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Soif, d Amélie Nothomb : la lecture du théologien Bruno Gaudelet

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Academic year: 2022

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Par Bruno Gaudelet

“Soif”, d’Amélie Nothomb : la lecture du théologien Bruno Gaudelet

Le théologien Bruno Gaudelet a lu Soif, le dernier livre d’Amélie Nothomb, dans lequel elle donne son interprétation de la vie de Jésus.

Le dernier livre d’Amélie Nothomb n’est pas un traité écrit par une théologienne, mais un roman rédigé par une écrivaine travaillée par la figure du Christ. Dans celui-ci, elle entreprend de trouver du sens à la crucifixion. Certes, on peut s’interroger sur les limites d’un exercice qui laisse de côté le savoir de deux siècles de recherche pour s’exprimer sur un sujet à partir de ses seules lumières, mais la créativité et la part d’humanité que l’auteure exprime a aussi sa valeur.

Par-delà la reprise théologique que le contenu de l’œuvre appelle, c’est l’imaginaire qui sous-tend le livre et le détermine qui me semble particulièrement interpellant pour les Églises et les chrétiens engagés aujourd’hui.

L’herméneutique philosophique a établi qu’il n’y a pas de texte qui ne soit le résultat d’un imaginaire et d’un univers conceptuels façonnés par les présupposés et les préjugés de son auteur. Vu le succès de Soif – qui bénéficie d’un tirage à 180 000 exemplaires –, on peut formuler l’hypothèse que la pensée imaginative

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d’Amélie Nothomb est partagée par une large frange de la société.

L’imaginaire de l’écrivaine

De quel imaginaire ce livre est-il le reflet ? Deux sources s’entremêlent tout au long de l’ouvrage et forment sa toile de fond.

La première est celle d’un arrière-plan chrétien populaire qui conserve des croyances ou des références religieuses telles que : la divinité et l’omniscience du Christ (pp. 121, 126) ; ses pouvoirs miraculeux (pp. 20, 28, 108, 121) ; son incarnation (pp. 18, 42) qui semble réduite ici à la seule notion d’incorporation (pp. 90, 121, 132) ; un regard tendre sur Marie qui n’est jamais critiquée par l’auteure (pp. 20, 27, 61,104, 123) au contraire de Dieu et de Jésus (pp. 90, 91, 97, 111, 114) ; des références à la Tradition comme la figure de sainte Véronique épongeant le front du Christ (p. 78), ou les clous dans les “mains” du crucifié (p. 87) ; un intérêt pour l’ascèse, notamment celle de la soif qui fait “sentir” le corps et le bonheur d’être (pp. 51, 116, 145) ; une représentation mondaine de

“l’après mort” et de la Résurrection de Jésus-Christ (p. 132).

La seconde source est triple, elle mêle :

– Une certaine bien-pensance humaniste façonnée par l’opinion majoritaire qui revendique contre le clergé la libération sexuelle (p. 58), tout en concédant que la sexualité est problématique, voire impure (p. 106), mais qu’elle trouve sa justification dans l’absolu de l’amour (pp. 46, 64, 90, 107, 120, 137) .

– La résonance de critiques en provenance de l’athéisme (pp. 75, 92, 101, 149) . – Le soupçon que la vérité sur Jésus et Marie-Madeleine a été dissimulée.

Cette seconde source est véhiculée par les émissions de télévision, la presse à sensation et le cinéma. Mais aussi par un type de littérature qui étend volontiers le soupçon à l’égard de Rome aux dossiers de la conception et du tombeau de Jésus-Christ. Sa diffusion formate un imaginaire spécifique.

Quelle frange de la population conserve des croyances chrétiennes traditionnelles tout en cousant ensemble des critiques venues de l’athéisme, avec la mise en cause du discours officiel de Rome sur le Christ ? On pensera (non exclusivement et avec toutes les modulations requises) à la catégorie des distanciés de l’Église

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catholique à laquelle on peut additionner les distanciés du protestantisme, quoi que ce soit numériquement peu signifiant. Selon le sondage Ifop de 2010 : 36,5 % des Français se déclarent “catholiques non pratiquants” et 18 % “ne participent que pour les fêtes et les cérémonies”, au total 54,5 % s’affirment “distants” de l’Église romaine, mais les chiffres se sont un peu affaissés en neuf ans.

Catholicisme traditionnel

En regardant autour de moi, je constate que, plus les gens sont formés sur le plan biblique et théologique, moins ils sont “emballés” par le livre d’Amélie Nothomb.

Moins ils possèdent cette formation biblique, plus ils sont positifs, voire enthousiastes. C’est que les premiers sont rompus à la confrontation des portraits de Jésus avec ceux des évangiles, tandis que les seconds sont sensibles au “pensé avec” que l’ouvrage met en œuvre. Soif parle sans doute à toutes sortes de gens, mais peut-être particulièrement aux personnes dont l’imaginaire inclut des références catholiques traditionnelles, en même temps que la doxa (l’opinion) qui circule dans la société sur la religion et la véritable histoire “escamotée” du Christ.

J’y vois une bonne nouvelle et une interpellation pour les Églises et les chrétiens engagés au service de l’Évangile (laïcs et ministres). La bonne nouvelle (sans jeu de mots) vient précisément du fait que la figure de Jésus reste profondément ancrée dans l’imaginaire de beaucoup de contemporains et continue à les interpeller, à les faire réfléchir. C’est une vraie base de discussion.

L’interpellation se situe sur le plan du déficit de crédit qui affecte l’Église catholique, mais qui concerne également les Églises protestantes qui ne sont pas davantage audibles et crédibles auprès des différents segments de la population.

Alors que les livres des exégètes et des théologiens se vendent modestement, les gens se ruent sur les livres des auteurs à succès, quand bien même leur contenu présente des Jésus très “privatisés”, en décalage de la recherche pourtant si pertinente sur le plan herméneutique.

Que faut-il en penser ? Doit-on considérer que les distanciés des Églises et les chrétiens sociologiques ont dépassé le christianisme et n’y reviendront pas ? et donc que la voie est libre pour l’athéisme ou une autre religion ? Ou faut-il regarder cette large proportion de la population comme étant en quête d’une

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nouvelle intelligence de la foi ?

Cette dernière possibilité, qui n’exclut pas la première, nous place devant l’immense défi, non de répéter le bon vieux christianisme qui est rejeté, mais de revisiter nos catéchismes et peut-être de réformer de nouveau nos Églises en vue d’une intelligence renouvelée de la foi. Est-ce compatible avec les imaginaires des catholiques et des protestants engagés aujourd’hui ? Ce n’est pas certain.

Bruno Gaudel est théologien, pasteur de l’Église protestante unie de France (ÉPUdF)

Le fabuleux destin d’Amélie… Nothomb

9 juillet 1966: naissance à Etterbeek (Belgique).

1992: publication de son premier roman, Hygiène de l’assassin.

1999: première nomination pour le prix Goncourt avec Stupeur et tremblements. Elle ne l’aura pas, mais recevra le grand prix du roman de l’Académie française pour cette autofiction, à la fois drôle et dramatique.

2007: deuxième nomination pour le Goncourt avec Ni d’Ève ni d’Adam.

Nouvelle déception, mais le prix de Flore lui sera attribué pour ce roman largement inspiré d’une histoire d’amour qu’elle a vécue au Japon.

2019: elle est retenue pour la troisième fois au Goncourt avec Soif, où elle se glisse dans la peau de Jésus pour raconter ses derniers instants avant sa crucifixion. Le prix revient à Jean-Paul Dubois, pour Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon. Une histoire de fils de pasteur qui commence en prison. Mais Soif est déjà un succès avec près de 150 000 exemplaires vendus depuis sa sortie en août.

L’écrivaine a reçu une dizaine de prix littéraires et de nombreux hommages, dont certains très originaux…

2005: Amélie Nothomb entre au musée Grévin.

2006: l’Union astronomique internationale donne son nom à un astéroïde.

2014: les rosiéristes de la société Georges Delbard créent un rosier Amélie Nothomb.

Claire Bernole

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À lire:

Quand l’Évangile se raconte 
Bruno Gaudelet,

Olivétan (2019), 128 p., 14 € Soif

Amélie Nothomb,

Albin Michel (2019), 162 p., 17,90 €.

À lire également : l’analyse du théologien Daniel Marguerat

Par Bruno Gaudelet

La théologie narrative est au

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service de la Bible

Si elle n’échappe pas à la subjectivité de l’auteur, la théologie narrative se fonde sur des thèses théologiques, estime le théologien Bruno Gaudelet.

Il ne faut pas confondre « narratologie » qui est une forme d’exégèse s’intéressant aux structures et aux stratégies littéraires d’un récit, et « écriture narrative » ou

« discours narratif » (prédication, conte) qui ressortent du roman et de l’art oratoire. Ceux-là peuvent devenir les vecteurs d’une « théologie narrative » lorsque des thèses théologiques y sont présentées ou débattues.

La littérature (religieuse et philosophique) abonde en œuvres qui ont usé du genre littéraire romanesque pour exprimer leurs thèses. Songeons pour la philosophie aux dialogues de Platon, au Candide de Voltaire ou aux Lettres persanes de Montesquieu.

Côté religieux, c’est la majeure partie de la Bible, les écrits intertestamentaires, les évangiles apocryphes et bien sûr les midrash talmudiques qui recourent abondamment au genre romanesque.

Une pratique ancienne

Ils ouvrent en cela la voie aux légendes des saints rassemblées par Jacques de Voragine dans La Légende dorée, aux contes et fabliaux du Moyen Âge ; mais aussi aux récits théologiques de Dante (La Divine Comédie), de John Milton (Le Paradis perdu), de John Bunyan (Le Voyage du pèlerin), de C. S. Lewis (Le Roi lion, Narnia) ou encore de Gerd Theissen et son admirable L’Ombre du Galiléen.

Que la théologie s’allie au roman, à la narration, n’a donc rien de nouveau ni de révolutionnaire, mais certains se demandent si le théologien-romancier ne serait pas davantage en proie à la subjectivité et à l’arbitraire interprétatif ?

Comme si un écrit argumentatif offrait une garantie ou un contrepoison contre la subjectivité et l’arbitraire… En vérité, qu’un récit soit écrit sous forme argumentative, poétique, narrative ou empruntant au registre de la métaphore, c’est au contenu « propositionnel » – comme on dit en philosophie analytique – qu’il faut regarder.

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Le genre littéraire n’est qu’un mode d’expression. C’est de fait au regard de ce que « dit » une œuvre qu’on peut décider de la qualité et de la plausibilité de son univers interprétatif.

Quoique la plupart des articles, livres et sommes théologiques revendiquent leur sérieux et leur scientificité, c’est toujours à l’interprétation des auteurs – et notamment à leur subjectivité – que nous avons affaire.

Esprit critique

La littérature théologique à prétention scientifique serait-elle moins sujette aux bavardages d’auteurs, aux paraphrases de textes bibliques, aux dadas des courants théologiques, aux réminiscences (voire aux plagiats) d’autres livres, aux particularismes interprétatifs, aux préjugés non éprouvés… Quelle blague !

C’est au contenu propositionnel, à son attache avec le texte biblique, à la validité des présupposés de l’interprète, à la cohésion des résultats avec les savoirs acquis, à la cohérence de l’ensemble et à sa plausibilité, que la validité d’une production théologique se mesure, non à son genre littéraire.

La théologie narrative ne réclame ni plus ni moins d’esprit critique que la théologie argumentative. L’une et l’autre produisent du bon et du médiocre.

Renoncer, par principe, à l’analyse critique de l’une et de l’autre, ce serait simplement renoncer à faire de la théologie.

Bruno Gaudelet est pasteur et philosophe, auteur de la série sur Jacques dans Réforme, publiée en juillet 2019

Quand l’Évangile se raconte

Bruno Gaudelet, Olivétan, 2019, 128 p., 14 €.

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Par Bruno Gaudelet

Jacques, sur les traces du Seigneur (Série 3/3)

3e et dernier volet de la série du pasteur Bruno Gaudelet sur Jacques. En recourant à l’exégèse narrative, il donne « vie » à la famille de Jésus et l’a fait parler.

Acte VI : Jésus acclamé

Les jours qui suivirent notre retour de Capernaüm furent sombres et éprouvants.

Nous étions tous affectés. Comment Jésus, notre héros familial, avait- il pu parler de la sorte ? Un soir nous apprîmes, mes frères et moi, qu’il était en route pour Nazareth.

« Aurait-il des remords ? », me demandai-je. Nous tînmes un conseil de famille pour savoir quelle attitude adopter. Maman nous dit : « Si Jésus vient, nous l’accueillerons comme il se doit, et nous le laisserons s’expliquer. » Nous nous rangeâmes à son avis.

Or, ce ne fut pas chez nous qu’il se rendit en arrivant à Nazareth, mais à la synagogue. Aussi, bien que ce fût le jour du sabbat, nous décidâmes de rester à

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la maison. Les gens du village lui firent un accueil mitigé. Tandis qu’il enseignait, certains d’entre eux ironisaient :

« Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée ? D’où cela lui vient-il ? Et comment de tels signes se font-ils par ses mains ? N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas, ici, parmi nous ?

– Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison », leur répondit Jésus.

Il sortit sous les huées avec ses disciples et il reprit sa route. Tout cela nous rendit malheureux.

Survint alors un visiteur de passage qui nous apprit que Jean, le Baptiseur, avait été exécuté. Notre sang se glaça.

« Sais-tu comment est-ce arrivé ? le questionnai-je.

– Hérode Antipas donnait un festin quand, soudain, aux sons des harpes et des tambourins, Salomé a surgi et a effectué une danse envoûtante qui a rempli de désir le roi. La jeune fille, magnifique et sensuelle, était téléguidée par sa mère, Hérodiade, qui n’est autre que la nièce d’Hérode et sa maîtresse. Pourtant, Hérodiade n’a eu aucun scrupule à offrir sa fille en présent à son oncle. Quelle famille ! Devant tant de charme, le perfide roi s’est épris de la jouvencelle et a promis de lui donner ce qu’elle lui demanderait. À l’instigation de sa mère, elle a répondu : « Donne-moi la tête de Jean le Baptiste sur un plateau ! » C’est ce qu’il a fait, au grand drame de tout le peuple.

– Qu’en est-il de Jésus de Nazareth ? demandai-je, inquiet.

– Le peuple l’acclame partout où il passe, mais les chefs sont de plus en plus virulents envers lui. Ils l’accusent de transgresser la Loi et de bouleverser les usages. Il faut dire que Jésus n’hésite pas à combattre les idées reçues. Il tance ceux qui s’enrichissent en exploitant les pauvres ; il proteste contre l’exclusion des lépreux et des gens qui sont en marge ; il impose les mains aux personnes qui sont jugées impures par la Loi et les chefs. Il parle même de pardonner aux ennemis. »

Le rabbi de notre synagogue nous regarda et proféra : « Il est devenu

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complètement fou, votre frère ! Jean le Baptiste lui a tourné l’esprit. » Nous sommes rentrés à la maison, désemparés.

Acte VII : Marie s’engage

À mon grand étonnement, notre mère, Marie, n’était plus accablée. Très calme, elle nous rassembla et déclara :

« J’ai bien réfléchi les enfants. Je ne crois pas que Jésus soit devenu fou, ni même qu’il ne nous considère plus comme sa famille. Nous avons interprété ses paroles, à Capernaüm, sans avoir pu lui parler directement, sans qu’il ait eu la possibilité

de s’expliquer. Nous étions tellement influencés par les rumeurs que nous avons interprété ses mots de la manière que ses détracteurs.

» Mais que savons-nous exactement du message de Jésus ? Des raisons qui le poussent à agir comme il le fait ? Nous

suivons naïvement les bruits qui courent sans prendre le temps de l’écouter, lui.

Or, les femmes me disent chaque jour, autour du puits, que notre Jésus fait beaucoup de bien à quantité de gens.

« Notre Jésus n’a pas changé. Il se donne

tout entier à la mission et à l’appel qu’il a reçu »

Nombreux sont ceux qui sont profondément touchés par son message. Jésus est perçu par une foule grandissante comme un grand prophète au travers duquel Dieu nous visite sûrement.

“Il fait peut-être descendre de leurs trônes les puissants (Lc 1,52), mais les pauvres, les exclus et ceux qui vivent en marge retrouvent de la dignité auprès de lui. Il soigne les malades, plaide pour qu’on réintègre ceux que les chefs religieux considèrent comme impurs.”

“Des filles et des hommes perdus se retrouvent à son contact. Son message relève ceux qui sont accablés et redonne de l’espérance à ceux qui vivent des drames et des épreuves humaines.”

“Notre Jésus n’a pas changé. Il se donne tout entier à la mission et à l’appel qu’il a reçu. Nous devons lui garder notre confiance. Me concernant, ma décision est

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prise, je vais le rejoindre et le suivre dans ses déplacements. Évidemment, nous resterons en contact.

Mais je sais que ma place est aux côtés de mon fils.

– Maman, je te conduirai moi-même auprès de Jésus », annonçai-je, alors que mes frères et mes sœurs restaient muets.

Nous la serrâmes dans nos bras et nous l’embrassâmes fort au milieu des larmes et des rires. Elle venait de nous redonner, à tous, force et courage.

Acte VIII : Jacques, l’apôtre

Maman s’intégra très vite dans la troupe des disciples. Tous l’accueillirent comme leur propre mère (Jn 19,25). La suite vous la connaissez, le conflit avec les chefs s’envenima et l’arrivée de Jésus à Jérusalem aboutit à son arrestation, à son procès et finalement à son exécution.

Ce fut terrible pour notre mère d’assis- ter au supplice de Jésus au milieu des femmes qui l’avaient suivi. Pourtant, elle s’y attendait et elle s’y était prépa- rée, d’une certaine manière. Jamais, pas même au pied de la croix, elle n’a douté que Jésus était l’envoyé de Dieu, celui par lequel le Seigneur s’adressait au monde.

Me concernant, c’est Paul, l’apôtre des gentils, qui a fait savoir à tous que Jésus avait touché mon cœur au travers du mystère pascal (1 Co 15,7). « Christ s’est fait voir à Pierre, puis aux douze, puis à 500 frères à la fois, écrit Paul. Ensuite il s’est fait voir à Jacques, puis encore aux douze. »

Beaucoup se demandent ce que signifie cette parole : « Il s’est fait voir ». S’agit- il de visions ? D’apparitions ? Est-ce en méditant l’espérance de la Résurrection enseignée par Jésus qu’il « s’est fait voir » à ses témoins ?

C’est à chacun d’y réfléchir et d’y répondre pour soi-même. La foi est une affaire intime et personnelle. Pour ma part, j’ai rejoint les disciples à Jérusalem et les douze m’ont fait l’honneur de me confier le troupeau de l’Église naissante (Ac 15,13). Il est maintenant de notoriété que Jacques, le frère du Seigneur, prend soin des brebis rassemblées par la Bonne Nouvelle de l’évangile de Jésus-Christ.

L’Épître, qui porte mon nom, témoigne que c’est dans un but purement pastoral

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que j’ai exhorté mes frères et mes sœurs à la foi, à mettre en pratique la parole de Dieu ; à s’engager pour les pauvres comme Jésus nous l’a enseigné. Je les ai encouragés à être modérés dans l’usage de la parole sur les autres ; à résister à

l’entraînement des passions ; à vivre la grâce enseignée par le Christ avec des gestes et des paroles qui font du bien. Que toute âme égarée soit donc ramenée à

la vérité (Jc 5,20).

À LIRE

Quand l’Évangile se raconte

Bruno Gaudelet – Editions Olivétan, 2019 128 p., 14 €.

Lire la présentation de cet ouvrage ici.

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Par Bruno Gaudelet

Jésus et Jacques, l’esprit de famille (série 2/3)

Bruno Gaudelet propose, en exclusivité pour Réforme, une série sur Jacques, frère du Seigneur. Usant de l’exégèse narrative, il donne « vie » et fait parler la famille de Jésus.

Après avoir relaté l’enfance de Jésus de Nazareth, son frère Jacques poursuit sa narration avec l’épisode de Capernaüm.

Acte IV : Jean le Baptiste

Jésus ayant rejoint Jean, le Baptiseur, nous, les membres de sa famille, apprîmes à vivre peu à peu sans lui. Les semaines et les mois passèrent, mais nous étions à l’affût de la moindre nouvelle le concernant. Chaque voyageur, de passage à Nazareth, était questionné par José, Jude, Simon ou moi-même.

Quelqu’un nous informa que le Baptiste tenait des propos sévères contre les chefs. « Race de vipère, leur disait-il, qui vous a appris à fuir la colère à venir ? On disait que cette prédication plaisait au roi de la Galilée, Hérode Antipas. Ce vieux renard s’amusait de voir le prophète hirsute tourner les chefs en dérision et les plonger dans la confusion. »

Mais Jean ferait bien de se méfier d’Hérodiade, poursuivit notre interlocuteur.

Cette nièce maléfique d’Hérode Antipas n’apprécie pas que Jean entrave ses projets. En effet, elle ambitionne de se faire épouser par son oncle Hérode Antipas, alors qu’elle est déjà mariée au frère de celui-là, Philippe II. Quant à Hérode Antipas, il est lui-même marié à Phasaélis, la fille du roi de Pétra. Le Baptiste déconseille fortement à Hérode de commettre ce double sacrilège et il semble que le roi ait de la sympathie pour lui. Bref, Jean devrait se méfier des stratagèmes qu’Hérodiade pourrait bien imaginer pour le ridiculiser.

« Parle-t-on de Jésus de Nazareth aux côtés de Jean ? », demanda Jude, l’un de mes frères.

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Non, personne ne semblait connaître le nom ou le visage de notre frère. Il demeurait manifestement dans l’ombre du Baptiseur.

« Si les choses s’aggravent pour Jean, son groupe de disciples sera dissous et Jésus reviendra parmi nous », estimait Simon.

« Oui, mais pourvu qu’il ne lui arrive rien », ajoutai-je anxieux.

Jésus reprend le flambeau

Le temps passa quelque peu. Or, un jour, un commerçant de passage nous apprit qu’Hérode Antipas avait envoyé Jean au cachot :

« Il est certain qu’il agit sous l’influence d’Hérodiade, mais nul ne sait encore ce qu’il va advenir du Baptiseur.

– Ses disciples ont-ils été dispersés ? demanda José, l’un de mes frères.

– Non, ils demeurent fermes et fidèles à leur maître. Mais l’un d’entre eux s’est toutefois détaché du reste depuis l’arrestation de Jean, et il semble vouloir reprendre son flambeau. Vous le connaissez sans doute, car il vient de votre village. Il s’appelle Jésus. »

Le sol sembla, tout à coup, se dérober sous nos pieds.

« Comment cela ? bégayai-je. Quel flambeau ?

– Eh bien ! votre Jésus s’est mis à prêcher aux foules et il a fait quelques disciples.

Il proclame et répand partout, non pas la venue du Royaume des cieux, comme Jean, mais le fait que le Royaume est déjà parmi nous. Et qu’il appartient, dès lors, à chacun de le laisser grandir en soi, un peu comme une semence qui se développe et devient un arbre important.

– Comment réagissent les chefs ? demanda Simon.

– Ils semblent perplexes à son sujet. Jésus ne les traite pas de race de vipère, mais son enseignement est si cohérent et si puissant qu’ils ne savent que lui répliquer.

– Je reconnais bien là mon Jésus, dit Jude.

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– Oui, mais ton Jésus ferait bien d’être prudent, les chefs n’aiment pas perdre la face devant le peuple. Et ils apprécient encore moins qu’on leur démontre qu’ils interprètent mal les Écritures. »

En route pour Capernaüm

Nous sommes rentrés, inquiets, à la maison. Comme Simon était incapable de garder les choses pour lui, il relata toute la conversation à notre mère et à nos sœurs, qui se mirent à pleurer.

Toutefois, maman nous réveilla de bon matin :

« Allez, levez-vous les enfants. Nous allons chercher Jésus et nous le ramènerons ici avec nous (Mc 3,31).

– Tu es sûre de toi maman ? lui demandai-je.

– Oui. Jésus a besoin de nous et nous avons besoin de lui. Cette histoire a assez duré.

– Mais où aller le chercher ? la questionnai-je.

– Je sais, par les femmes qui se retrouvent au puits, qu’il est à Capernaüm. Si nous marchons bien, nous y serons bientôt. »

Nous sellâmes les ânes pour porter les bagages et quelques vivres, puis nous prîmes la direction du lac de Galilée.

Acte V : Jésus le prédicateur

Nous arrivâmes à destination alors que le Soleil se couchait. Nous décidâmes d’établir un campement pour la nuit et de poursuivre notre route le lendemain.

Là, nous trouvâmes des voyageurs qui se rassemblaient autour d’un feu. Un homme disait avoir été intéressé par les prêches d’un rabbi étonnant : « Il défraye la chronique par son enseignement. Il affirme que ce n’est pas l’humain qui est fait pour la Loi, mais que c’est la Loi qui est faite pour l’humain. On dit aussi qu’il accomplit – par on ne sait quelle puissance – des guérisons. À quoi tout cela va-t-il aboutir ? Personne ne le sait. Mais plusieurs chefs commencent à grincer des

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dents. »

Nous nous retirâmes, mais je devinais que ma mère ne dormirait pas de la nuit.

Au petit matin nous reprîmes notre route et entrâmes dans Capernaüm en fin de matinée.

À peine arrivés, nous vîmes que les gens se pressaient en direction d’une maison où Jésus faisait étape avec ses disciples. Il était en grande discussion avec des chefs dont certains l’accusaient de chasser les démons par la puissance de Belzébuth.

Au moment où je parvins à entendre la discussion, Jésus rétorquait à ses détracteurs qu’ils feraient bien de se méfier, de ne pas commettre de péché contre le Saint-Esprit. J’essayais de me faufiler parmi la foule pour approcher de mon frère, mais l’un de ses disciples me barra la route :

« Stop ! Tu vois bien que le maître est occupé et qu’on ne peut pas se déplacer ici.

– Je suis le frère de Jésus, rétorquai-je.

– Nous sommes tous ses frères, me répondit-il.

– Peux-tu lui dire que sa famille est venue le chercher ? »

L’homme, appelé Pierre, me regarda étonné, puis répondit simplement : « Je lui dirai. »

Le reniement de Jésus

Je retournai auprès des miens et nous attendîmes que Jésus sorte. L’assemblée, déjà nombreuse, grossissait davantage devant la maison.

Un joyeux luron amusait l’auditoire en lançant des blagues.

« D’où venez-vous ? nous demanda-t-il.

– De Nazareth, répondit Jude.

– Ah ! vous connaissez donc le rabbi ?

– Nous sommes sa famille », rétorqua Jude.

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Jésus sortit au bout d’un moment, avançant progressivement tandis que ses disciples tentaient de lui frayer un chemin parmi l’assistance. « Maître, lui cria le blagueur, ta mère et tes frères sont ici et ils te cherchent ! »

Jésus répondit : « Qui est ma mère et qui sont mes frères ? » Promenant alors son regard sur la foule, il déclara : « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu est mon frère, ma sœur et ma mère. »

Nous fûmes consternés, abasourdis. Jésus venait publiquement de nous renier.

Maman resta digne, mais je perçus sa douleur, comme si une épée venait de lui transpercer le cœur. Jésus fut emporté par la foule en liesse.

Nous décidâmes de rentrer à Nazareth. Comment avait-il pu se montrer aussi dur avec nous ?

Quand l’Évangile se raconte Bruno Gaudelet

Olivétan, 2019 12 8p., 14 €.

Lire la présentation de cet ouvrage dans le no 3810 et sur reforme.net

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Par Bruno Gaudelet

Jésus et Jacques, l’esprit de famille (série 1/3)

Bruno Gaudelet propose, en exclusivité pour Réforme, une série une série sur Jacques. Grâce à l’exégèse narrative, il donne « vie » au frère de Jésus et le fait parler. (1/3)

Acte I : le frère

Aussi loin que je m’en souvienne, Jésus a toujours fait partie de ma vie. À peine avais-je ouvert les yeux, Jésus était là.

Il était à mes côtés quand j’ai appris à parler, à marcher, puis à faire mes premières blagues. Il était là pour essuyer mes premières larmes et consoler mes premiers chagrins.

C’est sous sa conduite et sous sa protection que j’ai découvert le monde. Il était mon modèle, mon confident et mon ami de toujours.

M’avez-vous reconnu ? Je suis Jacques, le frère du Seigneur. C’est en toute sincérité que je vais vous parler de mon grand frère, mais aussi de ce qui m’a conduit à le suivre par-delà le matin de Pâques.

Acte II : la destinée

Nos parents n’étaient pas fortunés, nous ne roulions pas sur « les richesses », comme on pourrait dire. Mais mon père avait un bon métier avec lequel il faisait vivre toute notre famille.

Très jeune Jésus, qui était l’aîné, mit la main aux outils et il devint lui-même, peu à peu, un charpentier respecté.

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Après ma naissance, la famille a continué à s’agrandir (Mc 6,3). José naquit d’abord, puis ce fut Jude, Simon et nos deux sœurs, dont les évangélistes n’ont, hélas, pas cru utile de citer les noms.

Avec cinq garçons et deux filles, notre mère, Marie, avait fort à faire. Mais elle pouvait se fier à Jésus qui veillait sur nous comme un second père. Il possédait, déjà tout jeune, une telle sagesse et une telle autorité naturelle, que notre confiance en lui était sans bornes.

Jésus répartissait les tâches et nous les accomplissions soigneusement pour obtenir son approbation de grand frère, fort et bienveillant.

Jésus, l’âme d’un chef

Les véritables chefs n’ont pas besoin d’en rajouter. C’est tout naturellement qu’ils s’imposent et que l’on a envie de les suivre.

Jésus nous enchantait, chaque soir, avec des histoires qu’il inventait pour nous distraire, nous faire rire ou nous faire réfléchir aux commandements de Dieu et aux passages des Écritures entendus à la synagogue. Même les parents étaient admiratifs de ses dons de conteur.

Marie, notre mère, repassait dans son cœur tout ce qui tournait autour de Jésus.

Elle était convaincue que son fiston serait, un jour, un homme d’influence dans notre village de Nazareth (Lc 2,50). Elle songeait souvent aux éloges que les docteurs avaient fait à Jésus quand il avait 12 ans, lorsqu’ils avaient conversé avec lui devant le temple, à Jérusalem, (Lc 2,47).

Pour elle, tout cela annonçait que son fils serait, un jour, distingué en Israël.

« Joseph, disait-elle à notre père, il faut absolument que Jésus suive l’enseignement des grands rabbis. Il est fait, j’en suis sûre, pour siéger parmi les docteurs de la Loi. » Joseph lui répondait : « Oui Marie, mais j’ai encore besoin de lui pour les chantiers. Et puis, Jésus apprend beaucoup de choses à la synagogue avec notre bon rabbi. »

Bref, maman avait de grandes ambitions pour son petit, et toute la fratrie était persuadée que Jésus deviendrait, effectivement, un grand homme.

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Acte III : l’engagement

Le temps passa. Nous grandîmes et nous nous développâmes normalement.

Nous, les garçons devinrent de beaux adolescents, puis de fringants jeunes hommes. Nos jeunes sœurs devinrent de belles jeunes filles en fleurs.

Notre père, qui était plus âgé que notre mère, laissa, peu à peu, la charpente à Jésus et à nous autres, les jeunes frères.

Puis, vint le temps pour notre père de se coucher avec ses ancêtres. Maman fut courageuse. Elle vécut son deuil dans la foi, au Dieu qui ne laisse pas les justes se perdre au schéol – le séjour des morts.

Jésus devint, plus que jamais, la référence et le réconfort de toute notre famille (Mc 6,3).

Il savait prononcer les bons mots pour apaiser notre peine et renouveler notre espérance.

Plus le temps passait, plus Jésus devenait sage. Un vrai savant des Écritures ! Les amis, les voisins, et même des gens plus éloignés, venaient le consulter ou lui demander son avis. Il avait une oreille attentive pour chacun d’entre eux et savait leur parler. Jésus était de très bon conseil.

Il faisait, sans conteste, l’unanimité. Même les rabbis des environs venaient fréquemment s’entretenir avec lui.

Rejoindre Jean

Le bonheur de l’avoir à nos côtés, comme chef de famille, et la fierté que nous éprouvions à faire partie de ses proches furent assombris par une décision qu’il prit et nous étonna. Un soir, il nous rassembla, José, Jude, Simon et moi, et nous dit :

« Mes frères, je vais vous confier notre mère, nos sœurs, la charpente de papa et la maison, car je dois vous quitter pour accomplir ma vocation.

Nous étions stupéfaits et aussi déboussolés à l’idée de devoir faire marcher nos

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affaires sans lui.

– Où vas-tu ? lui demanda Jude.

– Je vais rejoindre Jean sur les berges du lac de Tibériade et du Jourdain, car je veux participer à ce grand mouvement qu’il lance, en appelant les foules à la repentance et en les baptisant.

– Mais que va dire maman ? répliqua José.

– Elle sera triste, mais je sais que je peux compter sur vous pour l’entourer et en prendre soin.

– Mais enfin ! explosa Simon. Qui est ce Jean ? Que sais-tu de lui ? Le bruit court que c’est une espèce d’ermite chevelu sorti tout droit du désert ! Comment peux- tu nous quitter pour ce bohémien ?

– Ça suffit Simon, intervins-je. Jésus sait ce qu’il fait. N’a-t-il pas toujours agi avec sagesse envers nous ? Il s’est occupé de nous sans compter jusqu’à présent, et nous sommes devenus grands, il peut bien penser un peu à lui maintenant.

– Jacques, me dit-il, vous ne me devez rien. Ce n’est pas par devoir que j’ai tenu mon rôle d’aîné, mais par amour pour vous. Je ressens maintenant un appel indescriptible et irrésistible auquel il me faut répondre. Prenez soin de maman, des petites et de vous-mêmes. Je ne vous perds pas de vue et je reviendrai autant que possible. »

Jésus alla embrasser notre mère et nos sœurs. L’émotion fut vive, mais maman le laissa partir dans la confiance qu’il lui fallait pour accomplir sa mission.

La vie de Jacques

Peu d’informations sont parvenues jusqu’à nous concernant la vie de Jacques, frère de Jésus. Il a été vraisemblablement l’un des piliers de la première Église.

Le livre des Actes (chap. 15), le corrobore. Lors d’un débat sur la nécessité de circoncire ou non les nouveaux convertis, qui ne sont pas issus du judaïsme, Jacques prend position, aux côtés de Paul et de Barnabé, en faveur d’un minimum de règles à imposer aux non-juifs. Il mourra en martyre, par

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lapidation.

Quand l’Évangile se raconte Bruno Gaudelet

Olivétan, 2019 12 8p., 14 €.

Lire la présentation de cet ouvrage dans le no 3810 et sur reforme.net

Par Bruno Gaudelet

Les calvinistes et les juifs : de la

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méfiance à la tolérance

En cette année de jubilé de la Réforme, les historiens ont analysé les dérives antisémites de Luther. Calvin a eu une position plus modérée et ses successeurs ont prêché la tolérance.

En cette année du 500e anniversaire de la Réforme, le contexte antisémite de la chrétienté et son prolongement amer au sein des milieux protestants – notamment à Wittenberg – a largement été commenté. Bien des protestants, fiers de la bravoure de leurs devanciers envers les juifs durant la Deuxième Guerre mondiale, pensaient que le protestantisme était depuis toujours « philosémite ». Les rappels historiques d’aujourd’hui se muent pour beaucoup en déconvenue. Il faut cependant noter que le changement de mentalité qui s’est opéré en Occident en faveur des juifs avec l’avènement de la modernité a pris forme au sein des milieux calvinistes français du Refuge. Il vaut la peine de s’en souvenir et d’en élucider les raisons.

Mystère de l’endurcissement

Calvin baignait comme Luther dans l’ambiance et l’atmosphère antisémite de l’Europe du XVIe siècle. Au travers de ses propos durs à l’encontre des juifs, on peut percevoir qu’il ne comprend pas en fait pourquoi ils ne se convertissent pas (Jean Calvin, Réponses aux questions et objections d’un certain juif, trad. Marc Faessler, Labor et Fides, 2010).

Que la théologie romaine les ait « endurcis » lui est compréhensible, mais puisque la lumière est de nouveau accessible avec la Réformation, comment se fait-il que les juifs restent réfractaires à l’Évangile ? Les couvrant de noms offensants, il les voit comme des gens « bornés » et « réfractaires à la Parole de Dieu ». Toutefois, et c’est notable, Calvin ne traite jamais les juifs de peuple déicide et il ne reprend aucunement dans ses diatribes les stigmatisations racistes en usage. Plus encore, Calvin ne leur dénie pas le statut de peuple élu de Dieu. Plusieurs axes théologiques éclairent son positionnement :

– la doctrine du péché originel selon laquelle tous les humains sont pécheurs ; – la double prédestination qui situe le salut sur le plan de l’élection divine et non

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sur celui de l’adhésion doctrinale ;

– sa conception de la Révélation qui place les deux Testaments au même niveau ; – sa théologie de l’Alliance pour laquelle l’appel d’Israël est irrévocable ;

– la foi en la Providence divine qui s’en remet à Dieu pour le destin du peuple juif.

Ces lieux théologiques, qui sont essentiels dans la théologie calviniste et le type d’argumentation qu’il expose vis-à-vis des juifs, situent Calvin davantage du côté de l’antijudaïsme que du côté de l’antisémitisme.

A-t-il été lui-même antisémite ? Je ne saurais le dire. Ce que j’observe avec la communauté des chercheurs, c’est qu’il ramène la dispute avec les juifs du côté de la théologie et donc du côté de l’antijudaïsme. C’est une nuance significative qui éclaire la suite de l’histoire du calvinisme.

L’historienne israélienne Myriam Yardeni, décédée en 2015, montre dans son brillant livre Huguenots et juifs (Paris, Honoré Champion, 2008) que si plusieurs des successeurs de Calvin ont partagé l’antisémitisme de l’Occident chrétien, leur antisémitisme est dominé dans une large mesure par l’apologétique antijudaïque de Calvin et non par des considérations raciales ou politiques.

Mieux, si les héritiers de Calvin perpétuent l’apologétique antijudaïque du Réformateur de Genève, nombreux sont ceux parmi eux qui militent délibérément en faveur du « philosémitisme », « l’amitié envers les juifs ». Ce fut le cas du collègue et ami de Calvin, Théodore de Bèze, qui refusa de toutes ses forces dans ses écrits de rendre les juifs responsables de la mort de Jésus.

Mais ce fut surtout le cas de plusieurs grandes figures parmi les huguenots calvinistes français réfugiés aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Angleterre après la révocation de l’édit de Nantes. Or, c’est précisément aux pays du « Refuge » au XVIIe, puis au XVIIIe siècle, que les milieux calvinistes vont progressivement faire advenir le changement des mentalités à l’égard des juifs.

Refuges calvinistes

Comme plusieurs historiens l’ont relevé, ces Refuges protestants calvinistes furent de véritables greniers d’intellectuels pour l’Europe entière. Les pasteurs

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français ne pouvant pas tous trouver en exil un poste pastoral rémunéré s’attellent à toutes sortes de petits boulots, notamment sur le plan des lettres et de l’édition de livres, de traités ou d’articles de presse.

Plusieurs journaux en bénéficient et ces pasteurs de plus en plus éclairés, et exerçant une influence considérable sur l’époque des Lumières, font bouger les lignes au sein de l’opinion publique européenne. L’antisémitisme ne disparaît certes pas complètement – Voltaire lui-même n’en sera pas indemne – et il est certain que l’antijudaïsme reste d’actualité sur le plan de l’apologétique théologique. Il n’en demeure pas moins que de plus en plus de voix parmi les calvinistes français du Refuge réclament maintenant la tolérance, non seulement pour les huguenots, mais aussi pour les juifs.

Leurs efforts sont secondés avec enthousiasme par les philosophes des Lumières et par le public éclairé. L’édit de tolérance est signé en 1787. Dans la période du désert, l’Église réformée avait commencé à être organisée sous l’influence marquante d’Antoine Court. Avec la liberté, une nouvelle époque s’ouvre qui voit l’émergence de fringants députés protestants tels Antoine Barnave, Pierre-Joseph Cambon, André Jeanbon Saint-André, Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne et Jean-Paul Marat. Ils luttent désormais pour la liberté de conscience et pour la reconnaissance des droits des minorités religieuses protestantes et juives.

Changement des mentalités

On le voit, héritier de la chrétienté le protestantisme a très mal engagé le dialogue avec le judaïsme. Néanmoins, c’est des milieux calvinistes français du Refuge que le changement des mentalités a germé au sein de l’Occident. On peut regretter la prégnance de l’antisémitisme tout au long de cette évolution. On peut déplorer la lenteur du travail de l’histoire et des mentalités.

La théologie calviniste n’en a pas moins mûri ce changement et permis – à son corps défendant, car tel n’était pas son premier objectif – de nouer un dialogue fraternel et bienveillant entre protestants et juifs.

Sur le plan herméneutique où je me situe, je note que cette évolution est allée de pair avec un changement de regard vis-à-vis du statut de l’Écriture. Tant que les textes bibliques étaient regardés comme littéralement inspirés et communiquant, sans efforts herméneutiques, la « Parole de Dieu », la théologie calviniste tenait

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pour « jugement divin révélé » toutes les polémiques néotestamentaires à l’encontre des juifs. Les choses ont changé lorsque l’exégèse critique prit son essor et bouleversa la façon de faire de la théologie. Cette modernité exégétique et théologique est-elle le produit de son temps ? Exprime-t-elle en terrain théologique les aspirations et les exigences de rationalité des modernes ? A-t-elle contribué, au contraire, à façonner la modernité et l’esprit critique des Lumières

?

Les choses sont toujours mêlées, mais si c’est aux fruits que l’on reconnaît l’arbre, alors le changement de regard vis-à-vis des juifs en terrain calviniste doit être considéré comme le résultat d’une herméneutique portant, tel un bon arbre, de bons fruits.

Par Bruno Gaudelet

La Parole qui guérit

Dans ce dernier article, l’auteur récapitule sa thèse : les guérisons de l’Évangile concernent d’abord les maladies spirituelles.

Nous avons vu que les auteurs bibliques ont établi des analogies entre les maladies du corps et les maladies spirituelles. La cécité, la surdité, la boiterie se font sous leurs plumes langage figuré pour évoquer l’aveuglement spirituel, la

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surdité aux choses de Dieu et la marche déviante de la vieille nature pécheresse.

Concluons aujourd’hui cette série en évoquant la thérapeutique.

Dieu est présenté dans la Bible comme le Médecin divin qui guérit toutes les maladies (Ps 103,3), même les maladies liées à la culpabilité et aux différentes formes d’affliction. Il « guérit ceux qui ont le cœur brisé et il panse leurs blessures » (Ps 147,3). Respecter ses commandements assure la santé du corps (Pr 3,8 et 4,22-23). Que Dieu soit conçu comme la source de toute guérison n’a rien d’exceptionnel pour l’histoire comparée des religions. C’est même un grand classique de la pensée magique, toutes traditions religieuses confondues.

Tradition des prophètes

La tradition des prophètes a considéré les messagers de Dieu comme des médecins-thaumaturges. Élie, Élisée et Ésaïe guérissent de la part de Dieu.

Toutefois les prophètes sont perçus aussi comme des thérapeutes spirituels, notamment par Jérémie qui se plaint que nul prêtre ou prophète ne puisse soigner son peuple de ses fautes (8,22). Les prophètes guérissent les maladies physiques par un pouvoir donné par Dieu, mais c’est par la prédication de la conversion qu’ils soignent les maladies spirituelles. C’est sur ce modèle que les évangiles présentent Jésus :

– tel un nouvel Élie ou un nouvel Élisée, il multiplie des aliments, ressuscite des morts, guérit des lépreux, ouvre les yeux d’aveugles et commande même à la nature ;

– tel un nouveau Moïse, il oppose la pratique des commandements à la contagion du péché, en soulignant la visée fondamentale de la loi : à savoir l’amour de Dieu et du prochain ;

– tel un nouveau prophète, mal accueilli dans sa patrie, il prêche la conversion par laquelle l’humain retourne à Dieu et naît de nouveau.

La version que Luc donne du passage de Jésus à Nazareth est beaucoup plus longue et glosée que celle de Marc rédigée entre 20 et 25 ans plus tôt, ou que celle de Matthieu qui suit quasiment Marc. Jésus s’y donne le titre de médecin : « Sans doute vous m’appliquerez ce proverbe : médecin guéris-toi toi-même et vous me direz : fais ici, dans ta patrie, tout ce que nous avons appris que tu as fait à Capernaüm. » (Lc 4,23).

Mais la désignation de Jésus comme médecin se retrouve déjà chez Marc dans le

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récit où Jésus est blâmé de fréquenter des gens de mauvaise vie et où il rétorque :

« Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais les malades. Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. » (Mc 2,17).

Les évangiles présentent Jésus comme médecin des maladies spirituelles :

– les mal-portants qui ont besoin de médecin ne sont pas, en effet, des malades somatiques, mais des gens de mauvaise vie que Jésus qualifie lui-même de pécheurs ;

– quant au récit de Luc reprenant le passage de Jésus à Nazareth, il est intéressant de relever qu’il introduit librement Ésaïe 61-1-3 : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres ; il m’a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé, pour proclamer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libres les opprimés, pour publier une année de grâce du Seigneur. » Les maux visés par ce passage sont soignés par le même remède : la proclamation de la Grâce de Dieu. Jésus s’inscrit bien dans la lignée des prophètes-médecins qui exercent leur cure d’âme par la prédication de la conversion.

Le cœur du message

Les récits de guérisons suggèrent que les évangiles conservent la mémoire d’une activité thaumaturgique accomplie par Jésus. C’est peut-être exact. Il n’est pas impossible cependant que ces récits constituent des métaphores catéchétiques pour illustrer la guérison des maladies de l’âme qu’opèrent la conversion et l’accueil de la grâce de Dieu.

Dans cette perspective, ce serait la guérison de la cécité spirituelle qui serait visée au travers des cas des guérisons d’aveugles, celle de la surdité spirituelle que camperait la guérison des sourds, celle de la marche pathologique de la vieille nature humaine qu’évoquerait la guérison des boiteux. La guérison des affections de la langue serait mise en scène au travers de la guérison des muets, la guérison du dégoût des choses spirituelles serait illustrée par la guérison des lunatiques et des déments , et la purification du péché et de sa contagion serait au cœur des récits de purification de lépreux.

Le message de Jésus à Jean-Baptiste : « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » devrait être rapporté, non à la

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guérison de maladies somatiques, mais bien à celle des maladies spirituelles liées au péché qui est fondamentalement séparation d’avec Dieu (Mt 11,4-5). Le rapprochement que Marc et Luc font entre l’incrédulité des gens de Nazareth et l’affirmation que Jésus ne put faire beaucoup de guérisons dans sa patrie soutient cette interprétation qui révolutionne peut-être l’image de Jésus, mais redit le cœur de son message.

Par Bruno Gaudelet

Le mal est toujours colonisateur

Volet n° 7 : l’infection. La lèpre est une maladie de peau. Dans la Bible, elle représente symboliquement la médisance et le péché qui infectent l’âme et l’esprit.

Pour illustrer la corruption et la contamination du péché, les auteurs bibliques ont opéré une analogie avec cette maladie infectieuse qu’est la lèpre. Le terme étant utilisé dans l’Antiquité pour désigner de nombreuses maladies de peau d’origine et de gravité variables. Nous ne sommes pas certains que la lèpre qui devait être dépistée par les prêtres d’Israël (Lv 13 et 14) correspondait à la bactérie identifiée en 1873 par le Norvégien Hansen. Nul doute cependant que c’est bien de maladies infectieuses dont il est question dans les textes bibliques pour

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illustrer la contamination de ce mal moral et spirituel qu’est le péché.

Dieu frappe de lèpre le bras de Moïse, puis le guérit aussitôt pour le convaincre d’accepter sa mission (Ex 4,6-7). De même, Myriam, la sœur de Moïse, est malade de la lèpre pendant sept jours en raison de son insurrection contre son frère (Nb 12). Naaman le Syrien est guéri de sa lèpre par Élisée pour son humilité et son obéissance aux directives du prophète, tandis que Guéhazi le serviteur du même Élisée devient lépreux en raison de ses mensonges et de sa prévarication (2 R 5).

Le roi Ozias est frappé de lèpre en châtiment de son appropriation des prérogatives sacerdotales (2 Ch 26). Dans chacun de ces cas (excepté Moïse), la lèpre constitue une punition, en même temps qu’elle manifeste l’impureté du péché.

Expulsion et rites de guérison

La peur qu’inspire la maladie infectieuse a conduit les législateurs bibliques à prendre des mesures d’exclusion des malades manifestant des symptômes.

L’exclusion durait tant que la maladie ne montrait pas des signes évidents de régression. Le lépreux se devait de porter des vêtements déchirés, de rester nu- tête, de se couvrir la moustache et de crier « Impur ! Impur ! » (Lv 13,45-46). Si par bonheur le malade guérissait, le sacrificateur devait l’examiner, puis le purifier par l’aspersion du sang de sacrifices rituels avant que la personne réintègre la communauté (Lv 14). L’aspersion du sang sacrificiel visait la purification du péché, tandis que le nettoyage à grande eau de la personne signait sa purification physique.

Il est vraisemblable que peu de personnes touchées par la lèpre connaissaient un jour une telle réintégration. Exclus de la vie sociale, beaucoup de malades n’avaient d’autre choix que de mendier pour survivre. Dure était la vie, et grande la détresse, de ces malades qui vivaient une double peine.

Cet état de choses révoltait le rabbi de Galilée, qui, au contraire de l’attitude générale, manifestait une grande compassion pour les exclus et notamment pour ces lépreux qui effrayaient leurs contemporains. Les évangiles le décrivent se laissant approcher par les lépreux et n’hésitant pas à les toucher et à leur imposer les mains (Mt 8,2 ; Lc 17,12), mais se rendant dans la maison d’un lépreux (Mt 26.6).

L’évangile selon Luc évoque une rencontre de Jésus avec 10 lépreux alors qu’il

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marchait sur la route de Jérusalem. Suppliant Jésus d’avoir pitié d’eux, il les exhorte à se montrer aux sacrificateurs, c’est-à-dire d’entamer la procédure recommandée par le Lévitique pour être réintégrés dans la vie sociale. Il crurent à leur guérison puisqu’ils se mirent en chemin. Se voyant guéri, l’un d’eux revint sur ses pas pour remercier Jésus. C’était un Samaritain, précise le texte. Jésus s’étonna que seul cet étranger sur les dix lépreux guéris sût revenir et manifester sa reconnaissance. « Va, ta foi t’a sauvé », lui dit-il, comme pour bien marquer qu’il n’était pas guéri uniquement de sa maladie physique, mais également dans son âme (Lc 17,11-19).

Le parallèle que les auteurs bibliques font entre maladie infectieuse et péché invite à mettre des mots sur cette réalité néfaste qui infecte et affecte l’âme et l’esprit des humains.

La question du mal

Le péché appartient à la question du mal qui se révèle un défi capital pour la raison. La tradition philosophique et la théologie chrétienne posent que le mal n’a d’être que parasitaire, ce qui signifie que le mal n’a pas d’être en lui-même : il est toujours colonisateur. Le mal n’est de fait que le contraire, la distorsion, la destruction ou la perversion d’un bien donné, voire l’absence d’un bien qui était dû. D’aucuns distinguent entre le mal physique, qui est celui du corps et du monde physique, et le mal moral, qui est celui de l’esprit humain souffrant, mais qui est aussi le mal issu de la faute et qui se décline avec les catégories de mal commis et de mal subi.

Ces distinctions apportent un éclairage, mais il faut confesser qu’il est impossible d’en rester à ces seules différenciations schématiques. Le mal physique et le mal moral engendrent des souffrances et des infections qui s’additionnent souvent de façon abyssale. Aussi la question inéluctable du « pourquoi ? » se pose sans cesse à la raison et à la foi.

Le grand souci de la théologie chrétienne fut d’essayer de dédouaner Dieu du reproche d’avoir créé un monde imparfait, voire mauvais. Mais la lecture littérale et historicisante de la Bible qui soutenait l’apologétique traditionnelle s’est trouvée disqualifiée par le renouveau de l’exégèse biblique. Aujourd’hui, de nouvelles pistes sont ouvertes, mais le sujet reste opaque. L’humain reste déconcerté par le mal commis qui le rend étranger à lui-même, et écrasé par le

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mal subi. L’image de l’infection dit pour la dangerosité du péché et invite à le circonscrire au plus vite, avant que les choses deviennent irrémédiables.

Par Bruno Gaudelet

Marcher droit, rester debout

Jésus guérit des boiteux et des paralytiques pour signifier un appel à reprendre courage et à ne plus claudiquer dans sa foi.

Parmi les pathologies qui affectent la marche qui sont reprises par les auteurs bibliques dans un sens figuré, nous trouvons la boiterie, la claudication et la paralysie. Boiterie et claudication sont souvent synonymes dans le langage commun, mais les spécialistes les distinguent. La boiterie est une marche irrégulière, la claudication désigne un périmètre de marche plus court que la normale. Plusieurs types de boiteries ou de claudications sont relevés par les nosologies médicales. Ces handicaps ont des causes multiples, y compris infectieuses. La paralysie constitue la forme ultime des pathologies qui affectent la marche des personnes.

Le livre de la Genèse met en scène la boiterie de Jacob après son combat au torrent du Yaboq. Celle-ci signe la défaite de Jacob « le supplanteur » au profit d’Israël « celui qui combat avec Dieu ». La lutte avec l’ange illustre la lutte que

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Jacob doit mener contre son passé et contre son vieil homme, comme dit Paul dans ses épîtres. Une lutte qui n’est jamais achevée, se plaisait à dire Martin Luther, qui se plaignait de ce que son vieil homme n’avait pas été noyé dans l’eau de son baptême, car il savait nager le bougre ! La lutte où Jacob est blessé au profit d’Israël évoque le nouveau départ spirituel qui est donné à ceux qui retournent vers Dieu.

De Jacob à Israël

Jacob, le vieil homme vaincu par l’ange qui repart en boitant, reste le symbole de la marche spirituelle pathologique, la marche de la vieille nature. « Marcher de travers », « marcher droit », « redresser chez soi ce qui est boiteux », « ne pas déraper en société ou dans sa vie », le langage figuré s’est depuis toujours emparé de l’image de la marche pour évoquer ou signifier la droiture ou la déviance.

Le Nouveau Testament présente plusieurs cas de boiteux et de paralytiques guéris miraculeusement par Jésus. Véritable mémoire historique ou récit à lire sur le plan spirituel ? C’est à chacun de forger son ultime conviction.

Dans l’Antiquité, la maladie ou le handicap marginalisait les personnes qui n’avaient souvent pas d’autre choix que de mendier pour survivre. Le cas de Mephibocheth, fils perclus des pieds de Jonathan, recueilli avec bienveillance par David par fidélité à son ami, n’était peut-être pas si courant (2 Sam 9).

Notre société a tenté de changer le regard sur le handicap, mais les personnes handicapées continuent de souffrir du regard porté sur elles. Il est aberrant que la loi concernant l’accès des handicapés dans les lieux publics ait tant tardé à être appliquée, y compris dans les temples. Comment inclure les personnes handicapées et changer le regard sur le handicap, si elles ne peuvent circuler ? Le métro parisien donne à ce sujet le pire des exemples.

Le Jésus des évangiles brise les conventions et les tabous sociaux. Il se rend auprès des malades et des handicapés et il les réintroduit dans la communauté sociale où ils n’ont pas moins de place que tout un chacun. Les boiteux viennent à lui (Mt 15,30 ; 18,8 ; 21,14), on lui apporte des paralytiques pour qu’il les guérisse. Entre tous, il y a cet homme qu’on descend par le toit, alors que Jésus enseigne dans une maison trop bondée de monde pour être accessible : « Voyant leur foi, dit le texte, Jésus dit : “Homme, tes péchés te sont pardonnés.” » Cette

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parole déplaît aux scribes et aux pharisiens qui crient au blasphème : « Qui peut pardonner les péchés, si ce n’est Dieu seul ? » Calme, Jésus demande : « Qu’est-il plus aisé à dire : tes péchés te sont pardonnés ou lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les péchés : Je te l’ordonne, dit-il au paralytique, lève-toi, prends ton lit, et va dans ta maison. » La suite est connue de tous. (Lc 5,21-25).

Engourdissement spirituel

Soutenir que la paralysie du paralysé est la conséquence de ses fautes reviendrait à rejoindre la doctrine des sadducéens qui prêchaient la rétribution des œuvres sur terre. Le récit vise tout autre chose et réclame un déchiffrage métaphorique.

L’homme paralysé « à cause de ses péchés » campe l’engourdissement spirituel que produisent le péché et la culpabilité. Celui qui est torturé par le poids de ses actes n’avance pas droit, et parfois n’avance plus du tout. Nos fautes et nos culpabilités nous paralysent et nous coupent de notre vitalité spirituelle. Seul le retour à Dieu donne la volonté de repartir avec lui, sans cesse, sur un nouveau pied. C’est ce que représentent les guérisons des boiteux et des paralytiques dans les évangiles. C’est sur le plan spirituel que « les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11,5).

Pour conclure deux références bibliques pour nous faire réfléchir :

– Tout d’abord ce texte magnifique du prophète Esaïe qui évoque le salut en ces termes : « Fortifiez les mains languissantes et affermissez les genoux qui chancellent. Dites à ceux qui ont le cœur troublé : Prenez courage, ne craignez point, voici votre Dieu… Alors s’ouvriront les yeux des aveugles, s’ouvriront les oreilles des sourds. Alors le boiteux sautera comme un cerf et la langue du muet éclatera de joie. » (35,5-7).

– Et puis cette exhortation de l’auteur de l’épître aux Hébreux inspirée d’Esaïe : « Fortifiez donc vos mains languissantes et vos genoux affaiblis et suivez avec vos pieds des voies droites, afin que ce qui est boiteux ne dévie pas, mais plutôt se raffermisse. » (12,12-13). Une belle invitation à se garder du mal et à se fortifier dans la foi et dans la droiture.

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Par Bruno Gaudelet

Dire du mal revient à maudire

Prendre du plaisir à la médisance, c’est risquer la destruction des individus, des communautés et de soi.

Parmi les pathologies de la parole recensées dans la Bible, on trouve le bégaiement de Moïse, le mutisme du père de Jean-Baptiste, mais également le murmure ou le mal-dire. « Les fils d’Israël murmuraient contre Moïse et Aaron », explique le livre des Nombres (14,2). « Les scribes et les pharisiens murmuraient contre Jésus », consonne Luc (5,30). « Ne murmurez pas comme murmurèrent certains Hébreux qui périrent dans le désert », exhorte Paul aux Corinthiens (1 Co 10,10).

Le terme grec gogguzô, que l’on traduit par murmurer, indique l’action de grommeler, de dire quelque chose tout bas, de se plaindre. Il ne s’agit pas d’une action publique, mais bien d’échanges entre des personnes qui confèrent secrètement entre elles. Ce sont ces murmures que l’épître de Jacques appelle la médisance. Celle-ci consiste en un dire négatif, un mal dire. Médire de quelqu’un c’est le dénigrer, faire ressortir ses défauts de façon malveillante.

Quelles raisons nous poussent à agir ainsi ? Que se passe-t-il dans l’acte de murmurer ? Qu’est-ce qui se cache derrière cette tendance vers laquelle chacun

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de nous semble incliner ? L’hormone des affinités

Au premier abord, nul n’est indemne de ce travers qui pousse tout un chacun à donner son avis sur les autres. Il importe de distinguer entre une forme de médisance qui est caractéristique des relations humaines et qui est une mise en lumière des affinités, et une seconde forme qui se révèle nettement plus nocive, voire destructrice.

La première forme de médisance relève du rapprochement et de la concordance des points de vue. Comment devient-on amis ? Comment devient-on un couple ? Par la découverte que l’on partage des affinités communes, une vision analogue du monde, un ressenti comparable des situations et des gens. C’est parce qu’on se trouve sur la même longueur d’onde qu’on se découvre proches. La neurobiologiste Lucy Vincent explique que chaque fois que nous nous sentons bien avec une personne notre cerveau produit de l’ocytocine, l’hormone du lien entre les êtres qui nous procure une sensation de bien-être. Nous la recherchons, aussi bien en développant notre réseau social, qu’en tombant amoureux (Petits arrangements avec l’amour, Odile Jacob, 2005). C’est par la mise en commun des perceptions et des impressions sur les autres que le « nous » des conjoints se construit et que les amitiés se forgent. Autrement dit, il n’y a pas de rapprochement sans cette forme light de médisance qui consiste à échanger ses vues et qui contribue à l’augmentation de notre taux d’ocytocine.

La seconde forme de médisance n’est pas structurellement différente de la première. Elle relève, elle aussi, des affinités. La différence vient du fait qu’elle est dominée par la frustration, la rancune et le désir conscient ou inconscient de faire mal. Une parole ou une attitude nous ont blessés. Il n’a pas été possible de l’avouer en public ou de le dire à la personne concernée. L’offense a été dissimulée, mais elle continue de blesser. Notre susceptibilité a été atteinte et c’est elle qui va s’exprimer par nos paroles à propos de celui ou celle qui nous a blessés. C’est le cas de figure type qui anime bien des cas de médisance. Le ressentiment s’exprime par des blessures que nous infligeons à l’image de l’autre.

Ce n’est pas pour rien que Jésus laisse entendre à ses auditeurs du Sermon sur la montagne que le meurtre commence par l’inimitié (Mt 5,21s). La médisance nocive est la destruction de l’image positive de l’autre au profit d’une image diabolisée. La personne visée se trouve réduite à ses défauts ou ses erreurs qui

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prennent toute la place dans le discours de celui qui la critique. Cette seconde forme de médisance est une maladie spirituelle capable de détruire les individus et les communautés, y compris les communautés ecclésiales.

L’amertume de l’esprit

« La langue est un petit membre, dit l’épître de Jacques, mais elle a de grandes prétentions. Voyez comme un petit feu peut embraser une grande forêt ! Or la langue aussi est un feu, elle est le monde de l’injustice : la langue a sa place parmi nos membres, elle souille tout le corps et embrase tout le cours de l’existence, embrasée qu’elle est par la géhenne. Toutes les espèces de bêtes sauvages, d’oiseaux, de reptiles, d’animaux marins sont domptées et ont été domptées par l’espèce humaine ; mais la langue, aucun homme ne peut la dompter : c’est un mal qu’on ne peut maîtriser ; elle est pleine d’un venin mortel.

Par elle, nous bénissons le Seigneur notre Père, et par elle, nous maudissons les hommes faits à l’image de Dieu. De la même bouche sortent la bénédiction et la malédiction. Il ne faut pas, mes frères, qu’il en soit ainsi. » (3,5-10).

Le Christ-Jésus nous appelle à une conversion de nos logiques de jugement et de vengeance. Pour qui veut marcher à sa suite, les ressentiments et les blessures narcissiques doivent être gérés autrement que par la médisance qui tue l’autre en esprit. Rien n’est moins évident et il arrive qu’on passe de façon presque imperceptible de l’échange d’avis ou de visions à la parole qui agresse l’image de l’autre. Bienveillance et pensée positive sont toujours à développer contre la tendance à l’amertume qui abîme l’esprit. On peut aussi ajouter la reconnaissance envers Dieu pour ses dons, car, comme le disait une vénérable dame de mon cercle, « la reconnaissance est le rempart de l’âme contre les forces de destruction ».

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