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Arnaud Du Ferrier et l'Italie

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Arnaud Du Ferrier et l’Italie

Le toulousain Arnaud Du Ferrier1 pouvait à bon compte dire en 1576 “Il y a peu de François

aujourd’huy qui plus longuement ayent versé en Italie que moy”2. Sa première mission

diplomatique dans la péninsule remonte à 1561, où il avait été envoyé à Rome pour justifier les mesures prises aux Etats généraux d’Orléans. Il a ensuite fait partie de l’ambassade française au concile de Trente en 1562-1563, où il a joué un rôle de tout premier plan, puis a été ambassadeur à Venise de 1563 à 1582, avec une seule interruption de 1567 à 1570, où il avait été remplacé par Paul de Foix. Avant même toutes ces missions diplomatiques, Du Ferrier avait fréquenté comme étudiant l’université de Padoue, dont il garda un souvenir ému : devant le Sénat vénitien en 1563, il explique être retourné dans la ville de ses études “pour revoir certains de mes vieux précepteurs encore vivants et renouveler la bonne mémoire des défunts en visitant leurs monuments et sépultures”3. L’esprit rationaliste padouan a

beaucoup marqué ce juriste toulousain, né vers 1505, et, tout comme dans le cas de Michel de L’Hospital, sa modération religieuse lui vint peut-être de ce séjour dans une université qui à l’heure des déchirements confessionnels continuait d’accueillir des étudiants luthériens ou juifs, avec le ferme soutien des autorités vénitiennes contre les protestations romaines4.

La carrière d’Arnaud Du Ferrier comme parlementaire se déroule à Paris après des premières armes à Toulouse, même si l’on a des témoignages de l’hostilité de ce méridional envers la capitale et son poids politique, qui va toujours dans le sens de l’intransigeance religieuse5.

Avant ses premières missions en Italie, il se signale par un précoce engagement en faveur de

1 Sur Du Ferrier, on peut toujours consulter la vieille biographie d’Édouard Frémy, Un ambassadeur

libéral sous Charles IX et Henri III, ambassades à Venise d’Arnaud Du Ferrier d’après sa correspondance inédite (1563-1567, 1570-1582), Paris, E. Leroux, 1880, ainsi que mon article « Diplomate et ‘politique’, Arnaud

Du Ferrier » dans De Michel de L’Hospital à l’édit de Nantes : politique et religion face aux Églises, actes du colloque de Clermont-Ferrand, 18-20 juin 1998, édités par Thierry Wanegffelen, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 305-333, dont je reprends ici certains développements.

2 BNF, Cinq Cents Colbert 367, p. 129 lettre du 4 février 1576.

3 BNF, Fr. 10.735, fol. 9 v°-10, “per rivedere alcuni miei vecchi preceptori anchora vivi, et renovare la buona memoria dei defunti con visitare i monumenti et sepoultoure (sic) loro”.

4 Du Ferrier signale ainsi le 15 novembre 1565 au roi la querelle qui oppose la république au pape à propos d’une bulle interdisant de recevoir des docteurs deans l’université « sans faire profession de la religion chrétienne selon l’Eglise romaine », ce qui pose un grave problème à Padoue où presque tous les étudiants étrangers et notamment allemands sont protestants. La Seigneurie a donc confirmé l’élection d’un recteur allemand, malgré la bulle, Ibid., fol. 108 v°.

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la modération en matière religieuse, étant compromis dans l’affaire de la mercuriale, puis rédigeant après la mort d’Henri II un mémoire en faveur de la légalisation du culte calviniste et soutenant ainsi la politique de son ancien condisciple à Padoue Michel de L’Hospital6.

Proche des milieux humanistes qui tentent de conserver la flamme de l’évangélisme du début du siècle7, Ces liens sont attestés en France, mais peuvent aussi se deviner en Italie où Du

Ferrier semble avoir eu des contacts, par le biais des cercles padouans, avec les spirituali, même si les traces que l’on peut en avoir relèvent plus de la sociabilité des diplomates que de l’élévation spirituelle : Du Ferrier rapporte ainsi au printemps 1564 à François de Noailles, évêque de Dax alors sous le coup d’un procès inquisitorial, ses sympathiques parties de beuverie avec Girolamo Raggazoni, évêque de Famagouste et ancien padouan, et Giovanni Grimani, patriarche d’Aquilée, lui aussi soupçonné de sympathies pour la justification par la foi par l’Inquisition8.

Quelle que soit la réalité de ces liens, le passé suspect de Du Ferrier, sa défense rigoureuse des positions gallicanes au concile lui valurent à Rome le soupçon durable de favoriser l’hérésie. L’ambassadeur tente de s’en dédouaner par des opérations de charme auprès des envoyés pontificaux à Venise. Le nonce de Pie V, Antonio Facchintetti, s’y laisse prendre, indiquant que l’ambassadeur de France a voulu se montrer bon catholique lors de leurs premiers entretiens9, même si le diplomate romain, qui fait espionner Du Ferrier pour vérifier

notamment sa pratique religieuse, n’est pas totalement dupe10. Cela ne l’empêche pas d’établir

finalement de bonnes relations avec le représentant de Charles IX, malgré sa sulfureuse réputation11, et d’en être apprécié en retour, puisque Du Ferrier fait l’éloge du nonce à la fin

6 BNF, Fr. 4.766 , 24 v°-29, « Advis donné au roy par Monsr Du Ferrier sur les affaires et troubles de son royaume ». Sur ces avis, voir Malcolm C. Smith, « Early French Advocates of Religious Freedom » dans

The Sixteenth Century Journal, t. 25 (1994), p. 29-51.

7 Il peut ainsi rappler à Henri de Navarre ses liens avec sa grand-mère Marguerite d’Angoulême, 8 BN, Fr. 6.914, fol. 31 v°, “Monsr l’évesque de Famagouste et moy beuvons souvant à vous, et quelques foys Monsr le Patriarche d’Aquilée est de la partie, et si Dieu vouloit que vous eussiez ung voyage par deça pour meilleure occasion que n’estoit le dernier, l’on vous fairoit dire que les escoliers devenus ambassadeurs ne boivent pas mal.”

9 A. Stella éd., Nunziature du Venezia, t. 8 (marzo 1566-marzo 1569), Rome, 1963, p. 70, lettre à Michele Bonelli, Venise, 29 juin 1566 : “Nel parlar, sempre che ci troviamo insieme, egli mostra di voler essere riputato catholico”.

10 Ibid., p. 76, lettre de Facchinetti à Bonelli, Venise, 20 juillet 1566, “Dell’ambasciatore di Francia, egli qui è più tosto in opinione di luterano che di cattolico et da un suo di casa si è inteso che egli va di rado a messa ; io, a questo fine, l’ho fatto osservare a un mio servitore dal levar del sole sino all’hora del pranzo già tre domeniche et mi riferisce non l’haver veduto mai uscir di casa (...) Egli all’incontro nel raggionar meco si mostra catholico nemici di luterani, in casa non magia cibi prohibiti, et lauda infinitamente le sante riforme di S. Bne et massime di non volere ammettere le risegne in favorem ; ha detto che una domenica vuole udir la mia messa”.

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de son mandat et suggère à la reine mère de lui donner un témoignage de sa satisfaction12.

Mais même Fachinetti reste sur la défensive devant ce personnage qu’il apprécie, sans doute parce qu’il sait la piètre opinion dans laquelle il est tenu à Rome, désormais acquise à une Contre-Réforme intransigeante et peu disposée à traiter avec des suspects en matière de foi, fussent-ils ambassadeurs13.

Arnaud Du Ferrier doit défendre les intérêts d’une France déchirée par les conflits religieux et affaiblie dans une Italie désormais placée dans l’orbite espagnole et de plus en plus fermement contrôlée par la papauté. L’ambassadeur ne manque pas de réalisme sur la faible marge de manœuvre française dans ce contexte issu de la paix du Cateau-Cambrésis et des guerres civiles française et gère aussi bien qu’il le peut les affaires courantes pour maintenir le prestige et l’influence de la France en Italie14. Il peut à l’occasion signaler les espoirs que les

contestataires du nouvel ordre né en 1559 mettent dans le roi de France, les opportunités qui peuvent naître, mais il reste très prudent : il signale en 1565 à Charles IX que la ville de Gênes “se mettroit voluntiers entre voz bras s’il vous plaisoit la prandre en votre protection”, mais fait preuve de grand scepticisme quand les Napolitains réfugiés à Venise lui affirment qu’il en de même pour Naples15. En 1580, quand il relate à Henri III les troubles

politico-religieux qui se produisent à Milan, du Ferrier évoque bien avec une forme de nostalgie ce qu’une puissance extérieure aurait pu en tirer dans le contexte international très tendu, mais c’est semble-t-il sans illusion sur les capacités de la France à profiter de cette occasion16.

12 Il rappelle la « singulière affection qu’il a tousjours portée au service du roy », notamment dans l’élection du duc d’Anjou au trône de Pologne, BN, Cinq Cents Colbert 366, p. 216, lettre à la reine mère, Venise, 12 juin 1573.

13 Preuve de la méfiance qui persiste dans l’estime, Facchinetti peut écrire à Rome à propos d’unc onseil que Du Ferrier vient de lui donner : “et se ben S. Stà sa che fondamento si possa fare sopra le parole d’esso mons. Ferrerio, nondimeno, acciò ch’ella sappia il tutto, non ho voluto mancar d’avisarne”, Aldo Stella éd., Nunziature di Venezia, t. 10, Rome, 1977, p. 104, lettre du 26 septembre 1571.

14 Pour ne donner qu’un exemple, il alerte longuement Henri III sur les dangers d’une nouvelle législation sur les changes, BN, Cinq Cents Colbert 368, p 5-7, lettre au roi, Venise, 3 février 1580. Du Ferrier signale le mécontentement des marchands italiens, et principalement « les Florentins trafiquans en vostre ville de Lyon », pour l’édit « naguieres faict sur les deniers de banque et autres marchandises qui se débitent par les estrangers en ladicte ville ». Les Seigneurs vénitiens lui ont dit craindre de plus de mal que de profit. Du Ferrier se souvient qu’au temps de François Ier « environ l’an 1540 ou 1541 au temps de la guerre de Perpignan » une semblable ordonnance envoyée à Lyon au cardinal de Tournon alors gouverneur de la ville et délibérée au conseil privé qui s’y trouvait pendant cette guerre, avait suscitée un long débat au conseil, où il était présent comme maître des requêtes extraordinaires. L’exécution des lettres fut empêchées pour plusieurs raisons que le roi trouvât bonnes. Les marchands de Lyon prêtèrent alors l’argent qui leur fut ensuite rendu. Ceux d’aujourd’hui pourraient faire de même et le roi en demeurerait satisfait. Ce qui semble le plus étrange aux marchands italiens, « si la susdicte ordonnance a lieu, ils seront contraints pour l’execution d’icelle de faire exhibition de leurs livres et monstrer leurs facultez, chose qui a esté en tout temsp trouvée fort dangereuse, mesmes pour les Marchands ».

15 BN, Fr. 10.735, fol. 71-71 v°, lettre au roi, Venise, 27 mars 1565.

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L’ambassadeur n’est plus l’agent avancé d’un grandiose plan d’expansion du royaume dans la péninsule, comme au temps de François Ier et de Henri II, mais l’arrière garde d’une influence française en Italie réduite à sa portion congrue après 1559. Il le fait avec une habilité certaine et se taille un nom à Venise, où, quoi qu’il ait pu en dire à Montaigne en se plaignant de son isolement17, il laisse un souvenir durable dans “ceste ville qui est comme ung

théatre du monde”18, expression plus souvent employée pour parler de Rome, mais que, sans

aucun doute à dessein, du Ferrier préfère utiliser pour parler de la Sérénissime.

Même si Du Ferrier est conscient de ses moyens bien faibles, il n’en échafaude pas moins des projets politiques ambitieux, qui ne visent plus tant à récupérer l’héritage napolitain ou milanais des rois très chrétiens que de détourner les pulsions de guerre civile de la France vers l’extérieur du royaume et notamment contre l’hégémonie espagnole dans la péninsule. Il pousse Charles IX puis Henri III à agir dans ce sens, notamment lors de la crise de la succession portugaise en 1580, moment de tension extrême entre la monarchie catholique et la France. Il rapporte alors fidèlement au roi ses conversations avec les Vénitiens, qui lui font remarquer que si le roi d’Espagne s’empare du Portugal, il contrôlera tout le commerce atlantique et fera payer aux Français le prix qu’il voudra du sucre et des épices. Quand Du Ferrier argue de la misère qui règne en France, ils l’assurent au contraire « que votre Royaume ne fut jamais si puissant en armes, ny si riche en argent, veu que la plsupart de vos sujets ont quitté toute autre profession pour se donner aux armes et que toutes choses y sont aujourd’huy plus cheres que n’ont esté de mémoire d’homme. Ce que les marchands italiens confirment et disent n’avoir jamais tant gagné aux bagatelles qu’ils apportent en France qu’en ce temps, ce que ne pourroit estre si l’argent n’y estoit en grande abondance. Car où il défaut toutes choses se laissent pour néant ». Le roi devrait donc pouvoir trouver de l’argent pour une guerre étrangère, qui permettra d’éteindre la civile. Du Ferrier fait part de son accord avec cette analyse – présentée comme venant de patriciens vénitiens, mais correspondant étrangement aux propres convictions de l’ambassadeur - et rappelle : « Je n’oublieray jamais

conséquence pour si peu qu’elle eust esté fomentée d’ailleurs, et n’est encores du tout appaisée, nonobstant le bon ordre que le gouverneeur dudict pays y ait donné et les oraisons du cardinal Borromeo, qui toutesfois dès le commencement de ce Caresme a pensé estre cause d’une plus grande mutination, voulant introduire nouvelles cérémonies en ladicte ville ».

17 Lors du dîner offert à Montaigne pendant son séjour vénitien, “entre autres discours dudit ambassadeur, celui-là lui sembla étrange : qu’il n’avait commerce avec nul homme de la ville, et que c’était une humeur de gens si soupçonneuse que, si un de leurs gentilshommes avait parlé deux fois à lui, ils le tiendraient pour suspect”, M. de Montaigne, Journal de voyage, Paris, 1983, p. 162.

18 BN, Fr. 10.735, lettre à Catherine de Médicis, Venise, 15 septembre 1566, fol. 169 v°. En 1602, l’ambassadeur français à Venise hésite à faire chasser de la ville un neveu de Du Ferrier qui y mène une triste vie par respect pour la mémoire de son oncle, Philippe Canaye de Fresne, , Lettres et ambassades de Messire

Philippe Canaye, seigneur de Fresne, conseiller du roy en son conseil d’Estat, Paris, Estienne Richer, avec

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ce que le Pape Medequin (Pie IV) me dit la seconde fois que je fus envoyé en Italie pour le Concile de Trente, et lorsque cette malheureuse division commençoit à jetter ses bourgeons, que la France avoit plus affaire de Milan que dudict concile, et pleust à Dieu qu’en cela et autres choses qu’il me dit sa prophétie eust esté fausse. Il est tres certain et indubitable que les choses à venir sont en la seule connoissance de Dieu, mais aussy a l’on souvent expérimenté que la voix du peuple est la voix de Dieu », la voix du peuple selon Du Ferrier portant en l’occurrence sur la nécessité pour la France faire la guerre à l’Espagne si le roi voulait la réconciliation générale de ses sujets19.

Pour Du Ferrier cependant, et cela est une autre différence par rapport à la politique française dans la péninsule avant 1559, l’Italie politique se réduit à Venise et Rome. Les autres États italiens indépendants n’apparaissent plus : ni les grandes principautés, comme la Savoie ou la Toscane, qui ont pourtant la tentation d’une politique indépendante à l’égard de l’Espagne, ni les alliés traditionnels de la France, comme Ferrare, où Alphonse II d’Este mène il est vrai une politique de prudente neutralité, ni enfin la pléiade de petits princes qui ont ralliés la cause espagnole, parfois in extremis, mais qui auraient pu être sensibles à des démarches françaises. Du Ferrier inaugure une simplification drastique de la vision diplomatique française de la péninsule italienne, où seule la Sérénissime et le Saint-Siège méritent un investissement politique majeur, parce qu’ils seraient les seuls lieux où cette action politique est encore possible.

Pour autant ces deux pôles ne sont pas équivalents pour Du Ferrier, l’un, Venise, marqué d’une valeur positive très nette, l’autre, Rome, clairement déprécié. Du Ferrier a entièrement cédé au fameux “mythe politique” de Venise. Présentant ses lettres de créance au sénat le 5 avril 1564, Du Ferrier s’exclame : “Personne n’est assez barbare ou assez grossier, ou plutôt stupide, pour que lisant sur Venise ou en entendant parler, il n’ait la volonté et le grand désir de la voir (....) Quiconque lit les livres de la République de Platon, Aristote, ou Cicéron, ou Plutarque, et les autres livres grecs et latins aspire au plus haut point à voir cet ordre si grand des sénateurs dans lequel se retrouve la vraie et pure pratique et exercice de toutes les bonnes lois et préceptes philosophiques”20. Au delà de cet éloge qui a sa part de convenances, Du

Ferrier est persuadé de la solidarité fondamentale qui existe entre la couronne de France et la

19 BN, Cinq Cents Colbert 368, p. 31-33, lettre au roi, Venise, 14 mars 1580.

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république : il écrit ainsi à Charles IX que plusieurs Vénitiens « ont remarqué en plusieurs histoires de vostre royaume et de cette Seigneurie qu’il y a entre ces deux Estats grande conformité et simpathie, et ne se trouvera guières que la félicité de l’un n’ait esté la prospérité de l’autre »21. Cette communion entre la république aristocratique et la monarchie très

chrétienne vient très clairement pour Du Ferrier de leur commun souci de préserver l’État face aux ambitions des ecclésiastiques.

Car l’admiration sans borne de Du Ferrier pour la Sérénissime vient avant tout des rapports qui y règnent entre Eglise et Etat, la première étant strictement tenue sous l’autorité du second. Dès son séjour à Trente, l’ambassadeur français aurait qualifié la Sérénissime de bienheureuse, parce qu’elle excluait les prêtres du gouvernement temporel22. Quand Venise,

en plein conflit avec le pape sur la juridiction du patriarche d’Aquilée, semble céder à Rome sur un autre point, Du Ferrier se livre à une de ses rares critiques de la politique de la Sérénissime. Pour lui, les Vénitiens ont agi “persuadé[s] du grand nombre de gentilshommes ecclésiastiques leurs parens, qui va tousjours augmentant, et occupant les esveschez, abbayes et autres bénéfices de leur Estat, qu’ils obtiennent facilement de Sa Saincteté pour agrandir son autorité et diminuer celle de leur propre patrie. Et combien que plusieurs d’entr’eux abominent cette exécrable et insatiable avarice des biens de l’Eglise, ordonnez pour le service de Dieu et nourriture des pauvres, toutesfois le nombre en est moindre, comme a toujours esté des gens de vertu et bonne religion ; et de cela est advenu qu’ils ont appointé assez mal à leur avantage le différent du Patriarche d’Aquilée, comme m’a esté dit et sera possible cause de l’entière ruine de leur Estat”23. La république se reprend et finit par tenir tête à Rome. Mais le

clergé local s’est montré une fois de plus le cheval de Troie de la papauté et de son insatiable ambition.

Pour autant, il s’agit d’une exception et Du Ferrier peut plus souvent donner en exemple la capacité unique des Vénitiens à imposer l’autorité de l’État, sous-entendant que la paix en France dépend d’une telle affirmation du pouvoir royal sur le clergé. Quand la paix entre Venise et le Turc, qui prévoit la restitution mutuelle des territoires conquis, est remise en cause par des “prestres de la religion du grand Seigneur” qui refusent de rendre des terres où ont été ensevelis des musulmans, Du Ferrier qui décrit l’incident au roi ajoute : “tellement que, comme ces Seigneurs (Venise) disent, en toutes Religions les ministres d’icelles veulent

21 BN, Cinq Cents Colbert 366, p. 605-606, lettre au roi, 28 mai 1574. 22 M. Calini, Lettere conciliari, Brescia, 1963, p. 365.

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contre leur profession mettre le nez aux affaires d’Estat, sauf en leur République dont ils ont esté de tout temps exclus”24.

L’admiration de Du Ferrier pour la Sérénissime a aussi pour cause son hostilité foncière à l’absolutisme pontifical et il lui plaît de retrouver en Italie un îlot qui partage les vieux principes gallicans. Sa correspondance est pleine des démêlées vénitiennes avec la papauté. Il note les mauvais rapports des Vénitiens et de Pie V “d’aultant qu’il leur veult ouster toute cognoissance de matières spirituelles” et menace de les excommunier s’ils ne veulent pas secourir Malte et se joindre à la ligue25. Le pape rappelle son nonce, l’archevêque d’Otrante,

Pier Antonio di Capua (valdésien, biographie Dario Marcatto) contre le désir de la République de voir se prolonger sa mission. Mais la réponse de Pie V est “que icelluy arcevesque estoit trop doulx pour Venize et qu’il falloit y en envoyer ung aultre plus rigoureulx”26. Les

relations s’améliorent avec la participation de Venise à la Sainte Ligue, pour se détériorer gravement après la paix séparée de 1573. Du Ferrier admire alors la fermeté des Vénitiens, qui craignent bien plus une attaque espagnole que les censures pontificales. Ils continuent sans aucune gêne à vendre des terres ecclésiastiques et à percevoir les décimes accordées par Rome pour financer la guerre contre les infidèles, alors même que Grégoire XIII a révoqué ses grâces. Comme toujours, Du Ferrier en profite pour tirer une leçon gallicane et ajoute que les Vénitiens connaissent “assez que par toutes loix chrestiennes et anciennes les biens des ecclésiastiques doivent servir à la nécessité des princes aussy bien que les autres, comme aussy, si ne sont bien pris et employez, la permission du pape ne peut justifier ceux qui en abusent”27.

La république de Venise comme le roi de France ont donc des droits inaliénables en matière ecclésiastique, qui leur permettent de tenir tête à Rome. Ils tirent ces droits de leur passé. L’un comme l’autre ont puissamment aidé le Saint-Siège quand celui-ci vacillait sous les coups de ses ennemis. Quand le pape retire son nonce de Venise parce que la république a banni un inquisiteur malhonnête, Du Ferrier note : “plusieurs s’émerveillent, et ceux principalement qui ont leu dans les livres l’obligation que le Siège de Rome a à cette Seigneurie. Car sans son aide et de vostre Couronne premierement ledict Siège auroit esté longtemps transporté ailleurs”28. Le soutien apporté à la papauté est d’autant plus désintéressé, à Venise comme en

France, que les deux Eglises ont dans leur histoire une tradition d’indépendance à l’égard du

24 BN, Cinq Cents Colbert 366, p. 465, lettre au roi, 11 janvier 1574. 25 BN, Fr. 10.735, fol. 136, lettre au roi, Venise, 27 mars 1566. 26 Ibid., fol. 148 v°, lettre au roi, Venise, 11 mai 1566.

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Siège romain. A l’occasion d’un autre conflit, la venue d’un visiteur apostolique pour réformer les couvents dans le territoire vénitien, Venise ne manque pas de rappeler qu’elle dépendait autrefois de Constantinople et non de Rome, et Du Ferrier apprécie ce rappel si conforme à son ecclésiologie historiciste29. Les Eglises nationales peuvent être parfaitement

chrétiennes sans pour autant correspondre en tous points aux conceptions romaines

Du Ferrier manifeste aussi fréquemment l’espoir que la coalition de ces Eglises nationales permettra une autonomie toujours plus grande face à Rome. Dans l’hiver 1580-1581, l’ambassadeur apprend avec satisfaction la concomitance des oppositions à l’absolutisme pontifical : le parlement de Paris s’est opposé à la diffusion de la bulle In Coena Domini ; en Espagne, on a empêché l’exécution d’une sentence ecclésiastique sur les biens du nonce décédé ; Venise refuse la venue d’un visiteur apostolique. Cette offensive conjuguée des Etats contre les prétentions romaines permet à Du Ferrier d’oublier un temps la très vive tension franco-espagnole pour célébrer la solidarité des princes temporels et la victoire annoncée des principes gallicans dans toute la chrétienté : “Le revenu et autorité des courtisans de Rome va beaucoup diminuant, tellement que si les franchises et libertez anciennes de vostre Eglise gallicane sont communiquées aux autres pays de la Chrestienté, les choses pourront bientost revenir à leur premier estat et [être] gouvernées selon les anciens conciles de l’Eglise catholique et décrets de l’Eglise romaine”30 ; “si l’on commence de tenir ce bon chemin, les

franchises et libertez de vostre Eglise seront communes par toute la Chrestienté et cela estant, sire, l’on doit espérer l’entière pacification de vostre royaume”31. Les empiétements romains

sur les juridictions temporelles sont en effet une des causes majeures des troubles. A l’inverse, il est évident pour Du Ferrier que les princes non seulement peuvent, mais doivent intervenir dans les affaires ecclésiastiques. Un des moyens qu’il préconise le plus volontiers, depuis l’échec du concile général, est la tenue de conciles nationaux convoqués par le magistrat. À plusieurs reprises, il conseille au roi de France d’en assembler un32, et il approuve Venise

29 BN, Cinq Cents Colbert 368, première partie, p. 214-215, lettre au roi, 3 mars 1581, “Cesdits seigneurs n’ont peu encores accorder leur différent avec le pape sur la reformation qu’il prétend faire en leurs terres, dont j’ay escrit par mes dernieres et luy ont fait entendre par le légat résident auprès d’eux que cette Seigneurie avoit longtemps demeuré sous l’obéissance du Patriarche de Constantinople sans en rien connoistre de l’Eglise de Rome et quand ledit cardinal [d’Este, de passage à Venise] a pris congé d’eux luy ont fait amplement entendre les inconvéniens qui en pourroient advenir en changeant les anciennes formes de faire en leur Estat”.

30 BN, Cinq Cents Colbert 368, première partie, p. 164, lettre au roi, 11 novembre 1580. 31 BN, Cinq Cents Colbert 368, première partie, p. 194, lettre au roi, 18 janvier 1581.

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quand la république, en plein conflit avec Rome, n’hésite pas à brandir la menace d’une telle réunion33.

Après le pôle positif que Venise représente pour Du Ferrier sans la moindre nuance négative, Rome est au contraire le pôle négatif et il serait fastidieux de noter dans la correspondance de Du Ferrier toutes les manifestations de son gallicanisme virulent. Toute occasion lui est bonne pour dénoncer les ambitions illégitimes de Rome et le danger représenté par les décrets tridentins, qu’il s’agisse des difficultés faites par Grégoire XIII à la nomination de Paul de Foix, suspect d’hérésie, comme ambassadeur à Rome34, des querelles sur la nomination de

Simon Vigor à l’archevêché de Narbonne vacant en curie35, des prétentions des nonces à

réformer l’Eglise gallicane36, etc. Et c’est bien évidemment quand le pape fait mine de

favoriser l’éternel rival espagnol que Du Ferrier se fait le plus menaçant37.

Pour autant si Ferrier craint surtout l’absolutisme romain, il ne veut pas lui substituer un contrôle absolu du roi sur son Eglise. L’équilibre entre papauté et monarchie, menacé pour l’instant surtout par les décrets tridentins en faveur de la première, doit être préservé, y

33 BN, Cinq Cents Colbert 368, première partie, p. 259-260, lettre au roi, 15 juin 1581,“Aucuns y adjoustent que s’il (le pape) usoit d’armes spirituelles, comme d’interdict ou excommuniement, qu’ils useroient aussy de semblables armes faisans assembler un concile en leur Estat pour réformer l’estat ecclésiastique selon les anciens conciles et décrets de l’Eglise catholique, à l’exemple de plusieurs Empereurs, Roys et autres Princes souverains.”

34 Pour Du Ferrier, l’opposition du pape montre “le désir que ceux de Rome ont que vos sujets soient contraincts d’y aller pour se justifier du crime d’hérésie”, contre les libertés de l’Eglise gallicane “entre lesquelles la principale a tousjours esté que vos sujets de quelque qualité ou condition qu’ils soient ne peuvent en aucune cause estre tirez à Rome”. Du Ferrier en avait déjà fait la remontrance à Pie IV et au concile de Trente. Les papes accusent ceux qui défendent ce droit d’hérésie, “mais si la chose est considérée comme il appartient, l’on trouvera que trois et quatre cens ans avant que Luther nasquist, vos predecesseurs roys se sont opposez à telles entreprises qui procèdent plustost d’ambition que de zèle de religion”. Comme il l’a déjà remontré au concile, “c’est beaucoup d’accorder au pape qu’il puisse créer juges déléguez en vostre royaume” et cela serait normalement au seul roi de connaître ces causes. Le pape avait refusé l’ambassadeur vénitien Niccolò Da Ponte, lui aussi ancien ambassadeur au concile de Trente, parce que Pie V l’avait déjà fait, le soupçonnant d’hérésie. Mais la protestation vénitienne a été telle que pape l’a finalement accepté, BN, Cinq Cents Colbert 366, p. 452-454, lettre au roi, 14 décembre 1573.

35 Du Ferrier soutient alors devant le nonce le droit de nomination royale : “c’est chose très certaine et veritable que la présentation que vous (le roi) avez esdits bénéfices est plus ancienne et plus raisonnable que la provision qu’en fait aujourd’huy le pape par toute l’Italie, et eust faict longtemps à vostre royaume s’il n’en eust esté empesché par vos prédécesseurs, et faut espérer que la crainte de perdre l’annate et autres émolumens que la cour de Rome reçoit des bénéfices de vostre royaume, encore que ce soit contre les anciens decrets de l’Eglise catholique et romaine, aura semblable effect envers ce pape qu’elle a eu envers ses prédécesseurs”, BN, Cinq Cents Colbert 366, p. 22, lettre au roi, 24 janvier 1573.

36 BN, Cinq Cents Colbert 368, première partie, p.256, lettre au roi, 15 mai 1581, “Et dit l’on par deça que le nonce, qui va résider auprès de vous se promet de faire quelques belles réformes par tout vostre Royaume ; Dieu luy en face la grace et de commencer par ces entreprises de son maistre sur les franchises et libertez de vostre Eglise contre les saincts et anciens décrets de l’Eglise catholique”.

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compris au besoin au détriment du pouvoir royal s’il devenait trop envahissant.Cet dernier aspect explique un épisode curieux de l’ambassade de Du Ferrier. Dans ses longues discussions à Venise avec le nonce Facchinetti, l’ambassadeur défend la bonne volonté des gouvernants français et leur réel désir d’une réforme de l’Eglise, défense qu’il relate volontiers dans sa correspondance avec le roi38. Mais il s’abstient de rapporter des propos plus

surprenants que Facchinetti transmet à Rome : en février 1567, Du Ferrier vient le voir et précise bien qu’il parle en son nom propre et non par commission du roi. Il lui dit que le pape peut réduire les huguenots français pacifiquement “en faisant observer les concordats et en donnant la provision des monastères et des églises à des personnes catholiques, de bonnes mœurs et lettres, car le roi est obligé par ces dits concordats de nommer des personnes de cette qualité. Notre Seigneur ne doit surtout pas se fier aux procès ni à aucune information qui lui serait envoyée de France, car les monastères se donnent aux huguenots, qui prouvent ce qu’ils veulent par de faux témoignages sur leur suffisance et religion ; mais Sa Sainteté devrait obliger tous ceux qui veulent des monastères ou des églises à venir à Rome et là les examiner avec diligence”. Stupéfait, Facchinetti répond qu’une telle rigueur du pape risque de déplaire aux catholiques français eux-mêmes. Du Ferrier répond que tel est le souhait des parlements39. Quelques jours plus tard, l’ambassadeur français prévient Rome, qui laisse une

commission de trois théologiens parisiens examiner les candidats aux évêchés et abbayes, que les hommes vénaux sont nombreux à la Sorbonne et qu’ils ne feront guère de difficultés devant les fausses preuves.

On reste très étonné devant une telle trahison des principes les plus sacrés du gallicanisme, au point de se demander si Du Ferrier ne joue pas les agents provocateurs. Mais il réitère son propos trois ans plus tard : le pape ne doit plus accepter de dérogations aux clauses du

38 Il rapporte ainsi une discussion avec le nonce, qui “m’a parlé bien avant de la bonne et louable intention que Sa Sté a de faire une bonne réformation en l’Eglise et m’a dict que ladite réformation seraoit aujourd’huy du tout faicte si la France vouloit recepvoir les quatre principaulx poincts contenu en icelle qui sont, comme il dict, la résidence des évesques, abbez et aultres beneficiers, cesser toutes pensions, résignations in favorem et dispenses sur la pluralité des bénéfices ; ce que je ne luy ay peu accorder non plus que quand il m’a aussi dict que votre royaulme s’exempteroit plustost de l’obéissance du pape que recevoir la susdite reformation”. Il n’est pas nouveau que Rome cherche à rejeter l’absence de réforme sur la France, contre le témoignage de l’histoire et des actes des conciles généraux qui ont vu les rois de France demander cette réforme depuis trois cents ans, et notamment l’observation de ces quatre points “comme leur a esté assez remonstré au concille de Trente”, BN, Fr. 10.735, fol. 156 v°, lettre au roi, Venise, 6 juillet 1566.

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concordat et ne doit plus accorder d’évêchés ou d’abbayes sinon à des candidats qui seraient venus se faire examiner à Rome. Il doit demander au roi de consulter le parlement et la Sorbonne sur les indispensables réformes. Il doit enfin convoquer tous les prélats français à Rome pour faire cesser les abus, notamment dans le prélevement des décimes et la provision des bénéfices40. En faisant jouer la papauté contre l’arbitraire royal, Du Ferrier ne trahit pas

son propre camp, mais au contraire reste fidèle au vieux gallicanisme parlementaire, qui avait tant rechigné à enregistrer le concordat. De la double tutelle pontificale et royale, l’Eglise gallicane doit tirer une autonomie qui est la seule garantie d’une réforme sérieuse. Tout “politique” qu’il est, Du Ferrier reste sensible à la vieille alliance du parlement et de l’université, ce “parti conservateur” si bien décrit par James K. Farge, qui n’est pas présent dans les seuls rangs des catholiques extrémistes. Le représentant de Charles IX n’est pas le seul à penser que la monarchie a sa part de responsabilité dans la crise religieuse et Paul de Foix, personnalité à bien des égard très semblable à celle de Du Ferrier, et qui l’avait remplacé pendant trois ans à Venise, tient exactement les mêmes propos au nonce, assurant qu’ils sont l’opinion commune de tous les parlementaires41.

Il convient donc de réviser les schémas simplistes qui réduisent le gallicanisme à un mouvement seulement anti-romain. Derrière les vociférations faciles contre l’absolutisme pontifical se cache une inquiétude peut-être aussi grande devant la mainmise du pouvoir royal sur l’Eglise gallicane contre ses libertés traditionnelles. Ainsi se dessine un nouveau visage du mouvement politique, tout entier tourné vers un passé mythique où l’équilibre entre les pouvoirs permettait aux corps intermédiaires, parlement, université, assemblées du clergé d’exercer leur salutaire pouvoir de modération et de réforme. Pas plus que dans la papauté, Du Ferrier ne place pas sa confiance uniquement et entièrement dans la monarchie. Les décrets du concile de Trente comme les clauses du concordat de Bologne ont fait la part trop belle à l’un ou à l’autre de ces deux pouvoirs. Mais aucun des deux ne pourra seul conduire à bien la nécessaire réforme de l’Eglise.

De Ferreier est ainsi sensible à l’expérience borroméenne et s’il peut ironiser discrètement sur l’ascétisme de l’archevêque de Milan, s’il peut s’inquiéter de sa trop haute conception du pouvoir clérical42, il ne peut que partager son ardeur réformatrice43. Une Réforme

40 A. Stella éd., Nunziature di Venezia, t. 9, Rome, 1972, p. 344-345, lettre de Facchinetti à Rusticucci, Venise, 6 septembre 1570.

41 Aldo Stella éd., Nunziature di Venezia t. 10 (20 mai 1571-4 juillet 1573), p. 290-291, lettre de Facchinetti à Galli, Venise, 27 septembre 1572.

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borroméenne, mais non tridentine : voilà ce que Du Ferrier souhaite pour la France, aussi curieuse que puisse nous paraître aujourd’hui cette dissociation de l’œuvre de l’archevêque de Milan et des décrets conciliaires. Mais elle seule permettra dans l’esprit de l’ambassadeur l’éclosion d’une Réforme gallicane qui pourrait inclure jusqu’aux jésuites, à condition que ceux-ci se “naturalisent” et renoncent à leurs engagements pro-espagnols et romains44.

La pensée d’un Du Ferrier, et avec lui celle de tout le courant politique, est donc le produit complexe d’une fusion entre divers éléments qui peuvent paraître contradictoires : gallicanisme parlementaire, soutien à la monarchie, reconnaissance de la primauté romaine, souci de réformes ecclésiastiques qui puiseraient leur inspiration en Italie, mais respecteraient l’exception gallicane. Le modèle reste celui d’une chrétienté, non pas celle dont rêve encore la curie romaine, mais une chrétienté gallicane, fédération solidaire d’Eglises nationales autonomes. Cette fédération rendrait possible la pacification religieuse et pourrait enfin relever le défi posé par le Turc. Car la meilleure preuve du traditionalisme de la pensée d’un Du Ferrier est son attachement persistant à l’idée de croisade. Celle-ci serait l’exutoire idéal de la fureur guerrière qui anime les chrétiens45. On peut être surpris de voir l’ambassadeur

français qui veut empêcher le jeune Mayenne de se joindre avec des volontaires français aux troupes de la Sainte Ligue46, qui pousse Venise à faire la paix avec le sultan, prêcher en même

temps l’union des princes chrétiens contre un infidèle honni. Cette contradiction là encore n’est qu’apparente : comme la Réforme catholique est un bien quand elle se gallicanise, mais un mal si elle signifie le triomphe de l’absolutisme romain, la croisade ne doit pas servir les

est quand même accompagné dans son voyage par plus de cinq cents chevaux “combien qu’il n’en ayt des siens et de son train que sept ou huit”. À son passage à Brescia, le cardinal a intenté un procès comme légat au podestat pour des propos tenus sur la définition de la vraie Eglise. La Seigneurie de Venise en a été très mécontente, BN, Fr. 10.735, fol. 11 v°, lettre à la reine, Venise, 23 novembre 1565.

43 Voir le récit de sa rencontre à Venise avec le cardinal dans BN, Cinq Cents Colbert 368, première partie, p. 11-15, lettre au roi, Venise, 19 février 1580. Voir Alain Tallon, « San Carlo Borromeo e la Francia : santità e relazioni internazionali nel secondo Cinquecento », prolusione au Dies academicus de l’Accademia di San Carlo, Milan, 25-26 novembre 2005, Studia Borromaica, 20, 2006, p. 31-42.

44 Du Ferrier est ainsi ravi des propos tenus par le père Emond Auger lors de son passage à Venise, “qui sont à mon avis tels que si tous ceux de sa compagnie se vouloient accorder à son dire, j’espererois que les affaires de la religion passeroient plus heureusement qu’elles n’ont fait il y a longtemps”. Auger conseille en effet au roi de n’accepter que des Français pour diriger les collèges et les maisons jésuites, surtout en prévision des guerres qui se préparent, BN, Cinq Cents Colbert 368, première partie, p. 507, lettre à la reine, Venise, 3 août 1582.

45 À plusieurs reprises, l’ambassadeur appelle la croisade de ses vœux, Aldo Stella éd., Nunziature di

Venezia, t. 8, Rome, 1963, p. 171, lettre de Facchinetti à Bonelli, Venise, 8 février 1567, ou t. 9, Rome, 1972, p.

499, lettre de Facchinetti à Rusticucci, Venise, 9 mai 1571. Quand une rumeur annonce la révolte de Chypre contre le Grand Seigneur, Du Ferrier écrit : “Si telle nouvelle est véritable, ce sera un grand dommage pour la Chrestienté que les princes d’icelle ne soient de meilleur accord pour poursuivre cette belle occasion et abismer de tout les ennemis de Dieu”, BN, Cinq Cents Colbert 367, p. 517, lettre au roi, 25 juillet 1578.

46 Voir BN, Fr. 16081, fol. 17, lettre de Du Ferrier au roi, Venise, 16 mai 1572 et Aldo Stella éd.,

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intérêts espagnols au détriment de ceux des autres princes, mais elle reste un objectif digne d’un roi de France. La mort de Soliman, l’ancien allié de François Ier, serait due pour l’ambassadeur à la frayeur du sultan de voir des volontaires français venir épauler l’armée impériale en Hongrie : “J’ay leu et ouy dire, il y a longtemps, que l’empire des Turcs prendroit fin et seroyt ruyné par un Roy de France ; et m’a dict naguières celluy qui faict par deça les affaires du roy de Pologne, que quand le feu grand Seigneur eust la nouvelle de tant de François qui venoient contre luy, il dict en pleurant que la susdicte prophetye s’en alloit acomplir, dont il eust une telle frayeur et épouvantement (ou possible de tant de faultes qu’il avoit faict à Dieu) qu’il en mourust sans aultre maladye”47. Du Ferrier déconseille d’ailleurs à Henri III de poursuivre la politique d’alliance turque de son grand-père48.

Son humanisme sceptique et anticlérical se marie facilement avec une profonde aspiration à la réforme de l’Eglise, vue avant tout comme le retour au temps heureux de Charlemagne. Cette réforme passe par la collaboration harmonieuse entre l’Eglise et l’Etat, par aussi la résistance à tous les absolutismes, pontifical comme royal. Si la monarchie doit de droit divin intervenir dans les affaires ecclésiastiques, elle ne peut le faire que si elle reste fidèle aux traditions du christianisme primitif et d’une monarchie tempérée. Du Ferrier marque bien la synthèse entre l’héritage de l’humanisme civique italien, bien anachronique dans l’Italie d’après 1559, mais encore vivant dans sa chère République de Venise, l’esprit évangélique du premier XVIe siècle et la subtilité des équilibres gallicans, synthèse qu’il veut, depuis l’Italie en paix, opposer aux démons de la guerre civile.

47 BN, Fr. 10.735, fol. 212, DF au roi, Venise, 11 janvier 1567.

48 Il se montre ainsi très défavorable à la réception d’un ambassadeur turc venu inviter le roi de France à la circoncision du fils du sultan, voir BN, Cinq Cents Colbert 368, première partie, p. 274, lettre au roi, 8 juillet 1581. Henri III accepte quand même sa venue, mais à son retour vers Istanbul, passant par Venise, ce représentant du sultan tente de “séduire, corrompre et mener avec soy quelques jeunes garçons, comme il a aussy voulu faire passant par vostre Royaume”. Les Vénitiens furieux songent à créer un quartier réservé pour les Turcs, comme il en existe pour les Juifs. Du Ferrier ajoute : “Mais le meilleur seroit de les en chasser du tout, et qu’il pleust à Dieu oublier les péchez des Chrestiens, qui sont cause de la grandeur de ces Barbares”, Ibid., p. 394, lettre au roi, Venise, 2 février 1582.

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