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La fiction pour construire et déconstruire les théories du droit

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Academic year: 2021

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LA FICTION POUR CONSTRUIRE ET DECONSTRUIRE LES THEORIES DU DROIT

Working paper présenté sous le titre « La théorie du droit et le droit comme fiction » lors de la Journée d'étude des doctorants de l'Ecole Doctorale de Sciences Juridiques sur le thème Droit et fiction, Université Grenoble Alpes, 16 mai 2019 (programme ici : https://univ- droit.fr/actualites-de-la-recherche/manifestations/31320-droit-fiction)

Oriane Sulpice ec.orianesulpice@gmail.com Doctorante en droit public. ATER. Univ. Grenoble Alpes, Sciences Po Grenoble*, CERDAP², 38000 Grenoble France (*School of Political Studies Univ. Grenoble Alpes). Thèse financée par la Région Auvergne-Rhône-Alpes via le dispositif ARC, ADR n°8 2016-2019.

Résumé : La fiction, thème largement connu par la science juridique peut aussi mener les juristes vers un chemin moins emprunté, celui de l’épistémologie des sciences juridiques. En effet, la fiction permet de révéler des fondements épistémologiques très différents de théories pourtant bien connues, telles que celles du droit naturel, de la théorie pure du droit ou encore du mouvement « Critique du droit ». Cette approche permet de questionner les sciences juridiques et les définitions du droit fournies par les théories qui en émanent.

Mots clés : Epistémologie juridique- Fiction- Théorie du droit- mouvement « Critique du

droit » – Philosophie du « comme si »

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En sciences juridiques, le thème de la fiction est largement abordé. En revanche, les interrogations épistémologiques appuyées sur une réflexion concernant les fictions sont moins mise en avant. Tout d’abord, il faut s’entendre sur ce qu’est un questionnement épistémologique. Ici, nous l’aborderons au sens où ce questionnement porte sur la façon dont la connaissance est élaborée. Ainsi, c’est un discours sur la science et la connaissance

1

. Pour Albane Geslin au sein de la littérature occidentale, il existe deux traditions de réflexion épistémologique, l’une anglo-saxonne, l’autre continentale. La tradition anglo-saxonne consiste en une définition des conditions dans lesquelles l’activité scientifique peut être considérée comme valide, la tradition continentale consiste en une analyse critique des questionnements scientifiques.

Nous adopterons ici un positionnement continental afin de traiter différents courants de recherche en sciences juridiques sous l’angle d’une thématique commune. Nous avons choisi d’interroger des théories du droit aux fondements et implications radicalement différents par le prisme de la fiction. Ainsi, cet article vise à mettre en perspective différentes théories du droit en en faisant une relecture par le biais du thème de la fiction. Nous ne nous attarderons donc pas sur le thème des fictions juridiques, c’est-à-dire des fictions dans le droit

2

. Ainsi, notre travail repose sur l’idée que le thème de la fiction permet une relecture de théories juridiques par un angle épistémologique. Nous appuierons notre réflexion sur deux lignes directrices. La première affirme que le thème de la fiction permet une relecture des théories juridiques qui ont des fondements opposés. La seconde énonce que le thème de la fiction questionne la définition du droit et, dès lors, la science juridique qui tente de l’étudier et de fournir cette définition. Nous nous concentrerons sur des théories ayant eu un retentissement dans la littérature juridique en France.

1 Albane Geslin, L’importance de l’épistémologie pour la recherche en droit (Paris: LGDJ, Lextenso éditions ; Presses de l’université Toulouse 1 Capitole ; Institut Fédératif de Recherche « Mutation des normes juridiques » - Université Toulouse I, 2016), p.3.

2 Sur les fictions dans le droit le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit explique que

« les approches et les interprétations de la fiction dans le domaine juridique se divisent en deux tendance principales : a) celles qui maintiennent que les fictions dans le droit sont de véritables fictions […] b) celles qui avancent que lesdites fictions dans le droit ne sont, par définition, et de loin nullement fiction » car elles ont des implications qui relèvent du réel.

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Il faut aussi définir notre périmètre de recherche, car le thème fiction a innervé de nombreuses théories juridiques, qui l’ont mobilisé afin de construire leurs analyses du droit. Nous nous concentrerons ici sur les théories du droit naturel, la théorie pure du droit de Hans Kelsen et le mouvement « Critique du droit ». Nous aurions pu aborder le courant de recherche Law and Literature, qui s’appuie notamment sur les travaux de Posner

3

et de Dworkin

4

, et qui commence à émerger en Franc avec la revue Droit et Littérature éditée depuis 2017. Et comme le rappelle Philippe Ségur, littérature ne rime pas forcément avec fiction car « au sens étroit, le terme « littérature » renvoie à « l’ensemble des œuvres écrites auxquelles on reconnaît une valeur esthétique » »

5

. Il y a en revanche un rapport certain avec la fiction. Mais cette question a déjà été traitée de manière érudite par Philippe Ségur. Il explique que le lien entre droit et littérature peut être exploré à partir de trois axes se dégageant de la littérature existante : « on peut successivement appréhender la littérature comme une représentation du droit […], comme une spéculation sur le droit […] et comme une révélation du droit […].»

6

. Nous écartons volontairement ce courant de notre réflexion qui mériterait un article à lui seul et qui d’ailleurs en a déjà fait l’objet

7

. Nous laisserons aussi de côté l’article stimulant d’Alf Ross sur le « Tû- Tû » où il questionne la définition du droit et envisage que le droit pourrait être analysé comme une fiction langagière

8

. Bien que cet article ait été traduit en français par Elsa Matzner et Eric Millard

9

, il n’a pas rencontré une postérité dans des recherches se réclamant de l’empirisme d’Alf Ross. Nous avons choisi de nous fonder sur les théories du droit naturel, la théorie pure de Kelsen et le mouvement « Critique du droit » car ces courants sont bien connus par les juristes, et, très souvent présentés comme opposés

10

. La relecture par le thème de la fiction permet de mieux comprendre ces oppositions d’un point de vue épistémologique. Elle permet aussi d’explorer deux propositions épistémologiques par rapport à la fiction et aux sciences

3 Richard A. Posner, Droit et littérature, Droit, éthique, société (Paris: Presses universitaires de France, 1996).

4 Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux (Paris: PUF, 1995); Ronald Dworkin, L’empire du droit (Paris:

Presses Universitaires de France, 1994).

5 Philippe Ségur, « Droit et littérature », Revue Droit Litterature N° 1, no 1 (2017): p.109.

6 Ibid., p.114.

7 Ibid.

8 Alf Ross, Introduction à l’empirisme juridique: textes juridiques (Paris: LGDJ, 2004). Voir page 116 : « le concept de droits est un outil pour la technique de présentation qui sert seulement des fins systématiques, et qui, en lui-même, ne signifie rien de plus ou de moins que « tû-tû »

9 Ibid.

10 Mauricio Garcia-Villegas, Les pouvoirs du droit (Issy-les-Moulineaux: LGDJ-Lextenso éditions, 2015);

Xavier Dupré de Boulois et Martine Kaluszynski, Le droit en révolution(s) (Paris: LGDJ-Lextenso éd., 2011);

Pierre Lascoumes et Hartwig Zander, Marx : du « Vol de bois » à la critique du droit (Paris: PUF, 1984); Michel Miaille, Une introduction critique au droit (Paris: F. Maspero, 1976); Martine Kaluszynski, « Sous les pavés, le droit : le mouvement « Critique du droit » ou quand le droit retrouve la politique », Droit et societe n° 76, no 3 (2010): 523‑41.

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juridiques. Les théories du droit naturel et la théorie pure du droit font de la fiction un élément utile pour avancer vers la connaissance du droit et de la société. Alors que le mouvement

« Critique du droit » plaide qu’il faut démasquer la fiction et les fétiches contenus dans les sciences juridiques pour progresser vers la connaissance. Ces positionnements théoriques ont connu une postérité dans la littérature en France. Ce sont donc des positionnement différents qui aboutissent à des propositions d’orientation pour la recherche bien différents. Le thème de la fiction permet de les aborder et de les comparer sous un angle différent de ceux présentés habituellement.

Pour commencer, il faut définir ici les termes de théorie du droit, de fiction et de fétiche. La théorie du droit

11

est issue d’une volonté théorique de fonder les sciences juridiques sur le modèle des sciences de la nature à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle

12

. Plusieurs théories et courants de recherche vont se former, et selon Mauricio Garcia Villegas, il est possible de faire la distinction entre les formalistes et antiformalistes. Selon lui, ce qui distingue les approches antiformalistes des approches formalistes c’est qu’ « En premier lieu, elles refusent deux éléments centraux du formalisme juridique : c’est-à-dire, l’autonomie du droit par rapport à l’environnement social ainsi que sa neutralité par rapport au pouvoir politique. En somme, elles contestent l’idée selon laquelle la vérité concernant le droit se trouve en lui-même, c’est-à-dire dans sa rationalité interne. »

13

. Ce sont en fait les études socio- politiques du droit qui s’opposent à la théorie du droit positiviste. Ici, les théories du contrat social et la théorie pure du droit appartiennent au formalisme et le mouvement « Critique du droit » à l’antiformalisme.

Concernant la fiction, selon la définition commune

14

la fiction est une « création de l'imagination ; ce qui est du domaine de l'imaginaire, de l'irréel ». Pour Sandrine Chassagnard- Pinet, professeure de droit : « Le terme de fiction caractérise une rupture avec la réalité. Fiction vient du terme latin fictio, substantif du verbe fingo, fingere. […] C’est une construction de

11 Réseau européen Droit et société, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 2ème édition (Paris: Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1993).

12 « il s’agit d’établir une distinction entre le droit et la science du droit afin de parvenir, grâce à la méthode empirique et descriptive, à la connaissance d’un système logique et cohérent de règles, débarrassé de l’influence des valeurs sociales, des fins du droit et de la morale. Dans cette perspective, l’utilisation de l’expression « théorie du droit » ou « théorie générale du droit », en lieu et place de la traditionnelle « philosophie du droit » n’est pas neutre ; elle révèle souvent (mais pas toujours) l’option épistémologique de l’auteur . » (CHAZAL Jean-Pascal.

Philosophie du droit et théorie du droit, ou l'illusion scientifique. Archives de philosophie du droit, Dalloz, 2001, 45, p.203)

13 Garcia-Villegas, Les pouvoirs du droit, 15.

14 Par exemple celle donnée par le dictionnaire Larousse

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l’esprit en rupture avec la réalité. »

15

. Selon le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit

16

, la fiction est ce qui est fabriqué par l’esprit. La fiction c’est donc ce que crée l’esprit, l’imagination. Ainsi, par définition, ce qui est fiction, c’est ce qui n’est pas réel, ou encore ce qui n’existe que dans l’œuvre de l’esprit.

La fiction a été utilisée dans la philosophie du comme si élaborée par Hans Vaihinger au début du XXème siècle. Selon ce dernier, le recours à la fiction est parfois un détour nécessaire pour fournir des explications du monde telle que la science s’en donne la mission

17

. Concernant la matière juridique, Vaihinger identifie deux sortes de fictions. Les fictions qui relèvent de la théorie du droit comme celles de la « personne » de l’Etat et celles qui relèvent de la pratique juridique et à l’application du droit

18

. C’est avec cette philosophie du comme si de Hans Vaihinger que nous analyserons les théories du droit naturel et la théorie normativiste de Hans Kelsen.

Nous verrons que le glissement de la fiction vers le fétiche s’expliquera lorsque nous aborderons le mouvement « Critique du droit ». Selon Frédéric Keck, anthropologue, la fiction fait partie de la définition du fétiche : « Si le terme de fétichisme dérive du portugais feitiço et du latin facticius, il désigne aussi bien le « factice » – l’erreur, l’imposture, l’ensorcellement, le charlatanisme – que le « fictif » – l’imaginaire, le fabriqué, le féerique, le créé. »

19

. La fiction permet donc de définir le fétiche, mais n’épuise pas cette définition. Le fétiche contient aussi une part de magie attribuée à un objet. Bruno Latour interroge le regard que porte les antifétichistes sur ceux qu’ils réprouve de s’adonner au culte d’un objet fétiche « Comment définir un antifétichiste ? C’est celui qui accuse un autre d’être fétichiste. Quel est le contenu de cette plainte ? Le fétichiste, d’après l’accusation, se tromperait sur l’ origine de la force. Il a fabriqué l’idole de ses mains, avec son propre travail humain, ses propres fantasmes humains, ses propres forces humaines, mais il attribue ce travail, ces fantasmes et ces forces à l’objet même qu’il a fabriqué. »

20

. Les antifétichistes essayent de déconstruire

15 Sandrine Chassagnard-Pinet, « La place de la fiction dans le raisonnement juridique » in Shahid Rahman et Juliele Maria Sievers, Normes et Fiction, 2011.

16 Réseau européen Droit et société, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit.

17 Hans Vaihinger, « Extrait du chapitre XXVI de la Philosophie du comme si », Philosophia Scientiæ. Travaux d’histoire et de philosophie des sciences, no 9‑1 (1 mai 2005): 175‑94.

18 Christophe Bouriau, Les fictions du droit ; La fonction de la Constitution (1964) de Hans Kelsen. : Kelsen, lecteur de Vaihinger (Lyon: ENS Editions, 2013), p.19.

19 Frédéric Keck, « Fiction, folie, fétichisme. Claude Lévi-Strauss entre Comte et La Comédie humaine », L’Homme. Revue française d’anthropologie, no 175‑176 (15 octobre 2005): 203.

20 Bruno Latour, Sur le culte des dieux faitiches (Paris: La Découverte, 2009), 30.

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les fétiches avec un raisonnement agnostique. Ils dénoncent une double croyance. La première est celle des individus qui croient à la force d’un objet magique, la deuxième est celle de ceux qui croient pouvoir agir et créer librement

21

. Mais lorsqu’il s’agit de trouver l’origine de la croyance les antifétichiste sont confrontés à une difficulté. En effet, il est difficile de savoir sur quoi repose la croyance et dans quoi elle se fonde. Le fétiche se réaffirme alors aux yeux des antifétichistes. Pour Bruno Latour, c’est la notion même de croyance telle qu’elle a été formulée par les moderne qui est problématique

22

. Le mouvement « Critique du droit » dénonce la fétichisation du droit. Or, ce mouvement ne peut pas être défini comme antifétichiste au sens de Bruno Latour. En effet, s’il dénonce la fétichisation du droit par les juristes formalistes, les critiques font de la dimension opérante de la fiction fétichisée un objet de recherche. Ils se sont attachés à expliquer en quoi le contexte politique et historique, en France notamment, a produit un droit qu’il est possible d’analyser comme une fiction opérante

23

.

Sans perdre de vue les lignes directrices que nous avions fixées, dans un premier temps, nous analyserons comment les fictions ont été mobilisées pour établir les théories du contrat social et les théories positivistes en sciences juridiques (I). Puis nous analyserons comment la dénonciation de fictions et de fétiches ont été effectués par le mouvement « Critique du droit » pour reconstruire une théorie critique du droit (II).

I) L’établissement de fictions comme démarche vers la connaissance : le contrat social et la Grundnorm

La théorie du droit naturel et la théorie positiviste ont innervé la théorie juridique en ayant recours à la fiction. Afin d’aborder ces théories, nous allons faire un détour par l’épistémologie, et plus précisément par le fictionnalisme. Pour cela, il faut tout d’abord comprendre la pensée du philosophe Hans Vaihinger, qui soutient que la démarche scientifique fait progresser les connaissances en recourant aux fictions

24

. Jacob Shmutz explique que « Selon Vaihinger, les

21 Ibid., 37.

22 Ibid., 43.

23 Maurice Bourjol, Philippe Dujardin, et Jean-Jacques Gleizal, Pour une critique du droit: du juridique au politique (Paris: FMaspero Presses universitaires de Grenoble, 1978).

24 « Vaihinger soutient […], que la pensée parvient à résoudre des problèmes théoriques et à maîtriser la réalité grâce à l’emploi de fictions, c’est-à-dire de constructions qui, pourtant, s’écartent de la réalité. » (p.177. Hans Vaihinger, « Extrait du chapitre XXVI de la Philosophie du comme si », Philosophia Scientiæ [En ligne], 9-1 | 2005, mis en ligne le 24 juin 2011, consulté le 19 avril 2019. URL : http://

journals.openedition.org/philosophiascientiae/625 ; DOI : 10.4000/philosophiascientiae.625) « Vaihinger soutient au contraire que sans le secours de notions sans corrélat réel, ou encore de choses dont on simule l’existence (on se contente de faire comme si elles existaient), toute démarche scientifique serait paralysée. Vaihinger distingue

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fictions sont des produits de pensée qui naissent de la résistance que le réel oppose à son élucidation intellectuelle », ainsi « la fiction [est ]un moyen ou une méthode de pensée »

25

. Nous recourrons donc ici au fictionnalisme de Hans Vaihinger.

Le fictionnalisme de Hans Vaihinger permet d’expliquer les recours aux fictions de l’état de nature et du contrat social par les théories du droit naturel (A). Aussi, Hans Kelsen prend explicitement appui sur la théorie de Hans Vaihinger pour élaborer sa théorie pure du droit (B).

A- La fiction comme fondement du droit dans les théories du contrat social

Hans Vaihinger explique que la fiction du contrat social sert à donner un fondement au droit, à l’Etat et notamment au droit pénal : « On imagine que chaque habitant d’un pays a fait tacitement un contrat avec la collectivité, celui de respecter les lois, et que la rupture du contrat elle-même est punissable d’après ces lois. Dès lors, si A transgresse ces lois, il rompt le contrat, et, conformément à la loi, mérite une sanction. La fiction théorique du contrat ne sert donc qu’à fonder la pratique du droit pénal. Que ce dernier ne puisse se justifier autrement que par une telle fiction, c’est là un secret de polichinelle de la science politique. En effet, abstraction faite de cette fiction, d’où la collectivité (ou l’un de ses représentants) pourrait-elle tirer le droit de punir les autres hommes ? La réponse ne va absolument pas de soi. »

26

. Pour Jacob Schmutz, lorsque Vaihinger aborde le droit pénal, cela veut dire que « la fiction de la liberté, affirme brutalement Vaihinger, n’est en réalité admise que dans le but de rendre une sentence possible.

La question de savoir si l’homme est effectivement libre doit nous laisser indifférents »

27

. A propos du contrat social, Jacob Schmutz explicite la pensée de Vaihinger, en fait « on assume que tout membre d’une communauté est tacitement entré dans un pacte pour former la société et obéir à ses lois. Si quelqu’un transgresse ces lois, il peut être puni […] comme l’État ne veut

deux sortes de fictions. Celles qu’il nomme “semi-fictions” consistent en un simple écart par rapport au réel donné : par exemple, un classe artificielle provisoirement adoptée par le biologiste, un schéma grossier (négligeant certaines données factuelles) dessiné par un architecte pour résoudre un problème. Celles qu’il nomme “pures fictions”, en revanche, ne se contentent pas de contredire le réel tel qu’il est donné, mais contiennent une contradiction interne » Hans Vaihinger, « Extrait du chapitre XXVI de la Philosophie du comme si », Philosophia Scientiæ [En ligne], 9-1 | 2005, mis en ligne le 24 juin 2011, consulté le 19 avril 2019. URL : http://

journals.openedition.org/philosophiascientiae/625 ; DOI : 10.4000/philosophiascientiae.625. p.177

25 Jacob Schmutz, « Épistémologie de la fiction : Thomas Hobbes et Hans Vaihinger », Les Etudes philosophiques n° 79, no 4 (1 décembre 2006): 521, 524.

26 Christophe Bouriau, Le « comme si »: Kant, Vaihinger et le fictionalisme (Paris: Éddu Cerf, 2013), 179.

27 Schmutz, « Épistémologie de la fiction : Thomas Hobbes et Hans Vaihinger ».pp.527-528

(8)

pas fonder son droit sur le simple fait de son pouvoir ni de manière purement utilitariste, « on tente alors de le justifier par la fiction d’un contrat »[…]. »

28

. Jacob Schmutz explique que

« Séduisante à première vue, l’utilisation de telles fictions pose toutefois quelques problèmes épistémologiques redoutables à partir du moment où il s’agit de déterminer le statut exact du discours qui les met en œuvre. »

29

. Selon Yves-Charles Zarka, « la corrélation fondamentale état de nature/convention sociale se déroule sur le régime discursif de la fiction ou de la quasi- fiction (ce qui n’empêche pas l’intervention de références à l’histoire factuelle sous la forme d’exemples) »

30

.

Ainsi, Jacob Schmutz

31

et Yves-Charles Zarka

32

fournissent une analyse des théories du discours politique moderne au regard de l’état de nature et du contrat social, qu’il envisagent comme des fictions. En effet, selon eux ces deux fictions sont prépondérantes dans les écrits de Hobbes, Locke et Rousseau et Rawls

33

. Yves-Charles Zarka soutient que les fictions de l’état de nature et du contrat social sont des fictions rationnelles, car elles jouent sur « un double registre : celui de la déduction et celui du récit. ». Ces constructions fictionnelles rationnelles visent à couvrir l’écart entre la réalité observée et la prétention à la justice

34

. Il faut faire comme si les hommes étaient libres et égaux depuis leur naissance.

Ainsi, le raisonnement fictionnel, et donc la fiction font partie intégrante des théories du droit naturel, et des justifications au pouvoir politique de l’Etat par les théories du contrat social.

B) Le fictionnalisme comme fondement de la théorie kelsénienne

Christophe Bourriau a traduit Hans Vaihinger en français ainsi que ces textes de Kelsen qui se rapportent à Vaihinger. Il explique que : « La question centrale du droit, telle que Hans Kelsen la conçoit, est bien connue : à quoi tient la validité d’une norme juridique, à quelles conditions peut-on reconnaître une signification objective à une proposition qui prétend représenter une norme juridique ? Ce qui est moins connu en revanche, pour ne pas dire entièrement négligé

28 Ibid.pp.527-528

29 Ibid.p.518

30 Yves Charles Zarka, « Chapitre XIV », Fondements de la politique, 1998, 228.

31 Schmutz, « Épistémologie de la fiction : Thomas Hobbes et Hans Vaihinger ».

32 Zarka, « Chapitre XIV ».

33 Ibid., op.cit

34 Schmutz, « Épistémologie de la fiction : Thomas Hobbes et Hans Vaihinger », 527‑28.

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par les commentateurs du grand philosophe du droit, c’est la principale source à laquelle Kelsen a puisé pour élaborer peu à peu les termes de sa propre solution à ce problème : Hans Vaihinger. »

35

. Hans Kelsen avait lu Hans Vaihinger

36

. En 1919, il a consacré un article spécifique à la philosophie du comme si de Hans Vaihinger

37

. Selon Hans Kelsen, « il faut distinguer des fictions de la théorie du droit les […] fictions de la pratique juridique utilisées par le législateur et par celui qui applique le droit. »

38

. En effet ces dernières n’ont pas de sens vaihingerien. Selon Christophe Bourriau, Kelsen puise chez Hans Vaihinger pour élaborer sa Grundnorm, mais il dévie de sa conception épistémologique de la fiction. En effet, pour Vaihinger, l’élaboration de fictions par la science permet d’accéder à une meilleure connaissance du réel, il faut donc abandonner la fiction pour terminer le raisonnement scientifique, dans lequel l’élaboration de fiction n’est qu’une étape, qui doit être dépassée et abolie. Kelsen fait le choix de conserver la fiction, c’est-à-dire la Grundnorm dans son raisonnement, car sa théorie ne vise pas à une meilleur connaissance du droit positif, mais à avoir une approche transcendantale de l’ordre juridique comme un tout unifié et cohérent

39

. Christophe Bourriau explique que pour Vaihinger la fiction doit être entendue telle « qu’une idée ne doit pas être exclue de nos démarches théoriques au motif qu’elle est fictionnelle : à condition d’être assumée comme telle, une fiction peut rendre à telle ou telle entreprise théorique d’immenses services, contribuer à la résolution d’un problème insoluble sans elle.

Avec sa fiction de la « norme fondamentale », Kelsen donnera à cette thèse centrale de La philosophie du comme si une illustration remarquable. »

40

. A propos de sa Théorie pure du droit Kelsen explique : « Elle est une théorie de ce qui doit être du point de vue du droit positif et non de ce qui est naturellement. Les normes forment son objet et non la réalité naturelle. Elle prétend toutefois se distinguer de la doctrine du droit naturel car, contrairement à celle-ci, elle n'entend pas identifier ce que devrait être le droit mais bien ce qu'il est. Elle est en effet une théorie du droit positif, du droit effectif, et non pas d'un droit idéal. Elle est une théorie de la réalité du droit. »

41

La théorie pure du droit doit donc aboutir à décrire le droit positif, c’est-à- dire tel qu’il est. Pourtant, Kelsen recourt explicitement à une fiction afin d’élaborer la théorie

35 Bouriau, Les fictions du droit ; La fonction de la Constitution (1964) de Hans Kelsen. : Kelsen, lecteur de Vaihinger, 7.

36 Vaihinger, « Extrait du chapitre XXVI de la Philosophie du comme si »; Bouriau, Le « comme si »: Kant, Vaihinger et le fictionalisme.

37Voir la traduction en français dans : Bouriau, Les fictions du droit ; La fonction de la Constitution (1964) de Hans Kelsen. : Kelsen, lecteur de Vaihinger.

38 Ibid., 67.

39 Ibid., 9.

40 Ibid., 16.

41 Hans Kelsen, « Qu’est-ce que la théorie pure du droit ? », Droit et Société 22, no 1 (1992): 554.

(10)

de l’ordre juridique. La Grundnorm, la norme fondamentale, est une norme fictive, qui fonde l’ordre juridique, et donc la constitution qui en est le fondement. En voulant décrire le droit tel qu’il est, Kelsen décrit en fait une fiction, celle d’un ordre juridique cohérent et autoréférent, qui trouve son fondement en lui-même. Comme l’explique Alexandra Viala : « En un mot, Kelsen est un authentique positiviste parce qu’il est empiriste sur le plan épistémologique. Il ne l’est plus, en revanche, en raison de son idéalisme ontologique. »

42

. Ainsi, l’idéalisme ontologique est lié à la norme fondamentale et à la définition de l’ordre juridique fournis par Kelsen. Et cet idéalisme ontologique est lié au fait que les fondements de la pensée de Kelsen viennent de la philosophie fictionnaliste de Hans Vaihinger, mais qu’il en a dévié pour conserver la fiction dans son raisonnement.

Il faut donc voir qu’une réflexion concernant la fiction et le fictionalisme de Hans Vaihinger permet de mieux comprendre les fondements épistémologiques des théories du droit naturel et la théorie pure du droit de Kelsen.

Nous allons maintenant passer au deuxième temps de notre raisonnement sur la fiction en nous concentrant sur le mouvement « Critique du droit » Nous définissions dans notre introduction la fiction et le fétiche. Le mouvement « Critique du droit » né dans les années 1970 et qui a pris fin au début des années 1990 a utilisé la fiction et le fétiche pour construire ses fondements théoriques.

II) La dénonciation de fictions comme démarche vers la connaissance : le mouvement « Critique du droit »

Le mouvement « Critique du droit » naît dans les années 1970 en France de la volonté commune de plusieurs enseignants chercheurs en droit d’introduire une nouvelle analyse du droit et de nouvelles façon de l’enseigner en prenant comme fondements le matérialisme historique et dialectique. L’analyse et la mémoire de ce mouvement occupe aujourd’hui à la fois les juristes et les socio-historiens

43

. Mauricio Garcia Villegas analyse ce mouvement comme appartenant aux études socio-politiques du droit, ce sont donc des antiformalistes, qui

42 Alexandre Viala, « Le positivisme juridique : Kelsen et l’héritage kantien », Revue interdisciplinaire d’etudes juridiques Volume 67, no 2 (2011): 95‑117.

43 Dupré de Boulois et Kaluszynski, Le droit en révolution(s).

(11)

n’ont pas connu le même succès que leurs homologues américains des Critical Legal Studies.

Martine Kaluszinsky donne plusieurs explications au retentissement relatif qu’a connu ce mouvement

44

. Tout d’abord les enseignants chercheurs étaient tous des provinciaux, ils ne bénéficiaient donc pas du prestige et de la centralité des facultés parisiennes. Ensuite, la diversité des statuts et des évolutions de carrière des membres de ce mouvement a contribué à sa dilution. Ensuite, il y a la formidable ignorance dans laquelle il a été tenu par le reste des universitaires, alors que plusieurs ouvrages ont été édités, notamment un ouvrage collectif

45

; l’

« Introduction critique au droit » de Michel Miaille

46

, la thèse de Jacques Michel « Marx et la société juridique »

47

, et la revue Procès a connu douze années d’existence et dix neufs numéros de 1978 à 1990. Ils ont aussi été supplantés par la revue Droit et Société, dans laquelle Miaille écrit en 1992 ce qui semble être le dernier écrit de ce mouvement

48

. La critique du droit a été investie par les sociologues et les références marxistes ont été amoindries

49

.

Selon Michel Miaille, la critique peut être identifiée comme la « reconstruction patiente et risquée d'un mode de connaître »

50

. Cette reconstruction passe, pour le mouvement « Critique du droit », par la redéfinition de la démarche scientifique, c’est ce que nous verrons dans un premier temps (A) ; et par une redéfinition du droit, c’est ce que nous verrons dans un deuxième temps (B). Nous démontrerons en quoi les termes de fiction et de fétiche ont permis aux auteurs du mouvement « Critique du droit » de formuler leur pensée critique.

A) La critique des fictions de la démarche scientifique formaliste

Pour parler des théories positivistes, Jean-Pascal Chazal parle d’ « illusion de scientificité », la scientificité de ces théories serait une fiction

51

. Jean-Jacques Gleizal parle de « l’illusionnisme des juristes » concernant les théories formalistes

52

. Pour la redéfinition de la démarche

44 Kaluszynski, « Sous les pavés, le droit : le mouvement « Critique du droit » ou quand le droit retrouve la politique ».

45 Bourjol, Dujardin, et Gleizal, Pour une critique du droit: du juridique au politique.

46 Miaille, Une introduction critique au droit.

47 Jacques Michel, Marx et la société juridique, Critique du droit (Paris: Publisud, 1983).

48 Michel Miaille, « La critique du droit », Droit et Société 20, no 1 (1992): 73‑87.

49 Dupré de Boulois et Kaluszynski, Le droit en révolution(s).

50 Miaille, « La critique du droit », 74.

51 Jean-Pascal Chazal, « Philosophie du droit et théorie du droit, ou l’illusion scientifique », Archives de philosophie du droit 45 (2001): 303‑33.

52 Jean Jacques Gleizal, Le droit politique de l’État: essai sur la production historique du droit administratif (Paris: Presses universitaires de France, 1980), 9.

(12)

scientifique, Miaille identifie les obstacles épistémologiques de la science du droit. Il s’appuie sur la définition des obstacles épistémologiques tels que formulée par Bachelard

53

. En ce sens, Michel Miaille démontre que la science formaliste du droit s’enlise dans trois obstacles épistémologiques. Les obstacles épistémologiques sont le résultat d’une fétichisation du droit par la science positiviste du droit. Elle croit aux fictions qu’elle a créé et leur attribue un pouvoir magique. Ils ne sont pas des obstacles conscients inscrits dans la psychologie des chercheurs, mais des « obstacles objectifs, réels, liés aux conditions historiques dans lesquelles s’effectue la recherche scientifique »

54

. Il faut donc les démasquer pour faire progresser la recherche juridique. Ces obstacles sont : la fausse transparence du droit, l’idéalisme profond des explications juridiques et la fausse indépendance de la science juridique

55

.

Premièrement Michel Miaille analyse la fausse transparence du droit. En fait, il critique une démarche empiriste qui consiste seulement à décrire les règles juridiques, à en faire une taxinomie, et à croire que cela conduit à exercer une science neutre au plan politique ou moral.

Alors que précisément, le droit n’est pas un objet neutre. La description et l’explication des règles juridiques peut être tout à fait pertinente, nous ne disons pas qu’elle ne l’est pas. C’est le fait de croire que cette attitude est neutre qui est problématique. En ce sens Michel Miaille explique que c’est bien : « La confusion entre l’observation qu’il existe des règles de droit et la définition du droit (comme objet d’étude) est quasi unanime chez les juristes […] »

56

. Le principal problème pour Michel Miaille est que les juristes formalistes ne définissent pas assez bien leur objet de recherche et font un « décalque des institutions »

57

.

53 Gaston Bachelard, La formation de l’ esprit scientifique: contribution à une psychanalyse de la connaissance (Paris: Vrin, 1996). Voir à partir de la page 16 : « Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse dessens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais «ce qu'on pourrait croire» mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser.

La pensée] empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. »

54 Miaille, Une introduction critique au droit, 37.

55 Ibid., 39.

56 Ibid., 46.

57 Ibid., 27.

(13)

Ensuite, l’idéalisme juridique conduit les juristes à s’embourber dans une description anhistorique du droit, comme un objet perpétuel, dont la forme ne varie pas au gré des contextes politiques. Michel Miaille critique les abstractions de la science juridiques qui conduisent à cet idéalisme juridique. Ces abstractions ne constituent pas une explication scientifique du droit, mais une idéalisation du droit. Il ajoute : « la science juridique va prendre pour argent comptant l’image que lui transmet la société et la tenir pour réalité. La société nous affirme-t- elle que l’Etat est l’institution chargée de l’intérêt général ? La science juridique répond en écho par une théorie de l’Etat tout entière fondée sur la notion d’intérêt général. »

58

. L’idéalisme occulte la réalité.

Enfin Michel Miaille critique la spécialisation des savoirs et la fausse indépendance de la science du droit. Il critique la tendance des formalistes à penser que le droit est « parfaitement isolable et distinct des autres phénomènes sociaux »

59

. Ce qui se reflète sur les structures universitaires car les institutions universitaires reproduisent et perpétuent cette division du savoir. En fait, les juristes se croient isolés des autres domaines scientifiques, et en se croyant isolés, ils s’isolent. Michel Miaille explique que la science juridique, cela devrait être bien plus que ça, pour lui il est impératif de connaître les conditions économiques, le rapports sociaux et les rapports politiques pour analyser le droit dans toute son historicité

60

.

Ce sont donc les obstacles épistémologiques auxquels se heurtent les juristes qu’il faut démasquer comme des fictions opérantes afin de reconstruire une science critique du droit.

Cette critique épistémologique aboutit à une redéfinition du droit comme objet de recherche.

B) La critique de la définition droit et sa reconstruction par le mouvement « Critique du droit »

Michel Miaille explique « qu’un fétiche est un objet auquel sont prêtées des vertus extraordinaires. »

61

. Le courant critique estime qu’il existe un fétichisme de la forme du droit et de son contenu. Le fétichisme de la forme du droit consiste à penser que cette forme est

58 Ibid., 54.

59 Ibid., 64.

60 Ibid., 63‑64.

61 Ibid., 98.

(14)

anhistorique. Le fétichisme du contenu consiste à penser que le contenu du droit se définit par lui-même, indépendamment de l’œil du chercheur, qui n’a plus qu’à recenser ce donné.

Concernant le fétichisme sur la forme du droit, Michel Miaille va démontrer que le droit crée l’illusion qu’il est une impérativité par la forme d’abstraction universelle qu’il revêt. Pour cela, il explique qu’il s’intéresse à l’instance juridique. Il montre « que le « droit » comme système de règles n’a, ni dans son existence et son fonctionnement ni dans l’idéologie qu’il suscite, le même sens dans une société féodale ou une société capitaliste. Il est donc incorrect de ne pas tenir compte de ces différences. Le concept d’instance juridique rend compte de cette nécessité.

Le terme même indique qu’il s’agit d’une partie d’un tout et que donc il n’a de valeur ou de compréhension que par rapport à ce tout : mais, en outre, il signifie que ce tout, étant l’un des modes de production théoriquement définis, donne à cette instance une place, une fonction, une efficacité particulière. »

62

. Le droit est la forme que prend l’instance juridique dans la société capitaliste, sa définition et son identification en tant que droit est donc historique. Michel Miaille démontre que la fétichisation du droit vient de la croyance en ce que les rapports sociaux découlent du droit. En réalité, le droit et sa fétichisation se réalise lors des échanges sociaux car

« C’est ici que joue la fétichisation : j’accorde à la norme juridique une qualité qui paraît intrinsèque (l’obligatoriété, l’impérativité), alors même que cette qualité appartient non à la norme mais au type de relation, de rapport social réel dont cette norme est l’expression. De la même façon que la marchandise ne crée pas la valeur mais la réalise au moment de l’échange, la norme juridique ne crée pas véritablement l’obligation : elle la réalise au moment des échanges sociaux. »

63

. L’impérativité du droit se réalise lors des échanges sociaux parce que ceux qui échangent et qui basent leurs échanges sur la règle de droit croient en l’impérativité de la norme juridique qui régit leur situation. Selon lui, ce qui fait la fétichisation c’est l’hégémonie de l’abstraction qu’impose le droit : « Ce qui est spécifique au droit actuel, c’est l’abstraction et la généralité dans lesquelles cette expression des rapports sociaux est réalisée.

Cette forme juridique est profondément liée au mode de production capitaliste : dans aucun autre mode de la production de la vie sociale, le droit ne possède cette hégémonie et cette abstraction. »

64

. Il existe donc une mystification de la forme du droit, en effet il se présente sous la forme d’une abstraction universelle, avec des termes généraux et prend une forme hégémonique en ayant la prétention de régir toutes les pans de la société.

62 Ibid., 105.

63 Ibid., 108.

64 Ibid., 109.

(15)

Concernant le fétichisme du contenu du droit, les juristes formalistes abordent le droit comme un donné, dont le contenu est à découvrir par une méthode empirique car « pour ces auteurs, le droit est un objet qui existe en soi et que l’esprit humain peut découvrir, à condition de procéder rigoureusement à sa recherche, dans le « lieu » où il se trouve »

65

. En un mot, pour Jean- Jacques Gleizal, il ne faut pas réduire le droit à « la réglementation », qu’il s’agirait de recenser et classer

66

. Sinon, les juristes participent à une mystification du contenu du droit, qui consiste à croire que c’est un objet appréhendable directement, sans distinction entre objet réel et objet de connaissance

67

. Ce qui consiste à reproduire les divisions imposées par les codes et à en faire des disciplines universitaires. Le mouvement critique du droit propose plutôt de se défaire du fétichisme du contenu du droit en proposant la définition d’un « droit politique de l’Etat »

68

.Le mouvement critique du droit insiste sur l’idée que la démarche scientifique comprend une définition d’un objet de recherche comme lié aux conditions historiques de sa production. Le mouvement « Critique du droit » définira notamment leur objet de recherche comme étant le

« droit politique de l’Etat »

69

en faisant éclater les frontières disciplinaires.

CONCLUSION

Cette réflexion à partir d’une thématique commune, celle de la fiction, permet une relecture épistémologique trop peu souvent proposée en sciences juridiques. Par ce prisme, une analyse comparée de différentes théories juridiques est possible. Elle permet de comprendre que ces propositions théoriques prennent parfois leurs racines dans une réflexion épistémologique qui est clairement explicitée, comme c’est le cas pour Hans Kelsen et le mouvement « Critique du droit ». Elle démontre aussi que les épistémologues se sont parfois saisis du droit pour nourrir leurs analyses, comme c’est le cas pour Hans Vaihinger. L’épistémologie des sciences juridiques est donc un terrain vaste et qui reste pleinement à explorer afin d’approfondir la connaissance des travaux de théoriciens, comme l’a fait Christophe Bourriau pour Hans Kelsen, ou encore afin de mieux cerner les désaccords théoriques et les tentatives de créer des courants

65 Ibid., 285.

66 Gleizal, Le droit politique de l’État, 9.

67 Louis Althusser, « Du « Capital » à la philosophie de Marx », in Lire Le Capital (Presses Universitaires de France, 2014), 1‑79. voir notamment les développements sur Spinoza.

68 Bourjol, Dujardin, et Gleizal, Pour une critique du droit: du juridique au politique.

69 Gleizal, Le droit politique de l’État.

(16)

de recherche, comme cela a été le cas pour le mouvement « Critique du droit ». Pour cela, il faut parfois prendre un chemin différent que celui déjà exploré. Ici, le thème de la fiction n’a pas été abordé sous l’angle des fictions dans le droit. Le prisme de l’épistémologie a permis d’explorer des théories aux fondement radicalement différents et de proposer un autre chemin pour travailler la fiction en sciences juridiques. Soit que l’on adopte la philosophie fictionnaliste, soit que l’on adopte une position critique. Dans ce dernier cas, le droit comme fiction est une direction pour la recherche à condition de le définir comme une fiction opérante, et d’identifier quels mécanismes rendent ces fictions opérantes. Cette perspective est stimulante car elle ne donne pas une définition figée du droit, elle appelle sans cesse à la renouveler. En effet cette définition dépend de la société dans laquelle ce droit est produit, les mécanismes rendant la fiction opérante étant sans cesse à rechercher. Ainsi, il faut s’attacher à définir tant l’objet de recherche sur lequel travaillent les chercheurs que la forme que prend le droit dans une société donnée. Cette perspective propose aux chercheurs un travail épistémologique et théorique sans cesse renouvelé comme fondement même de leur recherche, ce qui est rarement proposé en sciences juridique. Comme l’explique Jean-Jacques Gleizal « Opérer une critique du droit implique […] un long détour par la théorie. […]. Le projet consiste à saisir théoriquement une réalité empirique à seule fin de lui redonner un sens historique. »

70

. Selon lui « Être un juriste critique peut apparaître comme la pire des mystifications. Mais justement, nous savons que le droit est une illusion réelle. »

71

.

70 Ibid., 10.

71 Ibid.

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