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«BIBLIOTHÈQUE DES LETTRES MODERNES» thèses et travaux de critique et d'histoire littéraire

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Pierre Jean Jouve

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«BIBLIOTHÈQUE DES LETTRES MODERNES»

thèses et travaux de critique et d'histoire littéraire

2. A.B. JACKSON, La Revue Blanche ( 1889—1903). Origine, influence, bibliogra- phie, 1960.

3. René Marill ALBÉRÈs, La Genèse du Siegfried de Jean Giraudoux, 1963.

4. Francis PRUNER, Les Luttes d'Antoine. Au Théâtre Libre. I, 1964.

6. Lester J. PRONGER, La Poésie de Tristan Klingsor (1890-1960), 1965.

7. Avriel GOLDBERGER, Visions of a New Hero. The Heroic Life according to André Malraux and Earlier Advocates of Human Grandeur, 1965.

8. Robert COUFFIGNAL, L'Inspiration biblique dans l'œuvre de Guillaume Apolli- naire, 1966.

9. Enrico Umberto BERTALOT, André Gide et l'attente de Dieu, 1967.

Il. Clément MOISAN, Henri Bremond et la poésie pure, 1967.

12. Anne A. KETCHUM, Colette ou la naissance du jour, étude d'un malentendu, 1968.

13. Robert A. JOUANNY, Jean Moréas, écrivain français, 1969.

14. Louis FORESTIER, Charles Cros, l'homme et l'œuvre, 1969.

16. Robert COUFFIGNAL, «Aux premiers jours du monde...» — La Paraphrase poétique de la Genèse, de Hugo à Supervielle, 1970.

19. Réal OUELLET, Les Relations humaines dans l'œuvre de Saint-Exupéry, 1971.

20. Raymond MAHIEU, Paul Léautaud — la recherche de l'identité ( 1872-1914), 1974.

21. Yvon RIVARD, L'Imaginaire et le quotidien — essai sur les romans de Georges Bernanos, 1978.

22. Jean-Claude MORISOT, Claudel et Rimbaud — étude de transformations, 1976.

24. Keith MACFARLANE, Tristan Corbière dans Les Amours jaunes, 1974.

25. Robert A. JOUANNY, Jean Moréas, écrivain grec, 1975 [Institut Français d'Athènes].

26. Silvio YESCHUA, Valéry, le roman et l'œuvre à faire, 1977.

27. James B. SANDERS, André Antoine, directeur à l'Odéon — dernière étape d'une odyssée, 1978.

28. Bernard DUCHATELET, La Genèse de Jean-Christophe de Romain Rolland, [Tome Ier, Livre I"] 1978

29. Slava M. KUSHNIR, Mauriac journaliste, 1979.

30. Pierre CAIZERGUES, Apollinaire journaliste, les débuts et la formation du journaliste (1900-1909). Textes retrouvés d'Apollinaire. I : 1900-1906,

1981.

31. Claude DEBON, Guillaume Apollinaire après Alcools. I : Calligrammes — le poète et la guerre, 1981.

32. Régine PIETRA, Valéry — directions spatiales et parcours verbal, 1981.

33. Paul A. FORTIER, Voyage au bout de la nuit — étude du fonctionnement des structures thématiques : le «métro émotif» de L.-F. Céline, 1981.

34. Kurt SCHÂRER, Thématique et poétique du mal dans l'œuvre de Pierre Jean Jouve, 1984.

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BIBLIOTHÈQUE DES LETTRES MODERNES

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KURT SCHÀRER

thématique et poétique du mal

dans l'œul're de

Pierre Jean Jouve

publié avec raide du Fonds national suisse de la recherche scientifique

LETTRES MODERNES MINARD

73, rue du Cardinal-Lcmoinc - 75005 PARIS 1984

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SIGLES ET ABRÉVIATIONS Œuvres de Pierre Jean JOUVE C Commentaires (Neuchâtel, À la Baconnière, 1950).

H Hécate (Aventure de Catherine Crachat, 1) (Paris, Mercure de France, 1963).

EM En miroir (Journal sans date) (Paris, Mercure de France, 1970).

MD Le Monde désert (Paris, Mercure de France, 1960).

P Paulina 1880 (Paris, Mercure de France, 1962).

Pl... Poésie, tomes I, II, III, IV (Paris, Mercure de France).

PP Le Paradis perdu (Paris, Grasset, 1966).

SC La Scène capitale (Paris, Mercure de France, 1961).

V Vagadu (Aventure de Catherine Crachat, II) (Paris, Mercure de France, 1963).

Œuvres de Sigmund FREUD SA 1... Studienausgabe (Frankfurt, S. Fischer Verlag).

Toute reproduction ou reprographie et tous autres droits réservés.

IMPRIMÉ EN FRANCE ISBN : 2-256-90822-4 Première édition : 1000 exemnlaires

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avant-propos s INGULIÈREMENT monomane et obsédante, l'œuvre de P. J. Jouve n'est pas d'un abord facile. Sous une diversité apparente, elle révèle bientôt la monotonie du ressassement, et, au lieu de progresser, de s'achever enfin dans un heureux dénouement, elle se présente comme un éternel retour aux mêmes questions. Cachant le divers sous le voile du même et brisant le même dans les mille facettes du divers, elle risque d'égarer le lecteur dans un inextricable réseau de voies et de traces.

Rien d'étonnant donc à ce qu'il n'y ait que peu d'études d'ensemble sur Jouve et qu'elles aient toutes essayé de structu- rer son œuvre en la saisissant dans l'ordre chronologique de son surgissement. Cette démarche générative a l'avantage de trouver sa justification dans le fait que les écrits de Jouve sont essentiellement « de circonstance » : nés au hasard des ren- contres et des événements qui ont marqué l'homme et sa pen- sée, ils se constituent au rythme des péripéties et des situations dont se compose une vie. Portant ainsi l'empreinte de l'expé- rience vécue, ils vont même, comme l'a montré Simonne San- zenbach, jusqu'à devenir le miroir quasi narcissique de la per- sonne de P. J. Jouve. Par ses commentaires et par ses pages de Journal, celui-ci a d'ailleurs largement encouragé de telles approches : celles de René Micha et de Margaret Callander, l'une s'appuyant sur une connaissance approfondie de la per- sonne de l'auteur et l'autre sur un examen consciencieux de la critique jouvienne, de celle même qui, au jour le jour, a accompagné la genèse de l'œuvre.

Tout en utilisant ces travaux et leurs résultats, la présente étude s'est proposé une approche radicalement non biographi- que. S'inspirant des articles que Yves Bonnefoy et Jean Staro- binski ont consacrés à la pensée et à la poétique de Jouve, elle néglige en principe la structure extérieure des écrits et leur suc- cession chronologique. En revanche, elle accepte pleinement

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leur caractère commun de dédale, et elle s'applique à en dessi- ner l' infrastructure : un itinéraire idéal, dont les étapes ne coïncident avec la démarche tout extérieure de l'œuvre qu'aux seuls instants décisifs de crise et de rupture. Centrée sur les grands thèmes de la faute, de l' amour et du passage, cette étude cherchera à dégager les lignes de force quasi souterraines d'une aventure qui se réalise tour à tour et simultanément dans les poèmes, dans les romans et les récits, dans le journal intime, dans les commentaires de l'auteur et enfin dans ses tra- ductions.

Le danger d'une telle approche consiste dans le fait que la pensée critique se voit incessamment confrontée avec certains concepts qui, clairement définis en apparence et connus de tout lecteur moderne, s'offrent comme des outils faciles à manier, mais dont l'inconvénient est qu'ils tendent à dissoudre le parti- culier dans le général. Dans le cas de Jouve, qui, en tant que commentateur de son œuvre et de sa pensée, semble précisé- ment inviter à la généralisation et à la simplification, il est dif- ficile parfois de ne pas céder à ce penchant. Celui-ci se mani- feste dans la navrante inflation de quelques mots passe- partout, tels que le nada, l'éros et la mort : termes centraux, sans doute, mais qu'une certaine critique se borne à répéter indifféremment comme de véritables clés.

Pour éviter le piège de ces généralités, il nous a semblé indis- pensable de nous ajuster au discours dans lequel s'accomplit la pensée jouvienne : de là les citations que nous avons intégrées à notre texte. Cette volonté de précision justifie aussi l'utilisa- tion des citations proprement dites, que l'on peut diviser en deux catégories. Les unes servent de preuves à l'appui et devraient permettre au lecteur de vérifier nos assertions en les confrontant au discours original. Les autres sont plus étroite- ment liées au discours critique, qui, entièrement organisé autour d'elles, y converge comme en un foyer lumineux ou s'en sert comme d'un pivot à partir duquel il peut s'engager dans une nouvelle direction.

Dans tous ces cas, l'emploi des citations est bien sûr para- doxal. Car, quelle que soit leur fonction par rapport au texte critique, celui-ci ne peut s'empêcher d'en être l'exégèse. Ce sur quoi notre discours tente de s'appuyer devient ainsi simultané- ment ce qui doit et veut être éclairci par ce discours même. Ce paradoxe cependant — une des manifestations du cercle hermé-

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neutique — est un défi porté à toute lecture qui, par souci de véracité, serre de près la pensée et la parole d'autrui.

Or, si cette fidélité saura nous garder de la satisfaction facile que réserve toute généralisation hâtive, elle menacera néan- moins de nous conduire vers un excès contraire. Ainsi la pen- sée critique risque-t-elle de se perdre dans et avec la pensée qu'elle s'applique à suivre dans tous ses mouvements. Ce dan- ger est d'autant plus grand que l'égarement est précisément ce qui distingue la pensée jouvienne. Il pourrait être considéré même comme sa modalité : une manière d'être, en tout cas, dont il faut tenir compte et qu'il est nécessaire de montrer avant de vouloir l'expliquer. Trop soucieuse peut-être d'exacti- tude, la présente étude engagera le lecteur dans un labyrinthe où il ne lui sera pas toujours facile de s'orienter. Toutefois il y retrouvera sans peine le fil conducteur à l'aide des deux index, grâce aux renvois que nous avons mis en note et grâce surtout aux conclusions des différents chapitres. À la fois rétrospec- tives et prospectives, celles-ci s'efforcent de résumer le chemin parcouru tout en indiquant déjà la direction future du discours critique.

Le principe ordonnateur de notre démarche sera cependant ce que nous nous sommes permis d'appeler le Moi jouvien.

Différent de la personne de P. J. Jouve, ce moi est une entité spirituelle, conçue comme support ou centre d'une pensée qui, au plan de l'expression ou de l'œuvre ne cesse de se diviser en une multitude de facettes et de genres. Une conscience, selon l'expression chère à Georges Poulet, ce moi deviendra toutefois aussi le lieu de cette expérience vécue qui est le matériau des œuvres de Jouve et se placera de la sorte à l'origine même de sa pensée.

Or la première et la plus persistante des expériences est sans doute celle de la scission. Qu'il s'interroge sur lui-même ou qu'il se tourne vers autrui, vers le monde ou vers le divin, Jouve commence toujours par affirmer le déchirement. En découvrant partout des aspirations dualistes ainsi que des phé- norhènes antagonistes, sa pensée procède selon le rythme même de cette rupture qui s'est imposée violemment une première fois dans la volte-face spectaculaire par laquelle le poète, à l'âge de 37 ans, a rejeté l'ensemble de son . œuvre écrite jusqu'alors en faveur d'une « Vita Nuova ». Et tout ce qui, par la suite, a été seul reconnu par Jouve comme son œuvre

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véritable s'est constitué également selon ce rythme d'alter- nances et de brisures.

Cette rupture qui se reflète dans la vie de l'auteur et dans la structure de son œuvre est également, selon Jouve, le point de départ de toute pensée, ainsi que le commencement de l'exis- tence humaine. Elle se résume comme l'expérience d'un moi qui, s'étant cru libre et souverain, se réveille à la conscience en se voyant confronté avec une réalité ignorée jusqu'alors mais aussitôt reconnue comme absolument déterminante. Ainsi menacé dans son autonomie par cette donnée étrangère, le moi finit par se scinder lui-même en opposant à la douloureuse certitude de la division le désir contraire d'une adhésion pas- sionnée.

Dans l'optique jouvienne, l'aventure à la fois capitale et pri- mordiale de la scission s'identifie avec l'expérience de la faute et de la chute. Devant être comprise dans son acception morale ou religieuse, mais aussi dans le sens métaphorique plus vaste d'écroulement, la chute représente le sujet de la Première par- tie de cette étude. Elle y est analysée d'abord dans les romans, qui la conçoivent presque invariablement comme la crise de l'adolescence. En suivant chacun des héros dans ce devenir qui, au sortir de l'enfance, l'entraîne vers la scission de l'âge adulte, le premier chapitre s'applique à tracer les grandes lignes d'une thématique de la chute. Mais en même temps, il se com- prend comme une réflexion sur la nature des romans jouviens.

Ces récits, qui se proposent de dépeindre des destinées indivi- duelles, ne sont en fait que des mises en scène variées d'un seul destin général. Et les itinéraires des héros romanesques ne sont donc en fin de compte rien d'autre que la forme « historiée » du mouvement d'une pensée qui, inlassablement et sous des angles différents, aborde un problème qu'elle ne parvient jamais à résoudre.

Cet échec, qui a pu décider Jouve à abandonner le roman, détermine aussi la démarche des autres chapitres de la Première partie, chacun étant consacré à une nouvelle tentative d'éluci- der l'énigme de la faute ou de la scission. Cette fois-ci cepen- dant, ce mystère ne sera pas étudié dans quelques cas particu- liers, mais pour ainsi dire à sa source : dans la chute d'Adam

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et d'Ève, dans celle de Lucifer, ainsi que dans le mythe aux teintes gnostiques de la faute divine, dans les théories enfin par lesquelles Freud a essayé de comprendre la culpabilité.

Or, si ces tentatives montrent que la scission n'est pas réser- vée à l'homme, mais qu'elle est universelle et propre à tout ce qui est, elles ne réussissent pas pourtant à expliquer ce mal fondamental. Péché originel, luciférisme romantique et culpabi- lité de Dieu d'une part, ambivalance dans l'attitude en face du père et formation du sur-moi de l'autre : les théories se super- posent et se côtoient sans qu'il soit possible de connaître celle qui se trouve à l'origine de ce jeu de correspondances. L'ana- lyse des différentes approches jouviennes devient de la sorte une illustration frappante de ce que nous avons appelé l'égare- ment : l'impuissance d'une pensée qui, s'efforçant de répondre à la question fondamentale de l'être, se perd — soit dans le déjà dit et dans le déjà pensé, soit dans une symbolique qui se soustrait à toute compréhension conceptuelle.

Parvenu à cette extrémité pourtant, le Moi jouvien fait sou- dain volte-face. Au lieu de chercher à sonder le mystère de la scission, il l'accepte maintenant tel quel en disant oui au fait brut et empirique de son existence. Mouvement-type d'une pen- sée qui, placée en face d'une réalité hostile et déchirée, se découvre elle-même blessée par le mal de la scission, cette volte-face n'est nullement un acte de résignation passive. Elle signifie au contraire une adhésion par laquelle le moi s'appro- prie soudain ce qui semble le nier.

Nous nous sommes permis de donner à ce mouvement le nom de conversion, ce terme réunissant en lui toutes les conno- tations qui permettent de comprendre la portée de cette opéra- tion complexe. S'il implique l'idée d'un changement ainsi que d'une adhésion, il désigne en même temps l'élément dynamique que la volte-face introduit dans une situation apparemment sans issue. Car, en tant qu'acceptation volontaire de données inéluctables, la conversion est aussi créatrice d'un nouveau mouvement au cours duquel la pensée, oscillant sans trêve entre les pôles antagonistes et les soumettant à un jeu de varia- tions et de renversements continus, parviendra à convoquer les contraires, à les confondre et finalement à les transformer l'un dans l'autre. Ainsi la conversion deviendra-t-elle l'unique forme de développement que la pensée jouvienne sache opposer au fatal mécanisme de la scission. Se dégageant peu à peu tout

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au long de cette Première partie, elle finira aussi par comman- der la démarche et la structure de la présente étude.

Toutefois, pour pouvoir évaluer les conséquences de ce con- tinuel processus de renversement, il fallait considérer aupara- vant le pouvoir naturel, inné même, grâce auquel le moi se croyait capable de contrebalancer l'expérience de la scission.

Tel est le dessein de la Deuxième partie. Elle est consacrée d'abord aux hymnes jouviens qui témoignent de l'innocence enfantine, de l'identification avec les choses et le monde, de la félicité de l'union amoureuse : de tout un fond de bonheur sans lequel le mal de la scission ne pourrait être en fait ni pensé ni éprouvé.

Dans le dialogue qui a lieu nécessairement entre l'union et la division, c'est cette dernière pourtant qui finira par l'emporter.

Car la fusion suppose un état extatique qui équivaut à l'incons- cience ; et dès qu'il s'agit de la dire, elle n'est déjà plus et se révèle même impensable. Ainsi les souvenirs d'enfance s'éloigneront-ils jusqu'à ne désigner plus qu'un état paradi- siaque perdu. Et comment l'homme pourrait-il connaître l'union dans un monde où Dieu lui-même, recueilli en sa trans- cendance, est incapable de s'unir à quoi que ce soit ? Ce qui semblait faire partie d'une expérience vécue apparaît finalement comme un rêve, un mirage ou une chimère. Pure projection d'un moi que la conscience condamne à un irréparable état de déchirement, le bonheur de la fusion n'est donc, en fin de compte, qu'un désir nostalgique, en lequel se manifeste la don- née primitive des pulsions érotiques.

Or, dans le combat contre le mal de la scission, ce besoin restera malgré tout la seule arme dont dispose le moi, qui le soumettra à présent à un vaste mouvement de métamorphose.

S'inspirant du processus freudien de la sublimation, il essayera de l'arracher à ses premiers objets, à tout objet enfin, jusqu'à ce qu'il ne soit plus que pure volonté de dégagement et d'élé- vation. Cette entreprise cependant est elle aussi vouée à l'échec. Car le désir sublimé est nourri par ce que lui apportent les énergies primitives et non transfigurées. Au lieu donc d'abolir la scission, l'effort de sublimation ne fait que l'aggraver en la multipliant. Ainsi le moi, divisé jusqu'ici entre le savoir et le vouloir, se voit désormais déchiré dans son vou- loir même : il se découvre d'une part tendu vers le haut par une volonté claire et consciente de libération, et de l'autre,

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entraîné par les pulsions érotiques vers le bas, le concret, vers cette réalité à laquelle il souhaitait s'arracher.

Mais cet échec est en même temps le point de départ de la dernière tentative de libération, qui sera analysée dans la Troi- sième partie de cette étude. Fondée dans l'acte de conversion tel qu'il s'est annoncé à la fin de la Première partie, cette entreprise fort complexe s'annonce par un acte d'acceptation totale. Tout ce qui déchire la personne humaine, mais aussi tout ce qui divise le monde devra à présent être connu, reconnu et enfin vécu par le moi. Ce projet se réalise d'abord dans une nouvelle approche du concret. Mais il ne s'agit plus cette fois de s'unir au monde comme à un tout indistinct, ni de le com- prendre à partir de ses principes ou de sa genèse. Mû par le désir d'une connaissance moins globale et plus directe, le moi tâchera de se porter à la rencontre des phénomènes les plus divers. Or, dans cet univers conquis dans un interminable pro- cessus d'assimilation, il sera bientôt impossible de distinguer ce qui est perception et ce qui est imagination. Ainsi le moi, par- tagé entre le dégoût et l'envoûtement, s'égarera-t-il de plus en plus dans une multitude de formes à la fois familières et totale- ment étrangères.

Toutefois c'est grâce à un nouvel effort d'adhésion que cet égarement pourra se transformer en une expérience salutaire, lorsque, cessant de le subir, le moi se mettra à le rechercher délibérément, à se l'imposer enfin comme une épreuve volon- tairement choisie. Cette dernière conversion jouvienne qui, au lieu de combattre le mal de la scission, espère l'épuiser par le mouvement inverse de son acceptation, forme le noyau des aventures de l'insurgé, d'Orphée et du Cerf. Son premier modèle toutefois est le Christ, dont la figure surgit à tous les moments critiques de l'itinéraire retracé dans cette étude.

Conçu comme une virtualité inhérente à la création déchue, le Christ, qui a choisi d'expier une faute qui n'était pas la sienne, désigne en effet un salut que chacun doit saisir et réaliser indi- viduellement. Avec lui donc et sous le signe de son martyre, l'aventure jouvienne annonce l'espoir d'une réconciliation.

Celle-ci n'aura néanmoins nullement le caractère d'une rédemp- tion immédiate ; mais, tel un chemin de croix incessamment repris, elle consistera en des réparations toujours partielles et qui exigeront des efforts sans cesse renouvelés.

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Un cheminement sans fin entre un point de départ qui s'efface en reculant vers une antériorité toujours fuyante et un dénouement sans cesse futur : tel est, réduit à l'essentiel, l' iti- néraire dont nous venons de résumer les principales étapes.

Mais telle est aussi l'œuvre de Jouve : la tentative aussi obsti- née que vaine de s'emparer de ces deux points évanescents.

S'efforçant de jeter un pont entre la pensée et l'œuvre, la pré- sente étude s'est proposé aussi de tracer, simultanément aux grandes lignes thématiques, l'ébauche d'une poétique — conçue comme une réflexion sur la nature de la poésie ainsi que sur les moyens qu'elle met en jeu dans l'instant de sa réalisation. Or cette pensée et cette œuvre sont, de l'aveu de l'auteur lui- même, l'une et l'autre influencées par Freud. C'est pourquoi il nous a semblé indispensable d'examiner également les rapports qu'il peut y avoir entre le freudisme d'une part, et la théma- tique ainsi que la poétique de Jouve d'autre part.

Cette double approche — triple même — inquiétera sans doute le lecteur soucieux d'unité de doctrine. Toutefois elle nous a semblé seule capable de rendre justice à la complexité de la matière qu'il s'agissait d'approfondir. Et cette matière, dans notre cas la pensée jouvienne, reste inséparable des influences qu'elle a subies et de l'œuvre dans laquelle elle a lieu. Cette affirmation n'est pas aussi banale qu'elle pourrait sembler de prime abord. Car chez Jouve, qui souvent a ressenti la tentation de résoudre son drame par d'autres voies — telles que le mysticisme ou la psychanalyse —, on peut observer un constant retour à l'œuvre : une conversion par laquelle le moi s'oblige lui-même à chercher son salut uniquement dans et à travers la pratique de la littérature et de la poésie.

Suivant de près la crise des années 20 et s'étendant sur une bonne dizaine d'années, la découverte de la psychanalyse et l'étude de ses théories s'ordonnent pour Jouve autour de trois centres d'intérêts, auxquels correspondent trois ouvrages de Freud : le lien fatal entre l'amour et la faute (Drei Abhandlun- gen zur Sexualtheorie) ; la crise de l'homme et de la civilisation

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modernes (Das Unbehagen in der Kultur) ; le souci d'un renou- vellement poétique (Die Traumdeutung).

Si, s'opposant à la plupart de ses contemporains, Jouve a salué Freud comme un novateur quasi révolutionnaire, dont il s'agissait de connaître et enfin de répandre les idées, c'est sans doute parce que celles-ci l'ont touché de près. Comme dans le mysticisme et dans la musique, il reconnaît dans le freudisme une pensée-sœur, où il retrouve quelques-unes de ses préoccu- pations les plus intimes. Enfin il le sent capable aussi d'éclairer

— partiellement peut-être, mais avec d'autant plus de netteté

— ce qu'il appelle le drame de l'homme, drame qui se joue précisément entre les deux points évanescents dont nous venons de parler.

Il serait vain de vouloir expliquer cette mystérieuse corres- pondance, qui se manifeste une première fois dans la façon globale dont Jouve a accueilli les doctrines freudiennes, pour les reproduire aussitôt dans quelques écrits théoriques et pour les appliquer ensuite dans des œuvres comme Sueur de sang, Vagadu et Histoires sanglantes. Cependant il s'agit en fin de compte de savoir quelle a pu être l'influence de Freud par-delà cette période d'initiation et, indépendamment de toute chrono- logie, dans la profondeur de la pensée de Jouve. Telle est la question que la présente étude s'est posée : d'abord dans le dernier chapitre de la Première partie et ensuite, d'une façon plutôt accidentelle, chaque fois que les deux pensées semblaient coïncider.

Les résultats de cet examen ne s'accordent guère avec ce que la critique jouvienne a coutume de transmettre. Car il révèle un Jouve qui demeure, à chaque instant et jusque dans ses toutes dernières œuvres, profondément marqué et imprégné de freu- disme. Mais il révèle surtout en Jouve un lecteur qui, s'effor- çant de réduire la part d'exégèse que comporte toute lecture, aborde les textes de Freud presque sans distance critique, comme le ferait un simple traducteur. Cherchant avant tout des réponses à ses propres inquiétudes, il renonce en principe à discuter les théories freudiennes et se contente d'y choisir ce qui peut satisfaire à ses besoins de penseur et de poète. Dans ce sens, Freud reste un original ou une source que, fort sou- vent, Jouve se borne à paraphraser et où il puise des idées, qu'il s'applique à mettre en œuvre. Ce n'est qu'à de rares ins- tants que la paraphrase devient une véritable réflexion, qui

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mènera à l'élaboration d'une idée ou d'une conception qu'on peut, à leur tour, appeler originales. On assistera à de telles métamorphoses dans les chapitres consacrés aux processus de la projection et de la sublimation.

Parmi les innombrables « emprunts » faits à Freud, le plus important est sans doute la notion du ça (« Es ») ainsi que la découverte de son caractère véritablement originel. Jouve l'appelle communément « l'inconscient », qu'il conçoit tout à la fois comme une matière première de la pensée et comme la substance de la personne humaine. Le ça devient de la sorte un élément constitutif, déterminant même, du Moi jouvien — qu'il ne faut pas confondre avec le « je » freudien. Mais il est aussi une réalité ennemie qui, parallèlement à la réalité con- crète, s'oppose à tout élan spirituel, à tout désir d'autonomie et de liberté.

Or c'est ici même que le freudisme de Jouve rejoint la poé- tique jouvienne. Car la prise de conscience de cette double réa- lité n'est rien d'autre que cette expérience qui, selon la concep- tion et la volonté de l'auteur, est le noyau même de l'œuvre littéraire. Se nourrissant en effet de la multitude et de la pléni- tude de tout ce qui est senti et vécu, la parole et l'œuvre auront ensuite pour tâche d'en travailler la substance jusqu'à ce que, l'ayant totalement transfigurée, elles deviennent capa- bles de s'ouvrir à leur tour sur une nouvelle forme d'expé- rience. Fondée de la sorte dans l'expérience et appelée à fonder également une autre expérience, l'acte de l'écriture ne reconnaît son but ni en lui-même ni dans l'œuvre accomplie ; mais, ensemble avec celle-ci, il se conçoit comme un instrument de salut dans une entreprise plus vaste qui, selon la perspective adoptée, peut s'appeler existentielle ou religieuse.

Conformément à ce double rôle accordé à l'écriture, la poé- tique jouvienne se divise en deux tendances opposées. L'une d'elles vise à faire du texte le reflet fidèle de l'expérience dans laquelle il est né. C'est pourquoi elle recherche un langage qui adhère fortement au concret et qui, ne se limitant pas à dési- gner les choses et les êtres, essaie de les évoquer — c'est-à-dire de les rendre présents avec toute l' aura qui a conféré à leur rencontre le caractère d'un événement incomparable. La réalité cependant dont le poème devrait témoigner est, elle aussi, double. À côté du concret, elle comprend encore l'inconscient, que Freud a reconnu dans sa dimension de langage. Manifeste-

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ment inspirée des analyses freudiennes du langage des rêves, la poétique jouvienne tend alors à donner ou à rendre aux mots, aux phrases et aux images, cette mystérieuse ambiguïté, cette polysémie et enfin ce caractère de condensé dont jouissent les symboles oniriques.

L'une et l'autre de ces poétiques de l'adhésion devraient pro- duire un énoncé capable non seulement de rendre, mais d'être ce choc de l'inouï et de l'imprévu, qui est le propre de l'expé- rience vécue. Cette poétique toutefois ne manquera pas de se révéler irréalisable. Car, au contraire du langage subi par le rêveur, celui dont doit se servir le poète est irrémédiablement conceptuel et abstrait. Condamné à transposer ce qu'il nomme sur le plan du général, il n'aura en effet jamais de prise véri- table sur l'individuel. Ce défaut toutefois deviendra la vertu même sur laquelle s'appuiera la deuxième tendance de la poé- tique jouvienne. Se prévalant du fait que le seul acte de nom- mer peut dégager le moi des choses et des phénomènes qui l'oppressent, et se servant de cette puissance d'abstraction, le poète s'appliquera à en dégager la dimension cathartique telle qu'il l'a reconnue dans la pratique de la prière, de la confes- sion et aussi de la psychanalyse.

Élevée par la seule parole sur le plan de l'universel, l'expé- rience vécue apparaît soudain comme transformée. C'est sur cette simple donnée que Jouve fondera une poétique du déga- gement, qui conçoit le poème comme le lieu d'une transfigura- tion totale. Par un emploi systématique de tous les moyens lin- guistiques et poétiques du transfert, il espère faire naître une poésie soustraite au hasard et, à travers elle, un univers trans- cendantal où le moi, libéré des entraves de la réalité, pourra retrouver son autonomie perdue. Or l'obstacle auquel se heurte ce projet de sublimation, c'est la langue elle-même et son caractère fondamentalement référentiel. Confié aux paroles, qu'aucune puissance verbale ne saurait délivrer du « malheur » de la signification, le processus de dégagement ne pourra s'accomplir en fait que d'une manière analogique ou figurée ; et il restera à jamais suspendu au niveau des signes et de la référence.

Mais c'est au carrefour de ces deux poétiques également impossibles — celle de l'adhésion et celle du dégagement — qu'il faut situer enfin l'œuvre jouvienne, comme leur produit et, à la fois, le lieu de leur rencontre. Se combattant sans

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s'exclure, elles s'appuient, en un perpétuel mouvement de con- version, sur leurs échecs réciproques. Et elles confèrent ainsi à cette œuvre une complexité et une cohérence qui la placent en ce lieu singulièrement difficile où une exubérance quasi surréa- liste vient se briser à la sévérité d'une discipline presque mallar- méenne.

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PREMIÈRE PARTIE LA CULPABILITÉ OU LE SAVOIR

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1

LES ROMANS — LA FICTION DU DEVENIR

DANS LES ANNÉES PROFONDES

c EST libre de tout souvenir que le personnage jouvien apparaît brusquement au seuil de l'adolescence. Surgi du néant, vide, vierge et disponible, il se trouve alors plongé d'un coup dans une obscure plénitude de vie en connaissant « les premiers désespoirs, les premières douceurs » (SC, 53). Et son être, né du changement et s'affirmant dans la contradiction, va se manifester pleinement dans l'épreuve de la mue.

Pour Léonide, l'heure capitale de ce réveil s'annonce lorsqu'il se heurte à la plaque d'une tombe portant « le numéro 37 — le chiffre de l'homme, le chiffre de la femme » (SC, 171). Premier présage', ce chiffre se vérifie presque aussitôt par l'apparition de la Femme et, avec elle, d'un feu diffus, noir, souterrain et très violent — d'un « feu féminin » (173) à l'attraction invin- cible : « [...] ce fut comme si je me sentais femme, moi-même, et attiré vers elle de cette façon. ». Portée par une brusque effusion de plaisir, cette identification entraîne le monde entier dans un seul état d'érection, en lequel Léonide finit par recon- naître l'énergie de ses propres forces érotiques.

À partir de cette révélation véritablement originelle, la mue de Léonide se poursuit avec la lenteur propre à une initiation.

Elle culmine une première fois dans la vision de la nudité fémi- nine et dans l'union avec Hélène — double miracle que l'ado- lescent vit comme l'étape décisive du passage ou de la libéra- tion. Car, plein d'orgueil et de bonheur, il constate que cette

1. Cf. : « La ligne de l'abysse et le chiffre virgule / Me regardent curieuse- ment tandis que je nais. » (Pl, 169).

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épreuve l'a radicalement transformé, que sa personne, soudain arrachée à la confuse indécision initiale, a gagné une profonde sûreté. « J'avais franchi! j'étais passé ! j'étais sauvé! [...]

L'orgueil de la mue doit être éclatant chez l'anitnal : je l'éprouvais. Je l'éprouvais au plus haut point, car pour la pre- mière fois de ma vie j'étais heureux, sûr de ma chair et de ma conscience, par un moi sorti et affranchi du "AMO/ seul". » (SC, 245-6).

La sûreté cependant dont ce moi jouit, à l'instant initial de sa vie d'homme, est problématique. À peine née, elle se voit rongée d'un étrange malaise, qui se manifeste au moment où Léonide entend trois prêtres raconter des anecdotes douteuses au sujet de celle qui est devenue son amante.

Bien que vue et possédée, la femme reste « le brûlant sexe opposé, le sphinx » (SC, 205). Elle cache le secret d'un trouble souterrain qui trouve son premier symbole dans l'attrait inhu- main et chaotique de la chevelure. Entrevu dans le feu et incarné dans Hélène, « nourricière érotique des hommes » (211), cet obscur désordre est reconnu enfin comme un élément essen- tiellement étranger, « différent d'elle, de moi et de nous ».

« La volupté étrangère à l'amour », c'est l'Étranger tout court, qui, sous l'apparence du plaisir, s'est introduit dans l'union et que le poème initiatique « Les Masques » appellera « le meurtre » (Pl, 176). « Toujours plus belle, toujours plus mysté- rieuse, cette touffe, pleine de replis et de nuages, de reflets sanglants, de cavernes noires, dans laquelle mes regards se noyaient en éprouvant la volupté du plaisir de la mort. » (SC, 184).

Par-delà l'acte charnel, l'initiation entraîne de la sorte Léo- nide dans le domaine démoniaque des pulsions instinctuelles, destructrices et cannibales. S'extériorisant d'une part dans les jeux secrets et pervers auxquels les amoureux s'adonnent au cours d'un interminable prélude, elles nourrissent d'autre part l'imagination de l'adolescent, qui se livre à d'hyperboliques rêveries de débauche et de possession.

Or, comme pour Waldemar, le héros étranger de La Victime (SC, 89-98), ces obscurs programmes d'action trouvent leur pre- mier stimulus dans l'idée qu'il s'agit d'une entreprise défendue.

En effet, Hélène est adultère ; et cela non seulement d'une façon accidentelle, mais de nature ou par principe. Car, bien

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que peut-être elle n'ait jamais eu d'amant, Léonide l'a recon- nue comme celle « dont le cœur reposait toujours sur l'autre » (193). De plus, la différence d'âge qu'il y a entre les amants donne à leur liaison le caractère de l'inceste.

L'oeuvre du hasard ou du sort, des barrières de toute espèce semblent donc condamner cet amour a priori à l'irrégularité et à l'égarement. Et l'ardeur, naturelle ou instinctive, à laquelle cède l'adolescent partagé entre la curiosité et l'horreur, tout enfin ce qu'il a deviné d'étranger et de démoniaque finit par se résumer dans cette première violence de nature qui entraîne les amants l'un vers l'autre tout en interdisant cette inclination. Se fixant désormais uniquement sur ces intedits et leur transgres- sion, les jeux auparavant vagues de l'imagination perverse deviennent une incessante rumination sur la distance qui sépare Léonide de la femme qu'il a possédée, et confèrent à cet événe- ment la valeur unique d'une scène capitale. Ce qui a été vécu physiquement et en toute réalité se transforme ainsi en un acte symbolique où le plaisir sensuel et l'orgueil de la conquête se confondent dans la joie trouble d'une violation accomplie.

Mais, par-delà cette première transgression, il reste un autre secret à percer, symbolisé par la porte qu'Hélène garde fermée pendant la nuit suivante et qui exerce la même fascination irré- sistible que la « petite porte dure » (SC, 234) de la chambre mortuaire de Pauliet. Saisi d'un ardent désir de passer outre et de franchir la dernière limite2, l'adolescent se jette vers ce mystère à la fois terrifiant et séduisant : « Car j'éprouvais aussi une vague terreur rèligieuse : que se passerait-il si nous allions jusqu'au terme ? Le terme entre nous deux n'était point atteint encore — ce terme — d'une violence et d'une richesse terribles, comment le supporter ? » (248).

Ce terme est brusquement atteint quand Hélène meurt dans le délire même de la deuxième union. L'exploit vital de l'affranchissement devient alors d'un coup l'expérience con- traire de la perte totale, de l'asphyxie et de la privation au sein de la nuit capitale. Ultime secret de l'initiation amoureuse, la mort résume de la sorte tout ce qu'il y avait de trouble, d'exté- rieur et d'innommable. Ainsi cet Étranger deviné dans la Che- velure, cette « Puissance innommée » (SC, 248), ou les défenses 2. « Franchir la muraille » et ouvrir ou fracturer une porte : telles sont les expressions types avec lesquelles Jouve décrit son propre devenir (voir EM, 20, 22, 29, 36).

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enfin, naturelles et psychiques, contre lesquelles luttaient les amants : tout cela s'accomplit dans la mort d'Hélène et se manifeste une dernière fois dans la réaction de Léonide, qui, au milieu du « J'racas silencieux de l'horreur » (253), agit avec une fiévreuse précision mécanique pour prévenir le « scandale » (254).

Ces forces obscures s'étaient d'ailleurs incarnées dans deux figures latérales du récit. Ainsi les défenses et interdits sont-ils représentés dans une scène de cauchemar par la mal mariée, qui échappe à son amant pour rejoindre le mari absent et con- sommera son mauvais mariage en partant « vers sa mort entre les vallons verts » (SC, 196). À cette Femme Noire et martyre correspond Pauliet, l'adolescent débauché et démoniaque que l'imminence de la mort entraîne en une frénétique recherche du plaisir : « [...] tout amour contient un abîme qui est le Plaisir ; il n'y a de réel que le plaisir ; saute donc dans l'abîme, dans le plaisir. » (225).

Or en mourant elle-même dans l'étreinte amoureuse, Hélène réalise le sort et l'essence de ces deux figures allégoriques. Car elle révèle que cette réalité, signalée par les multiples obstacles et par les malaises de l'initiation, est la mort qui, dérobant pour toujours l'être aimé, devient la malédiction capitale qui pèse sur l'amour et qui, telle une coupure, atteint l'acte vital à sa racine même3.

La mort cependant est aussi le secret dernier du plaisir. Car ce qui porte les êtres si invinciblement l'un vers l'autre et ce qui se manifeste dans le feu souterrain de la chevelure, c'est essentiellement un désir de mourir, de s'abandonner à l'attrac- tion de l'abîme dont parle Pauliet. Et Hélène, qui ne « sem- blait pas indemne de cet esprit, sauve de l'abîme, de la mort, du plaisir mélangé à la mort » (SC, 226), réalise enfin cette

« proximité dans le temps du plaisir et de la mort » (256) en poussant, au comble de l'orgasme, le cri funeste, son cri de mort, qui fait écho au rire strident et désespéré dont la Femme Noire accompagne son dernier départ4.

Enfin l'initiation s'achève exactement comme elle avait com- mencé, par un acte d'identification. Car Hélène à la chevelure

3. Voir SC, 256 ; et le poème n° 10 de « Les Masques » (Pl, 175).

4. Le plaisir mortel s'associe au sourire dans une évocation de la mort d'Hélène du poème « Tes longues cuisses nues... » (Kyrie ; Pl, 361).

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ignée, en laquelle Léonide avait reconnu sa propre sexualité, finit par se confondre avec la Femme Noire de sorte que celle- ci devient à son tour une partie du moi : « Comme si, cette Femme Noire, elle était un morceau de ma chair. Comme si la désespérée, celle qui éclate de rire, celle qui doit fuir dans le malheur, c'était moi, le mystère même de moi, la partie qu'Hélène m'avait permis d'épouser [...]. » (SC, 259).

Compris dans un symbolisme féminin, le noyau de l'expé- rience cruciale et première de l'homme est donc la découverte de la coexistence ou plutôt du mélange de la poussée vitale et de l'attraction mortelle. Et cette dualité de l'éros et de la mort, tant de fois traitée, commentée et pensée par Jouve, a comme fatale conséquence que le moi n'arrive à se saisir qu'à partir d'un état contradictoire — de scission et à la fois de confusion

— en lequel la naissance coïncide avec l'expérience de la mort.

Cette ambiguïté se manifeste enfin dans le double rôle d'Hélène, qui, après avoir mis Léonide au monde, se hâte de l'épouser dans sa mort.

[•••]

Quand je t'aime et quand égaré à ton flanc Je me revois naissant sur les places superbes Car la naissance était enfermée dans tes yeux À peine étais-je né sur les places superbes La musique aux corniches faisait beau le jour Lorsque je naquis, sur les places superbes [...]

[...] mais je t'avais

Rencontrée sur la place où les morts se promènent. (Pl, 289)

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PAULINA 1880

p OINT de départ où s'annonce la destinée du héros jou- vien, le paradoxe de la naissance mortelle coïncide pour Paulina avec le réveil d'une violente passion. Endormies jusque-là sous les dehors d'une timidité farouche, son ardeur et sa véhémence se manifestent aussitôt comme étrange dualité lisible dans les yeux, qui, à la fois chastes et tendres, un peu troubles et d'un reflet nocturne, trahissent des « profondeurs extrêmement noires, mais limpides » (P, 35).

Avant d'agir, avant toute prise de conscience même, Paulina devine l'existence de ces profondeurs ambiguës au cours de trois expériences, pendant lesquelles sa seconde nature ou son nouvel être s'ébauche peu à peu. Ainsi, au milieu de ses priè- res, elle éprouve soudain le vague sentiment d'un manque lié à l'idée d'une souffrance expiatoire. Et la certitude que « Dieu a besoin de notre souffrance et ne nous aime que si nous souf- frons » (P, 24) s'exprime dans un brusque mouvement de con- version qui, au dénouement de l'épisode du chevreau, engage la jeune fille à tuer de ses propres mains la créature chérie.

L'idée de la souffrance se cristallise enfin dans l'image des Saints que Paulina aime regarder souffrir. Si d'une part elle y voit comme l'ébauche de ses propres mortifications futures, elle y reconnaît d'autre part, en une saisie immédiate et quasi charnelle, le lien entre l'amour et la mort, en s'identifiant au modèle de sainte Catherine blessée par les stigmates. Et, sous ce qui n'était jusqu'alors qu'un seul mouvement d'amour, elle découvre soudain des impulsions nouvelles, essentiellement défendues, mais tellement impérieuses que la jeune fille s'en trouve aussitôt submergée. « La vision de Paulina se troublait, une étrange chaleur montait de son corps à sa pensée, elle éprouvait un désir brusque d'embrasser, de mordre, de battre et d'être anéantie. Elle faisait rapidement un acte de contrition, et elle courait chez son confesseur. » (P, 29).

À partir de ces quelques expériences fondamentales qui, selon la structure typique du roman jouvien, préfigurent les

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principales étapes de sa destinée, le devenir de Paulina, tout en suivant le cours inexorable de l'initiation, se fait avec une len- teur presque exaspérante. L'entraînement vertigineux qui, en l'espace de quelques semaines, avait plongé Léonide dans l'abîme du plaisir et de la mort prend ici le caractère d'une chute vécue au ralenti et se poursuivant bien au-delà de l'ado- lescence proprement dite.

La mue de Paulina ne consiste en fait qu'en un sourd travail de rumination, par lequel elle s'invente le péché de la chair en le tirant pour ainsi dire d'elle-même. Toutefois, cette matura- tion ne se fait pas sans l'influence du dehors. Car la première impulsion provient des interdits qui pèsent sur l'adolescente, dont la nature tout entière « feu et vapeur » (P, 51) s'accorde mal avec « l'atmosphère confite, conventionnelle et immua- ble » (23) du milieu où elle se réveille. Dès les premiers instants de son éveil, Paulina se voit donc entourée d'interdictions et de méfiance. L'arrêt de mort que le fermier prononce sur le che- vreau à la trouble chaleur animale, les vagues remontrances du confesseur, la sollicitude presque incestueuse du père et du frère : tout témoigne d'une espèce de conjuration universelle qui se résume dans la seule et unique « passion en commun » (22) d'une famille occupée à « surveiller jalousement l'existence de Paulina ».

Enfermée dans une chambre, où d'ailleurs on continue à épier ses moindres mouvements, rejetée vers son propre moi et littéralement confinée dans sa vie intérieure, elle commence tout naturellement à y distinguer elle-même des mouvements répréhensibles et défendus. En faisant siennes de la sorte les défenses qui la condamnent au secret, elle approuve la méfiance dont elle est l'objet et s'engage de plus en plus dans un cercle vicieux, où la clandestinité et la méfiance se nourris- sent mutuellement. Ce processus par lequel la scission, qui n'existait d'abord qu'entre le moi et les autres, est transportée à l'intérieur du moi, aboutit enfin à la première prise de cons- cience, au savoir de la dualité : « [...] nous avons lu [...] la Divina Commedia, une partie de L'Inferno et Il Paradiso, et ensuite j'ai su qu'il existait un monde plus immense, plus ter- rible, plus éternel que ce monde ; c'est après la Divina Com- media que tout changea et que la vie cessa d'être enfantine et bonne. » (P, 48).

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À partir de ce changement capital, Paulina n'est plus que déchirement entre des aspirations contraires : au vœu enfantin d'être pure comme la glace, sans douleurs ni désirs, s'oppose l'envie nouvelle de connaître et de posséder le monde, les hommes, tout. « Si joyeuse qu'il lui semblait que le ciel allait s'entr'ouvrir pour elle, ou si triste qu'elle cherchait des yeux l'endroit le plus profond du lac où elle irait se jeter cette nuit » (P, 51-2) — elle joue des rôles, toujours entièrement sincère et incapable pourtant de suivre jusqu'au bout les mouvements incompréhensibles de son âme.

Ces contradictions sont également le germe et la première forme de ce que Paulina appelle le péché. Témoignant d'un profond ennui qui s'insinue dans tous les états de son esprit, elles aboutissent finalement à l'attente d'un événement admi- rable, capable de combler le vide longtemps pressenti et désor- mais sans cesse présent. « Une porte allait s'ouvrir et à cette idée un mouvement de passion si violent se produisait en elle que son âme devait bientôt renoncer à l'éprouver entière- ment. » (P, 45-6) 1.

Deviné dans un immense trouble intérieur, ce miracle n'est rien d'autre que le nouvel être naissant vers lequel les adoles- cents jouviens tendent avec une fiévreuse impatience. Et cette métamorphose s'accomplira, étape par étape, dans la réclusion de la première des chambres en lesquelles se jouent toutes les scènes décisives de sa destinée2. C'est là qu'elle se sent volup- tueusement devenir femme et que, sous la naïve coquetterie d'un narcissisme tout enfantin, se dessine peu à peu une ten- dance complémentaire : l'obscur désir mêlé de crainte d'être devinée, vue, regardée et enfin touchée par un « Lui » (P, 37).

Ce « chevalier », double charnel de l'époux divin de sainte Catherine, se cristallisera finalement dans la personne du comte 1. Pour le thème de la porte comme dernière barrière devant le Mystère, cf.

cette apparition d'Hélène se confondant avec les portes de son salon : « En la saluant je continuais de regarder la chambre [ ... 1, où les portes s'enfonçaient à travers d'épaisses parois [...], où les ferrures des portes étaient énormes et compliquées comme des cuirasses anciennes. Madame de Sannis m'apparaissait enfin contre une de ces portes, prisonnière même de la porte, encadrée par les proportions de l'ancienne porte, entourée de son atmosphère étrange [...]. » (SC, 187). 2. L'éveil de la sensualité et l'initiation amoureuse se font dans les chambres de l'adolescente à Milan et à Torano. Sa liaison clandestine avec Michele a comme lieu la chambre chez les D... à Milan. L'expérience mystique se passe derrière les portes fermées de la cellule du couvent. Enfin, il y a la chambre bleue, où s'accomplit la destinée de Paulina.

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Michele Cantarini, qui réunira en même temps la totalité des interdictions pressenties. Car cet homme, qui incarne si bien le miracle attendu, est marié. Ainsi la nouveauté enfin reconnue ne réussit-elle qu'à plonger Paulina davantage encore dans la contradiction et par conséquent dans le péché. Car, dans son imagination, qui demeure fixée comme celle de Léonide sur l'interdit même, elle ne peut se peindre le mystère de l'amour sans aussitôt se juger elle-même impure, méchante, perverse, et s'enfoncer de la sorte dans le cauchemar du remords.

Or ce péché imaginé dans les mauvais rêves restera long- temps comme en veilleuse. Car c'est dans une innocence par- faitement enfantine que Paulina vit la première union avec le comte et la longue liaison consécutive. Réalisations parfaites de l'Amour qu'elle reconnaît comme la « substance » de sa vie (P, 68), elles représentent un bonheur auquel le partage confère la douceur du « sentiment de l'unité » (129). La voix tout inté- rieure du jugement qui réveillera les amants coupables à leur détresse reste longtemps comme suspendue et ne se fait entendre qu'à de rares instants de crainte : « Quand il s'en allait elle se retrouvait seule meurtrie et triste, les larmes lui venaient car l'horreur de sa situation apparaissait. » (73).

Mais si, grâce à sa faculté de rêver, Paulina parvient à com- bler ces intervalles — en prolongeant la courte joie de l'union, en s'imaginant « son amant demeuré en elle » (P, 73), et en enveloppant comme d'un brouillard le père et le frère égale- ment méfiants —, ce bonheur presque parfait se trouve cepen- dant menacé par le fait qu'il doit rester secret. Car les mille voiles dont son mystère doit être protégé finissent par s'étendre entre les amants eux-mêmes. « Pendant le jour ils ne se voyaient presque pas. [...] Comme son vrai regard l'eût per- due, elle fuyait. [...] Elle se fût entièrement trahie plutôt que de lui parler sur un ton de convention, parce que cette ruse-là les englobant ensemble devant les autres eût répandu la honte dans leurs deux cœurs. » (77).

Ce vague malaise se précise le jour où le père a failli décou- vrir le secret. La seule ruse ne suffisant plus pour tromper les soupçons toujours latents, les deux amants s'imposeront l'inter- mittence. Et c'est dans cette pause que, pour la première fois, ils connaissent leur misère, et que Paulina, partagée entre le désir et la honte, retombe dans la dualité. Sous « l'atroce lumière » (P, 82) de la conscience, elle découvre que ce mysté-

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rieux nouvel être qu'elle avait désiré avec tant d'impatience est en vérité un secret honteux : la folie d'une basse sensualité ou la maladie d'une soif purement animale.

Le péché, identique désormais à la misère de l'être qui se sait faible et plein de désir, se réalise dans la vie impure que celui-ci poursuit en toute conscience. Mais cette « grande faute » (P, 87) pour laquelle il faut implorer le pardon divin est en même temps le seul bien auquel Paulina ne veut renoncer à aucun prix. L'ancienne dualité de l'adolescente qui, tour à tour, jouait des rôles différents, devient alors le rythme de vie de « la pécheresse » (95). Commençant « à penser, à sentir de manière double » (99), elle se divise en deux êtres, dont l'un appartient au jour et l'autre à la nuit, mais qui, telles les voix alternantes d'un seul chant composent « ensemble une seule Paulina plus tendre et plus profonde ».

Ces voix étaient contraires mais non pas ennemies. Un pacte les liait entre elles dans la profondeur de Paulina. L'une reprenait quelques fragments de prières et s'humiliait, avec l'espoir d'être entendue de Dieu. L'autre glissant de souvenir en souvenir, racontait une histoire voluptueuse ; et Paulina soupirait de sentir qu'elle avait, malgré tout,

, u u (P, 93"4)

le bonheur.

Tandis qu'en elle-même Paulina parvient à rétablir de la sorte un nouvel accord, la scission continue à déchirer le monde autour d'elle. Tout se passe comme si l'alternance une fois adoptée consacrait l'intermittence dans laquelle elle est née et l'introduisait subrepticement partout. Ainsi, pour ménager leurs rendez-vous, les deux amants sont-ils obligés à se fier à des intermédiaires, de sorte que leur amour dégénère vraiment en une liaison secrète, qui n'est plus que la caricature du bon- heur. Michele, rêvant d'une vie franche et claire, supporte mal l'humiliation de cette « existence clandestine » (P, 109) alors que son amante l'accepte comme une souffrance expiatoire destinée à conserver ou à restituer à leur union son innocence et son intégrité premières. Éloignée d'un amant qui a cessé de la com- prendre et plus que jamais rejetée sur elle-même, Paulina découvre enfin la nécessité d'un intermédiaire dans^ son dia- logue avec Dieu. Car, ayant par sa faute blessé et même cruci- fié « une nouvelle fois le Sauveur » (87), celui-ci n est plus accessible que par l'intercession de la Vierge.

Toutes ces failles se résument enfin dans la mort du père.

Conçue d'abord comme une libération, cette mort prend aussi-

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tôt le caractère angoissant d'un délaissement existentiel qui ouvre « peu à peu les portes de la cave où se tenait le Péché » (P, ni). Car le père, comme représentant de toutes les interdic- tions qui pesaient auparavant sur la fille, est aussi celui qu'elle a offensé par l'unique faute consciente et intentionnelle qu'elle ait jamais commise : par la tromperie fixée dans le tableau- cauchemar de la « première de toutes les nuits », où Paulina avait pris « la clé sous la tête du père endormi » pour ouvrir

« la porte à celui qui ravira au père son honneur ». Et à la suite de ce péché originel s'allonge la file de ses répétitions, dont chacune l'amplifie et le grossit d'autant de fautes sem- blables commises. Le péché du péché cependant consiste en la clandestinité, dans le fait donc que la tromperie n'a jamais été avouée. Le père étant mort sans rien savoir, l'aveu complet qui aurait pu effacer l'outrage se révèle soudain impossible. Et le mensonge, irréparable et impardonnable de la sorte, s'identi- fie maintenant à ce voile devenu de plus en plus opaque dont les amants avaient toujours protégé leur amour. Rejetée vers elle-même, vers son coupable secret, Paulina se voit condamnée désormais à perpétuer l'occasion manquée dans une stérile remémoration de son premier péché. En ce sens, la fin de la transparence marque aussi la chute dans le temps doublement fatal de la répétition et de la fuite : « Il lui semblait que la vie, la vie qui s'enfuit, avait inscrit sur elle : voleuse. Elle aurait voulu rattraper la vie, la supplier de lui laisser son père [...]. » (112).

Seul l'amour semble encore à l'abri de ce stérile combat con- tre le temps. Se poursuivant ailleurs, il ne peut être touché par aucune injure, par aucune angoisse. Toutefois « cette réalité magique qui devait tout expliquer » (P, 112) se révèle sans secours contre la tristesse du péché. Ayant perdu son caractère d'absolu, l'amour doit être protégé lui aussi du temps, de la vie et de la faute. Mis entre parenthèses, il est alors définitive- ment relégué dans la clandestinité nocturne d'une « existence secrète » (115), en sorte que les obstacles, qui semblaient autre- fois s'opposer à lui, deviennent maintenant les conditions mêmes de sa réalisation 3.

3. Fondé dans le mensonge, ce voile ou cet obstacle s'opposera à tout jamais au bonheur de l'amour. Ainsi lorsqu'après sa longue pénitence, Paulina voit revenir Michele, elle continue de songer « qu'elle eÛt pu être une femme heureuse si tout n'avait pas commencé par le mensonge » (P, 235).

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Les amants se sentaient interdits comme les oiseaux nocturnes à la lumière du jour. [...] Ce qui s'opposait à eux changeait entièrement de forme. Pas plus qu'hier ils ne pouvaient songer à imposer leur liaison au monde de Milan [...]. Hélas, hélas il n'était point permis à Paulina d'ouvrir simplement devant Michele les portes de la maison Pandol- fini. Et cela ne serait jamais jamais permis. « Non, cher comte, il nous faut poursuivre dans le secret le plus complet. [...]. » (P, 114-5) Cette séparation radicale entre l'amour et la vie s'aggrave encore par un redoublement du souci religieux, qui plonge Paulina dans des dévotions de plus en plus intenses. Comme

« elle aimait, et elle péchait, non par le même esprit » (P, 112), elle approfondit le fossé entre les deux versants de son exis- tence. D'une part, il y a « la joie blanche, la joie de neige, la joie lumineuse » (122), l'état de grâce de la sainte communion et de la prière donnant accès à Dieu ; d'autre part, il y a la passion des deux corps qui se confondent « dans la joie comme une étoile dans le ciel du matin » (128).

Mais ces bonheurs extatiques, contraires et complémentaires tout à la fois, qui s'ouvrent sur le monde atemporel de la féli- cité complète, sont menacés tous deux par l'intermittence. Quoi qu'elle fasse pour les prolonger — « Encore une minute d'arrêt dans le déroulement des choses » (P, 125), « Terre céleste ! terre céleste ! comment rester avec toi » (128) —, Paulina doit inexorablement « descendre » (125) dans la vie où, avec les affaires, les gens et le temps, elle retrouve le vide qui s'étend de plus en plus entre ces deux expériences de plénitude, enfer- mées et isolées dans le secret de l'âme et de la chambre close.

C'est dans un tel espace nul que survient la mort de la com- tesse Zina. Se superposant à la figure du père, Zina représen- tait le dernier obstacle qui s'opposait à l'amour. Mais au lieu d'ouvrir les portes de la liberté, sa disparition ne fera que creu- ser davantage le gouffre du péché. Car, ballottée d'abord entre une joie trouble et coupable et la détresse du chagrin, entre

« la voix de Dieu » (P, 135) et « la voix de sa chair », Paulina entend soudain la terrible troisième « voix du remords ». Et, comme le hasard du décès de sa rivale correspond étrangement à ses désirs les plus bas, cette voix l'accuse aussitôt d'avoir moralement tué Zina. « On rencontre la mort au bout de toutes ses mauvaises actions. Déjà elle avait péché par trompe- rie contre son père, il était mort. Elle avait volé le mari de

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