nues, il y a eu des centaines de morts, le régime avait été ébranlé et on avait basculé dans une autre situation où le FLN, de fait, avait perdu le pouvoir. Quand il y eut des élections, le Premier ministre Sid Ahmed Ghozali a expliqué qu’il fallait voter contre le FLN. Ou, plus exactement, qu’il fallait voter à la fois contre les islamistes et contre le FLN. Mais la faute commise, énorme, est qu’il n’a pas dit pour qui il fallait voter. Et les Algériens ont l’habitude que le pouvoir dise ce qu’il faut faire, surtout dans l’Algérie profonde, et tout à coup on leur disait contre qui il fallait voter mais pas pour qui ! On leur disait de voter pour les « indépendants » ou les « anciens moudjahi- din ». Cela a abouti à la victoire au premier tour du FIS et l’annulation du second tour des élections. Évidemment l’annulation a contribué à accélérer et à radicaliser la vague de terrorisme islamiste.

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jean-françois kahn. les médias français et la décennie noire

Revue des Deux Mondes – Comment s’est comporté le pouvoir fran- çais durant cette décennie ?

Jean-François Kahn La vérité c’est que je ne m’en souviens pas vraiment. Mon impression était qu’il soutenait le gouvernement algé- rien, mais sans excès. Quand le gouvernement était de gauche, il était influencé par le leader du Front des forces socialistes (FFS), le parti d’opposition démocratique en Algérie, Hocine Aït Ahmed (qui n’était pas en Algérie, mais qui vivait en Suisse), membre de l’Internationale socialiste. Or, bien qu’opposé aux islamistes, par haine du pouvoir et de l’armée, il avait quelques indulgences à leur égard. D’ailleurs, il contribua à défendre l’idée selon laquelle ce n’étaient pas les islamistes qui tuaient. C’était dans son intérêt puisqu’il était dans l’opposition.

Revue des Deux Mondes – À l’époque, vous étiez à L’Événement du jeudi, certains vous traitaient d’« éradicateur », terme péjoratif employé pour désigner l’armée algérienne qui poursuivait les groupes terroristes en Algérie et accusée elle aussi de commettre des sévices.

Que répondiez-vous ?

Jean-François Kahn En effet, ceux qui disaient qu’il fallait lutter contre l’islamisme, qu’il fallait s’opposer à eux, étaient, pour l’essen- tiel, les démocrates algériens… et les militaires objectivement alliés. Ce n’était pas le FLN. On l’a oublié, mais le FLN, à cette époque, parce qu’il était d’opposition, participa à une réunion en Suisse pour préconi- ser qu’on s’entende avec les islamistes. Cette réunion rassemblait, avec les gens d’Aït Ahmed, le FLN et certains représentants des islamistes. Ils ont même accepté l’idée que, si l’on arrivait à un compromis, il fallait accepter de rétablir la charia. Ce sont les démocrates laïcs algériens qui ont dit que c’était inacceptable, qu’il n’était pas possible d’accepter la charia. Et ce sont ceux-là, bizarrement, qu’on a traités « d’éradicateurs ».

Pire que cela : vous aviez un certain nombre de personnes issues de l’ex- trême gauche (surtout du Parti communiste algérien) qui ont mis sur pied, dans des villages, des groupes appelés les « patriotes », des milices

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d’autodéfense pour empêcher les massacres. Et ce sont ceux-là qu’on a traités, et même la presse française de gauche – comble du comble ! – d’éradicateurs. C’étaient eux les fauteurs de guerre, et non les islamistes qui venaient tuer des vieillards et des enfants. On en était arrivé là.

L’Événement du jeudi était l’un des rares journaux à dire que c’étaient bien les islamistes qui tuaient. On ne nous invitait pas à la télévision ou à la radio, ça n’était pas la position dominante, mais je ne crois pas qu’on nous traitait d’éradicateurs.

Revue des Deux Mondes – En 2015, la société française a été vio- lemment touchée par le terrorisme islamiste (attentat contre Char- lie Hebdo le 5 janvier, attentats du 13 novembre…). De nouveau on a assisté à une forme de « déni », d’incapacité à reconnaître le danger islamiste en tant que tel dans les médias. Pourtant le 11 septembre avait eu lieu. La menace était concrète. Comment l’expliquez-vous ?

Jean-François Kahn Je ne crois pas qu’il y ait eu à l’époque un véri- table déni. Le déni eut lieu avant. Lors de la campagne du « qui tue qui » (ce ne sont pas les islamistes qui tuaient en Algérie), on a utilisé un certain nombre de grands témoins. Des personnages sont apparus avec ce discours : « Je suis un militaire algérien, un officier algérien et oui, c’est vrai, j’ai déserté et je peux vous dire que, en effet, c’est l’armée qui tue et ce ne sont pas les islamistes. » D’où les gros titres dans certains journaux… Or, quand il y a eu les attentats islamistes à Londres, on a retrouvé, lors de perquisitions dans un certain nombre d’officines islamistes, des documents qui prouvaient qu’ils étaient tous des faux témoins, des militants islamistes qui se faisaient passer pour des militaires algériens déserteurs. Parmi les journaux français qui ont développé l’idée que « ce n’étaient pas les islamistes qui tuaient », aucun n’a fait état de ces révélations. Alors là, oui, il y a eu un déni.

En revanche, quand il y a eu les attentats en France, il n’y a pas eu déni. Mais, ce qui est vrai, c’est qu’on a vu se développer, en particu- lier chez ces mêmes islamologues, souvent universitaires, qui avaient minimisé le poids des islamistes dans la rébellion afghane, non pas un

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jean-françois kahn. les médias français et la décennie noire

refus de reconnaître le terrorisme islamiste, mais une volonté de mini- miser le danger que représentait l’islamisme et de mettre, en paral- lèle, un danger égal, sinon plus dangereux, que représenterait ce qu’ils appellent « l’islamophobie ». Ce courant-là, son aile extrême, a donné les « Indigènes de la République » pour qui l’ennemi, en vérité, c’est la République française, et qui est à l’origine de l’islamo-gauchisme qui peu à peu s’est implanté à l’université.

Revue des Deux Mondes – Au moment de la guerre d’indépendance, la presse était-elle plutôt favorable aux Algériens et au FLN ?

Jean-François Kahn Au moment de la guerre d’Algérie, la

« grande » presse, qui était majoritairement de droite, était anti-FLN et Algérie française. J’étais, à ce moment-là, dans un journal où, per- sonnellement, j’expliquais que j’étais pour une négociation débou- chant sur l’indépendance de l’Algérie, mais ce journal, Paris-Presse, était Algérie française.

En 1961, le journal a reçu la consigne, quand le général de Gaulle a « tourné » et entamé des négociations avec le FLN qui ont débou- ché sur les accords d’Évian, de « tourner » lui aussi et de rompre avec cette ligne ambiguë qui aurait pu devenir pro-OAS. C’est pourquoi, dans la mesure où tous les journalistes qui couvraient l’Algérie étaient Algérie française, quand ils ne manifestaient pas d’indulgence pour l’OAS, la direction du journal s’est souvenu qu’il y avait un petit jeune, ancien prof, qui n’a jamais caché qu’il était contre la guerre d’Algérie, pour des négociations, pour l’indépendance. Et c’est ainsi qu’ils m’ont demandé de prendre la relève et d’aller en Algérie pour couvrir la suite des événements. Normalement je m’occupais d’abord d’économie et ensuite de politique étrangère. Pour la petite histoire, il y avait un autre journaliste au service politique qui était d’extrême droite (Algérie française, pro-OAS) ; on lui a proposé, pour l’écar- ter, de créer une rubrique « gastronomique »… Pour lui c’était un déshonneur – il y avait très peu de rubriques « gastronomie-restau- rants » à l’époque –, il lui a été répondu « c’est cela ou la porte ». Il

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a donc créé la rubrique « gastronomie », il s’appelait Henri Gault…

L’homme des guides Gault et Millau, est devenu millionnaire grâce à cela !

J’ajoute qu’un jour on cherchait un journaliste sportif qui n’était pas à son poste. On apprend, finalement, qu’avec un commando OAS il s’était introduit dans un hôpital, en France, pour assassi- ner un dénommé Le Tac, un gaulliste qui faisait partie des groupes anti-OAS…

Bref, la presse de droite est restée par la suite très hostile à l’Algérie et au FLN. Quant à la presse de gauche, c’était plus compliqué, parce qu’elle était pour la négociation, pour l’indépendance, mais elle se méfiait (et elle n’avait pas tort !) un peu du FLN. Il y avait chez elle une tendance très forte pro-Mouvement national algérien (MNA), le parti concurrent du FLN qui, très longtemps, avait milité aux côtés de l’extrême gauche.

En revanche, la presse communiste, très majoritaire à gauche, sou- tenait le FLN pour la raison que le Parti communiste algérien s’était fondu dans le FLN.

Revue des Deux Mondes – Peut-on dire que la presse française soit travaillée, à l’instar de certains intellectuels, par une « culpabilité » occidentale et coloniale (même inconsciente) qui nourrit un courant islamo-gauchiste ?

Jean-François Kahn Je pense que certains – les mêmes, quasiment, qui cultivèrent une vague culpabilité indirecte à l’égard du vichysme parce qu’ils subodoraient que leurs parents avaient été vichystes – se disaient : « mes parents ont justifié la torture et les exécutions som- maires » (surtout si leurs parents avaient été en Algérie). Oui, il y a eu ce type de complexe. Mais ça ne me semble pas fondamental.

D’une façon générale, il y a une opposition forte en France, non pas à l’Algérie, encore que… mais à ce qu’est devenue l’Algérie aujourd’hui qui continue à être considérée comme une dictature mili- taire alors qu’elle l’a été et qu’elle ne l’est plus. C’est ou c’était un pays

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jean-françois kahn. les médias français et la décennie noire

corrompu aux mains d’une mafia, mais ce n’était plus tout à fait une dictature militaire, même si ça peut le redevenir d’ailleurs demain.

La gauche et la droite ont cela de commun qu’elles ont, pour des raisons totalement différentes, une vue négative de l’Algérie. Les uns parce qu’ils n’ont pas digéré l’indépendance et les autres parce qu’ils considèrent que la révolution a été trahie (de toute façon, ils consi- dèrent toujours que « la révolution a été trahie » – ce qui, la plupart du temps est vrai !). Dans les années soixante-dix/quatre-vingt, on aurait pu associer l’Algérie, alors influente, à notre politique moyen- orientale : on a raté l’occasion.

Revue des Deux Mondes – Que vous inspire le « printemps algérien » ?

Jean-François Kahn Le «  printemps algérien  » ne m’a pas tota- lement étonné. Là aussi, il y a une conception fausse de l’Algérie.

D’abord il y a déjà eu un « printemps algérien », comme je vous l’ai dit. Avant même tous les « printemps arabes », c’est en Algérie qu’il y a eu la plus grande et la plus sanglante révolte en 1988. Un temps le pouvoir FLN avait été abattu et le pluralisme instauré.

Mais l’Algérie est un pays absolument extraordinaire, je ne sais pas s’il y en a un autre comme cela, où tout le monde est d’opposition. Il est inconcevable de ne pas être d’opposition. Même les ministres sont d’opposition… Ne pas être d’opposition, c’est ringard. Cela traduit aussi, bien sûr, l’ampleur du rejet, l’ampleur du mécontentement, le dégoût généré par la dilapidation de la rente pétrolière. À quoi s’ajoute que c’est un pays qui est passé de 10 millions à 42 millions d’habitants depuis l’indépendance, ce qui est inimaginable. Or, sur le plan social, sur le plan de l’emploi et du logement, ça n’a pas suivi. Il y a une jeu- nesse au chômage et complètement à l’abandon, en particulier dans les périphéries urbaines.

S’il n’y a pas encore, aujourd’hui, une poussée islamiste, c’est parce que le souvenir de la guerre civile horrifie les Algériens. Ils sont angois- sés à l’idée de revivre ça. On ne le dira jamais assez, mais ils ont été héroïques. Ils se sont battus pour nous. Plutôt que de dire « ce ne

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sont pas les islamistes qui tuent », on aurait eu mieux fait de défendre le combat acharné des journalistes (qui sont morts par dizaines), des intellectuels (morts par dizaines, eux aussi), le combat des femmes voi- lées qui souvent ont enlevé leur voile pour montrer qu’elles résistaient aux islamistes : ils se battaient pour nous, ce sont eux qu’on aurait dû soutenir.

Aujourd’hui, toute cette Algérie est dans la rue. Le problème, c’est qu’un pays où tout le monde est dans l’opposition est un pays où, paradoxalement et en conséquence, il n’y a pas d’opposition. Puisque tout le monde est dans l’opposition, comment distinguer et promou- voir une opposition ? L’opposition devrait prendre le pouvoir. Mais quelle opposition ? Les Algériens sont tellement dans l’opposition qu’aussitôt que quelqu’un se manifeste comme une alternative, ils le rejettent. Et même dans les défilés à Alger, celui qui se met en avant, ils le rejettent en disant « dehors ! ». C’est là, le problème.

En fait, si on traduit ce qu’ils réclament, c’est presque une grande autogestion de l’Algérie. C’est formidable, c’est merveilleux, mais en même temps difficilement réalisable.

J’ajoute, et c’est un des aspects du drame algérien, que le camp de la démocratie s’est confondu avec le berbérisme kabyle, ce qui l’affai- blit dans les régions à dominante arabe.

Cependant, si on ne trouve pas d’alternative, il y a double risque : que les islamistes (peut-être pas sous la forme radicale mais sous la forme du conservatisme islamiste) s’imposent, mais surtout que l’ar- mée revienne en force au pouvoir, en tant qu’élément d’ordre, comme en Égypte. Et c’est un peu ce qui est en train d’arriver.

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