« Comme l’écriture, le texte de J. Derrida est atopique, hors catégorie, hors la loi, bâtard »
(Sarah Kofman )
O. INTRODUCTION GENERALE
La figure de J. Derrida, qui n’est plus à présenter
1, contraste avec le paysage intellectuel et philosophique contemporain, parce qu’elle serait, pour le moins, inclassable.
Les chercheurs les plus érudits comme les chevaliers de la plume s’accordent à considérer Derrida comme un paradoxe, par rapport au mouvement de pensée général de son temps, non seulement à cause de sa grandeur longtemps méconnue dans son propre pays, dirions- nous dans son propre continent, mais aussi en raison de la spécificité de son type et style de pensée. Dans les milieux intellectuels français, par exemple, sous l’intitulé Le paradoxe Derrida, l’auteur de De la Grammatologie fut récemment présenté par les éditorialistes des journaux Le Monde et Le Monde diplomatique comme le plus grand philosophe de cette époque en Occident, mais ignoré par son milieu.
Evoluant dans la confluence de plusieurs disciplines du savoir, la pensée de Derrida n’est pas d’un accès aisé. Non seulement elle reste très difficile à pénétrer, à cause de son statut et de son style particuliers et à peine déterminables, mais aussi elle se prête et sollicite l’imbrication de plusieurs régions épistémologiques et/ou philosophiques, pour parler comme M. Foucault, avant de livrer, un tant soit peu, son intelligibilité. Vouée à une dissémination sans cesse, cette pensée qui évolue, se développe et s’accroît à un rythme vertigineux et sans fin, est loin de se soumettre à une fixation objective que nécessite toute démarche épistémologique. C’est dire, en d’autres termes que, pour prendre la mesure de l’importance de la pensée de J. Derrida aujourd’hui, il faut compter avec l’imprenable ou, plus précisément, l’incommensurable. L’on est, pour ainsi dire, d’entrée de jeu, livré à l’aporie de l’incalculable calcul ou du possible impossible. Du coup, il devient quasiment
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P Po ou ur r t to ou ut t é él lé ém me en nt t b bi ib bl li io og gr ra ap ph hi iq qu ue e, , l le e l le ec ct te eu ur r p po ou ur rr ra a u ut ti il le em me en nt t s se e r ré éf fé ér re er r, , e en nt tr re e a au ut tr re es s, , à à l l’ ’o ou uv vr ra ag ge e q qu ue e G Ge eo of ff fr re ey y B
Be en nn ni in ng gt to on n a a c co os si ig gn né é a av ve ec c D De er rr ri id da a s so ou us s l le e t ti it tr re e J Ja ac cq qu ue es s D DE ER RR RI ID DA A, , P Pa ar ri is s, , S Se eu ui il l, , 1 19 99 91 1, , 3 37 73 3p p. .
impossible d’en fixer le contexte d’émergence, tant il est vrai que la marge de ce dernier, qui se dilate sans réserve, nous livre à (une) épreuve de la limite sans limite.
A peine le statut de cette pratique de pensée eut-il cessé de soulever des questions, que l’on se précipita à y reconnaître une impulsion structuraliste voire néo-structuraliste, d’un nouveau style (M. Frank, F. Lyotard, G. Vattimo, L. Goldmann
2, etc.). Alors que d’aucuns, probablement influencés par le fait que Derrida enseigne dans le Département de Littérature à l’Université de Yale, ne voient dans son travail qu’une affaire de critique littéraire, d’autres trouvent en lui, soit un nietzschéen, soit un hégélien, soit encore un heideggerien dissident. De cette dissidence avec les ténors de la philosophie moderne et contemporaine, Derrida s’inscrirait dans un quasi-courant de pensée baptisé la post- modernité. Quelles que soient les réticences de notre auteur à ce propos, cette étiquette fera tache d’huile, au point de paraître comme le lieu commun parmi ses interprètes et lecteurs.
Le travail de déconstruction, dont l’envergure nous semble, encore une fois, incommensurable et insuffisamment pensé jusqu’ici, ne sera interprété, par bon nombre de chercheurs, que comme une remise en question des acquis de la modernité, même du point de vue philosophique (Cf. J. Habermas).
Bien qu’éclairante, à plus d’un titre, une telle approche du travail de Derrida en occulte, à notre avis, le statut et les enjeux essentiels. Cette dissertation se propose d’amorcer une clarification de la position de Derrida dans l’enceinte de la philosophie moderne et contemporaine. A partir de cet éclairage, nous nous efforcerons de déterminer quelques enjeux philosophiques majeurs de la pensée de notre auteur – furent-ils ou pas considérés comme tels par lui. En fait, en dépit du nombre de plus en plus croissant d’études sur Derrida – dans les domaines de recherche aussi variés que la littérature, la critique littéraire, l’herméneutique, la linguistique, l’anthropologie, la sociologie, les arts (musique, cinématographie, peinture, etc.), le droit, la politique et plusieurs branches de la philosophie (à commencer par l’histoire de la philosophie, la métaphysique, la philosophie de l’art, l’épistémologie, la philosophie analytique et du langage, la philosophie juridique et politique, la philosophie sociale et l’éthique, etc.) –, l’intérêt d’une interrogation pour une meilleure élucidation de sa pratique de pensée, nous semble aujourd’hui des plus vifs.
De sorte qu’il serait trop ambitieux de prétendre brosser en quelques pages la dette de
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Au A u co c ou ur rs s de d e s so on n e en nt tr re et ti ie en n a av ve ec c De D er rr ri id da a, , en e n l la a sé s éa an nc ce e du d u 2 27 7 ja j an nv vi ie er r 19 1 96 68 8, , au a ut to ou ur r d de e la l a di d if ff fé ér ra an nc ce e, , ce c et t au a ut te eu ur r dé d éf fe en nd d l l’ ’i id dé ée e q qu ue e, , e en n dé d ép pi it t de d es s m mé ér ri it te es s qu q u’ ’o on n se s e do d oi it t de d e re r ec co on nn na aî ît tr re e à à De D er rr ri id da a, , s so on n ad a dh hé és si io on n à à la l a p ph hi il lo os so op ph hi ie e st s tr ru uc ct tu ur ra al li is st te e c co on nt te em mp po or ra ai in ne e, , q qu ui i a ab bo ou ut ti it t à à l la a n né ég ga at ti io on n du d u su s uj je et t, , re r es st te e in i nc co on nt te es st ta ab bl le e. . Cf C f. . L. L . G GO OL LD DM MA AN NN N, , La L a
“D “ Di if ff fé ér ra an nc ce e” ”, , d da an ns s B Bu ul ll le et ti in n d de e l la a S So oc ci ié ét té é F Fr ra an nç ça ai is se e d de e P Ph hi il lo os so op ph hi ie e, , P Pa ar ri is s, , L Li ib br ra ai ir ri ie e A Ar rm ma an nd d C Co ol li in n, , 1 19 96 69 9, , p p. . 1 11 12 2- - 1
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pensée contractée, en notre temps, par les discours et pratiques économiques, politiques, juridiques, éthico-sociaux, philosophiques et autres, à l’endroit du travail philosophique de Derrida.
Une telle enquête nécessiterait donc un travail considérable que nous ne saurions entreprendre ici
3. Par conséquent, cette thèse se contentera de circonscrire, dans un champ essentiellement épistémologique, au sens large du terme, quelques axes d’analyse qui prouvent non seulement l’actualité et la pertinence de la pensée de Derrida mais aussi et surtout l’urgence ainsi que la nécessité de ne point rester indifférent à l’égard de cette pensée en œuvre, communément reconnue sous le nom de la déconstruction, et dont on lui attribue la paternité. Nous verrons, au demeurant, – et Derrida lui-même le reconnaît –, que cette paternité ne lui revient pas en réalité. Car, la pratique de la déconstruction remonte à Nietzsche et surtout à Heidegger, chez qui elle reçoit sa première thématisation.
Touchant à tout, selon les propres termes de Derrida, la déconstruction constitue le lieu commun de ses interprètes et lecteurs provenant de différents horizons philosophiques.
Dans et par-delà ce lieu commun, notre dissertation entend focaliser son attention sur un concept non conceptualisable dans la logique et l’épistémè au sens traditionnel ou, plutôt, sur un non-concept, celui de la différance (donc avec un a). A travers lui s’annonce une logique, si nous osons dire, a-logique de la dissémination et de la diffraction sans terme.
Sans vouloir surdéterminer outre mesure la différance dans le corpus philosophico- épistémologique de Derrida, elle nous semble, néanmoins, s’imposer comme une clé interprétative obligée du travail du ‘’père’’ de la déconstruction contemporaine.
Pourtant, de cette position de la différance – que d’aucuns ont réduite à une pure distorsion orthographique par le simple goût de jeu de mots ou d’écriture – au cœur de l’œuvre de Derrida, les enjeux, en terme de conséquences, jusqu’ici manifestement insoupçonnées, dans la communauté des lecteurs et interprètes de Derrida, sont incalculables. C’est dire que, pour nous, le non-concept ‘’différance’’ qui, par son jeu de diffraction et de dissémination sans fin, déjoue la rationalité stricte de la logique classique, oppositionnelle et identitaire (de la présence), ouvre la voie à l’autre-de-la logique, à une forme ou pratique de pensée a-logique, dirions-nous, à une logique – puisqu’elle exige
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L’ L ’a av va an nt ta ag ge e d de e no n ot tr re e pr p ro ox xi im mi it té é te t em mp po or re el ll le e av a ve ec c D De er rr ri id da a vi v ir re e ic i ci i en e n dé d és sa av va an nt ta ag ge e. . Ca C ar r, , au a us ss si i p pa ar ra ad do ox xa al l q qu ue e c ce el la a pu p ui is ss se e p pa ar ra aî ît tr re e, , ce c et tt te e pr p ro ox xi im mi it té é q qu ui i fa f ac ci il li it te e l le e co c on nt ta ac ct t e et t, , au a u be b es so oi in n, , le l e ‘ ‘’ ’d di ia al lo og gu ue e’ ’’ ’ ph p hy ys si iq qu ue e a av ve ec c l’ l ’a au ut te eu ur r- - pr p ro od du uc ct te eu ur r de d e l’ l ’œ œu uv vr re e so s ou us s e ex xa am me en n, , co c on ns st ti it tu ue e un u n ré r ée el l ob o bs st ta ac cl le e à à l la a r ré éa al li is sa at ti io on n d’ d ’u un n t tr ra av va ai il l e ex xh ha au us st ti if f d de e so s on n v
vi iv va an nt t, , d dè ès s l lo or rs s q qu ue e l l’ ’h hé ér ri it ta ag ge e d de e p pe en ns sé ée e n n’ ’a a p pa as s e en nc co or re e l l’ ’a au ut to or ri it té é t te es st ta am me en nt ta ai ir re e. . M Ma ai is s, , a au uc cu un n t tr ra av va ai il l d de e l le ec ct tu ur re e e et t d’ d ’i in nt te er rp pr ré ét ta at ti io on n n ne e sa s au ur ra ai it t p pr ré ét te en nd dr re e à à l’ l ’e ex xh ha au us st ti iv vi it té é. . Ca C ar r, , m mê êm me e l la a m mo or rt t e em mp pi ir ri iq qu ue e d de e l’ l ’a au ut te eu ur r n ne e pr p ro od du ui it t q qu u’ ’u un n le l eu ur rr re e d’ d ’u un n c co or rp pu us s ac a ch he ev vé é, , t to ou ut t e en n d di is ss si im mu ul la an nt t l la a m mo or rt t qu q ui i o op pè èr re e to t ou uj jo ou ur rs s d dé éj jà à d da an ns s le l e t te ex xt te e, , ac a ct tu ua al li is sa an nt t ai a in ns si i la l a th t hè ès se e de d er rr ri id di ie en nn ne e s se el lo on n l la aq qu ue el ll le e ‘’ ‘ ’t to ou ut t g gr ra ap ph hè èm me e e es st t d d’ ’e es ss se en nc ce e te t es st ta am me en nt ta ai ir re e’ ’’ ’. . Ce C ec ci i e es st t d’ d ’a au ut ta an nt t p pl lu us s v vr ra ai i po p ou ur r l
l’ ’œ œu uv vr re e d de e D De er rr ri id da a q qu ue e l la a p pl lu ur ri id di is sc ci ip pl li in na ar ri it té é q qu ui i l l’ ’e en nt to ou ur re e n n’ ’e es st t p pa as s e en nc co or re e s su uf ff fi is sa am mm me en nt t p pe en ns sé ée e. .
toujours la cohérence et la conséquence requises pour toute discipline du savoir, non- logique –puisqu’elle désobéit aux canons de la logique traditionnelle. La ‘’logique’’ de la différance permettrait une lecture de la pensée de Derrida sous la forme d’une unité toujours différée et fragmentée, malgré la croyance si ténue, parmi les interprètes, à l’impossibilité de quelque unité que ce soit de l’œuvre du ‘’père’’ de la déconstruction.
En fait, c’est au nom du principe de la différance qu’en ‘’lecteur’’ de l’histoire de la philosophie, Derrida réussit à délimiter les prétentions de la métaphysique traditionnelle – à travers laquelle émerge, de part et d’autres, une visée oppositionnelle, dichotomiste et réductrice au même, en un mot, une tendance à la négation et/ou à la suppression de l’irréductible altérité (de l’autre en général) – pour instaurer ce qu’il convient de désigner comme une pratique de la béance, de l’incommensurable, de l’incalculable, de l’inépuisable et irréductible altérité ou, plus précisément, de l’itérabilité comme altérabilité de toute donnée d’être ou de sens. Le mouvement de la différance déstabilise ainsi les assises traditionnelles de la ratio ou de la logique classique, au point de faire difficulté même à toute volonté systémique, voire systématique du savoir en général. Rebelle à toute codification, l’écriture comme champ de manifestation de ce mouvement général, sera non seulement transformée et radicalisée, mais placée dans une position déconstructrice pour déjouer toutes les oppositions classiques. Sous le nom de grammatologie, Derrida annonce, dès le début de sa carrière philosophique, ce mouvement général de la science non scientifique, et donc non logique, de l’écriture généralisée.
Avec la pratique grammatologique (c’est-à-dire de l’écriture généralisée) non scientifique, s’engage un vaste mouvement de déconstruction de la métaphysique traditionnelle logocentriste. Ce mouvement qui, à nos yeux, est coulé sous la forme d’une logique non-logique de la différance regorge, on l’a dit, par rapport à la pensée de Derrida et l’histoire de la philosophie, des enjeux incalculables. Parmi plusieurs, cette thèse s’emploiera à en circonscrire deux qui nous paraissent être principaux. Il s’agira, d’une part, de la construction du passage de la déconstruction du logocentrisme à la logique de la différance et, d’autre part, de la transgression de la révolution linguistique et pragmatique, communément appelée Linguistic-turn, par le travail de la différance. La construction de ces deux enjeux constitue les deux parties de cette étude.
L’intérêt d’un tel choix peut se décliner négativement et positivement.
Négativement, orienter notre élaboration de la logique de la différance vers deux champs
bien circonscrits nous évitera toute dispersion préjudiciable à une approche conséquente de
la pensée de Derrida en pleine expansion. Positivement, il permet de cibler des pistes de
recherche qui n’ont pas fait jusqu’ici, suffisamment, l’objet de l’attention philosophique, en tout cas pas encore avec l’arrière-fond de la logique de la différance comme axe transversal de la pensée de Derrida. L’on obtient ainsi un double gain, aussi bien par rapport à la communauté des lecteurs et disciples de Derrida que par rapport à ce dernier lui-même. En fait, jamais Derrida et les derridiens n’ont stigmatisé la différance comme clef de lecture de l’ensemble connu de son œuvre, encore moins comme principe directeur- déclencheur de toute déconstruction ou, pour risquer d’emprunter à Husserl cette expression que Derrida déconstruit par ailleurs, comme principe des principes de sa pensée. Jamais non plus Derrida et les derridiens n’ont franchi le seuil du débat Searle- Derrida et ses épilogues, pour tenter d’envisager le fait que ce ‘’principe des principes’ que nous préférons nommer ‘’logique non-logique de la différance’’, qui sous-tend toute l’argumentation déconstructrice de Derrida envers la théorie du performatif, aussi bien dans Signature événement contexte que dans Limited Inc a b c ou dans Vers une éthique de la discussion, comportait les marques de transgression du Linguistic-turn en ses thèses essentielles. Trop peu de chercheurs se rendent compte de l’unification fragmentée de la pensée de Derrida que permet de réaliser ce ‘principe des principes’. Derrida, pour le dire avec Rudy Steinmetz, « paraît signer d’un nom une œuvre qui s’est développée, au point de vue de ses stratégies stylistiques, en trois phases qui restent soumises au même principe fondateur, celui de la différance originaire sous l’égide de laquelle l’écriture obéit à un double principe de répétition et de transformation »
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Notre propos consistera à faire ressortir les enjeux, à nos yeux très méconnus, de ce principe directeur de la pensée de Derrida, selon une triple démarche – à la fois thématique, constructive et analytique –, afin d’éclairer, au-delà du projet de son auteur, ses implications fondamentales. Il va de soi que les expressions ‘’principe directeur’’ ou
‘’principe des principes’’ ne constituent ici que des façons de parler. Car, toute l’œuvre de Derrida s’ordonne vers la déconstruction de l’archè. Pour mieux déterminer le sens de notre approche, il convient de préciser qu’elle renonce à toute orientation historique et synthétique.
En effet, d’une part, pareille orientation risquerait d’occulter les enjeux que nous nous efforçons de révéler et, d’autre part, elle n’est pas appropriée pour l’étude d’une
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