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Histoire de l’évaluation législative: originalité et postérité du censeur des lois de Gaetano Filangieri (1752-1788)

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Histoire de l'évaluation législative: originalité et postérité du censeur des lois de Gaetano Filangieri (1752-1788)

FLÜCKIGER, Alexandre

FLÜCKIGER, Alexandre. Histoire de l'évaluation législative: originalité et postérité du censeur des lois de Gaetano Filangieri (1752-1788). In: Alexis Le Quinio, Thierry Santolini. Trois précurseurs italiens du droit constitutionnel : Giuseppe Compagnoni, Gaetano Filangieri, Pellegrino Rossi. Paris : La Mémoire du droit, 2019. p. 387-406

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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:124750

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Histoire de l’évaluation législative:

originalité et postérité du censeur des lois de Gaetano Filangieri (1752-1788)

alexandre FlüCkiger

Professeur à l’Université de Genève

1. Introduction

2. L’originalité du censeur des lois 2.1 Un quatrième pouvoir 2.2. L’invention de l’évaluation?

2.3. Une institution originale?

3. La postérité du censeur des lois

3.1. Une anticipation de la juridiction constitutionnelle?

3.2. Le développement de l’évaluation législative 4. Conclusion

5. Bibliographie

1. Introduction

Gaetano Filangieri, un chevalier napolitain, a proposé dans son ou- vrage Science de la législationparu dès 1780, d’ajouter un quatrième pouvoir, le censeur des lois, dont le but aurait été de mettre un terme à la « décadence des systèmes de lois »1. Il lui aurait confié le rôle d’un observateur et d’un analyste des effets de la législation sur la société. Le censeur aurait surveillé

1FILANGIERI, p. 98 et suiv. Sur cette décadence, cf. ég. ibidem, p. 83 et suiv.

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les lois et se serait enquis de l’état de la société. Postulant que la législation de son temps était inadaptée, Filangieri aurait attribué à cette magistrature le soin d’identifier les problèmes sociaux, d’en décrypter les causalités par rapport à cette législation « décadente » et truffée d’« erreurs » ainsi que d’articuler des moyens pertinents pour y remédier:

« consacré à la garde des lois, instruit de l’état de la nation, attentif à démêler et à saisir toutes les causes du désordre, il apercevroit le premier les erreurs de la législation; et la nature du mal une fois connue, il sauroit employer les moyens les plus propres à le détruire. »2

Gaetano Filangieri peut-il dès lors être considéré comme le précurseur ou, même, l’inventeur de l’évaluation législative?

Pour tenter de répondre à cette question, on analysera, d’une part, l’originalité de l’institution en détaillant les caractéristiques de ce qua- trième pouvoir pour les comparer à celles de l’évaluation législative (ch. 2).

On poursuivra en replaçant, d’autre part, la proposition du chevalier na- politain dans son contexte historique pour mieux cerner sa postérité en analysant son influence tant sur la juridiction constitutionnelle que sur l’évaluation législative (ch. 3).

2. L’originalité du censeur des lois

2.1 Un quatrième pouvoir

Le censeur a pour compétence, selon le chevalier napolitain, de faire

« corriger les défauts » des lois3, défauts qu’il décèle notamment dans leur

« contradiction avec les mœurs, le génie, le culte, et l'état d’opulence d’une nation »4, « dans une multitude immense de lois particulières qui se contre- disent »5ainsi que dans leur « multiplicité » :

2FILANGIERI, p. 99 et suiv.

3FILANGIERI, p. 98.

4FILANGIERI. p. 99.

5FILANGIERI, p. 90.

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« Enfin cette magistrature ajouteroit à tant d'avantages le moyen de remédier à la multiplicité des lois. […] Telle est la cause de cette immense multitude de lois qui accablent tous les tribunaux de l’Europe. »6 Il dispose également d’une responsabilité supplémentaire confiée au- jourd’hui, non sans débat, au pouvoir judiciaire: la fonction de « suppléer au silence de la loi en l'appliquant à tous les cas que le législateur n'aurait pu prévoir et énoncer, sans en multiplier inutilement le nombre »7.

Afin de faire adapter les lois aux circonstances changeantes, le censeur a pour tâche de déterminer le besoin de composer des lois plus appro- priées à leur époque:

« Un censeur aurait montré la nécessité de les abolir [les lois romaines

« sans cesse en contradiction avec les mœurs et l'état de la nation »], et d'en composer de nouvelles plus appropriées aux circonstances. »8 Filangieri ne confie au censeur l’ensemble de ces attributions, y com- pris celle de suppléer au silence de la loi, qu’à la condition que la compé- tence soit de nature consultative seulement. Il craint trop de porter sinon atteinte à l’autorité législative. La précision est, curieusement, ajoutée en bas de page uniquement:

« On sent bien que cette magistrature ne pourroit avoir qu'une autorité consultative. Avec des droits plus étendus, elle porteroit atteinte à l’autorité législative. »9

Le chevalier napolitain a conçu le censeur des lois comme un qua- trième pouvoir. Il ne l’a délibérément pas ancré dans l’administration, vi- siblement très peu confiant dans les capacités de cette dernière à exercer pareille responsabilité:

« Occupée à d'autres travaux, distraite par d’autres soins, l’administration n'est avertie des erreurs politiques, qu'après avoir long-tems senti les maux qu’elles ont fait naître: en attendant, les peuples souffrent, les philosophes réclament, et la Législation court à grands pas vers sa ruine.

L'établissement d'un censeur préviendrait tous ces maux. »10

6FILANGIERI, p. 101 et suiv.

7FILANGIERI, p. 102.

8FILANGIERI, p. 101.

9FILANGIERI, p. 100, note de bas de page 1.

10FILANGIERI, p. 99.

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Dans sa composition, le censeur des lois serait « une magistrature, composée des citoyens les plus honnêtes et les plus éclairés »11: nulle pré- cision n’est apportée quant au nombre de personnes composant cet of- fice, ni quant au mode de désignation ou d’élection. La référence aux Athéniens dont Filangieri s’inspire explicitement laisse entrevoir une ana- logie avec les thesmothèteschargés en particulier de proposer des correc- tions législatives. Il est dès lors fort probable que l’auteur avait un modèle collégial en tête plutôt qu’une personne unique pour remplir la fonction de censeur.

2.2. L’invention de l’évaluation?

Certains auteurs contemporains discernent en Filangieri l’inventeur même de l’évaluation législative qui s’est développée de manière fulgu- rante12dans le sillage de la légistique matérielle13:

« Filangieri a inventé l’évaluation législative, qui constitue le moment-clé du développement de la rationalisation de la formation et de la mise en œuvre des lois. »14

Quelques caractéristiques pourraient le laisser penser. Voyons les- quelles.

L’évaluation législative consiste à mesurer et à apprécier les effets pro- pres à une loi15. La méthode exige à titre préalable de clarifier le problème de société au fondement de la loi ainsi que les buts visés par celle-ci et les

11FILANGIERI, p. 99.

12Dans les pays de l’OCDE, la progression a été constante depuis 1974, époque où presqu’aucun État ne la pratiquait (cf. Recommandation du Conseil de l'OCDE concernant la politique et la gouvernance réglementaires [2012]). Pour une vision critique portée sur cet engouement, cf. par exemple VERSCHUUREN2009.

13Sur le développement de la légistique en Suisse, France, Allemagne et dans l’Union européenne, cf. ALBERTINI2015 ; BERGEAL2008 ; CHEVALLIER2013 ; DELLEY/ FLÜCKIGER 2005 ; DELLEY/ JOCHUM/ LEDERMANN2009 ; FLÜCKIGER/DELLEY2006 ; FLÜCKIGER/ GUY-ECABERT 2008 ; GILBERG2007 ; GRIFFEL2014 ; MADER1985 ; MORAND1999 ; MÜLLER/ UHLMANN2013 ; NOLL1973 ; PÉRALDILENEUF2012 ; RICHLI2000 ; SCHUPPERT 2011 ; TREMBLAY2011 ; WINTGENS2012.

14MORAND, p. 25.

15MOOR/FLÜCKIGER/MARTENET, ch. 3.2.8.2 b.

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moyens pour les accomplir. L’évaluation exige ensuite d’examiner la mise en œuvrede la loi, puis de vérifier l’effectivité de celle-ci, c’est-à-dire l’impact sur le comportement des destinataires. Elle contribue également à appré- cier l’efficacitéde la législation, en examinant si les effetsrésultant des nou- veaux comportements sont conformes aux objectifs visés. Enfin, l’évaluation permet d’apprécier sur cette base la pertinencede ces effets sur la résolution du problème de société initial. L’évaluation débouche sur des recommandations.

Le modèle du censeur des lois de Filangieri reste encore très éloigné de l’institutionnalisation de l’évaluation législative moderne. On peut ce- pendant discerner quelques germes en ce sens: (i) une analyse de « toutes les causes du désordre » ; (ii) la connaissance de la « nature du mal » et les

« moyens les plus propres à le détruire » ; (iii) une compétence consultative contribuant à améliorer la législation par l’observation et l’analyse d’une réalité sociale possiblement en décalage.

En revanche, l’adéquation de la loi aux buts qu’elle vise (l’évaluation de l’efficacité) n’apparaît pas explicitement au centre de la proposition de Filangieri, alors qu’elle est centrale dans l’évaluation législative aujourd’hui.

La problématique n’a pourtant pas échappé au chevalier napolitain, qui l’a soulignée dans d’autres parties de son ouvrage, à propos de la législa- tion relative à la propriété par exemple:

« ces lois innombrables qui composent aujourd’hui les codes écrits de l’Europe, & qui manquent toutes leur but, parce qu'elles n'ont embrassé que des objets puérils & minutieux. Dans cette partie de la science législative, nous n'aurons donc à proposer que des réductions. »16 Selon Vincenzo Ferrone, une lecture plus globale de la Science de la lé- gislationmontre que Filangieri visait même « l’efficacité de tout le corpus législatif» :

« Filangieri insistait particulièrement sur la nécessité que la nouvelle magistrature garantisse surtout l’homogénéité, la compacité rationnelle, le caractère organique total et l’efficacité de tout le corpus législatif. »17 Par ailleurs, la question de la nécessitéde la loi, partie intégrante au- jourd’hui de l’évaluation législative prospective (étude d’impact législa-

16FILANGIERI, p. 31.

17FERRONE, p. 79.

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tive)18, a été anticipée par Filangieri puisque la magistrature du censeur

« ajouterait à tant d’avantages, le moyen de remédier à la multiplicité des lois »19:

« À peine un désordre se fait-il sentir dans une nation qu’aussitôt on voit paroître une nouvelle loi. Elle n’a pour objet qu’un seul cas particulier, qui, avec deux ou trois mots de plus ou de moins, auroit pu être compris dans une loi antérieure: mais il semble que, par une destinée fatale, la marche de la Législation doive ressembler à celle d’un homme qui court toujours devant lui, sans regarder un seul instant derrière. Telle est la cause de cette immense multitude de lois qui accablent tous les tribunaux de l’Europe, et qui chez nous rendent l’étude de la jurisprudence semblable à celle de l'écriture chez les Chinois »20.

Le développement d’une véritable science de la législation tel qu’en- visagé par Filangieri ne s’est cependant pas immédiatement réalisé.

Charles-Albert Morand y discerne deux raisons: la force du courant li- béral et le développement d’un positivisme juridique étroit empêchant le développement d’une authentique légistique:

« D’une part, le courant libéral visant à cantonner le législateur à de pures tâches de police y était fermement opposé. Benjamin Constant est on ne peut plus net à ce sujet. Il reproche à Filangieri de n’avoir pas vu que le vice résulte dans l’intervention même du législateur « et que loin de la solliciter d’agir autrement qu’elle n’agissait, il fallait la supplier de ne point agir. » D’autre part, le trop grand amour des lois débouche après la Révolution à leur sacralisation, au développement d’un positivisme étroit qui trouve son expression la plus pure dans l’école de l’exégèse. Pour assurer l’objectivité du droit, sa dissociation d’avec les valeurs, pour lui donner le statut d’une science, le positivisme juridique s’est concentré exclusivement sur les méthodes permettant d’appliquer correctement les lois; il s’est détourné complètement de la confection de celles-ci. »21 En s’institutionnalisant, l’objet de l’évaluation s’est étendu des lois aux politiques publiques plus largement. Tel est par exemple le cas en France comme on le verra plus bas. Cette nouvelle perspective permet d’embras- ser plus globalement une problématique qu’une vision exclusivement lé-

18Cf. par exemple les contributions publiées dans la Revue française d'administration publique N° 149, 2014/1, intitulée « Études d’impact et production normative ».

19FILANGIERI. p. 101.

20FILANGIERI, p. 101 et suiv.

21MORAND, p. 25.

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gislative, souvent déstructurée thématiquement en dépit des efforts, fré- quemment laborieux, en termes de codification et de systématisation. Au final, la différence n’est cependant qu’une question de point de vue puisque dans un État de droit toute politique publique doit en fin de compte reposer sur une loi.

Dans certains ordres juridiques, l’évaluation législative s’est effective- ment ancrée en dehors des trois pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires classiques, comme Filangieri l’avait souhaité.

Un modèle proche est celui du canton de Genève qui comprenait jusqu’en 2013 une commission d’évaluation indépendante: la commission externe d’évaluation des politiques publiques(CEPP). Elle était composée de seize membres choisis parmi des « personnalités représentatives de la di- versité culturelle et sociale du canton et qui se sont acquis par leur for- mation ou leur expérience une large autorité dans le domaine de la gestion économique et politique. »22Ne retrouve-t-on pas là les « citoyens les plus honnêtes et les plus éclairés » que visait le chevalier napolitain? La com- mission pouvait se saisir elle-même d’un projet d’évaluation23. La Cour des comptes, institution spécifique dans le cadre de la séparation des pou- voirs, a repris cette fonction (art. 128 al. 3 Cst.-GE), sans maintenir tou- tefois la participation de citoyens et de citoyennes ordinaires.

Ailleurs, la compétence d’évaluation s’est arrimée assez logiquement au sein des organes législatifs eux-mêmes, devenant une véritable préro- gative au même titre que la compétence de légiférer. Tel a été le cas en Suisse depuis 1999 où l'Assemblée fédérale désormais « veille à ce que l'efficacité des mesures prises par la Confédération fasse l'objet d'une éva- luation. » (art. 170 de la Constitution fédérale), même si la formulation laisse ouverte la question des auteurs, permettant de déléguer l’évaluation aux soins du gouvernement ou de son administration24. Depuis 2008, la même règle prévaut en France où « le Parlement […] évalue les politiques publiques » (art. 24 al. 1 Cst. F), assisté par la Cour des comptes dans cette fonction (art. 47-2 al. 1 Cst. F), sans que ces institutions n’en dé- tiennent pourtant le monopole25.

22Art. 31 de la loi sur la surveillance de la gestion administrative et financière et l’évaluation des politiques publiques (LSGAF) du 19 janvier 1995.

23Art. 28 III LSAGF.

24LIENHARD/ MARTILOCHER, n° 11 et suiv.

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Dans une jurisprudence originale élaborée dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a imposé au législateur une obligation ressemblant par certains égards à la suggestion de Filangieri: l’obligation de veille et de correction législa- tives (Beobachtungspflicht, Korrektur- oder Nachbesserungspflicht) chaque fois qu’une incertitude relative aux effets de la loi sur les droits fondamentaux ne peut être levée26.

En conclusion, si Filangieri n’a pas à proprement parler inventé l’éva- luation législative, il a contribué à semer quelques graines indispensables qui germeront au cours du XIXesiècle et qui fleuriront à partir de la se- conde moitié du XXesiècle.

La question qui suit dès lors est de savoir si le chevalier napolitain a été le premier à les ensemencer ou si d’autres l’ont précédé.

2.3. Une institution originale?

Benjamin Constant, dans son commentaire sur l’ouvrage de Filangieri paru en 1822, a critiqué ce dernier notamment au motif que celui-ci n’au- rait rien découvert par lui-même et n’aurait fait que recueillir les idées de ses devanciers:

« Filangieri se livre souvent à l'emphase et à la déclamation; […] C’était d'ailleurs beaucoup plutôt un citoyen bien intentionné qu'un homme d'un esprit vaste. […] Il ne découvre rien par lui-même, il consulte ses devanciers, recueille leurs pensées, choisit les plus favorables au bien-être du plus grand nombre dont il n'établit les droits que d'une manière très mitigée, et range les matériaux réunis de la sorte dans l’ordre qui lui semble le plus convenable. Cet ordre même n'est pas toujours le plus naturel ou le meilleur. »27

25Sur le renouveau de l’évaluation en France et des controverses qu’elle suscite, cf. les contributions publiées dans la Revue française d'administration publique n° 148, 2013/4, intitulée

« L’évaluation des politiques publiques : État(s) de l’art et controverses ».

26Pour un résumé de la jurisprudence allemande et la pratique, sporadiquement suivie, par le Tribunal fédéral suisse, cf. FLÜCKIGER2007, p. 155 et suiv.

27CONSTANT, p. 5 et suiv.

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Filangieri ne serait-il dès lors qu’un suiveur, y compris pour l’institution du censeur des lois?

La question mérite d’être débattue dans la mesure où l’idée de sou- mettre les lois à une révision périodique remonte à l’Antiquité et a refleuri à l’époque des Lumières. Filangieri se réfère lui-même aux thesmothètes comme on l’a vu:

«  Ils étoient chargés de revoir à chaque instant le recueil des lois, d'examiner s'il y avoit quelque contradiction entre elles, si elles avoient pour objet l'utilité publique, si le langage en était toujours clair et intelligible; en un mot, ils devoient, chaque année, instruire le peuple des corrections dont ce recueil leur paraissoit susceptible »28.

Filangieri ne cite pourtant pas Platon qui, dans Les Lois, assigne ce rôle aux conservateurs ou gardiens des lois, concevant le législateur comme un peintre paraissant « incapable d’arrêter jamais ses retouches à un point où le tableau ne puisse plus gagner en beauté ni en expression »29 et confiant aux gardiens des lois le soin de leur amélioration progressive30:

« Eh bien ! ne crois-tu pas que l'intention du législateur est celle-ci: en premier lieu, rédiger les lois suffisamment, avec toute l’exactitude possible; puis, avec le progrès du temps et lorsqu’il mettra en œuvre ses idées, crois-tu qu’il y ait eu législateur assez inintelligent pour ignorer qu’il reste fatalement un très grand nombre de défauts et qu’un autre devra les corriger avec attention si le régime ne doit en aucune façon empirer mais s'améliorer, et l’ordre ne cesser de croître dans la cité qu’il a fondée?

[…]

Et si l’on avait quelque moyen d’arriver à ce but, si quelqu’un savait comment apprendre à un autre, par le précepte ou l’exemple, à se pénétrer plus ou moins bien de la façon dont il faut conserver ou corriger les lois, il ne se lasserait pas d’expliquer sa méthode avant d'être arrivé à ses fins? »31

« Disons-leur donc: Chers conservateurs de nos lois, nous laisserons bien des défauts, à propos de chacun des sujets qu’envisagent ces lois; c’est fatal; cependant, pour tous les points importants et pour l'ensemble, nous ne manquerons pas, autant que nous le pourrons, de tracer une sorte

28FILANGIERI, p. 103.

29PLATON, ch. 769b.

30MERTENS, p. 275.

31PLATON, 769d et e.

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d'esquisse; mais il vous faudra compléter ces linéaments. Le but que vous aurez en vue pour vous acquitter de cette tâche, vous devez l’apprendre.

Nous nous le sommes répété plus d'une fois, Mégillos, Clinias et moi, et nous sommes d'accord que nous avions raison; mais nous voulons que vous deveniez nos approbateurs en même temps que nos disciples, en vous proposant le but que nous avons, d'un commun accord, proposé au législateur et au gardien des lois. »32

On relèvera toutefois le fait que Platon avait devant lui une cité idéale à créer avec ses lois nouvelles, et non un corpus ancien à réviser, ce qui fausse en partie la comparaison avec la proposition du chevalier napoli- tain33.

Francis Bacon, dans De dignitate et augmentis scientiarumparu en 1605, a proposé, comme Filangieri, mais un siècle et demi plus tôt, de confier à un gremium inspiré de l’exemple athénien des thesmothètesle soin d’exa- miner à intervalle périodique la cohérence de la législation pour les pré- senter ensuite au parlement:

« C’était un usage établi chez les Athéniens, par rapport à ces chefs de lois contraires qu’ils qualifiaient d'antinomies, de nommer chaque année six personnes pour les examiner, et, lorsqu'ils ne pouvaient absolument les concilier, de les proposer au peuple, afin qu’il statuât sur ce point quelque chose de certain et de fixe. À cet exemple, ceux qui dans chaque gouvernement sont revêtus du pouvoir législatif doivent, tous les trois ans, tous les cinq ans, ou après telle autre période qu’on aura choisie, remanier ces antinomies; mais que les hommes délégués ad hoc les examinent et les préparent pour les présenter ensuite aux comices, afin que ce qu’on aura dessein de conserver soit établi et fixé par les suffrages. »34

S’agissant en revanche de la révision des lois sur le fond pour les adap- ter à l’esprit du temps, Bacon en confie la tâche à deux organes spéci- fiques: les tribunaux prétoriens et censoriens (curiae pretoriae et curiae censoriae) mêlant le modèle de l’equityen common law et celui des édits pré- toriens en droit romain35. Contrairement à la proposition de Filangieri et de ses successeurs, ces deux organes n’auraient eu de compétence relative

32PLATON, 770b et c

33MERTENS, p. 275.

34BACON, aphorisme 55.

35BACON, aphorismes 36 à 46.

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à l’évolution de la législation que lorsqu’ils auraient eu à trancher un dif- férend juridique dans un cas d’espèce36.

Christian Wolff en revanche, dans Vernünfftige Gedancken von dem gesell- schafftlichen Leben der Menschen und insonderheit dem gemeinen Wesen zu Beförderung der Glückseeligkeit des menschlichen Geschlechtesparu en 1721, pro- pose comme Filangieri de confier à certaines personnes le soin d’observer les lois (« Beobachtung der Gesetze. »)37dans le but d’améliorer progressive- ment celles-ci (« die Gesetze nach und nach zu verbessern»)38. Les observateurs des lois devraient faire preuve d’une expérience juridique et pourraient être recrutés au sein de l’Académie des sciences39. La tâche leur aurait in- combé de proposer aux autorités compétentes la manière de remédier aux façons de contourner la loi et de combler les lacunes de celle-ci40.

Dans Principis cura leges oder des Fürsten höchste Sorgfalt: die Gesetze paru en 1765, Karl Ferdinand Hommel suggère de faire revivre le collège des thesmothètes(qu’il confond cependant avec les nomothètes41) comme Bacon l’avait évoqué et de l’ancrer auprès du pouvoir judiciaire. Chaque tribunal supérieur devait comprendre un « censeur des lois » (legum censor) chargé d’examiner la nécessité de modifier les lois en vigueur. À la suite de son rapport, le collège du tribunal devait rédiger un répertoire annuel des lois à réviser qu’il fallait soumettre à l’autorité législative42.

Adapter les lois à leur lieu et à leur époque était le grand projet de Montesquieu dans son Esprit des lois(1748)43; dessein repris en Allemagne

36MERTENS, p. 276.

37WOLFF, § 411

38WOLFF, § 412, intitulé et § 414.

39WOLFF, § 414.

40WOLFF, § 411

41MERTENS, p. 278.

42« Hodie autem, quousque huiusmodi legum et temporum observatores certi non constituti sint, cuinam quaeso praetoriam illam ius supplendi, adiuvandi, corrigendi, mutandi, emendandi et quotidie in melius producendi facultatem dabimus, nisi collegiis et dicasteriis?

Adeoque velim illud Nomothetarum officium hoc modo restitui, ut ex singulis collegiis et dicasteriis haec legum censura uni demandetur, constituto salariolo, ne sine Cerere Sapientia frigeat, deinde ipsum collegium, suasu hortatuque eius, quem diximus, legum censoris, (qui etiam calamum dirigat et litteras concipiat, si quid proponendum sit), leges mutandas quotannis indicet Archinomothetae, qui intimioris apud principem admissionis sit. Is deinde ad supremum consilium ulteriorem relationem faciat. » (HOMMEL, p. 15 et suiv. / 70 et suiv., avec une traduction allemande).

43MERTENS, p. 43.

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par Ferdinand von Lamezan dans Skizze über die Gesetzgebung(1781) pour qui le législateur devrait connaître le caractère national véritable ainsi que les mœurs de son peuple afin de composer ou corriger ses lois en consé- quence44.

Ce besoin de révision permanente n’avait en revanche pas été ressenti par Jeremy Bentham dans ses œuvres de jeunesse. Une fois la législation établie selon le principe d’utilité, on pouvait selon lui se limiter à vérifier une fois par siècle seulement si des dispositions spécifiques ou quelque expression étaient devenues obsolètes:

« Finally, once in a hundred years, let the laws be revised for the sake of changing such terms and expressions as by that time may have become obsolete - remembering that this will be more needful in regard to the language of the legal formularies in use, than that of the text of the laws themselves. »45

Ce n’est que plus tard, dans Constitutional Code, qu’il a reconnu la né- cessité d’une révision permanente à laquelle les juges devaient jouer un rôle déterminant46.

On notera par ailleurs que Bentham, en cherchant « à rationaliser le contenu de la législation, à déterminer grâce à la science, tout particuliè- rement à la statistique, les moyens de réaliser le principe d’utilité » est un

« précurseur lointain de l’évaluation législative prospective, de l’analyse coût-bénéfice, ainsi que des législations expérimentales. »47

L’article 47 de la constitution de Pennsylvanie de 1776 contenait une institution originale appelée le Conseil des censeurs(« Council of Censors ») mêlant des fonctions tant de constituant, de cour constitutionnelle, de cour des comptes que d’instance d’évaluation de la mise en œuvre des lois. Élu directement par le peuple, devant se réunir tous les sept ans, ce conseil avait pour tâche non seulement de s’assurer du respect de la

44LAMEZAN, p. 82 ; MERTENS, p. 43.

45BENTHAM, ch. XXXIV, p. 210.

46MERTENS, p. 283.

47MORAND, p. 24 ; GÉRARD/OST/VAN DEKERCHOVE, p. 204 à propos de la nécessité des rédacteurs de « s’entourer de cohortes d’administrateurs et de statisticiens susceptibles de les renseigner sur les divers paramètres à intégrer dans le calcul utilitariste » ; p. 225 (se référant aux lettres du comte de Toreno) à propos de la proposition d’appliquer les lois à l’essai et d’en éprouver expérimentalement les effets.

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Constitution48, de recommander l’abrogation des lois qui leur auraient semblé avoir été adoptées en violation des principes de la constitution49, de la modifier50, mais également celle de mener des enquêtes sur le bon usage des fonds publics par les élus du peuple51et savoir si les lois ont été dûment exécutées52. Cette innovation a suscité de nombreuses cri- tiques de la part des contemporains53.

3. La postérité du censeur des lois

3.1. Une anticipation de la juridiction constitutionnelle?

Considéré en son temps comme un « bestsellerretentissant dont tous les érudits parlaient avec admiration et stupeur »54, l’influence de la Science de la législationest incontestable.

Qu’en est-il de la magistrature du censeur des lois? Censée garantir

« l’harmonie, l’homogénéité, la « bonté absolue » et « relative » de la légis- lation dans toutes ses parties par rapport aux « principes de la morale » et à ce droit naturel qui contenait « les principes immuables de ce qui est juste et honnête dans tous les cas »55, ne serait-elle pas à considérer plutôt comme un précurseur des cours constitutionnelles?

48« to enquire whether the constitution has been preserved inviolate in every part».

49« to recommend to the legislature the repealing such laws as appear to them to have been enacted contrary to the principles of the constitution».

50« to call a convention, to meet within two years after their sitting, if there appear to them an absolute necessity of amending any article of the constitution which may be defective, explaining such as may be thought not clearly expressed, and of adding such as are necessary for the preservation of the rights and happiness of the people».

51« to enquire whether the public taxes have been justly laid and collected in all parts of this commonwealth, in what manner the public monies have been disposed of ».

52« to enquire […]whether the laws have been duly executed ».

53CHARBONNEAU, p. 37 et suiv.

54FERRONE, Avant-propos, p. 8.

55FERRONE, p. 218.

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On peut se poser la question en lisant la constitution de la République napolitaine de 1799 préparée par Francesco Mario Pagano, élève et ami de Filangieri, qui a repris ces réflexions dans les Saggi politici parus en 1783-1785 avant dans les transcrire dans la constitution napolitaine. Celle- ci, inspirée par la constitution française de l’an III, s’en détachait par deux institutions originales, les « censeurs » et les « éphores ». L’assemblée des éphores, sous l’intitulé « garde de la constitution » (custodia della costituzione) devait comprendre trente membres et ne devait exercer ni pouvoir légis- latif, ni exécutif, ni judiciaire (art. 351). Elle avait pour mission notamment de vérifier si la constitution avait été « conservée dans toutes ses parties » et de « présenter au corps législatif l’abrogation de ces lois qui sont op- posées aux principes de la constitution » (art. 368):

Art. 351 – « Il corpo degli efori non può per se stesso, né per mezzo de’ suoi delegati esercitare il potere legislativo, esecutivo o giudiziario. Ciascun membro si reputa rap- presentante della intera nazione, e non già del dipartimento che lo ha nominato.» Art. 368 – « Appartiene esclusivamente al corpo degli efori di esaminare: 1) Se la costituzione è stata conservata in tutte le sue parti; 2) Se i poteri hanno osservato i loro limiti costituzionali, oltrepassando o trascurando ciò che la costituzione stabilisce;

3) Di richiamare ciascun potere ne’ limiti e doveri rispettivi, cassando ed annullando gli atti di quel potere che li avesse esercitati oltre le funzioni attribuitegli dalla costi- tuzione; 4) Di proporre al Senato la revisione di qualche articolo della costituzione, se per esperienza non si trovasse conveniente; 5) Di rappresentare al Corpo legislativo l’abrogazione di quelle leggi che sono opposte ai principii della costituzione».

Dans ce contexte, le censeur des lois tel que concrétisé par Pagano dans la constitution napolitaine semble annoncer la juridiction constitu- tionnelle56, même si, selon Vincenzo Ferrone, « il faut cependant préciser que nous sommes encore bien loin de la conquête théorique et institu- tionnelle d’une sorte de vérification moderne de la constitutionnalité. Les pouvoirs des censeurs étaient volontairement limités: ils ne pouvaient concrètement abroger aucune loi. »57Il serait intéressant d’examiner dans ce contexte l’influence de Filangieri chez les auteurs français qui ont pro- posé d’instaurer un contrôle de constitutionnalité en France au tournant du XVIIIe siècle58. On songe en particulier à Sieyès qui a soutenu l’ins- tauration d’un jury constitutionnaireà la Convention nationale en août 1795,

56FERRONE, p. 233.

57FERRONE, p. 79 et suiv.

58FIORAVANTI, p. 87 et suiv. qui recense les nombreux exemples.

(16)

même si certains auteurs, à l’instar de Michel Troper, jugent que l’on ne saurait vraiment discerner dans cette institution le prédécesseur du contrôle de constitutionnalité des lois, au motif qu’elle est « fort différente des cours constitutionnelles que nous connaissons aujourd'hui»59.

3.2. Le développement de l’évaluation législative

L’idée d’instaurer une instance chargée d’observer et de proposer des corrections de la loi a fleuri au XIXesiècle, en particulier chez les juristes germaniques qui, s’inspirant tour à tour des édits des préteurs romains ou des écrits de Savigny, ont imaginé établir à cet effet un organe perma- nent spécifique appelé commission législative, autorité législativeou conseil de la législation60.

En France, Sieyès a proposé, s’agissant non pas de la loi mais de la constitution, de confier au jury constitutionnaire également la mission

« d’améliorer et de perfectionner, soit la constitution, soit la Déclaration des droits de l’homme, par rapport aux nouvelles exigences et aux chan- gements de la société »61. Le jury ne jouait qu’un rôle de proposition en ce sens qu’il devait présenter chaque décennie un projet d’amélioration de l’acte constitutionnel:

« Dans chaque dixième année, à dater de la fin de ce siècle, qui n’est pas bien éloignée, à dater de l’an 1800, le jury constitutionnaire fera imprimer son cahierou projet d’améliorationde l’acte constitutionnel. Ce cahier sera sans doute le choix le mieux fait sur la récolte générale des années précédentes; il sera élaboré de manière à ne pas présenter plus que des vues véritablement utiles pour la réforme constitutionnelle. Ce cahier sera présenté aux deux branches du corps législatif, trois mois au moins avant les assemblées primaires, et recevra la plus grande publicité. »62

59TROPER, p. 265. Pour d’autres références, cf. FIORAVANTI, p. 6.

60Voir par exemple SCHRADER, SCHEURLENet TELLKAMPFau cours de la première moitié du XIXequi ont proposé des modèles plutôt élaborés (cités inMERTENS, p. 279, et résumés p. 279 et suiv.). Sur l’histoire de la légistique en Allemagne entre la fin du XIXesiècle et le début du XXesiècle, cf. EMMENGGER.

61FIORAVANTI, n° 23.

62SIEYÈS, p. 22.

(17)

Se référant directement à Filangieri, Gustave Rousset, dans De la ré- daction et de la codification rationnelles des lois où méthodes et formules suivant les- quelles les lois doivent être rédigées et codifiéesparu en 1858, a offert de confier la « si belle mission » du censeur des lois à une Cour régulatrice:

«  Filangieri propose, dans son livre si remarquable de la Législation, l’établissement d’un censeur des lois qui préviendrait « les maux des mauvaises lois […] » Qui mieux que la Cour régulatrice pourrait accomplir une si belle mission? À côté du législateur par sa position et ses lumières, qui mieux qu’elle pourrait le diriger vers les perfectionnements de la loi?

Par elle la législation, toujours développée et réformée avec soin dans chacune de ses parties, pourrait s’élever, par un progrès indéfini, à la hauteur des besoins de tous les jours. […] Tel devrait être le rôle de la Cour suprême. Au lieu de borner son mandat à l’interprétation plus ou moins authentique des lois, elle devrait en être encore la tutrice, le censeur, le thesmothète, et se montrer à l’avant-garde des améliorations législatives;

et cette haute magistrature trouverait ainsi mieux dans ses attributions les moyens de prévenir la multiplicité des lois contradictoires ou vicieuses, et de maintenir l’uniformité de la jurisprudence. »63

À la fin du XIXe siècle, des juristes comme Robert von Mohl dans Staatsrecht, Völkerrecht und Politik paru en 1862 ont proposé de confier cette tâche au ministère de la justice64, critiquant explicitement au détour la proposition de Filangieri:

«  On ne saurait nier que la littérature consacrée à la science de la législation (« Gesetzgebungs-Wissenschaft»), ou plus précisément à la doctrine de l’art de légiférer (« die Lehre von der Gesetzgebungskunst»), ne répond jusqu’à aujourd’hui que peu à l’importance de la question. On rencontre certes les grands noms de Montesquieu, Filangieri et de Bentham; nous possédons les œuvres d’un K.S. Zacharia et d’un Comte ainsi que les moins connus de Bergk, Beck et Gerstäcker. Cette richesse disparaît pourtant significativement après un examen plus attentif. Inutile de signaler tout d’abord que Montesquieu et Filangieri ne se sont essentiellement attelés qu’au contenu des lois, et non à la meilleure manière de les rédiger. […] Ces deux auteurs n’ont prêté que peu d’attention à l’art de légiférer. […] Filangieri évoque à peine la manière de réaliser le programme qu’il demande à l’exception de sa proposition, malheureuse, d’instaurer un censeur pour les lois. »65

63ROUSSET, p. 77 et suiv., note de bas de page 1.

64MERTENS, p. 285.

65VONMOHL, p. 543 (traduction personnelle).

(18)

Ernst Zitelmann dans Die Kunst der Gesetzgebungparu en 1904 a posé plus clairement les bases de la démarche évaluative contemporaine en ap- pliquant la théorie de l’Interessenjurisprudenzà la légistique: le législateur doit mettre en exergue les buts qu’il vise et choisir les différents moyens de l’atteindre en conséquence et prendre en compte à cet effet les effets probables des lois66:

«  Distinguons tout d’abord l’aspect matériel: de quelle manière le législateur trouve-t-il le contenu des lois? On le voit tout de suite: toute législation utilise des ordres et des interdictions pour influencer le comportement des individus dans une certaine direction. Le travail législatif est donc une activité finalisée: elle consiste à fixer certains buts et à choisir les moyens de les atteindre. »67

« Le moyen doit correspondre au but; il doit ainsi avoir une influence déterminante sur la réalité. Il s’agit par conséquent dans ce contexte de prédéterminer l’efficacité d’une mesure législative, sans se limiter à déterminer les effets sur les personnes directement impliquées mais sur l’ensemble des sujets de droit. »68

On retrouvait déjà en germe cette méthode finalisée consistant à met- tre à profit l’examen des faits comme fondement des buts de la loi déter- minant ses moyens et ses effets69chez Wilhelm von Humboldt dans Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit des Staats zu bestimmenparu en 185170.

Peter Noll, dont la Gesetzgebungslehreparue en 1973 a contribué à pro- pager la démarche légistique dans les pays germanophones, s’est inspiré implicitement du modèle finalisé de Zitelman qu’il a développé en une théorie de la planification71. Citant Platon, il a proposé d’instaurer un « im- mense état-major qui aurait eu pour fonction de déceler assez tôt les grands problèmes sociétaux et de planifier dans le temps l’adoption des lois susceptibles de les résoudre. L’idée était de favoriser l’avènement d’un État actif et non réactif. »72Ne retrouve-t-on pas ici en filigrane la mission

66MERTENS, p. 44s.,

67ZITELMANN, p. 7 (traduction personnelle).

68ZITELMANN, p. 10 (traduction personnelle). Cf. ég. EMMENGGERp. 161.

69MERTENS, p. 45.

70HUMBOLDT, p. 186. Cf. ég. p. 169.

71NOLL, p. 72

72MORAND, p. 21, se référant à NOLL, p. 75.

(19)

du censeur des lois? Peter Noll ne s’y réfère pas explicitement dans ce passage, mais mentionne Filangieri au début de son ouvrage aux côtés de BENTHAMet de von MOHLnotamment pour montrer l’apport de ces der- niers à la constitution de la légistique en tant que discipline scientifique73.

4. Conclusion

Gaetano Filangieri, en proposant d’instaurer un censeur des lois, s’ins- crit dans une longue et riche tradition de penseurs dont les réflexions ont contribué à forger et à institutionnaliser l’évaluation législative et des po- litiques publiques, pièce maîtresse de la légistique matérielle.

On ne saurait toutefois considérer l’auteur de la Science de la législation comme l’inventeur à proprement parler de l’évaluation législative tant la forme que les méthodes de cette discipline ont évolué depuis lors. En re- vanche, les caractéristiques et les missions du censeur des lois qu’il ima- ginait annoncent non seulement l’avènement de cette nouvelle fonction de l’État de droit contemporain mais aussi, même si ce n’est qu’à titre d’esquisse, celui de la juridiction constitutionnelle. D’autres auteurs illus- tres l’ont pourtant précédé sur ce chemin sans, pourtant, qu’il n’y s’y ré- fère explicitement.

Gaetano Filangieri doit dès lors être compté comme l’un des nom- breux jalons dans l’histoire des idées qui ont permis l’avènement de l’éva- luation législative.

73NOLL, p. 24.

(20)

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