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CELLULITE ET CHLOROPHYLLE

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Academic year: 2022

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CELLULITE ET CHLOROPHYLLE

Cellulite et Chlorophylle formaient un de ces couples sans histoire, ayant certes des amis, mais qu’un tête-à-tête de plusieurs semaines n’effrayait pas, avides qu’étaient les deux compagnes de découvrir ensemble le monde qui les entourait, qu’elles restent chez elles ou qu’elles voyagent autour du monde, profitant de leur petite retraite anticipée.

Mais, parmi bien d’autres activités, l’une jouait un rôle fondamental dans l’équilibre du couple : plus que les sorties communes, les longues promenades, les expositions ou les spectacles vus en commun, le plaisir de manger avait un rôle essentiel. Non, elles n’étaient pas de ces goinfres, quasi obèses à force d’ingurgiter tout et n’importe quoi. Loin de là, chaque repas pris en commun devait être aussi excitant que, pour d’autres, la découverte d’un artiste inconnu.

Rien ne les rebutait, tout était matière à découverte enthousiaste : de nouvelles techniques de cuisson, de nouveaux accords de saveurs, et les seules (petites) folies qu’elles s’autorisaient, étaient deux ou trois repas par an, chez un chef, pas nécessairement célèbre, mais à coup sûr original et imaginatif.

Mais il y avait un hic : en matière de nourriture, les deux amies étaient totalement différentes, opposées même.

Cellulite était strictement végétalienne, pas végane, car elle n’aimait pas leur philosophie délirante.

Chlorophylle, elle, était farouchement et exclusivement carnivore.

Comme elles vivaient ensemble, on aurait pu imaginer que leurs tropismes alimentaires divergents seraient sources de conflits, mais loin de là, elles étaient parfaitement complémentaires et, même à table, s’entendaient à merveille.

Quand Chlorophylle mitonnait un petit-salé aux lentilles, Cellulite engouffrait les légumineuses tandis que son amie rongeait goulûment les travers de porc et faisait un sort à la saucisse de Morteau.

Avec le pot-au-feu, pareil : Chlorophylle aspirait bruyamment la substantifique moelle tandis que l’autre s’enfilait des navets.

Le seul problème était le bouillon : trop chargé de sucs de viande pour Cellulite, il empestait le légume pour sa compagne, et les deux amies le jetaient sans le moindre regret.

Leurs médecins s’étaient un temps inquiétés des soucis de santé qu’auraient pu, chez chacune, provoquer des régimes aussi déséquilibrés, mais avaient constaté avec surprise que toutes les analyses donnaient strictement les mêmes résultats chez les deux amies. Et chez aucune des deux, un régime particulier et

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extrêmement différent de l’autre, n’imprimait une trace particulière sur le métabolisme.

Finalement, les hommes de l’art, sans se l’expliquer, avaient admis que la symbiose entre les deux femmes était telle qu’elles se comportaient comme un seul organisme qui aurait un régime parfaitement équilibré, mais avec deux bouches : l’une pour le carné, l’autre pour le végétal.

Comme aucune des deux n’était jamais malade, la Faculté ne se pencha jamais sur cette étrangeté biologique.

La vie s’écoulait sans heurts pour les amies qui, à l’exception des nourritures, aimaient les mêmes choses en tout.

Elles aimaient les mêmes musiques, de tous styles et de toutes époques, avec quelques hits : Le Carnaval des animaux, de Camille Saint-Saëns et Saucisson de Cheval (n° 1 et 2) de Bobby Lapointe.

En cinéma, quoique curieuses de tout, elles avaient une prédilection pour les films d’horreur. Et aussi quelques films comiques cultes : leur préféré était Le Camion de Marguerite Duras, dont elles admiraient l’ensemble de l’œuvre.

Enfin, elles dévoraient avec le même appétit littératures classique et

contemporaine, La Métamorphose de Kafka aussi bien que Kafka sur le rivage de Murakami.

Mais leur activité favorite, et à laquelle, les années passant, elles consacraient de plus en plus de temps, était voyager. Elles s’en allaient à deux, légères, un petit sac à dos, un smartphone et une carte de banque en poche.

Et toujours elles allaient vers l’Est.

Leur plaisir le plus grand était de crapahuter dans les forêts primaires de Bornéo, les rizières en terrasses des Philippines ou du Yunnan. Elles logeaient chez l’habitant, baragouinant les idiomes locaux avec l’aide du traducteur Google, et en profitaient pour essayer les cuisines locales et les mets les plus étranges concoctés avec des herbes mystérieuses et des animaux improbables : crapaud cornu d’Asie aux pousses tendres de manguier, limule des rivages vietnamiens cuite entre deux feuilles de kombu, une algue brune, et autres bizarreries...

Et toujours, ici comme ailleurs, Chlorophylle mangeait la partie animale et Cellulite la végétale.

Curieusement, les premières atteintes du mal n’apparurent pas dans un petit village perdu dans la mangrove, mais dans une grande ville : Canton.

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Leur gourmandise était telle qu’entre deux expéditions loin de toute civilisation, elles ne pouvaient résister au plaisir de passer quelques jours dans la ville où l’on trouvait toutes les cuisines d’Asie, préparées par les meilleurs cuisiniers avec les produits les plus authentiques et les plus frais. Ici tous les animaux les plus rares, les plus sauvages, mammifères, batraciens, reptile, poissons, oiseaux étaient consommés avec des plantes dont certaines, mal dosées, auraient été de redoutables poisons.

Nos deux amies n’en avaient cure et dévoraient tout d’un bel appétit, se partageant toujours le repas entre végétal et animal, et l’arrosant d’une bière locale. Et le soir, repues et heureuses, elles s’endormaient dans le petit hôtel où elles demeuraient.

Les jours succédaient aux jours, dont le bonheur était étale, raffermi à chaque repas par une nouvelle expérience culinaire.

Puis vint cette découverte, inattendue et succulente, dans un boui-boui près du marché aux poissons de Canton. On y servait une espèce de salade de petits tentacules multicolores et indéfinissables, très goûteuse, mélange de textures souples et croquantes, et relevée de quelques épices locales, suaves mais

discrètes. Pendant tout le repas, elles se demandèrent ce qu’elles mangeaient. La vieille femme qui tenait la boutique ne pouvait pas les aider, ne parlant que chinois. Il fallut des trésors d’ingéniosité à Cellulite et Chlorophylle pour finir par comprendre, avec l’aide de leur smartphone, que les anciens caractères chinois qui trônaient sur la devanture et annonçaient le seul plat servi dans la gargote signifiaient : anémone de mer.

Mais avant d’en savoir autant, les deux amies avaient goûté, et pour la première fois de leur vie, avaient aimé exactement la même chose. Elles s’en étonnèrent, s’en émerveillèrent, firent mille hypothèses sans penser, quand elles surent ce qu’elles mangeaient, à explorer la littérature scientifique, seule susceptible de leur donner une explication qui allierait logique et merveilleux : l’anémone est classée aux limites incertaines des règnes végétaux et animaux. Les deux amies n’avaient pas conscience de l’importance de certaines frontières dans la nature…

Quoi qu’il en soit, les filles se régalèrent, en prirent et en reprirent avant d’aller s’endormir, tombant comme des masses, repues et un peu soûles.

Le lendemain matin fut plus pénible : elles se sentaient patraques, et étaient effectivement un peu vertes. Elles se dirent qu’un tour en ville les remettrait d’aplomb mais ce fut tout le contraire : la moindre odeur, ordures, gaz d’échappement, égouts les faisait vaciller. À la fin de la journée, elles se sentaient vraiment malades.

Leur décision fut vite prise : retourner dans la nature, la vraie, la sauvage.

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Elles prirent un bus vers le Nord et après d’interminables heures de route,

l’estomac chamboulé et le cœur au bord des lèvres, elles descendirent. Il y avait un petit village, perdu dans une région oubliée de Dieu et des hommes, et où le bus ne s’arrêtait, en faisant un détour de sa route initiale, qu’une fois par mois.

Elles louèrent chez un couple de paysans une chambre modeste, mangèrent l’une un bol de riz blanc, l’autre quelques menus morceaux de canard et s’endormirent une fois encore comme des masses.

Le lendemain matin, elles se sentaient nettement mieux, et après un frugal déjeuner, sortirent faire une balade et explorer les environs. Le village était vraiment petit, une dizaine de maisons occupées par des vieux, quelques veufs ou veuves sans doute. Elles étaient chez le seul couple de paysans, Zhao et son épouse Liu. Ils avaient un fils d’une dizaine d’années, Petit Wu. Ils vivotaient de quelques arpents de riz, d’un maigre potager, de dix canards et enrichissaient leur ordinaire, quand ils le pouvaient, du produit de leur chasse. C’est que le village était bordé à l’Ouest d’une forêt sombre, sauvage, inquiétante, truffée de grottes, et où proliférait une faune abondante. Rapidement, les paysans

comprirent qu’ils pouvaient se faire quelques sous en cuisinant pour les deux amies qui du même coup découvraient des saveurs insoupçonnées : les bêtes attrapées dans la forêt et préparées avec les herbes et les tubercules des alentours.

Bref, tout se passait dans le meilleur des mondes chinois possibles : les amies déjeunaient succinctement, faisaient une grande balade dans la forêt qu’elles commençaient à apprivoiser, puis s’en revenaient manger gaiement ce que Zhao et Petit Wu avaient rapporté, avant de s’endormir dans leur chambrette

Le temps s’écoulait sans accrocs.

Une nuit, cependant, Cellulite fut réveillée par Chlorophylle qui, dans son sommeil, bougeait de manière étrange à côté d’elle. Au matin, Cellulite en fit la remarque à sa compagne qui lui dit qu’effectivement, quelque chose lui grattait le dos, de manière un peu désagréable, sans être douloureux pour autant. On examina, on ne vit rien, et on oublia l’affaire jusqu’à la nuit suivante où tout recommença, avec plus d’intensité.

Plusieurs jours durant, cette gêne augmenta, et se manifesta de plus en plus souvent durant la journée.

Et comme si cela ne suffisait pas, ce fut au tour de Cellulite d’avoir à subir des désagréments. Elle, c’était des chatouillements qui étaient apparus sous les aisselles. Chez elle non plus, on ne distinguait rien.

Un matin pourtant, passant sa main sur le dos de Chlorophylle, Cellulite sentit comme de petites aspérités. Y regardant de plus près, elle découvrit de petits points noirs, comme de petites épines guère piquantes, émergeant de la peau et

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distantes les unes des autres d’une vingtaine de centimètres. Elles enduisirent le dos avec un onguent qu’elles trimballaient partout et qui était censé être

miraculeux, mais rien n’y fit : les pointes grandissaient, et autour d’elles, la peau s’assombrissait, était moins souple et se mettait à ressembler à de l’écaille.

Chlorophylle ne semblait ni en souffrir ni s’en inquiéter, mais Cellulite se fit la remarque qu’elle était moins vive qu’à l’accoutumée, et avait une plus grande propension à s’endormir, y compris en forêt où il lui arrivait de faire une sieste au pied d’un arbre.

Cellulite aussi changeait : ça la chatouillait de plus en plus sous les bras et en y regardant de plus près, elle eut un matin la surprise de voir comme un voile, une peau qui semblait pousser sous son aisselle, liant le torse au bras, un peu comme la palmure entre les doigts d’un canard. Ça s’agrandissait, mais ne la gênait pas.

Lorsque les deux amies se promenaient dans la forêt, Cellulite avait trouvé une nouvelle occupation, qui fut d’abord un jeu, puis rapidement une obsession : cueillir des baies qu’elle mangeait, en poussant de petits cris très aigus. Pour n’être pas gênée par ses vêtements, elle les retirait maintenant dès qu’elle était sous le couvert des arbres. Il est vrai que les gens du village se seraient sans doute effrayés de voir cette femme se mettre à ressembler de plus en plus à Batman avec ce qui semblait des ailes, entre le corps et les bras. Et jusqu’à sa peau, qui se couvrait d’une espèce de duvet noir.

Et quand elle avait fait son plein de baies, son plus grand plaisir était d’aller se blottir dans l’obscurité d’une des grottes.

Chlorophylle aussi ôtait sa blouse dès qu’elle était en forêt : c’était pour

empêcher qu’elle ne s’accroche constamment à ce qu’il fallait bien reconnaître comme des écailles sur tout son dos. Mais à y bien regarder, on pouvait les voir éclore partout : sur son ventre, ses bras et ses jambes, et même sa tête. Cela ne semblait plus la gêner, et elle passait des heures à dormir, roulée en boule, ne se réveillant que pour happer d’une langue qui semblait s’allonger, une fourmi qui passait près d’elle.

Elle avait toujours été carnivore.

*

* *

Zhao et Petit Wu quittèrent la maison et se dirigèrent vers la forêt, le père armé d’un genre de batte, le fils d’un arc. Depuis que les deux occidentales avaient soudainement disparu, sans crier gare, en laissant même un sac avec quelques

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affaires, il n’y avait plus de rentrées, et ils avaient dû reprendre la chasse, avec l’espoir de se faire quelques sous au marché aux animaux sauvages, à la ville.

Ils cheminaient silencieusement quand tout à coup Zhao se figea : il avait entendu un bruit dans un fourré. Ils attendirent tous deux sans bouger, et virent sortir du fourré, timidement, un magnifique pangolin, aux écailles ondulant comme des cartes entre les mains d’un joueur de poker. Il suivait sans malice le sentier, se dirigeant vers la grotte en lapant au passage quelques fourmis.

Quand il arriva à l’entrée de la grotte, une chauve-souris en sortit qui se mit à voler vers lui.

Zhao arriva en deux bonds et fracassa le pangolin d’un coup de bâton, dans le même temps que Petit Wu, d’une flèche, arrêtait le vol du chiroptère.

« Demain, on va à Wuhan » dit Zhao avec un large sourire.

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