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«BIBLIOTHÈQUE DES LETTRES MODERNES» thèses et travaux de critique et d'histoire littéraire

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Academic year: 2022

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Bernanos

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« BIBLIOTHÈQUE DES LETTRES MODERNES » thèses et travaux de critique et d'histoire littéraire

2. A. B. JACKSON, La Revue blanche (1889-1903). Origine, influence, biblio- graphie, 1960.

3. René Marill ALBÉRÈS, La Genèse du Siegfried de Jean Giraudoux, 1963.

4. Francis PRUNER, Les Luttes d'Antoine. Au Théâtre Libre. Tome premier, 1964.

5. Brian T. FITCH, Le Sentiment d'étrangeté chez Malraux, Sartre, Camus et Simone de Beauvoir — « étranger à moi-même et à ce monde », 1964.

6. Lester J. PRONGER, La Poésie de Tristan Klingsor (1890-1960), 1965.

7. Avriel GOLDBERGER, Visions of a New Hero. The Heroic Life according to André Malraux and Earlier Advocates of Human Grandeur, 1965.

8. Robert COUFFIGNAL, L'Inspiration biblique dans l'œuvre de Guillaume Apollinaire, 1966.

9. Enrico Umberto BERTALOT, André Gide et l'attente de Dieu, 1967.

10. Raymond GAY-CROSIER, Les Envers d'un échec : étude sur le théâtre d'Albert Camus, 1967.

II. Clément MOISAN, Henri Bremond et la poésie pure, 1967.

12. Anne A. KETCHUM, Colette ou la naissance du jour, étude d'un malentendu, 1968.

13. Robert A. JOUANNY, Jean Moréas, écrivain français, 1969.

14. Louis FORESTIER, Charles Cros, l'homme et l'œuvre, 1969.

15. Michel RYBALKA, Boris Vian, essai d'interprétation et de documentation, 1969.

16. Robert COUFFIGNAL, « Aux premiers jours du monde... » — La Paraphrase poétique de la Genèse, de Hugo à Supervielle, 1970.

17. Jean-Claude CHEVALIER, Alcools d'Apollinaire — essai d'analyse des formes poétiques, 1970.

18. Claude MORHANGE-BÉGUÉ, « La Chanson du Mal-Aimé » d'Apollinaire

— essai d'analyse structurale et stylistique, 1970.

19. Réal OUELLET, Les Relations humaines dans l'œuvre de Saint-Exupéry, 1971.

20. Raymond MAHIEU, Paul Léautaud — la recherche de l'identité (1872- 1914) , 1974.

21. Yvon RIVARD, L'Imaginaire et le quotidien — essai sur les romans de Georges Bernanos, 1978.

22. Jean-Claude MORISOT, Claudel et Rimbaud — étude de transformations, 1976.

23. Marcel VOISIN, Le Soleil et la nuit — introduction à l'imaginaire dans l'œuvre de Théophile Gautier.

24. Keith MACFARLANE, Tristan Corbière dans Les Amours jaunes, 1974.

25. Robert A. JOUANNY, Jean Moréas, écrivain grec, 1975 [Institut Français d'Athènes].

26. Silvio YESCHUA, Valéry, le roman et l'œuvre à faire, 1977.

27. James B. SANDERS, André Antoine, directeur à l'Odéon — dernière étape d'une odyssée, 1978.

Toute reproduction ou reprographie et tous autres droits réservés IMPRIMÉ EN FRANCE

ISBN : 2-256-90792-9

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BIBLIOTHÈQUE DES LETTRES MODERNES

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YVON RIVARD

l'imaginaire et le quotidien

essai sur les romans de Georges Bernanos

LETTRES MODERNES MINARD

73, rue du Cardin al-Lemoine.— 75005 PARIS 1 9 7 8

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Bibliothèque

regroupe les livres sur Bernanos édités aux Lettres Modernes I. GAUCHER, Guy, Le Thème de la mort dans les romans

de Georges Bernanos, avec des documents présen- tés par Albert BÉGUIN. (Coll. « thèmes et mythes », n° 2, 1967.)

2. ESTÈVE, Michel, Le Sens de l'amour dans les romans de Georges Bernanos. (Coll. « thèmes et mythes », n° 7, 1959.)

3. BUSH, William, Souffrance et expiation dans la pensée de Georges Bernanos. (Coll. « thèmes et mythes », n° 8, 1962.)

4. BUSH, William, L'Angoisse du mystère — essai sur Bernanos et M. Ouine. (Coll. « situation », n° 11, 1966.)

5. BRIDEL, Yves, L'Esprit d'enfance dans l'œuvre de Georges Bernanos. (Coll. « thèmes et mythes, n° 10, 1966.)

6. FITCH, Brian, Dimensions et structures chez Bernanos

— essai de méthode critique. (Coll. « situation », n° 18, 1969.)

7. NETTELBECK, Colin W., Les Personnages de Bernanos romancier. (Coll. « situation », n° 25, 1970.) 8. JURT, Joseph, Georges Bernanos I. Essai de biblio-

graphie des études en langue française. Tome I : 1926-1948. Tome II : 1949-1961. Tome III : Depuis 1962. (Coll. « calepins de bibliographie », n° 4, 1972 →.)

9. RIVARD, Yvon, L'Imaginaire et le quotidien — essai sur les romans de Georges Bernanos. (Coll. « biblio- thèque des lettres modernes », n° 21, 1978.) 10. LECLERCQ, Pierre-Robert, Introduction à Mon-

sieur Ouine de Bernanos. (Coll. « situation », n° 38, 1978.)

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Je tiens à remercier MM. Jacques Chabot, Michel Estève, le regretté Bernard Guyon dont les conseils et le soutien me furent des plus pré- cieux.

Mes remerciements vont aussi aux Gouvernements canadien, français et québécois qui m'ont accordé de 1968 à 1971 des bourses de recherche sans lesquelles je n'aurais pu rédiger cet essai.

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SIGLES ET ABRÉVIATIONS conformes au système adopté pour la série Études bernanosiennes de La Revue des lettres modernes Dans les références des textes cités, sauf mention contraire, la pagination renvoie à :

I Œuvres romanesques suivi de Dialogues des Carmélites (Paris, Gallimard, 1966, « Bibliothèque de la Pléiade »). [Œ, I]

II Essais et écrits de combat, 1 (Paris, Gallimard, 1972, « Biblio- thèque de la Pléiade »). [Œ, II]

Bull. Bulletin de la Société des Amis de Georges Bernanos.

Corr., 1 Correspondance. T. I. [Combat pour la vérité] (1904-1934).

II T. II. [Combat pour la liberté] (1934-1948). Paris, Plon, 1971.

Lui-même Bernanos par lui-même.

ÉB Études bernanosiennes.

Ang Lettre aux Anglais. (Éd. des Cahiers du Témoignage Chrétien, s.d.)

Che Le Chemin de la Croix-des-Ames. (Gallimard, 1948) Cim Les Grands cimetières sous la lune. (Livre de Poche) Cré Le Crépuscule des vieux. (Gallimard, 1956)

Cri Un Crime. [Œ, I]

Dia Dialogues des Carmélites. [Œ, I]

Dom Saint Dominique. (Gallimard, 1939) Enf Les Enfants humiliés. (Livre de Poche) Fra Français, si vous saviez. (Gallimard, 1961) GP La Grande peur des bien-pensants. (Grasset, 1939)

Imp L'Imposture. [Œ, I]

J La Joie. [Œ, I]

JCC Journal d'un curé de campagne. [Œ, I]

Jea Jeanne, relapse et sainte. (Plon, 1934) Len Le Lendemain, c'est vous ! (Plon, 1969) Lib La Liberté pour quoi faire ? (Gallimard, 1953)

M Nouvelle histoire de Mouchette. [Œ, I]

MR Un Mauvais rêve. [Œ, I]

Nous Nous autres Français. (Gallimard, 1939)

O Monsieur Ouine. [Œ, I]

Rob La France contre les robots. (Plon, 1970)

S Sous le soleil de Satan. [Œ, I]

Scan Scandale de la vérité. [Œ, II]

À l'intérieur d'un même paragraphe, les séries continues de références à un même texte sont allégées du sigle commun initial et réduites à la seule pagination ; par ailleurs les références consécutives à une même page ne sont pas répétées à l'intérieur de ce paragraphe.

Toute citation formellement textuelle se présente soit hors texte, en petit caractère romain, soit dans le corps du texte en italique entre guillemets, les soulignés du texte original étant rendus par l'alternance romain/italique ; mais seuls les mots en PETITES CAPITALES y sont soulignés par l'auteur de l'étude (le signe * devant un fragment attestant les petites capitales ou l'ita- lique de l'édition de référence).

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INTRODUCTION

O ne saurait trop dire tout ce que la critique bernano- sienne doit à Albert Béguin. Mais on peut se demander dans quelle mesure elle a bien profité de l'héritage de ce der- nier. Bernanos romancier sacerdotal, grandeur de Monsieur Ouine, primauté de l'enfance, fécondité de la mort, Bernanos et Péguy, constantes stylistiques (bestiaire du Journal, tendresse du narrateur pour Mouchette, etc.), autant d'intuitions qui ont donné lieu à des études parfois très intéressantes. Pourtant il nous faut reconnaître que l'idée maîtresse dont s'inspiraient tous les travaux de Béguin a été fort peu développée. Le choix des textes présentés dans Bernanos par lui-même, la démarche même du critique corrigeant sans cesse la violence apparente de l'œuvre analysée en la replongeant dans ses marges de silence nous dévoilaient déjà le gîte profond de Bernanos. La lenteur attentive de Béguin et les citations qu'il a amoureusement recueillies sont dignes d'un bon sourcier. Et comme s'il avait prévu que les seules vibrations de sa baguette risquaient de ne pas être prises au sérieux, il a pris soin d'avertir directement le lecteur. C'est ici qu'il faut creuser, si vous voulez trouver Bernanos :

Peut-être sera-t-on surpris que, dans cette esquisse, j'aie si peu fait voir l'apparence désordonnée de ses manifestations publiques et ce scandale que si souvent il fit éclater. Que de son univers j'aie évoqué les PAISIBLES CONTINUITÉS INTÉRIEURES, de préférence à l'explo- ration des abîmes. Mais il ne faut pas vivre très longtemps avec son œuvre et au contact de son existence pour comprendre que le relief en est très différent de ce que volontiers on imagine. De plus en plus distinctement ressortent les hauts profils de la contemplation et LES TRANQUILLES VALLÉES DE LA SOUMISSION sans phrases. C'est de là, de cette lumière des cimes, de cette ombre douce, que partent les éclairs ; on les voit plus aisément, on les tiendra bientôt pour moins révélateurs que leurs SOURCES DISCRÈTES. (Lui-méme, 86)

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Ce texte capital, rédigé au terme d'une longue fréquenta- tion de l'œuvre bernanosienne, nous indique la voie à suivre, les éblouissements dont il faut se méfier. Il pose, de fait, la nécessité d'une double lecture de Bernanos, ou plutôt (pour reprendre une distinction de Maurice Blanchot) nous invite à passer de la lecture du livre à la lecture de l'œuvre : « Le livre sans doute est là, non seulement sa réalité de papier et d'impri- merie, mais aussi sa nature de livre, ce tissu de significations stables, cette affirmation qu'il doit à un langage préétabli [...]. Le livre est donc là, mais l'œuvre est encore cachée, absente peut-être radicalement, dissimulée en tout cas, offusquée par l'évidence du livre, derrière laquelle elle attend la décision libératrice, le " Lazare, veni foras " » 1 Cette évidence du livre qui masque l'œuvre, voilà le piège contre lequel Béguin nous met en garde. Une lecture trop souvent exclusive du livre semble avoir grande- ment nui à Bernanos. On a établi à son sujet un catalogue de

« significations stables » et un dictionnaire de symboles qui introduisent le lecteur dans une maison où la pensée de l'auteur se donne facilement au regard ainsi que des meubles vissés au plancher. Les classifications en soi ne constituent pas le plus grand danger : elles demeurent inhérentes à toute approche analytique d'une œuvre. Plus grave est de ne pas tenir compte du mouvement créateur qui a suscité telle idée ou telle image de l'auteur. Sans ce mouvement, nous serions en présence de tout, sauf d'une œuvre. Comme l'écrit Maurice Blanchot, « seul, le livre non littéraire s'offre comme un réseau fortement tissé de significations déterminées » 2 Comment retracer, redécouvrir ce mouvement (qui fait l'artiste) ? L'attitude essentielle réside dans « cette immense ignorance » 3 qui permet au lecteur de se situer, dans la mesure du possible, au même point de départ que l'auteur. Ce qui importe, ce n'est pas de savoir que Berna- nos croyait, par exemple, à l'éternité, mais de voir comment il en est venu à cette « certitude ». Pour ce faire, un seul moyen : la fidélité au mouvement même des mots. Certes, Bernanos est romancier et non poète, et l'on accorde davantage d'intérêt au

« relief » (événements, dialogues, gestes, etc.) qu'aux « sources » (beauté d'un paysage ou d'un visage, parenthèses insérées dans le récit, etc.) du roman. Le poème se fait, le roman est fait ! 1. L'Espace littéraire (Paris, Gallimard, Coll. « Idées », 1968), p. 259.

2. Ibid., p. 258.

3. Ibid., p. 254.

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Cette fausse impression explique peut-être qu'on ait négligé de suivre Bernanos pas à pas, préférant l'attendre là où il n'est arrivé qu'à la fin de chaque ouvrage ou à la fin de sa vie : Le rythme unique de sa prose, qui semble comme aucune autre reproduire les rythmes mêmes de la vie intérieure, cette respiration du langage à laquelle il atteint toujours [...] est obtenue au terme d'une recherche acharnée ; et s'il s'agit bien d'une prose, avec ses qualités propres qui ne sont pas celles de la poésie, la suscitation des mots et des images s'opère chez Bernanos comme chez les poètes, par la quête patiente d'un mouvement d'abord pressenti, peu à peu appelé des profondeurs et retenu par les mots. 4 (Lui-même, 64) Il s'agit de porter notre regard au-delà de « l'évidence roma- nesque » qui condamnerait Bernanos à n'être qu'un tragique foreur d'âmes ou un habile théoricien jonglant avec des équa- tions explosives de la vie spirituelle :

Des curés qui vomissent sur les talus ou chuchotent des visions, des filles intrépides qui vont cheveux au vent à l'extase, des prêtres imposteurs, des sauvageonnes démoniaques, des miracles qui tré- buchent et des assassinats qui ressemblent à des mystères divins, je crains que ces images et d'autres aussi violentes ne laissent à beau- coup de lecteurs le sentiment d'un auteur forcené qui se plaît aux cas extraordinaires, où l'être humain se tord et grimace sous l'effet d'une trop vive flamme intérieure. Le surnaturel devient alors une spécialité littéraire, un peu à part, comme les amitiés particulières ou le monde de l'aviation.

À côté de ce « tohu-bohu », il y a des portes discrètes — si discrètes qu'on ne prend pas la peine de les voir et de les pousser —, derrière lesquelles s'ouvre l'espace de l'œuvre bernanosienne. C'est à la lumière de cet espace que s'ordonne le « tohu-bohu » et non par des procédés artificiels de « récu- pération ». Autrement dit, c'est grâce à ces petites portes, qui nous obligent à beaucoup de modestie (n'y passe que

« l'immense ignorance »), que nous pouvons atteindre à l'essen- tiel de Bernanos. Quelles sont-elles ces portes ? Une simple notation descriptive (de lieu, de visage, etc.), un bruit (mar- tèlement d'une enclume, tintement d'une cloche, etc.), un geste banal (tisonner, ouvrir une fenêtre, regarder, etc.), le rythme d'une phrase, le choix d'un décor, bref ces mille riens qui ont 4. D'où les rapprochements que nous esquisserons entre Bernanos et certains poètes (principalement Rimbaud, Rilke, Péguy). p. 147. 5. MOUNIER, « Un Surnaturalisme historique », in L'Espoir des désespérés,

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le pouvoir de tout dire. Gaëtan Picon en a furtivement souligné la présence en ces termes : « J' aime ces pauses familières, ces détentes, ces espaces pleins d'ombres sur la dure piste de la dénon- ciation et de la colère où s'engouffrent les souffles frais de la rêverie.

Ces moments où le témoin pose sa plume, repousse son livre, s'accoude, le visage tourné vers l'ailleurs... » 6 Oui, ces pauses familières invitent à la rêverie. Mais il faudrait préciser la nature de cette rêverie. On inscrit souvent celle-ci, écrit Bachelard, « parmi les phénomènes de la détente psychique » qui entraînent « une fuite hors du réel », une diminution de la conscience. Ainsi perçus, les instants de rêverie dont parle Gaëtan Picon seraient une sortie hors de l'univers bernanosien et n'en constitueraient certainement pas une voie d'accès. Mais « la rêverie que nous allons étudier », poursuit Bachelard, « est la rêverie poétique, une rêverie que la poésie met sur la bonne pente, celle que peut suivre une conscience qui croît » 7 Les portes qu'ouvre la rêverie donnent donc sur un ailleurs qui est l'ici intensément vécu et exploré, nous mettent sur la « bonne pente », celle qui conduit, dans le cas de Bernanos, aux « tranquilles vallées », aux « sources discrètes » évoquées par Béguin.

Quel est ce centre qui organise tout l'espace de l'œuvre bernanosienne ? Pour répondre à cette question, Béguin cite, à l'avant-dernière page de son essai, un texte qui fonde son intuition d'un Bernanos, homme des « paisibles continuités intérieures » :

Nous ne voulons connaître que la vie quotidienne et elle nous est aussi familière que les bons arbres de nos champs et les autres ani- maux domestiques. Elle a été la compagne de notre jeunesse et nous avons fait ensemble nos folies. Ensemble nous vieillirons côte à côte.

Et nous la regarderons en mourant, la vieille Mère pensive, nous prendrons honnêtement sa main, pour tâcher de rester tranquilles jusqu'au bout, afin de ne pas troubler le travail d'autrui. Sa main, pleine des secrets de la terre, sa main pécheresse qui n'en finit pas d'expier, depuis le commencement du monde. C'est cette main dure que le Christ a tenue dans les siennes, c'est au creux de cette paume usée qu'il a béni la peine et la joie des hommes, leur patience, leur espérance, leur faim et leur soif de chaque jour, le pain et le vin. Nous ne rougissons pas d'elle, nous ne demandons pas mieux

que de l'honorer. 8 (II, 618)

6. G. Bernanos, p. 144.

7. La Poétique de la rêverie (Paris, P.U.F., 1968), pp. 4-5.

8. Béguin écrit au sujet des premières pages de Nous autres, Français :

« Bernanos se trouvait au contraire dans la droite ligne du véritable esprit de

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Cette vie quotidienne, que l'auteur nous présente sous les traits d'une femme, se déploie à travers un espace familier (les bons arbres de nos champs) et encore inconnu (les secrets de la terre), dans un temps continu qui déroule « depuis le commencement du monde » un mouvement dans lequel s'insère, de l'enfance à la mort, toute la vie de l'homme (compagne de notre jeunesse, nous vieillirons côte à côte, nous la regarde- rons en mourant), et qui, sanctifié par le Christ, devient une espèce d' « éternité terrienne » 9 Elle accueille en son sein tous les hommes qui, ainsi fils d'une même Mère, partagent au creux de sa « paume usée » le pain et le travail communs. Si nous voulons la rencontrer, il nous faut vivre pleinement l'expérience de cet espace (nécessité d'un regard offert à la chose), de ce temps (patience), de cette relation avec autrui (respect). Cela est simple et difficile comme toute aventure amoureuse. Il serait donc faux de croire que cette femme se donne facilement et qu'elle nous tricotera une existence qui nous garde bien au chaud (attitude de l'imposteur). Elle risque fort de nous abandonner si nous ne méritons pas sa fidélité.

Il serait également faux de penser qu'on puisse l'ignorer sous prétexte qu'elle est monotone et sans envergure (attitude du révolté). Tôt ou tard, ses bras que nous aurons dédaignés se refermeront sur nous pour nous broyer au lieu de nous pro- téger. Au contraire, ceux qui croient à sa beauté malgré ses rides, à sa lumière malgré ses ombres, à sa puissance malgré sa lenteur (attitude du saint), ceux-là posséderont les secrets qu'elle détient : transfiguration de l'espace par le regard inté- rieur, épanouissement du temps humain dans la mort,, commu- nion intime des hommes à une même force divine.

Ces trois façons de vivre la vie quotidienne ne correspondent nullement à des « états d'âme », mais plutôt aux temps d'une recherche intérieure. On ne naît pas saint, imposteur ou révolté.

S'il nous est possible de répartir les personnages de cette manière, c'est que Bernanos s'est peint lui-même (ses aspirations, ses difficultés et ses tentations d'écrivain et de chrétien) à des moments différents de sa recherche. Donissan lui a permis de mesurer les limites de la révolte. Cénabre les dangers de l'intros- Péguy, qui n'a jamais revécu aussi fidèlement que dans les cinquante premières pages de Nous autres, Français » (« Bernanos et Péguy », p. 3). 9. Charles PÉGUY, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, in Œuvres poétiques (Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1957), p. 588.

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pection et du langage, le curé d'Ambricourt de voir le visage de la vérité. Ainsi la vie quotidienne est-elle à la fois le point de départ de Bernanos (« elle nous est aussi familière ») et le point sans cesse approché vers lequel tend son œuvre (« Nous ne voulons connaître »). La connaissance d'une chose connue, ou si l'on veut, la découverte en profondeur d'une chose fami- lière, tel est l'idéal bernanosien. Idéal poétique de création que Rilke définissait ainsi : « Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n'est pauvre, il n'est pas de lieux pauvres, indifférents » Cette démar- che peut être celle du romancier, lorsque ce dernier est « celui qui voit [cette] réalité quotidienne, qui la décrit, et aussi qui la transforme en rêvant. Une vision et un rêve dont la réalité est le point de départ : tel est le roman » 11 Idéal chrétien de spiri- tualisation qui vise à baigner le moindre objet et le moindre geste dans cette lumière divine qui seule peut en assurer l'achè- vement. Il y a vraiment chez Bernanos ce que Teilhard de Chardin appelle une divinisation des activités et des passivités qui contribue à la formation du « milieu divin ». Cet idéal litté- raire et cet idéal spirituel (dont Bernanos n'a pleinement saisi l'unité qu'avec le Journal d'un curé de campagne) procèdent tous deux de l'amour. Les mots ne s'animent qu'à partir de lui (« le don de soi-même peut seul rendre le mot vivant » (Cré, 164), écrit Bernanos), et l'univers ne saurait croître en conscience sans cette force qui nous fait participer au regard même de Dieu.

C'est pourquoi « Bernanos a aimé la vie jusque sous ses formes les plus humbles, les plus quotidiennes » et qu'il a écrit, comme Teilhard de Chardin, « pour ceux qui aiment le monde » 13 Nous essaierons, au cours de ce travail, d'étudier la genèse de cette dédicace qui est le testament de Bernanos :

Quand je serai mort, dites au doux Royaume de la Terre que je

l'aimais plus que je n'ai jamais osé d i r e .

10. Lettres à un jeune poète, in Œuvres (prose) (Paris, Seuil, 1966), p. 302.

11. PICON, G. Bernanos, p. 101.

12. FABRÈGUES, Bernanos tel qu'il était, p. 121.

13. Dédicace du Milieu divin (Paris, Seuil, 1957), p. II.

14. Dédicace d'un exemplaire du Journal d'un curé de campagne, cité par Béguin (Lui-même, 52-3).

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PREMIÈRE PARTIE

L'ÂME RÉVOLTÉE

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CHAPITRE PREMIER DE L'AILLEURS SPATIAL

ON a trop souvent tendance à associer les personnages rimbaldiens de Bernanos au seul thème de la route.

L'auteur lui-même se plaisait à invoquer « l'homme aux semelles de vent » que les fébriles appétits de départ avaient porté au cœur de la poésie et jusqu'en Abyssinie. Si l'on songe à la vie itinérante de Bernanos ainsi qu'à son œuvre, l'une et l'autre tout entières livrées à la conquête d'espaces libres 2 nous ne pouvons réduire cette référence à quelque parrainage litté- raire. Il a reconnu en Rimbaud non seulement un compagnon de fugue mais aussi l'enfant humilié, sa misère et sa révolte.

De nombreuses correspondances spirituelles et une imagerie commune en témoignent Cela apparaît particulièrement à l'étude des révoltés bernanosiens. Or de même que Rimbaud, les deux Mouchette, Donissan et Steeny n'appartiennent pas à un seul paysage sensible. De la maison à la route, de la route au fantastique, ils se révèlent d'abord à nous par leurs attitudes à l'égard de certains lieux. On peut ainsi établir une sorte de topographie propre à l'âme révoltée et qui se partagerait en quatre parties : la haine ou l'absence de l'espace familier,

1. Voir DARD, « L'Homme vivant », p. 17 ; BÉGUIN, Lui-même, 18.

2. Recherche d'un pays capable d'entendre une parole libre, et c'est

le Brésil, la Tunisie. Recherche d'une forme romanesque plus vaste où pourra s'incarner une pleine vision du réel (cf. « Une Vision catholique du réel », [Le Crépuscule des vieux] Œ, II, 1074-89), et ce sont les charnières invisibles, le filigrane surnaturel, la lecture simultanée du ciel et de la

terre.

3. Certes, comme le dit Gaëtan Picon, il s'agit là « d'une sympathie spi- rituelle : guère d'affinités ou d'influences littéraires » (Œ, I, x). Les rencontres

que nous soulignerons procèdent davantage de cette sympathie que de

quelques réminiscences.

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l'amour d'une nature hostile ou d'une sauvage pureté, la fasci- nation du lointain, la chute dans le fantastique.

Le nom de Rimbaud en tête de ce chapitre n'est pas fortuit.

Nous croyons, en effet, que ce dernier fréquente les mêmes lieux que les enfants rebelles de Bernanos et qu'une Mouchette s'entendrait fort bien avec les « poètes de sept ans ». Certes, ce n'est pas notre propos d'établir une rigoureuse parenté entre les deux univers. Néanmoins, nous nous permettrons d'indiquer au passage certaines similitudes susceptibles d'éclai- rer la « poésie » bernanosienne.

I — haine ou absence de l'espace familier Il est impossible de lire Bernanos sans remarquer cette présence de la maison qui sollicite et polarise son imagina- tion. Comme nous le verrons dans la troisième partie de notre étude, toute réalité sous sa plume devient maison (l'histoire, l'œuvre, le silence, l'enfance). Aussi ne devons-nous pas inter- préter hâtivement le premier geste du révolté qui en est un de rupture avec son foyer. Cette échappée ne relève pas d'un quelconque prélude romanesque à l'aventure dont l'auteur s'acquitterait avant d'entrer dans le vif de son sujet. Pour Ber- nanos, quitter une maison est un geste grave.

L'adolescence est toujours captive : ses vêtements trop étroits l'embarrassent, la sollicitude des proches lui pèse, ses rêves voyagent mal à l'intérieur d'espaces fermés d'une grille ou d'interdits. L'histoire de Germaine et de Steeny n'est-elle pas déjà écrite au seuil de leur maison ? « Que craindre, sinon cette maison sans joie? » (S, 73), demande la première.

L'autre reprend : « [...] une cage et rien dedans, rien. » (0, 1419).

La présentation de ces deux maisons semble justifier le juge- ment sévère qu'ils portent sur elles.

Entièrement dépourvus de toute profondeur, tels nous apparaissent les alentours de la maison Malorthy. Une chétive étendue dont l'œil a vite fait le tour : « Dans les jardins aux ifs taillés, sous la véranda, toute nue, qui sent le mastic grillé, c'est là qu'elle s'est lassée d'attendre on ne sait quoi [...]. » (S, 69).

Il suffit d'une seule autre phrase, allant de la véranda à la route, et le lecteur connaît aussi bien l'endroit que le personnage lui-même : « Par la fenêtre entrouverte, elle pouvait voir au bout de l'allée, entre deux hortensias, la grille de fonte peinte en blanc,

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qui fermait son petit univers, à la limite d'un champ de poireaux...

Par-delà, d'autres maisonnettes de brique, à l'alignement, jusqu'au détour de la route [...]. » (74). Cette description fortement ponc- tuée de notations spatiales (au bout de - entre - à la limite - par- delà - à l'alignement) trahit l'agressivité du regard ennuyé. Sa précision d'une sécheresse toute géométrique correspond par- faitement à la clarté désolante d'un espace familier vidé de ses prestiges et qui se laisse facilement dénombrer. On songe à la déception de l'enfant face à un jouet dont le mécanisme trop simple détruit par avance toute possibilité d'illusions. Il est d'ailleurs significatif que Bernanos ne dise presque rien de l'intérieur de cette maison : une salle, un poêle, une table, une petite chambre. Pas d'escaliers énigmatiques, ni de recoins intimes susceptibles de fasciner l'adolescente et de retenir son regard sans cesse aspiré par la fenêtre.

Mais d'où vient que le lecteur, malgré la netteté des lignes et le réalisme du dessin, en garde une curieuse impression d'irréalité ? Avec son « jardin de poupée » (S, 84), son allée tirée comme un trait entre les deux hortensias jouant les sentinelles de chaque côté de la grille, le champ de poireaux sagement déroulé et les maisonnettes au garde-à-vous, ce paysage prend des proportions lilliputiennes. La maison de Steeny présente ce même aspect du minuscule poussé jusqu'à la miniature :

« [...] Philippe n'a vu du monde que la maison cernée par les pins, avec son jardin vieillot, son potager, ses charmilles. Au-delà, le village minuscule [...]. » (O, 1356).

Elle devient un « cube » (O, 1365), une « cage de brique avec deux jolies bêtes dedans » (1385), puis une « cage dorée aux quatre coins relevés en pagode » (1419). Au sortir de l'enfance, l'ado- lescent découvre avec étonnement la petitesse de l'univers qui fut le sien. Il le photographie en quelque sorte à vol d'oiseau et semble se demander, comme la chèvre de Monsieur Seguin :

« Comment ai-je pu tenir là-dedans ? » La vision qu'avait Fiodor de Francine rejoint celle que Steeny et Germaine ont d'eux-mêmes : « On aurait cru qu'elle sortait d'une boîte à jou- joux, avec une métairie, des arbres, et des petites vaches en bois. »

(J, 542).

Mais contrairement à Germaine dont la cage n'a rien de doré (elle est tout au plus confortable et d'une honnête médiocrité), c'est la chaleur du nid tressé par les deux amies qui agace Steeny. De tous les révoltés, il est le seul à refuser une demeure

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dont l'atmosphère feutrée et la grâce désuète pourraient être l'occasion d'une paisible jeunesse :

[...] la chambre de cretonne fraîche, le petit boudoir à ramages et à pompons avec sa cheminée aux colonnes grêles, les tulipes vio- lentes et crues dans un coin d'ombre. Les matins puérils, les midi d'azur parfait, le soir qui rampe de portière en portière, cerné par les lampes, et qui finit par se coucher sous la table ainsi qu'un ani-

mal familier. (O, 1419)

Pierrette Renard-Georges, citant la première partie de ce texte, remarque que c'est là le « maniérisme féminin que l'homme en lui [Steeny] refuse tout à coup » 4 Mais comment ne pas recon- naître en cette merveilleuse évocation du soir la voix amou- reuse de Bernanos ? Nous sommes ici en présence d'une valeur ambiguë de la maison qui revient fréquemment dans l'œuvre romanesque. Certes, par sa facilité et sa mollesse, elle cons- titue un véritable piège pour Steeny. La douceur envelop- pante procède de sources troubles et nul doute qu'elle est à l'origine de l'homosexualité du jeune héros. Olivier, dans Un Mauvais rêve, s'est lui aussi englué dans la paresseuse oisiveté où l'ont maintenu une tante gidienne et un vieux curé admirateur d'Anatole France. Tous deux sont victimes des chercheuses de poux :

Voilà que monte en lui le vin de la Paresse, Soupir d'harmonica qui pourrait délirer ; L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses, Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.

Mais qu'une tendresse perfide ait corrompu les lieux n'impli- que pas la nécessité absolue de les quitter pour respirer un air plus salubre. Nous verrons que l'embardée de Steeny le con- duit finalement à une autre souricière peu différente de la première, c'est-à-dire la chambre de M. Ouine. Chantal, ayant perçu le même mensonge épars dans la maison de campagne de M. de Clergerie, n'y restera pas moins. Car elle sait que malgré tout ce n'est pas « la cretonne fleurie de sa chambre » (J, 601) ou « l'odeur fraîche, un peu sure, des couloirs aux volets

4. « Au pays de la soif... », ÉBIO, 33.

5. Arthur RIMBAUD, « Les Chercheuses de poux », in Œuvres poétiques (Paris, Garnier, 1960), p. 127. En effet, Maman et Miss ne ressemblent-elles pas d'une certaine façon aux « deux grandes sœurs charmantes » ? Du moins dégagent-elles une même atmosphère : « [...] le froissement des jupes, le sau- vage éclair des bagues, les faibles rires toujours complices, les parfums. » (O, 1419).

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toujours mi-clos » qu'elle est tentée de renier mais l'enfance intimement liée à ces images. Son attitude, tout comme la beauté de l'image animalière du crépuscule, proclame l'innocence des choses. Nous reviendrons plus loin sur ce thème. Mais il impor- tait de noter dès maintenant que le regard du révolté ne con- damne que la souillure inhérente à toute réalité familière.

D'ailleurs, peut-on affirmer que Germaine et Steeny fuient délibérément leur maison ? N'en sont-ils pas plutôt chassés ?

« " Hors d'ici ! Va-t'en ! " disait tout à l'heure le père Malorthy.

Quoi de plus simple? Elle était partie. » (S, 76).

La colère qui a dicté ces paroles à l'ancien brasseur n'en diminue pas la portée. Il a une fille à marier — une fille enceinte, ne l'oublions pas — et entend bien le faire le plus vite pos- sible. Il s'agit de se débarrasser à bon compte d'une présence désormais compromettante. D'une part, au nom de vagues opinions religieuses, il avait défendu à sa fille d'aller au cou- vent, l'enchaînant ainsi à la véranda et au petit jardin. D'autre part, il n'hésite pas un instant à la sacrifier à ses intérêts (l'entre- tien avec Cadignan n'est qu'un vulgaire marchandage). Dans la crainte d'abîmer sa marchandise, le père Malorthy l'a donc entreposée. Puis, le jour venu, il court la vendre au mar- quis.

Steeny connaîtra, lui aussi, ces deux forces apparemment contraires nées d'une même intention inavouée : éloigner

« l'ennemi de tout repos, le tyran, un autre Philippe » (O, 1356).

Faire en sorte que la serre soit chaude et douillette afin que le fils d'un coup de patte ne détruise pas les « digues » de la mère, voilà le projet. Michelle ne l'envoie pas au collège sous prétexte qu'il y deviendrait « un de ces affreux petits hommes grimaçants, des singes, les potaches ». Mais le véritable motif de sa méfiance, elle le dévoile au supérieur du collège de Bou- logne : « " Madame, nous vous prenons un enfant, nous vous rendrons un homme. — Un homme, monsieur ! Je sais ce que c'est, il a bien le temps d'être ça ! " »

Elle veille donc à la solitude de Steeny comme à son propre salut. Cette entreprise périlleuse risquait fort d'échouer. Miss, l'amie de Maman, l'a vite compris. Il y va de sa place chère- ment gagnée dans « le havre de grâce, la douce maison de Fenouille » (O, 1446). Aussi a-t-elle choisi de l'anéantir à sa manière : l'humiliation. Elle assaille donc Steeny de caresses avilissantes qui lui donnent la nausée. La première page du roman nous

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raconte cette étrange initiation à laquelle elle soumet l'adolescent.

Bernanos n'a pas choisi sans raison d'ouvrir Monsieur Ouine par l'évocation d'un « cœur ravalé » qui nous rappelle le dou- loureux poème de Rimbaud 6 À ses yeux, ce scandale de la première souillure contenait déjà tout le drame ultérieur de ses personnages : — Mouchette bousculée au fond de l'étable par le maréchal Pourjat ; — M. de Clergerie, écolier malingre ignoré de ses camarades ; — Monsieur Ouine livré à la répu- gnante affection de l'un de ses professeurs ; — les deux Chan- tal trahies par leurs pères 7 D'abord atteints dans leur inno- cence, puis littéralement délogés, tel est le sort des enfants humiliés. Chantal, la fille de M. le Comte, et Steeny sont l'objet d'un même complot. L'étrangère, que ce soit M Louise ou Miss, après s'être introduite dans la maison (l'une devient la maîtresse du père, l'autre celle de la mère) se doit de défendre son gîte contre le témoin gênant. Aussi lorsque Jambe-de- Laine enlève Steeny, elle n'apporte qu'un dénouement heureux au plan des deux amies. Steeny n'a donc pas l'impression de s'enfuir. Il était déjà libre : « Voilà beau temps que je n'ai plus de maison » (O, 1385), dira-t-il à Guillaume.

On peut aisément imaginer Germaine, Steeny et Mouchette s'entretenant, près d'une mare, de leurs communes décep- tions 8 Les deux premiers, ayant maudit le toit familial, se tournant vers l'autre : « Et toi ? » Que pourrait leur répondre Mouchette, à supposer qu'elle ouvre la bouche, sinon : « Moi, je n'ai jamais eu de maison » ? Il est fort probable que leur malheur la ferait rêver ! Car jamais Bernanos n'a créé d'ado- lescent plus dépouillé qu'elle. Elle n'a pas même une chambre où cacher sa souffrance. Si l'on recueille au fil du récit les quelques indications relatives à la maison de Mouchette, on hésite à qualifier de ce nom un tel abri :

6. Même dégoût physique que dans « Le Cœur volé » : « " Non ! non ! s'écrie Steeny. Non ! " Et il se jette en arrière, les dents serrées, sa jolie figure crispée d'angoisse, comme s'il allait vomir. » (O, 1349). Même désir des flots purificateurs qui suscite la métamorphose de la chambre en bateau : « [...] les quatre murs s'emplissent de vent, battent tout à coup comme des voiles... »

7. M. de Clergerie, voulant se remarier, congédie poliment sa fille. Monsieur le Comte projette de mettre sa fille au couvent afin de dissimuler sa liaison avec l'institutrice.

8. Bernanos devait sans doute rêver à la « troupe fourbue » (Œ, II, 354) de ses personnages enfin réunis au détour de quelque chemin de l'Artois ou « aux portes du royaume de Dieu ». La préface des Grands cimetières sous la lune, cette inépuisable source de songes, nous incite à le croire.

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Les murs de torchis, crevés par les gelées, cèdent de toutes parts, la charpente de poutres, volées çà et là, s'effondre. Le père, aux premiers froids, se contente de boucher les trous avec des fagots. (M, 1269) [...] le sol n'est que d'argile battue [...]. (1305) Un seul lit couvert d'un matelas de chiffons, un escabeau (il n'y a pas de chaises, semble-t-il), ni montre ni horloge, l'unique boîte d'allumettes que le père rafle avant de sortir, la boîte de fer-blanc où l'on conserve précieusement l'ami- don, l'unique glace, autant d'objets dont la présence ou l'absence accuse l'extrême pauvreté du logis. Nous sommes loin des potagers et charmilles ! La cabane donne sur un taillis et une mare croupissante. À l'intérieur, une mère malade, un père ivrogne, un bébé pleurnichard : peut-on aller plus avant dans l'infernal ? Mouchette est vouée à l'errance. À la différence de Steeny et de Germaine qui auraient peut-être pu, malgré tout, goûter certaines joies intimes du foyer (les livres, les repas, etc.), ne serait-ce que celle d'être protégé des intem- péries, elle n'a pas choisi l'aventure. Aussi incarne-t-elle l'image la plus attachante du révolté bernanosien.

Cela dit, il demeure toutefois qu'un certain espace fami- lier (autre que la maison) ne leur est pas complètement étran- ger. Il peut même être l'objet de contemplation et de joie.

En voici un premier exemple. Fuyant la leçon de musique, Mouchette va se poster à la crête du talus d'où elle pourra épier ses camarades à leur sortie de l'école. C'est la haine des fillettes qui la retient là, indifférente à l'humidité qui gagne ses membres. Mais après leur avoir lancé une dernière poi- gnée de boue, elle reste encore quelques instants à son obser- vatoire. Au loin, elle entend « le marteau du forgeron sur l'enclume, un cri aussi net, aussi pur, que celui qui, en d'autres saisons, sort de la gorge d'argent du crapaud » (M, 1269). En contrebas, le sinistre préau de l'école se découvre à la lumière d'un bec de gaz, « un de ces becs de gaz vieillots dont la flamme ressemble à un papillon jaune, avec un cœur bleu ». Enfin, Mouchette écoute

« le grand peuplier à peine visible dans le ciel, et qui fait le mur- mure d'une source ». L'irruption de ces trois images au sein d'un décor que l'auteur qualifie lui-même de lugubre, mérite qu'on s'y arrête. De voyeuse, Mouchette devient contempla- trice de cette école qu'habituellement elle déteste. Ce soudain

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changement de perspective coïncide avec le départ de Madame et des écolières, comme si leur présence masquait à Mou- chette la véritable nature des lieux. Ce passage nous révèle deux aspects du caractère de Mouchette que nous retrouvons chez les autres révoltés bernanosiens.

Premièrement, il ne saurait y avoir une vision enrichissante du paysage aussi longtemps que des êtres médiocres l'encom- brent. D'où la recherche de l'instant ou du point de vue qui permette de percevoir un espace enfin libéré (le talus et l'heure de la sortie pour Mouchette ; le pigeonnier pour Steeny ; le matin et les champs pour Germaine). Mais comme cette beauté est trop fugitive et trop menacée (il y a toujours un bruit, une lumière ou une personne qui forcent les choses à rentrer dans leur forme habituelle) ils préfèrent des lieux mieux isolés.

Deuxièmement, cet appel cristallin d'une enclume, ce visage plaintif du préau sont autant d'images qui appartiennent au registre bernanosien de la vie familière et dont il use fréquem- ment pour traduire cette « espérance absurde, purement char- nelle, la forme charnelle de l'espérance » (JCC, 1212) dont par- lait le curé d'Ambricourt. Mouchette a donc connu elle aussi ces petites joies 9 qui révèlent à tout être l'existence d'une autre vie plus lumineuse. Mais contrairement à Chantal de Clergerie ou au curé d'Ambricourt qui y accéderont dans la fidélité au quotidien, Mouchette demandera au rêve l'épanouissement de ces mêmes joies.

Le regard de Germaine Malorthy épouse parfaitement cette trajectoire qui va de la beauté de la chose quotidienne à son prolongement imaginaire. Dans une très belle page, Bernanos nous montre sa jeune héroïne savourant une matinée de juin :

... C'était un matin du mois de juin ; au mois de juin un matin si clair et sonore, un clair matin.

[...] Toujours elle entendra les six belles vaches qui s'ébrouent et toussent dans le clair matin. Toujours elle respirera la brume à l'odeur de cannelle et de fumée, qui pique la gorge et force à chanter.

Toujours elle reverra le chemin creux où l'eau des ornières s'allume

au soleil levant... (S, 67)

9. Le pauvre, par son dénuement, goûte ces précieuses miettes de bon- heur plus que tout autre. Un bol de café et des croissants lui sont un festin (voir M, 1318) ; une simple odeur de sable mouillé lui fait une maison (voir 1338).

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Les répétitions contenues dans la première phrase (comme si l'auteur palpait un beau f r u i t la caractérisation de la brume par une sensation très précise, l'humble présence des bêtes animant le tableau, ne laissent aucun doute sur l'authen- ticité de ce patrimoine sensible que Bernanos prend plaisir à contempler en compagnie de Germaine, et que celle-ci qua- lifie de « bêtises » : « On est joyeux sans savoir, d'un rien, d'un beau soleil... des bêtises... Mais enfin tellement joyeux, d'une telle joie à vous étouffer, qu'on sent bien qu'on désire autre chose en secret. » (S, 81).

Nous verrons bientôt quelle place privilégiée occupent ces « bêtises » dans la spiritualité bernanosienne, et à quels dangers s'expose celui qui les ignore ou les rejette.

2 — recherche de lieux hostiles La monotonie ou la sordidité de l'espace familier d'une part, l'insuffisance des joies qu'il recèle d'autre part, incitent donc ces personnages à rechercher des lieux plus accordés à leur sensibilité. Or, cette sensibilité, quelle est-elle au juste ? Nous pouvons la définir par deux aspirations en apparence contra- dictoires : une volonté d'avilissement et une immense soif de pureté. La première attitude correspond à leur désir d'affron- tement et d'isolement. La seconde témoigne de l'innocence préservée de leur regard. Bien sûr, ils ne pratiquent pas systé- matiquement une méthode « d'encrapulement » débouchant sur « la voyance ». Il s'agit plus simplement de la réaction ins- tinctive d'adolescents qui refusent une réalité falsifiée au nom d'une autre vie que l'enfant a connue ou entrevue. Mais juste- ment, le génie de Rimbaud n'est-il pas d'avoir suivi jusqu'au bout cette voie que la plupart abandonnent après quelques blasphèmes et quelques soupirs nostalgiques ?

La Nouvelle histoire de Mouchette nous offre le plus bel exemple de ce que nous pourrions appeler l'osmose de la boue et des sources vives. À cet égard, l'anecdote du couteau trouvé 10. Il semble que certaines images (non seulement celles issues du paysage de l'Artois) se soient à jamais enracinées dans Bernanos. Ainsi retrouvons- nous, à vingt ans de distance et en un autre lieu, ce même matin de juin : « J'ai quitté Toulon en 1938, par un petit matin de juin, si frais, si éclatant, qu'il en faisait venir l'eau à la bouche, comme une pêche. » (texte de 1946, cité par BÉGUIN, Lui-même, 143).

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par Mouchette est révélatrice. Nous savons que pour défier

« le jugement dédaigneux de ses compagnes et les moqueries des garçons » (M, 1281), parfois Mouchette « a fait exprès de mar- cher dans les ornières afin d'arriver toute crottée sur la place, à l'heure où les gens sortent de la messe... » Mais aussi qu'elle

« ramasse dans les creux d'ombre, dans les ornières, mille choses précieuses que personne ne voit, qui sont là depuis des années » (1268). Grâce à cette habitude, elle fit la découverte d'un cou- teau, son seul avoir. Or, comme c'est souvent le cas chez Ber- nanos, un geste banal ne prend toute sa signification qu'à la lumière d'un autre texte. Dans un article consacré à Cécile Sauvage, il compare la pureté à une vieille clef rouillée qui

« gît quelque part, au creux d'un buisson peut-être, ou dans l'argile rousse d'un champ » et qui « n'est retrouvée que par des vagabonds suspects qu'on ne rencontre presque jamais dans les gares, — je veux dire les saints et les poètes » (Cré, 101-2) Dire que le couteau de Mouchette symbolise sa pureté (encore que l'auteur y fasse allusion au moment où l'adolescente, contemplant le visage du braconnier, sent affluer en elle une tendresse qui donnera bientôt à sa voix toute sa limpidité) n'aurait évidem- ment aucun intérêt. L'allégorie et l'anecdote se rejoignent ailleurs que sur le plan littéraire : la pureté fréquente souvent des lieux hostiles, et qui sait si les poètes de sept ans enterrés

« dans la marne » n'en sont pas plus près que les marmots entas- sés dans les « granges respectables » ?

Enfin, une autre image nous invite à interroger les pro- fondeurs lumineuses de l'ornière, comme si la boue n'était II. Ce geste se prête à diverses interprétations. Pour Ernest Beaumont,

« elle s'est maintes fois avilie exprès, pour que les autres ne puissent l'avilir davan- tage » (« Structure... », ÉB9, 15). Selon Pierrette Renard-Georges, ce désir et cette habitude de la boue « trahissent chez cette enfant privée de tendresse et de protection la quête d'un abri, d'une intimité » (« Métamorphoses... », ÉB9, 50). Quelle qu'en soit la signification précise, ce geste range Mouchette à côté du héros d'Une Saison en enfer : « Je me suis allongé dans la boue » (in éd. citée, p. 211). homme, en route, bon gré mal gré, vers la mort : « Ne dites donc pas trop de mal des vagabonds, puisque vous serez tous — et les plus pondérés, les plus rassis — à une certaine minute du moins, des gens qui s'en vont sans savoir où ils couchent le soir, des aventuriers à la découverte d'un monde nouveau. » (Cré, 53). Ici, comme chez Rimbaud, le thème du vagabond débouche sur l'au- delà : « [...] et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. » (« Vagabonds », in éd. citée, p. 278). éd. citée, pp. 95 et 121, 12. La condition du vagabond figurait aux yeux de Bernanos celle de tout 13. RIMBAUD, « Les Poètes de sept ans », « Les Premières communions », in

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qu'une gangue grossière : « Le crépitement de l'averse redouble et il s'y mêle à présent l'immense chuintement du sol saturé, les brefs hoquets de l'ornière qui s'effondre et parfois, sous quelque dalle invisible, le bouillonnement de l'eau pressée par la pierre, son sanglot de cristal. » (M, 1270).

Tous les critiques, reprenant l'intuition de Béguin, ont souligné ce « style de la tendresse » (Lui-même, 80) par lequel Bernanos suggère que Mouchette est sauvée. Seul Peter Fitting, à notre connaissance, a véritablement tenté d'analyser ce style (ÉB9, 57-79). Selon lui, l'effet obtenu ressort d'une technique romanesque qu'il qualifie de « conscience collective ». Cette explication est juste, mais insuffisante. Que l'auteur ait su mêler intimement sa voix à celle de son héroïne, par un prodige de compassion et de virtuosité, ne saurait rendre compte de toute la poésie du roman. Or cette poésie, à nos yeux, constitue la preuve la plus évidente du salut de Mouchette. Bernanos, aidé de son héroïne, a atteint à cette transfiguration de la lai- deur qui est non seulement le fruit du langage, mais aussi celui de la grâce 14 Voir au-delà de l'enfer les premières lueurs de l'aube ne relève pas de la simple métaphore. « Quelle épais- seur a le péché ? À quelle profondeur faudrait-il creuser pour retrouver le gouffre d'azur?... » (JCC, 1090), se demande le curé d'Ambricourt. Bernanos, contrairement à Monsieur Ouine qui évitait les « lacs de boue » de peur de s'y enliser 15 a tenu à y descendre le plus profondément possible (ce risque à lui

seul ne définit-il pas le chrétien et aussi le poète 16 ?). E t c'est là qu'il découvre, scellée au cœur de la misère, la pureté que le Christ a protégée des doigts trop délicats. Il faut donc se 14. Les exemples de cette transfiguration ou métamorphose abondent.

Citons-en quelques-uns. Le bec de gaz qui éclaire le sinistre préau de l'école ressemble à « un papillon jaune, avec un cœur bleu » (M, 1269). L'alcool jeté sur les braises engendre des « mouches bleues » (1278), et les sous de monsieur Arsène « sont doux à caresser comme de la peau ».

15. Ce « paquet d'un hideux marmot lié d'une serviette à la chaise de paille, les joues enflammées de la fille » (O, 1471) que Ouine refuse de voir, n'est-ce pas Mouchette elle-même berçant son jeune frère, ce « paquet de chiffons déjà gluant » (M, 1311) ? Cette répugnance, plus spirituelle que physique, du professeur traduit sa crainte du drame moral qui se joue dans l'homme.

Aussi le malheur de l'homme, loin d'être « la merveille de l'univers » (Cim, 340), n'est qu'une dangereuse « nappe de pus » (O, 1464) dont il veut se gar- der. Bernanos insiste sur cette hantise (voir 0, 1462-7, 1469-72).

16. Dans une lettre à Jorge de Lima, écrite en janvier 1942, Bernanos reprochait à la poésie moderne sa désincarnation : « Il lui manque l'incarnation, il lui manque d'appartenir au ciel comme aussi à la terre, et à l'enfer où elle doit descendre. » (Bull., n° 15-16, p. 16).

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ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 28 sept. 1978 PAR F. PAILLART

ABBEVILLE N° d'édition : 2-258

N° d'impr. : 4189 Dépôt légal : 3 trimestre 1978

Imprimé en France

CODE : 792

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