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La Règle d Abraham. Millat Ibrâhîm

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Academic year: 2022

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La Règle d’Abraham

Millat Ibrâhîm

Revue d’herméneutique principalement consacrée à l’étude des traditions ésotériques issues des trois Révélations monothéistes

Directeur de la rédaction PATRICK GEAY

Rédaction www.regle-abraham.com

pageay@free.fr

Les textes publiés n’engagent que la responsabilité de leurs auteurs Le numéro annuel de la revue paraît en décembre

– 25e année –

Édition et diffusion GAUTHIER PIEROZAK ÉDITEUR www.gauthier-pierozak-editeur.com contact@gauthier-pierozak-editeur.com

Maquette, composition et mise en pages par Gauthier Pierozak Éditeur.

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

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La Règle d’Abraham

25 e année

Sous la direction de PATRICK GEAY

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S

OMMAIRE

WILLIAM 9 CHITTICK

Rûmî et la doctrine de la Wahdat al-Wujûd YEHUDA 59 MORALY

Le Rouleau d’Esther et le miroir du monde GAUTHIER 77 PIEROZAK

Le Symbolisme du Diamant à la lumière de l’emblématique christique

FRANK 101 GREINER

Images, enjeux et significations de l’eucharistie dans les textes alchimiquesde la première modernité

ANNA VAN DEN 125 KERCHOVE

Comment être sauvé ?

Les méthodes spirituelles et initiatiques chez les hermétistes PIERLUIGI 157 PIOVANELLI

Unio liturgica, iuridica atque angelica dans la littérature mystique des Hekhalot

179 Comptes rendus

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R

ÛMÎ ET LA DOCTRINE DE LA

W

AHDAT AL

-W

UJÛD*

William Chittick

Université de New York, Stony Brook

eu de termes techniques du soufisme sont aussi bien connus que Wahdat al-Wujûd, « Unicité de l’Être » ou « Unité de l’Exis- tence ». Bien que cette expression ait des liens historiques avec

« l’école » d’Ibn ‘Arabî, elle est parfois employée pour se référer aux vues d’autres soufis, en incluant des personnages qui vécurent bien longtemps avant ce dernier1. Il a aussi été dit que Rûmî avait soutenu cette doctrine mais, si l’on entend par là, qu’il en aurait tiré l’idée d’Ibn ‘Arabî ou de ses disciples, de sérieuses questions historiques et intellectuelles surgis- sent. Afin de bien comprendre celles-ci, il est nécessaire d’avoir une idée claire de la signification de cette locution.

Tawhîd

L’expression Wahdat al-Wujûd est construite à partir de deux mots – Wahda et Wujûd –, chacun desquels eurent leur importance pour la pensée musulmane des premiers temps. La théorie et la pratique isla- miques sont fondées sur la shahâda ou le témoignage selon lequel « il n’y a pas de dieu sinon Dieu », une expression qui est souvent qualifiée de kalimat al-tawhîd, « affirmation à travers laquelle l’Unité de Dieu est dé- clarée ». Le sens fondamental du tawhîd consiste à affirmer que tout dans la création provient de Dieu qui est l’Unique Réalité. Le terme tawhîd

* Nous remercions W. Chittick et les éditions i de nous avoir autorisé à publier cet article initialement paru dans Mysticism in Islam: The Heritage of Rumi (1994).

[NDLR]

1 Par exemple, N. Pûrjawâdî attribue une croyance dans le wahdat al-wujûd à Ahmad Ghazâlî, le frère du très fameux Abû Hâmid Ghazâlî. Cf. son Sultân-i Tarîqat, Téhé- ran, 1358H/1979, pp. 104 ff.

P

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dérive de la même racine que wahda, comme d’autres qui lui sont ratta- chés et souvent étudiés tels que ahad et wâhid (« un ») et ahadiyya et wah- dâniyya (« unicité » ou « unité »). Nous trouvons déjà, dans les propos de ‘Alî, une référence à quatre significations différentes de cette appa- remment simple déclaration qu’est « Dieu est un »2.

Par ailleurs, quand nous considérons les textes, nous pouvons aisé- ment trouver au moins sept significations différentes de cette même ex- pression. Aucune d’entre elles, nous le verrons, n’est ce qui ressort im- médiatement du sens littéral des deux termes qui la composent. Quand nous considérons simplement ceux-ci, l’expression wahdat al-wujûd n’a rien d’étrange ni de très surprenant. Elle signifie tout bonnement

« l’Unicité de l’Être » ou « l’Unité de l’Existence ». Elle apparaît parfois dans des discussions sur le wujûd sans qu’il soit suggéré qu’elle soit do- tée d’une signification technique particulière. La raison en est évidente : dès lors qu’on prend wujûd dans son sens strict, il désigne l’Être ou la Réalité divine – une notion qu’on retrouve aussi bien dans la théologie que dans la philosophie ou le soufisme –, en sorte que wahdat al-wujûd fait figure de truisme car elle signifie simplement que Dieu est Un. Mais il est clair que ce n’est pas ainsi que l’expression est comprise quand elle est critiquée ou employée pour désigner la position fondamentale des soufis. Si cela résumait tout ce qui la concerne, alors tout musulman accepterait cette notion comme une évidence allant de soi.

La question du wujûd s’inscrit cependant dans la pensée islamique de façon plus tardive que celle du wahda et joue un rôle important tout spé- cialement dans le domaine de la falsafa, de la philosophie, qui est souvent définie comme l’étude du wujûd. Si l’expression de Wahdat al-Wujûd ne se trouve pas dans des textes avant les œuvres d’Ibn ‘Arabî, de nom- breuses affirmations de soufis s’en rapprochent3. Ma‘rûf al-Karkhî (m.

2 Cf. W.C. Chittick, A Shi‘ite Anthology, Albany, 1981, pp. 37-38.

3 Abû Rayhân al-Bîrûnî (m. env. 442H/1051), le fameux philosophe et scientifique, résume une perspective qui a une forte saveur de wahdat al-wujûd quand il explique les doctrines des philosophes grecs ; il y souligne que telle est aussi la position des soufis. « Certains d’entre eux soutenaient que seule la Cause Première possède un véritable wujûd, étant donné que la Cause Première est indépendante dans son wujûd de sa véritable Essence alors que toute autre chose en a besoin. De plus, le wujûd de ce qui est totalement dépendant de quelque chose d’autre pour posséder un wujûd, est semblable à l’imagination (khayâl) et n’est pas réel (haqq) » (Kitâb fî thaqîq mâ li- l-hind, Hyderabad, 1958, p. 24). Cf. E. C. Sachau, Alberuni’s India, Delhi, 1964, p. 33. Sur quelques exemples de déclarations pertinentes de soufis dans le contexte du tawhîd, cf. la courte mais riche étude de R. Gramlich, « Mystical Dimensions of Islamic Monotheism » in We Believe in One God, sous la direction d’A. Schimmel et d’A. Falaturi, New York, 1979, pp. 136-148.

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200H/815-816) est dit avoir été le premier à réexprimer la shahâda dans la forme qui sera ensuite souvent entendue dans les siècles ultérieurs. « Il n’y a rien dans le wujûd sinon Dieu. »4 Abû-l-‘Abbâs Qassâb (IVe siècle de l’Hégire/Xe siècle de l’ère chrétienne) emploie des termes analogues :

« Il n’est rien dans les deux mondes sinon mon Seigneur. Les choses existantes (mawjûdât) – toutes les choses hormis Son Wujûd – sont non existantes (ma‘dûm). »5

Khwâja ‘Abdallâh Ansâri (m. 481H/1089) fournit plusieurs formula- tions du tawhîd en persan et en arabe qui inspirèrent très certainement des auteurs ultérieurs. En définissant plusieurs niveaux de tawhîd, il parle de ce troisième niveau comme le wujûd al-tawhîd ou le « Témoignage » ou « l’existence du tawhîd » qui consiste « à abandonner tous les témoi- gnages et pénétrer dans le Témoignage Éternel ». Le stade final, « le dé- ploiement du tawhîd au sein du tawhîd », consiste dans « l’absorption de tout ce qui a jamais existé dans Ce qui existera à jamais ». Dans un autre passage, al-Ansârî fait allusion au « tawhîd de l’élu » comme le fait que

« nul autre n’est que Lui » (laysa ghayrahu ahad). « Qu’est-ce que le taw- hîd ? » demande Ansâri. « Dieu et rien d’autre. Le reste n’est que folie (hawâs). »6

Du temps d’al-Ghazâlî (m. 505H/1111), le terme wujûd est souvent employé dans les explications de la signification du tawhîd. Dans le Mishkât al-anwâr, al-Ghazâlî décrit le fruit de l’ascension spirituelle des gnostiques comme suit : « Ils voient à travers un témoignage direct qu’il n’y a rien dans le wujûd sinon Dieu et que toutes choses sont périssables hormis Sa Face (Coran, 28, 88) »7. Al-Ghazâlî ne considérait pas que cette compréhension du tawhîd était un enseignement spécifiquement soufi et approprié seulement à ses œuvres les plus ésotériques, puisqu’il fait res- sortir cet argument dans son fameux Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn : « Il n’y a rien dans le wujûd sinon Dieu. (…) Le wujûd n’appartient qu’au Véritable Un. »8 Des passages tels que ceux-ci, qui furent ensuite considérés comme

4 Cité par ‘Ayn al-Qudât Hamadânî, Tamhîdât, p. 256, in Musannafât-i ‘Ayn al-Qudât Hamadânî, sous la direction de ‘A. ‘Usayrân, Téhéran, 1341H/1962 ; ainsi que par

‘Azîz al-Dîn Nasafî, Maqsad-i aqsâ, en appendice au Ashi‘‘at al-lama‘ât, éd. établie par H. Rabbânî, Téhéran, 1352H/1973, p. 272.

5 Cf. ‘Ayn al-Qudât, Tamhîdât, pp. 256-257.

6 Ançârî, Tabaqât al-sûfiyya, éd. établie par ‘A. Habîbî, Kaboul, 1341H/1962, pp. 180, 172 et 174 ; également cité in J. Nûrbakhsh, Ma‘ârif-i sûfiyya, Londres, 1983, t. I, pp. 112, 113 et 118.

7 Al-Ghazâlî, Mishkât al-anwâr, éd. établie par A. ‘Afîfî, Le Caire, 1964, p. 55.

8 Al-Ghazâlî, Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, Le Caire, 1326H/1908, t. IV, p. 230 (livre IV, 6e par- tie, section 8).

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des formulations de la doctrine de la wahdat al-wujûd, sont nombreux.

Mais revenons à l’expression elle-même et au « plus grand des maîtres », al-shaykh al-akbar, Muhyî al-Dîn al-‘Arabî (m. 638H/1240) auquel est ha- bituellement attribuée sa première formulation claire et détaillée.

Ibn ‘Arabî

Peu de figures dans l’histoire intellectuelle islamique ont eu une in- fluence aussi étendue que celle d’Ibn ‘Arabî. Néanmoins, les spécia- listes modernes n’ont produit qu’un relativement petit nombre d’études sérieuses de ses œuvres et celles-ci ont eu, d’ordinaire, un but limité9. C’est difficilement compréhensible, d’autant plus qu’Ibn ‘Arabî fut un des auteurs musulmans les plus prolifiques et les plus ardus. Toutes ses œuvres témoignent d’une degré de sophistication des plus élevés et ne sont indéniablement pas destinées au grand public. Quand il se réfère de façon peu flatteuse à la ‘âmma ou au « commun », il a habituellement à l’esprit les savants exotériques, les juristes ou les « savants des cérémo- nies » (‘ulamâ’ al-rusûm) comme il les appelle –, en d’autres termes, la classes savante des musulmans au sens ordinaire du terme. Mais il l’em- ploie aussi pour les soufis qui ne sont pas encore passés au stade de la

« vérification » (tahqîq) et qui continuent de suivre l’autorité (taqlîd).

Ibn ‘Arabî présupposait que ses lecteurs n’étaient pas seulement ratta- chés au soufisme mais aussi versés dans la plupart des champs du savoir, et tout particulièrement le commentaire coranique, la science du hadîth, la jurisprudence, la théologie et la philosophie, et il tint peu compte de ceux qui ne connaissaient pas bien ces sciences. Ses écrits sont clairs, consistants et logiquement structurés, même s’ils peuvent paraître opaques à ceux qui n’en sont pas familiers. Comme le remarque James Morris, « les épithètes bizarres que, parfois, on trouve appliquées à Ibn

‘Arabî, que ce soit chez les musulmans ou chez les Occidentaux mo- dernes, à savoir : incohérent, panthéiste, hérétique, moniste, dément, etc., se comprennent moins comme des jugements raisonnés sur son

9 H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris, 2006 ; T.

Izutsu, Sufism and Taoism, Tokyo, 1983 ; M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Pa- ris, 1986. Si quelqu’un lit ces trois livres, écrits de points de vue fort divergents, il commencera à avoir une idée de la complexité de la pensée d’Ibn ‘Arabî. [On rajou- tera pour les arabisants les études de Si ‘Abdel Baqi Meftah dont les études de quelqu’un comme Chodkiewicz sont redevables (NdT)].

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œuvre prise en son entier que comme des réactions au pari difficile d’unifier et d’intégrer des matériaux aussi divers et exigeants. »10

En dépit du fait qu’il y ait eut relativement peu de recherche sur les en- seignements d’Ibn ‘Arabî, sa renommée et, avec elle, celle de la doctrine de la wahdat al-wujûd se sont répandues hors des cercles académiques.

Néanmoins, Ibn ‘Arabî, pour autant que l’on sache, n’emploie jamais lui- même cette expression dans son énorme corpus de textes11, même s’il traite fréquemment de la notion de wujûd et en dépit du fait que ce der- nier peut être décrit comme possédant l’attribut d’unicité ou d’unité (em- ployant des termes tels que wahda, wahdâniyya et ahadiyya). Par exemple :

Rien n’est devenu manifeste dans le wujûd à travers le wujûd hormis le Réel (al-Haqq), étant donné que le wujûd est le Réel et que le Réel est unique12.

L’entité (‘ayn) du wujûd est unique mais ses propriétés (ahkâm) sont multiples13.

Le nombre (‘adad) dérive de l’Un qui accepte un second, non de l’un du wujûd (al-wâhid al-wujûd)14.

Tout dans le wujûd est un en réalité ; rien n’est avec lui15.

Mais qu’entend Ibn ‘Arabî quand il dit que le wujûd est un ? Si sidnâ

‘Alî fournit quatre significations différentes de l’affirmation « Dieu est un », celle selon laquelle « le wujûd est un » ne peut être aussi simple

10 Morris, « Ibn ‘Arabî and his Interpreters : Recent French Translations », Journal of the American Oriental Society, n° 106, 1986, pp. 539-551 et 733-756, et n° 107, 1987, pp. 101-119 (citation de la p. 540, note 4). L’article de Morris, tout particulièrement sa première partie, est une bonne étude des facteurs qui rendent Ibn ‘Arabî si difficile.

11 Cf. S. al-Hakîm, al-Mu ‘jam al-sûfi, Beyrouth, 1981, p. 1145 ; M. Chodkiewicz, Épître sur l’Unicité Absolue, Paris, 1982, pp. 25-26 ; I. Madkûr in al-Kitâb al-Tid- hkârî : Muhyî al-Dîn Ibn al-‘Arabî, Le Caire, 1969, p. 369. Il est bien évidemment possible que l’expression apparaisse un jour dans un nouveau manuscrit d’une des œuvres d’Ibn ‘Arabî qui viendrait à être découvert mais, même si cela se produisait, il serait fort probable que cela n’aurait pas une signification technique dans le contexte.

12 Ibn ‘Arabî, al-Futûhât al-Makkiyya, Beyrouth, n. d., t. II, p. 517. 2.

13 Ibid., t. II, p. 519. 12.

14 Ibid., t. I, p. 307. 2.

15 Ibn ‘Arabî, Kitâb al-Jalâla, p. 9, in Rasâ’il Ibn ‘Arabî, Hyderabad-Deccan, 1948.

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qu’elle peut paraître, tout particulièrement étant donné le fait que l’em- ploi ultérieur de l’expression wahdat al-wujûd, aussi bien par ses défen- seurs que par ses détracteurs, est le pivot d’interprétations divergentes de ce que cette unité implique.

Disons d’emblée que nous devons savoir que toute tentative pour expliquer la signification de la wahdat al-wujûd telle que l’entendait Ibn

‘Arabî sera d’autant plus erronée et une mésinterprétation qu’on tentera d’étiqueter ses enseignements comme panthéisme, panenthéisme, mo- nisme existentiel, monisme panthéiste ou autre du même acabit. Ibn

‘Arabî explique le wahdat al-wujûd dans des centaines de contextes dif- férents, ajoutant, à chaque fois, des nuances que l’on perd dans toute tentative d’en « venir au fait », comme c’est souvent le cas dans la plu- part des études occidentales. Son « fait » ne repose pas, « en fait », sur une simple formulation de la wahdat al-wujûd quelle qu’elle soit. Ceux qui tiennent à une affirmation simple, devraient se satisfaire de celle selon laquelle « il n’y a pas de dieu sinon Dieu ». La particularité d’Ibn

‘Arabî consiste plus en ce qu’il reformule constamment justement la notion de wahdat al-wujûd afin de restructurer « l’imagination » du lec- teur. Dans chaque nouveau contexte où il l’exprime, il démontre les interrelations intérieures intimes parmi les phénomènes en se fondant lui-même sur une grande variété de textes extraits du Coran, des ha- dîths, du kalâm, de la philosophie, de la cosmologie, de la grammaire arabe et d’autres sources.

Ibn ‘Arabî est un visionnaire, non un philosophe, ce qui signifie, entre autres choses, qu’il ne cherche pas à parvenir à une conclusion ou à construire un système. Il n’avait pas l’intention de systématiser la pen- sée islamique, même si divers passages de ses écrits revêtent une forme systématique (et, parfois, contredisent les formulations systématiques qu’il énonce ailleurs). C’est un sage qui a une vision de la réalité qu’il s’efforce de transmettre à travers tous les moyens dont il dispose, y com- pris via un discours logique dans le style philosophique et théologique, l’exégèse du Coran et des hadîths ainsi que la poésie. (Nous ne devrions jamais oublier qu’Ibn ‘Arabî fut un des plus grands et des plus proli- fiques poètes de langue arabe). La wahdat al-wujûd est une des nom- breuses dimensions de la vision d’ensemble qu’il veut communiquer. Il ne la considérait pas comme l’expression la plus élevée de ses enseigne- ments. Ce qui aide à expliquer pourquoi il n’utilise pas lui-même un

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terme unique pour celle-ci16. Le fait que la doctrine de la wahdat al- wujûd fut choisie comme l’expression qui représente son point de vue a moins à voir avec Ibn ‘Arabî lui-même qu’avec certains de ceux qui le suivirent.

L’affirmation qu’Ibn ‘Arabî était un visionnaire et non un philo- sophe nécessite quelque clarification. Ibn ‘Arabî nous répète fréquem- ment que la raison ou l’intellect (‘aql) est inadéquate en tant que source de la connaissance de Dieu, du monde et du soi. Ses propres enseigne- ments sont fondés principalement sur le dévoilement (kashf), le témoi- gnage direct (shuhûd, mushâhada) et le goût (dhawq), qui tous trans- cendent les limites de la raison. Il cite de façon répétée des versets co- raniques tels que Crains Dieu et Dieu t’enseignera (2, 282). Seul cet enseignement par Dieu Lui-même, fondé sur l’observation des règles et règlements de la Sharî‘a et la discipline de la tarîqa (ou voie spirituelle), peut mener à la véritable connaissance.

Un des plus importants termes techniques qu’emploie Ibn ‘Arabî est tajallî, la « théophanie », dérivé de l’histoire coranique de Moïse et de la révélation que Dieu fait de Lui-même sur la montagne (7, 143). La théophanie divine est en même temps ontologique et épistémologique, objective et subjective, puisque Dieu Se manifeste Lui-même à la fois dans la connaissance et dans l’univers. Ibn ‘Arabî n’invente ou ne pro- duit pas d’idées personnelles. Il rapporte simplement la théophanie di- vine qu’il perçoit à la fois objectivement et subjectivement et il n’établit pas non plus une distinction entre l’objectif et le subjectif, c’est notre terminologie, non la sienne. Souvent ses dévoilements prennent l’allure d’incroyables intuitions formelles du monde invisible. Il aurait sans pro- blème fait siens ces vers de Rûmî:

Tout d’abord, il y eut l’ivresse, l’état amoureux, la jeunesse et ainsi de suite ; puis, vint un luxurieux printemps et tous siégèrent ensemble.

Ils n’avaient aucune forme, puis, ils se manifestèrent de façon superbe dans les formes – vois les choses de l’imagination prenant contour ! Le cœur est l’antichambre de l’œil : sache que tout ce qui atteint le cœur pénètrera dans l’œil et deviendra une forme.

(Dîwân, 21574-76)

16 Si on devait choisir dans la pensée d’Ibn ‘Arabî un principe unique synthétisant tous ses enseignements, le meilleur choix serait probablement celui de la doctrine d’al- insân al-kâmil, de « l’Homme Parfait ». Cf. R. W. J. Austin, Ibn al-‘Arabî : The Bezels of Wisdom, New York, 1980, pp. 34-35.

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Une fois entendu que nous ne traitons pas ici d’un système philoso- phique ou théologique, nous pouvons commencer à apprécier la diffi- culté de fournir, ne fut-ce qu’une compréhension élémentaire de la doc- trine de la wahdat al-wujûd. Ainsi que Toshihiko Izutsu l’a très juste- ment remarqué :

Aucune explication philosophique ne peut rendre justice à la pensée d’Ibn ‘Arabî à moins de s’appuyer sur une expérience personnelle de l’Unité de l’Être (wahdat al-wujûd). (…) L’interprétation philosophique est, après tout, une réflexion a posteriori appliquée à la mise à nu du contenu d’une intuition mystique17.

Un problème majeur dans la compréhension de l’expression wahdat al-wujûd réside dans le terme wujûd lui-même que j’ai la plupart du temps évité de traduire dans cet article car il n’en existe aucun équiva- lent dans des langues européennes telles que le français ou l’anglais. Le rendre par « être » ou « existence » soulève des difficultés dont l’exposé approfondi suffirait à remplir le reste de cet article. Je voudrais souligner ici un autre fameux problème soulevé par ce terme. Etant donné que le terme wujûd dérive de wajada, « trouver », il ne signifie pas seulement

« être trouvé » en un sens objectif (en d’autres termes, ex-ister) mais aussi l’acte de trouver en tant qu’expérience subjective. Plus précisé- ment, wujûd se réfère à la fois à Dieu en tant que Réalité Absolue et

« l’expérience » de la découverte de Dieu par Dieu Lui-même et par le chercheur spirituel. C’est pourquoi Ibn ‘Arabî se réfère souvent au

« gens du dévoilement et de la découverte » (ahl al-kashf wa-l-wujûd)18 désignant ceux qui ont expérimenté la levée des voiles qui les séparent de Dieu et qui, ainsi, Le découvrent dans le cosmos et en eux-mêmes.

En ce sens, wujûd est pratiquement synonyme de shuhûd (souvent tra- duit par « témoignage » ou « contemplation »)19. Le wujûd, tout comme le shuhûd, se rapporte au tajallî, la « théophanie », et les deux termes présentent des sens objectifs et subjectifs. Pour cette raison ainsi que pour d’autres, l’ancien débat entre les partisans de la wahdat al-wujûd et ceux de la wahdat al-shuhûd masque le fait qu’Ibn ‘Arabî ne peut être

17 Izutsu, Sufism and Taoism, p. 81.

18 Pour quelques exemples du terme, cf. Chittick, The Sufi Path of Knowledge, Ibn al-‘Arabî’s Metaphysics of Imagination, Albany, 1989, Index, sous : « unveiling ».

19 Cf. M. Molé, Les mystiques musulmans, Paris, 1965, pp. 59-61 ; A. Schimmel, Mys- tical Dimensions of Islam, Chapel Hill, 1975, p. 267.

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situé dans l’une ou l’autre catégorie sans déformer ses enseignements pris dans leur ensemble20.

Si la question du wujûd en tant qu’expérience subjective est ignorée, on pourra voir qu’Ibn ‘Arabî emploie le terme wujûd dans deux sens fondamentaux. En premier lieu, le terme se réfère à Dieu, qui est l’Être Réel (al-wujûd al-haqq) ou l’Être Nécessaire (wâjib al-wujûd) qui ne peut pas ne pas être. En second lieu, le terme peut se référer aussi à l’univers ou aux choses qui s’y trouvent. Cependant, quand Ibn ‘Arabî parle du wujûd de « ce qui est autre que Dieu » (mâ siwâ Allâh), il em- ploie le terme en un sens métaphorique (majâz). Comme al-Ghazâlî et de nombreux autres, il soutient qu’en réalité (haqîqa), le wujûd n’ap- partient qu’à Dieu. Si les choses autres que Dieu semblent exister, c’est parce que Dieu leur a prêté le wujûd, un peu à la façon dont le soleil prête sa lumière aux habitants de la Terre21. En dernière analyse, il n’y a rien dans l’existence hormis le Réel. Il n’y a qu’un seul Être, qu’un seul wujûd, même s’il est légitime de parler des nombreuses « choses existantes » (mawjûdât) de façon à nous adresser nous-mêmes à la plu- ralité que nous percevons dans le monde phénoménal.

Si le wujûd n’appartient qu’à Dieu, alors tout autre que Dieu est inexistant en lui-même, bien qu’il soit existant dans la mesure où il ma- nifeste le Réel. En elles-mêmes les créatures sont des entités (a‘yân) ou des choses (ashyâ’) mais ne possèdent pas une existence par elles- mêmes. Les entités soi-disant immuables (al-a‘yân al-thâbita), souvent incorrectement appelées « archétypes »22, sont les choses telles qu’elles sont connues par Dieu de toute éternité ; en d’autres termes, les entités immuables sont les choses sans référence à leur existence dans le monde créé. C’est pourquoi elles sont plus ou moins synonymes de ce que les philosophes appellent essences ou quiddités (mâhiyyât).

Quand Dieu confère l’existence aux entités, elles apparaissent dans l’univers, exactement comme les couleurs quand la lumière resplendit.

Mais, étant donné que les entités n’ont pas d’existence en propre, rien d’autre n’est perçu que le wujûd de Dieu imprégné des propriétés (ahkâm) des entités. En essayant d’expliquer ce point, on ne peut faire

20 Cf. Austin, Ibn Al‘Arabi, p. 26.

21 Ibn Al-‘Arabî emploie aussi le terme de wujûd pour désigner le « Souffle du Tout- Miséricordieux », le suprême barzakh (ou « isthme ») qui n’est ni Dieu ni la création, ni différent des deux. De façon à conserver cette approche aussi simple que possible, je laisserai cette « troisième chose » (al-shay’ al-thâlith ) de côté, même si, en dernière analyse, il est le facteur intégrateur. Cf. Chittick, Sufi Path of Knowledge, ch. 8.

22 Ibid., pp. 83-88.

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mieux dans un bref aperçu que de se référer à l’analogie de l’arc-en-ciel où la multiplicité des couleurs ne nie pas l’unité de la lumière. Le rouge et le bleu n’ont pas d’existence en propre puisque seule la lumière est manifeste. Nous pouvons parler de la réalité ou de l’entité ou de la

« choséité » (shay’iyya) du rouge et du bleu, mais non de leur réalité propre en tant qu’existence indépendante car leur existence n’est qu’une modalité de celle de la lumière.

Bien qu’Ibn ‘Arabî traite souvent de la nature de l’unicité du wujûd, il consacre encore plus de soin à affirmer la réalité de la multiplicité. La base de son enseignement remonte aux Noms divins si souvent men- tionnés dans le Coran. Les Noms sont les archétypes du nombre, une affirmation divinement révélée de la réalité de la multiplicité. Mais, à nouveau, soutenir la réalité de cette dernière ne nécessite pas, du point de vue d’Ibn ‘Arabî, de soutenir l’indépendance du wujûd des choses multiples.

Ibn ‘Arabî exprime en général sa vision la plus fondamentale du wu- jûd à travers les notions théologiques de tanzîh et tashbîh. Le premier terme est souvent traduit par « transcendance », le second par « anthro- pomorphisme » ou « immanence ». Je les rends ici plus littéralement par « incomparabilité » et « similarité ». Ibn ‘Arabî déclare qu’en Lui- même, Dieu ne peut être comparé à aucune créature créée. En d’autres termes, le wujûd est totalement hors de portée de tout ce qui se situe dans le cosmos. Il est l’absolument non-manifesté (al-bâtin). Mais le Coran enseigne que Dieu n’est pas seulement non manifesté mais aussi manifeste (al-zâhir). En tant que tel, Il est semblable à toute chose, étant donné que, par Ses Noms, Il déploie les propriétés de Ses propres At- tributs dans le cosmos. L’univers n’est rien d’autre que la manifestation extérieure des propriétés innées du wujûd, de même que les couleurs, les formes et les aspects ne sont rien d’autre que la manifestation exté- rieure de la lumière. Dieu est à la fois incomparable, car absolument non-manifesté, et similaire, car Il déploie Ses Noms et Attributs par le biais des choses existantes.

Il en résulte que le wujûd n’est pas seulement un. Le terme wahdat al- wujûd, au sens littéral, ne fournit pas une description suffisante de la na- ture de la réalité. Le wujûd est unique en soi-même sur le plan de sa non- manifestation ou de son incomparabilité, et multiple à travers sa manifes- tation ou sa similarité. Dieu est un en Son Essence (dhât) et multiple à

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travers Ses Noms. C’est pourquoi Ibn ‘Arabî se réfère parfois à Dieu comme le « Un/Multiple » (al-wâhid al-kathîr)23.

L’expression la plus succincte des enseignements d’Ibn ‘Arabî sur la nature du wujûd unique et sa relation avec la multiplicité du cosmos con- siste probablement dans l’expression « Lui/non-Lui » (huwa lâ huwa).

Qu’est-ce qu’une créature, une chose, une réalité existante, un monde ? C’est Lui/non-Lui. Une chose est identique avec le wujûd en tant qu’il existe mais autre que le wujûd en tant qu’il est lui-même. Les opposants d’Ibn ‘Arabî, en critiquant ses enseignements, ne considèrent que la pre- mière partie de la phrase : « Le cosmos est Lui ». Cette phrase rappelle le refrain employé par les poètes persans bien avant Ibn ‘Arabî : « Tout est lui » (hama ûst)24. Pour sa part, Ibn ‘Arabî affirme constamment que le cosmos est aussi non-Lui. On doit combiner affirmation et négation tout comme on doit combiner incomparabilité et similarité. Affirmer que

« Tout est Lui » et oublier que « Tout n’est pas Lui » ne serait pas accep- table. Mais il serait tout autant inacceptable de proclamer que « Tout n’est pas Lui » sous tous les rapports car cela ferait du cosmos une réalité indépendante, une autre divinité.

Ibn ‘Arabî appelle parfois du nom de « possesseurs des deux yeux » (dhû l-‘aynayn) ceux qui voient le cosmos comme Lui/non-Lui. Avec un œil, ils regardent l’incomparabilité absolue de Dieu et, avec l’autre, Sa similarité :

L’être humain parfait (al-insân al-kâmil) a deux visions (nazar) du Réel, c’est pourquoi Dieu l‘a doté de deux yeux. Avec un œil, il Le regarde étant donné qu’Il est « Indépendant des mondes » (Coran, 3, 97). C’est pourquoi il Le voit ni en une chose ni en lui-même. Avec l’autre œil, il Le regarde eu égard à Son Nom le Tout-Miséricordieux (al-Rahmân) qui cherche le cosmos et est recherché par le cosmos. Il voit Son wujûd pé- nétrant toute chose25.

23 Par exemple, « Il n’est rien dans le wujûd que le Un/Multiple » (Ibn ‘Arabî, Futûhât, III, p. 420.15). Cf. Hakîm, Mu‘jam, pp. 1162-1164.

24 Cette formule se trouve déjà chez Ansarî ; cf. son Intimate Conversations (publié avec The book of Wisdom d’Ibn ‘Ata’ Allâh), trad. angl. W. Thackston, New York, 1978, p. 215. Cf. aussi Schimmel, Mystical Dimensions, pp. 147, 274, 283, 362 et 376.

25 Ibn ‘Arabî, Futûhât, t. III, p. 151.26. Sur ce passage dans ce contexte, cf. Chittick, Sufi Path of Knowledge, p. 368.

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Sadr al-Dîn Qûnawî

Sadr al-Dîn Qûnawî (m. 673H/1274) fut probablement celui des dis- ciples d’Ibn ‘Arabî qui eut le plus d’influence. Son père, Majd al-Dîn Ishâq, était un savant et un soufi de Malatya (la Turquie actuelle) qui fit la rencontre d’Ibn ‘Arabî lors du pèlerinage à La Mecque l’an 600H/1204. En 602H/1205-1206, tous deux voyagèrent ensemble en Turquie (Malatya) si bien qu’Ibn ‘Arabî a pu être présent lors de la nais- sance du fils de Majd al-Dîn Ishâq en 606H/1210. Après sa mort, Ibn

‘Arabî épousa sa veuve et se chargea de la formation de Sadr al-Dîn qui devint un de ses plus proches disciples. Quand Ibn ‘Arabî mourut en 638H/1240, Sadr al-Dîn retourna en Anatolie et s’établit à Konya où il devint finalement un ami de Rûmî. Aflâkî fournit de nombreux récits de la haute estime dans laquelle tous deux se tenaient et il nous rapporte que Rûmî demanda à Shaykh Sadr al-Dîn de diriger la prière lors de ses ob- sèques. Qûnawî mourut sept mois après Rûmî.

De tous les disciples immédiats d’Ibn ‘Arabî, Qûnawî fut le plus com- plètement versé dans la philosophie. Ayant étudié le commentaire du principal porte-parole de la philosophie péripatéticienne, Nasîr al-Dîn Tûsî (m. 672H/1274), sur l’Ishârât wa-l-tanbîhât d’Avicenne, Qûnawî en- tama une correspondance, posant à Tûsî de nombreuses questions tech- niques quant à la position des péripatéticiens. Il se sentit une maîtrise suffisante des écrits d’Avicenne pour émettre des objections aux réponses de Tûsî et lui suggérer qu’il relise tel passage du Ta‘lîqât d’Avicenne. En expliquant pourquoi il écrivait, Qûnawî dit qu’il espérait unir les conclu- sions dérivées des preuves logiques (burhân) aux fruits du dévoilement avéré (mukâshafa-yi muhaqqaq) et la vision face à face du monde invi- sible (‘iyân)26.

Le penchant philosophique de Qûnawî ressort principalement dans la structure logique et systématique de ses écrits. C’est tout l’inverse des Futûhât al-Makkiyya d’Ibn ‘Arabî qui consistent essentiellement en un commentaire de passages choisis du Coran et des hadîths. En les lisant, on se sent toujours proche des sources de la tradition islamique sans que l’on ne ressente jamais une prédominance du style systématique des phi- losophes. Tel n’est pas le cas des œuvres de Qûnawî, dominées par un style rationnel et cohérent, même si l’accent qui est mis sur le dévoile-

26 Cf. W. Chittick, « Mysticism versus Philosophy in Earlier Islamic History : The al- Tûsî, al-Qûnawî Correspondance » in Religious Studies, n° 17, 1981, pp. 87-104.

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ment spirituel en tant que source de connaissance ne devrait pas con- vaincre un logicien27. En partie du moins du fait de sa connaissance de la tradition philosophique, Qûnawî insiste sur le rôle central du wujûd dans toute discussion, alors que ce point n’est pas aussi apparent dans les œuvres d’Ibn ‘Arabî qui recourt plutôt à la terminologie coranique. Ce sont les liens de Qûnawî avec la philosophie qui fournirent à Ibn Taymiyya une raison de l’attaquer et même avec plus de violence qu’Ibn

‘Arabî. Ibn Taymiyya résume la différence d’approche qui ressort de leurs écrits respectifs en citant leur disciple ‘Afîf al-Dîn Tilimsânî (m.

690H/1291) :

Comme pour le compagnon d’Ibn ‘Arabî, Sadr al-Dîn de Rûm, il avait des prétentions à la philosophie (mutafalsif ), en sorte qu’il était plus éloi- gné de la Sharî‘a et de l’Islam. C’est pourquoi Tilimsânî avait coutume de dire : « Mon premier shaykh était un spirituel qui philosophait (mu- tarawhin mutafalsif ) tandis que mon second était un philosophe spirituel (faylasûf mutarawhin). »28

Bien que Qûnawî emploie l’expression wahdat al-wujûd (ou wahdat wujûdih, « l’unicité de Son Être ») dans au moins deux passages, il n’y a pas recours en tant que terme technique indépendant. Celui-ci apparaît plutôt naturellement dans des débats sur le rapport entre le wujûd divin et l’unicité. Dans le passage qui suit, il utilise le langage philosophique de wahda et wujûd pour expliquer les deux modalités du Réel – Son unité en Lui-même et Sa pluralité dans Sa manifestation :

Sache que le Réel est pur wujûd au sein duquel n’est aucune diversité et qu’Il est un avec une véritable unité à l’opposé de laquelle aucune multi- tude ne peut être conceptualisée. (…) Toutes les choses perçues dans les entités et témoignées dans les choses engendrées (…) sont les propriétés du wujûd ; ou appelle-les les « formes des relations au sein de Sa connais- sance ». (…) Appelle-les comme tu veux : elles ne sont pas le wujûd car le wujûd est un. (…) Le wujûd ne peut être perçu par un être humain dans la mesure où il est un avec une véritable unité telle que la wahdat al-wujûd.

27 Comme Michel Chodkiewicz le remarque, Qûnawî « a donné à la doctrine de son maître une formulation philosophique sans doute nécessaire mais dont le systéma- tisme a engendré bien des malentendus » (Épître sur l’Unicité Absolue, p. 26).

28 Ibn Taymiyya, Majmû‘at al-rasâ’il wa-l-masâ’il, éd. établie par Muhammad Rashîd Ridâ (sans lieu ni date de publication), vol. I, p. 176.

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(…) Rien ne provient de Dieu, en ce qui concerne la wahda de Son wujûd, hormis l’unité29.

Dans un autre passage, Qûnawî emploie l’expression : « l’unicité de Son wujûd » alors qu’il explique que la multiplicité ne contredit pas l’uni- cité du wujûd puisque les choses multiples sont simplement les « tâches » (shu’ûn, sing. sha’n) de l’Essence divine. Ces tâches, Qûnawî explique ailleurs qu’elles sont identiques aux entités immuables (al-a‘yân al-thâ- bita)30.

De même que pour les interrelations (munâsaba) entre la Réalité Unique et toute autre chose, ceci est établi du côté de « l’autre » (siwâ) en ce qui concerne le fait que les tâches de Dieu ne sont pas autres que Dieu, étant donné qu’elles sont les réalités des choses, ce qui introduit la pluralité dans la wahda de Son wujûd, et qu’elles sont appelées les « autres » (aghyâr)31.

Ainsi que ces deux passages le montrent, Qûnawî, tout comme Ibn

‘Arabî, soutenait que l’unicité du wujûd n’empêche pas la multiplicité de ses théophanies. Bien qu’un en son essence ou en ce qui concerne son incomparabilité, le wujûd est multiple dans ses manifestations ou en ce qui concerne sa similarité. Selon les termes mêmes de Qûnawî, « bien qu’il n’y ait qu’un seul wujûd, celui-ci se manifeste comme divers, mul- tiple et pluriel en raison de la diversité des réalités des réceptacles. Néan- moins, en lui-même et en ce qui concerne le fait qu’il est détaché des lieux de manifestation, le wujûd n’en devient pas pluriel ou multiple [pour autant]32. »

29 Qûnawî, Miftâh al-ghayb, publié en marge de son commentaire du Misbâh al-uns de Fanâry, Téhéran, 1323H/1905, pp. 52-69. Qûnawî mentionne le même passage comme un des « plus grands textes » qu’il ait jamais écrit in al-Nusûs, éd. établie par S. J. Âshtiyânî, Téhéran, 1362H/1983, pp. 69-74 ; également joint au Sharh manâzil al-sâ’irîn de ‘Abd al-Razzâq Kashânî (Téhéran, 1315H/1897) pp. 294-295 ; ainsi qu’au Tamhid al-qawâ‘id d’Ibn Turka (Téhéran, 1316H/1898-1899) pp. 209-210.

30 Qûnawî, al-Nafahât al-ilâhiyya, Téhéran, 1316H/1898-1899, p. 279. Le terme

« tâches » dérive du Coran (55, 29) : Chaque jour Il vaque à une tâche différente. Cf.

Chittick, Sufi Path of Knowledge, pp. 273-274.

31 Qûnawî, al-Nafahât al-ilâhiyya, pp. 273-274.

32 Qûnawî, Miftâh al-ghayb, p. 176.

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Sa‘îd al-Dîn Farghânî

Parmi les nombreux disciples et étudiants de Qûnawî, deux furent tout particulièrement importants dans la diffusion de « l’école » d’Ibn

‘Arabî. Le premier fut Mu’ayyid al-Dîn Jandî (m. 690H/1291) dont le commentaire sur les Fuçûs al-hikam d’Ibn ‘Arabî fournirent la base de la plupart de ceux qui furent écrits par la suite. Bien qu’il se soit grandement employé à expliquer la nature du wujûd et de la wahda, il ne semble pas avoir utilisé l’expression wahdat al-wujûd, même en passant33. Des phrases s’en rapprochant ne sont cependant pas difficiles à trouver. Par exemple, « le wujûd est une réalité unique qui devient intelligiblement différenciée au sein de niveaux distincts » ; « Rien n’a de wujûd hormis une entité unique qui est le Réel. »34 Jandî écrivit des poèmes, aussi bien en arabe qu’en persan, dont un d’entre eux contient ce vers : « Lui seul, Il est unique Celui qui existe en toute chose, bien que l’imagination L’ap- pelle “autre”. »35

Le second disciple majeur de Qûnawî est Sa‘îd al-Dîn Farghânî (m.

699H/1300). C’est l’auteur du premier commentaire du fameux « Poème de la Voie » (Nazm al-sulûk ou al-Tâ’iyya) d’Ibn al-Fârid. Farghânî rédi- gea cet ouvrage tout d’abord en persan sous le titre de Mashâriq al-darârî, puis, il en fit une version nettement plus détaillée en langue arabe et le ré-intitula : Muntahâ l-madârik. Dans une brève préface au texte persan, Qûnawî rapporte qu’en 643H/1245-1246 (cinq années après la mort d’Ibn ‘Arabî), il voyagea de la Syrie en Égypte en compagnie d’un groupe de soufis savants et spirituellement avancés dans la voie. Durant ce voyage et le trajet de retour en Anatolie, il lut et expliqua le « Poème de la Voie »

33 Le terme n’est pas mentionné dans les 125 pages d’explication que fait Jandî de l’introduction d’Ibn ‘Arabî aux Fuçûs (Sharh Fuçûs al-hikam, édition établie par S. J.

Âshtiyânî, Mashhad, 1361H/1982), ni dans son persan Nafahat al-rûh (édition établie par N. Mâyil Hirawî, Téhéran, 1362H/1983). Le commentaire de Jandî eut une in- fluence toute particulière, même s’il fut précédé par au moins deux autres, car il fut le premier à expliquer l’ensemble du texte. Les plus importants des premiers commen- taires sont probablement al-Fukûk de Qûnawî, qui explique les significations des en- têtes de chaque chapitre, et celui de ‘Afîf al-Dîn Tilimsânî qui, cependant, ignore sou- vent des chapitres entiers et ne traite principalement que de quelques points, ceux sur lesquels l’auteur diffère d’Ibn ‘Arabî.

34 Jandî, Sharh Fuçûs al-hikam, pp. 386 et 388.

35 Jâmî, Nafahât al-uns, édition établie par M. Tawhîdîpûr, Téhéran, 1336H/1957, p. 559.

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à ses compagnons qui prirent des notes en vue d’assembler des commen- taires portant sur les passages difficiles mais seul Farghânî y parvint36. Ainsi, nous avons le témoignage direct de Qûnawî attestant que les œuvres de Farghânî sont directement basées sur ses enseignements, même si, par ailleurs, cela ressort aussi de façon manifeste de leur style et de leur contenu.

Dans le contexte persan, les deux commentaires de Farghânî sem- blent avoir été autant influents que n’importe quelle autre œuvre de

« l’école » d’Ibn ‘Arabî, à l’exception des propres Fuçûs al-hikam du Shaykh al-akbar lui-même. Mais alors que les Fuçûs étaient considérés difficiles sinon énigmatiques et étaient rarement cités37, hormis pour four- nir de brefs aperçus de ses idées, les œuvres de Farghânî furent fréquem- ment citées pour expliquer justement les enseignements d’Ibn ‘Arabî.

Farghânî eut de nombreux admirateurs enthousiastes parmi les étudiants ultérieurs de la wahdat al-wujûd car, à l’inverse d’Ibn ‘Arabî dans les Fuçûs, il traita chaque point de doctrine de façon systématique et, à l’op- posé de Qûnawî, il expliqua chaque point en détail.

Farghânî emploie l’expression wahdat al-wujûd environ une trentaine de fois dans son commentaire persan et probablement autant de fois dans la version arabe de l’œuvre38. Ainsi que nous l’avons fait remarqué pré- cédemment, Ibn ‘Arabî exprime la doctrine du tawhîd en déclarant que Dieu est à la fois incomparable et semblable, ou encore unique en Lui- même et multiple à travers les lieux de Sa théophanie. Farghânî exprime parfois la même idée en opposant l’unicité du wujûd et la multiplicité de

36 Farghânî, Mashâriq al-darârî, édition établie par S. J. Âshtiyânî, Mashhad, 1357H/1982, pp. 5-6.

37 La difficulté et la signification des écrits d’Ibn ‘Arabî peut être mesurée en partie par le fait que plus d’une centaine des commentaires écrits l’ont été sur justement un de ses relativement plus courts ouvrages, les Fuçûs al-hikam. Jusqu’à nos jours, ensei- gner les Fuçûs est devenu le moyen principal de transmettre et de traiter les idées d’Ibn ‘Arabî et les étudiants de chaque génération ont voulu se joindre au débat en écrivant leurs propres commentaires. Mais nul n’imaginerait qu’il suffit de lire les Fuçûs pour comprendre Ibn ‘Arabî tel que lui-même l’entendait. En premier lieu, comprendre les Fuçûs n’est pas aisé ; ils n’ont jamais été lu sans un bon maître ou, au moins, un commentaire. En second lieu, ils ne clarifient qu’une faible portion des thèmes et des notions akbariennes. Bien que certaines notions fondamentales peuvent y être glanées, cela ne revient pas à dire que leur lecteur en soit devenu familier avec Ibn ‘Arabî pour autant, ni qu’il puisse, par ailleurs, pour en revenir au sujet du présent article, déterminer au final, à quel point ses enseignements peuvent être rapprochés de ceux de Rûmî.

38 Cf. Ibid., Index. Des exemples de son emploi se retrouvent dans son Muntahâ l- madârik, Le Caire, 1293H/1876, cf. t. I, pp. 101-102 et 226 et t. II, pp. 202 et 217.

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la connaissance divine (kathrat al-‘ilm)39. Dieu connaît toutes les choses en Lui-même en tant qu’entités immuables ; puis, sur la base de cette connaissance, Il crée l’univers. Une unicité finale sous-tend la création car Dieu est un mais les créatures sont multiples en un sens véritable, toute multiplicité retournant à la connaissance divine des choses mul- tiples40. Unicité et multiplicité sont deux attributs de la réalité divine même s’ils se rapportent à des perspectives différentes. Selon les propres termes de Farghânî, « aussi bien l’unicité du wujûd que la multiplicité de la connaissance (…) sont des attributs de l’Essence. »41

Quand Farghânî emploie l’expression wahdat al-wujûd, il la considère habituellement comme un des trois niveaux du développement spirituel parcouru par ceux qui avancent sur la voie. De ce point de vue, la con- templation de la wahdat al-wujûd est le premier et le plus inférieur de ces degrés alors que la contemplation de la multiplicité de la connaissance divine est le niveau au-dessus. Le troisième et ultime niveau réunit unicité et multiplicité dans un équilibre harmonieux. En lui, le prophète ou l’ami de Dieu voit avec « les deux yeux », pour reprendre les termes d’Ibn

‘Arabî. Il existe encore un quatrième niveau mais qui appartient exclusi- vement au Prophète Muhammad42.

Dans les écrits de Farghânî, la wahdat al-wujûd n’a pas encore été éta- blie comme un terme technique indépendant et certainement pas comme une désignation d’une école de pensée spécifique. De plus, le contexte dans lequel il emploie l’expression atteste qu’il ne la considérait pas comme spécialement fondamentale du point de vue d’Ibn ‘Arabî.

Même s’il établit les mêmes points fondamentaux aussi bien dans sa ver- sion persane qu’arabe de son commentaire, il ne reporte pas l’expression

39 Qûnawî soutient le même point de vue dans de longs passages et sans opposer ces deux termes précis et, même si c’est de façon plus succincte, en exprime, parfois, l’idée comme dans cette déclaration : « Sache que cette distinction (tamyîz ) relève de la connaissance alors que le tawhîd relève du wujûd » (al-Tafsîr al-sûfî li-l-Qur’ân, édi- tion établie par ‘A. A. ‘Atâ’, Le Caire, 1969, p. 455 ; cf. aussi I‘jâz al-bayân fî tafsîr umm al-Qur’ân, Hyderadab-Deccan, 1949, p. 333).

40 Dans ce contexte, Farghânî établit une distinction horizontale entre la wahdat al- wujûd et la multiplicité de la connaissance. En d’autres termes, ces deux principes se situent sur un même plan et leur dualité n’est surmontée qu’à un niveau supérieur, qui est appelé ahadiyyat al-jam‘, « l’Unité du Tout-Comprenant ». Farghânî écrit dans le Mashâriq : « Wahdat al-wujûd et la multiplicité de la connaissance sont identiques l’une l’autre au niveau de l’Unité du Tout-Comprenant » alors que « ces deux réalités doivent être réalisées et différenciées au niveau de la Divinité » (p. 344).

41 Ibid., p. 345.

42 Cf. Ibid., pp. 359, 365 et 395-396 ; cf. aussi Farghânî, Muntahâ, t. I, pp. 101-102 et 226.

(22)

du persan en arabe. S’il s’agissait d’un terme technique d’importance, il l’aurait conservé dans sa version arabe. Ce sont seulement les éléments qui constituent l’expression – wahda et wujûd – qui importent pour son propos non l’expression elle-même.

Il est aisé de voir qu’Ibn ‘Arabî et ses disciples immédiats acceptaient qu’il n’y ait qu’un seul véritable wujûd et soutenaient que la multiplicité du cosmos manifeste l’unique wujûd sans le rendre pluriel pour autant.

Mais Ibn ‘Arabî, comme on l’a dit, n’emploie jamais l’expression wahdat al-wujûd alors que Qûnawî ne la mentionne qu’en passant et que, quand Farghânî commence à l’employer de façon répétée, c’est pour se référer à un degré relativement « bas » de la réalisation spirituelle puisque l’adepte qui témoigne de la wahdat al-wujûd a encore à s’élever vers la multiplicité de la connaissance et au-delà. Seul le plus grand des pro- phètes et des amis de Dieu parvient à la station qui unit les deux perspec- tives et, alors, l’expression de wahdat al-wujûd n’y a plus un rôle significa- tif. Ce n’est qu’en décrivant le premier degré de la voie que Farghânî l’emploie parfois.

Maintenant, la question qui vient naturellement à l’esprit ici est la sui- vante : comment l’expression wahdat al-wujûd en est-elle venue à être choisie comme le trait saillant de la doctrine d’Ibn ‘Arabî et de son

« école » ? On n’en sait pas suffisamment sur les œuvres des différents représentants qui écrivirent immédiatement après lui pour répondre avec certitude à cette question mais des tentatives de conclusions peuvent ce- pendant être suggérées.

Ibn Sab‘în

Parmi les auteurs qui ont pu employer l’expression wahdat al-wujûd en un sens technique on trouve des disciples d’Ibn ‘Arabî tels que Ibn Sawdakîn (m. 646H/1248) et ‘Afif al-Dîn Tilimsânî43. Cependant, la source la plus vraisemblable de l’expression est le contemporain de Qû- nawî, Ibn Sab‘în (m. 669H/1270), l’auteur des réponses bien connues aux « Questions Siciliennes » de l’Empereur Frédéric II Hohenstaufen.

Bien que A. F. Mehren et L. Massignon comptent Ibn Sab‘în comme le dernier représentant de l’école péripatéticienne arabe44 et bien qu’Ibn

43 Dans les notes détaillées que j’ai prises en 1979 sur les manuscrits du Sharh al-Fuçûs et du Sharh al-asmâ’ al-husnâ de Tilimsânî, je ne trouve aucune mention de l’expres- sion wahdat al-wujûd.

44 Cf. Encyclopedia of Islam (nouvelle édition), vol. III, pp. 921-922.

(23)

Sab‘în était certainement familier des philosophes grecs et de leurs dis- ciples en Islam, ses écrits publiés l’affichent principalement comme un soufi. On doit s’accorder avec Michel Chodkiewicz sur le fait qu’Ibn Sab‘în était profondément influencé par le point de vue d’Ibn ‘Arabî, même s’il ne le reconnaît pas dans ses œuvres45.

Quand Ibn Sab‘în exprime ses propres enseignements, il a souvent recours aux aphorismes et à des expressions elliptiques et mystérieuses qui sont plus des réminiscences des propos des premiers soufis que des traités philosophiques. Ses œuvres contrastent nettement avec celles de Qûnawî dont la formation philosophique transparaît même quand il rap- porte ses expériences visionnaires les plus élevées, ainsi que l’atteste, par exemple, son al-Nafahât al-ilâhiyya. Il semble que la plupart de ce qu’Ibn Sab‘în écrivit était destiné à ses propres disciples et était en vue d’appli- cations dans la vie spirituelle de ceux-ci ; c’est pourquoi il tend à recourir à l’ellipse et aux formulations paradoxales, renvoyant les disciples à leurs propres ressources spirituelles pour saisir ce dont il parlait.

Dans le milieu du soufisme, Ibn Sab‘în apparaît principalement comme un maître spirituel qui recourt souvent au langage philosophique pour préciser un point et qui, parfois, devait écrire en mode philoso- phique pour s’adresser à un certain public. Toutes ses œuvres doivent être lues à la lumière de traités tels que son Risâlat al-nasîha, également connu comme al-Nûriyya, qui traite principalement du souvenir ou de l’invocation de Dieu (dhikr). Dans cette œuvre, Ibn Sab‘în rend explicite l’application pratique de ses enseignements. Il vise à dissiper l’assurance du discours logique et renvoie le disciple à l’invocation du Nom divin

« Allâh ». Chodkiewicz souligne qu’Ibn Sab‘în ponctue fréquemment ses écrits de la phrase « Allâh faqat » (« Dieu seul » et rien d’autre) comme une sorte de leitmotiv. Mais ce n’est pas tant l’affirmation d’une position philosophique qu’une invitation à ce que ses lecteurs suivent l’injonction coranique : Dis : « Dieu » et laisse-les à leurs jeux stériles (6, 91).

Ce qui nous intéresse tout particulièrement ici c’est que, dans plu- sieurs passages, Ibn Sab‘în emploie l’expression wahdat al-wujûd, non en passant, mais comme une désignation spécifique d’une nature fondamen- tale des choses. Nous trouvons chez lui ce que nous ne trouvions pas chez Qûnawî et ses disciples, à savoir des exemples où l’expression paraît être devenue un terme technique renvoyant à la vision du monde des sages et des amis de Dieu. Ainsi, par exemple :

45 Néanmoins, Ibn ‘Arabî figure dans la chaîne (isnâd) de la tarîqa d’Ibn Sab‘în fournie par son disciple Shushtarî ; cf. Chodkiewicz, Épître, pp. 36-37.

(24)

Les gens du peuple et l’ignorant sont dominés par ce qui est accidentel, qui relève du nombre et de la multiplicité, alors que ceux de l’élite – les hommes de connaissance – sont dominés par la racine, la wahdat al-wu- jûd. Celui qui demeure avec la racine ne subit pas de mutation ou de transformation ; il demeure établi dans sa connaissance et dans sa réali- sation. Mais celui qui demeure sur la branche [et donc ne plonge pas à la racine] subit la transformation et la mutation ; les choses deviennent mul- tiples à ses yeux aussi oublie-t-il et devient-il négligent et ignorant46.

Awhad al-Dîn Balyânî

Parmi les importants personnages qui suivirent la lignée d’Ibn Sab‘în on trouve Awhad al-Dîn Balyânî (m. 686H/1288) qui lui fut probable- ment rattaché via son principal disciple, Shushtarî. Balyânî est l’auteur du Traité de l’Unité, traduit en anglais en 1901 et souvent cité pour illustrer la compréhension d’Ibn ‘Arabî de la wahdat al-wujûd. Jusqu’à voilà peu, ce texte était d’ailleurs attribué à Ibn ‘Arabî lui-même mais Michel Chod- kiewicz a montré que c’est bien Balyânî qui en est l’auteur et qu’il ne peut être mis en balance avec les enseignements d’Ibn ‘Arabî47. Le ton en est familier :

Par Lui-même Il Se voit Lui-même et par Lui-même Il Se connaît Lui- même. Nul autre que Lui ne Le voit et nul autre que Lui ne Le perçoit.

Son voile est Son unicité ; nul autre que Lui ne voile. Son voile est la dissimulation de Son existence dans Son unicité sans qualité. (…) Il est Son Prophète et Son message ainsi que Sa parole. Il S’envoie Lui-même avec Lui-même à Lui-même.

Le texte se poursuit à l’avenant. En bref, il s’agit d’un hymne extatique tout entier parcouru par la tonalité de l’exclamation poétique persane :

« Tout est Lui ! » (hama ûst). C’est pourquoi on ne sera pas surpris d’ap- prendre que son auteur vécut à Shiraz et écrivit des poèmes en persan qui présentent les mêmes idées dans un style non-philosophique riche en précédents dans son propre langage48.

46 Rasâ’il Ibn Sab‘în, édition établie par ‘A. Badawî, Le Caire, 1965, p. 194. Sur d’autres exemples de l’expression, cf. ibid., pp. 38, 189, 264 et 266.

47 Cf. l’importante étude et traduction de Chodkiewicz, Épître sur l’Unicité Absolue.

48 Jâmî donne des exemples de sa poésie in Nafahât al-uns, p. 262.

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L’exposé de la wahdat al-wujûd que fait Balyânî ne peut être rangé dans la même catégorie que celle d’Ibn ‘Arabî et de ses disciples immé- diats qui prirent toujours soin de faire ressortir les expressions de la simi- larité de Dieu par des descriptions de Son incomparabilité. Là où Balyânî et ceux comme lui disent : « Lui », Ibn ‘Arabî et ses disciples disent :

« Lui/non-Lui », bien que ceci ne veuille pas dire que Balyânî n’ait pas eu plus à dire sur le sujet. Son Traité de l’Unité n’est pas plus une tentative de fournir une explication complète de la nature de l’existence que le si souvent mentionné « Je suis la Vérité » (anâ l-haqq) d’al-Hallâj.

Sa‘d al-Dîn Hammûya et ‘Azîz al-Dîn Nasafî

Sa‘d al-Dîn Hammûya (m. 649H/1252), un disciple persan du grand Najm al-Dîn Kubrâ, fut une des nombreuses importantes figures qui ont contribué à faire de l’expression wahdat al-wujûd un terme tech- nique. Hammûya passa plusieurs années à Damas où il rencontra à la fois Ibn ‘Arabî et Qûnawî. Il écrivit une lettre au premier dans laquelle il lui demanda d’éclaircir certains points de plusieurs de ses écrits49. Bien que Hammûya soit l’auteur de plus d’une cinquantaine d’ou- vrages, un seul de ceux-ci a été édité à ce jour, probablement car la plu- part de ses textes ne sont guère encourageants pour les spécialistes.

Comme Jâmî le remarquait voilà cinq cents ans, « il est l’auteur de nom- breux ouvrages (…) pleins de propos mystérieux, de termes ardus, de nombres, diagrammes et cercles que l’œil de la raison et la pensée sont incapables de déchiffrer. »50 Certains passages d’Hammûya cités par son disciple ‘Azîz al-Dîn Nasafî (m. avant 700H/1300) laissent entendre qu’il s’exprimait lui-même sous forme d’aphorismes et dans un style tout aussi elliptique qu’Ibn Sab‘în. Ainsi Nasafî écrit-il par exemple :

On demanda au maître des maîtres, Sa‘d al-Dîn Hammûya : « Qu’est- ce que Dieu ? »

Il répondit : « L’existant (al-mawjûd) est Dieu. » On lui demanda alors : « Qu’est-ce que le cosmos ? »

49 Cf. l’introduction d’al-Misbâh fî l-tasawwuf d’Hammuyâ, édition établie par N.

Mâyil Hirawî, Téhéran, 1362H/1983. M. Molé, introduction au Kitâb al-insân al-kâ- mil de Nasafî, Téhéran, 1962, p. 8.

50 Jâmî, Nafahât al-uns, p. 429.

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Il répondit : « Il n’y a pas d’existant sinon Dieu. »51

Nasafî joua probablement un rôle nettement plus important qu’Hammûya dans la popularisation des enseignements d’Ibn ‘Arabî à travers des œuvres persanes bien connues telles qu’Insân-i kâmil. Tout comme Sab‘în, auquel il se réfère parfois dans ses œuvres, Nasafî re- court à l’expression wahdat al-wujûd dans quelques cas en tant qu’un terme technique pour se référer à l’ensemble de la doctrine et non à une de ses parties52. Et de même qu’Ibn Taymiyya après lui, il emploie fréquemment l’expression ahl-i wahdat, « les gens de l’unicité », pour désigner ceux qui soutiennent la doctrine de la wahdat al-wujûd53. Il fut probablement le premier à diviser ceux-ci en différents groupes en fonc- tion de leurs diverses formulations de la wahdat al-wujûd.

Dans plusieurs passages, Nasafî inclut son propre maître, Hammûya, parmi les gens de l’unicité et, dans un d’entre eux, il dit que certains parmi ceux-ci considèrent la création divine comme « une imagination et un déploiement » (khayâl wa-namâyish). Il devait alors penser à Hammûya étant donné que, dans un des livres de ce dernier, al-Misbâh fî l-tasawwuf, un ouvrage d’obscures méditations sur le symbolisme des lettres, on peut lire : « Quoique ce soit que tu voies d’autre que l’Unicité n’est qu’imagination. »54

51 Nasafî, Kashf al-haqâ’iq, édition établie par A. Mahdawî Dâmghânî, Téhéran, 1344H/1965, p. 153. Immédiatement après cette citation, Nasafî entreprend de traiter des « mots des gens de l’unicité ». Ibn ‘Arabî emploie parfois l’expression : « Il n’y a pas d’existant sinon Dieu » ou déclare qu’« il n’y a pas d’existant autre que Lui. » Cf.

Ibn ‘Arabî, Futûhât, t. II, 216.3, 563.31.

52 Nasafî emploie l’expression deux fois dans les titres de chapitres (pp. 154 et 159) et une fois dans le texte (p. 159) du Kashf al-haqâ’iq. Il emploie aussi l’expression wah- dat-i wâjib al-wujûd [l’unité de l’être nécessaire] une fois (p. 152).

53 Ibn Khaldûn emploie l’expression synonymique ashâb al-wahda [les compagnons de l’unité, ceux qui savourent l’unité divine] alors qu’il mentionne, entre autres, Ibn Sab‘în et Shushtarî ; il oppose ce groupe au ashâb al-tajallî wa-l-mazâhir wa-l-hadarât [les compagnons de la théophanie et des présences, ceux qui jouissent des multiples présences théophaniques], et mentionne Ibn al-Fârid, Ibn ‘Arabî et d’autres. Cf. Ibn Khaldûn, Shifâ’ al-sâ’il li-tahdhîb al-masâ’il, édition établie par I. S. Khalife, Beyrouth, 1959, pp. 51-52. Cf. du même auteur, The Muqaddima, traduction F. Rosenthal, Princeton, 1967, t. III, p. 89.

54 Nasafî, Kashf al-haqâ’iq, p. 155, ainsi que Maqsad-i aqsâ, p. 252 ; Hammuyâ, al- Misbâh fî l-tasawwuf, p. 66. Que « tout ce qui est autre que Dieu » est « imagination » constitue une des idées centrales d’Ibn ‘Arabî bien que, dans son affirmation de la wahdat al-wujûd, cette déclaration ne soit pas aussi simple et élémentaire qu’elle puisse apparaître. Cf. Chittick, Sufi Path of Knowledge, ch. 7.

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Ibn Taymiyya

Les violentes attaques affûtées par le juriste hanbalite Ibn Taymiyya (m. 728H/1328) contre Ibn ‘Arabî et ceux qui le suivirent sont bien connues55. Ibn Taymiyya se réfère souvent à l’expression wahdat al-wu- jûd et l’emploie même dans le titre de deux de ses traités : Ibtâl wahdat al-wujûd (« Démonstration de la fausseté de la doctrine de la wahdat al- wujûd ») et Risâlat ilâ man sa’alahu ‘an haqîqat madhhab al-ittihâdiyyîn, ay al-qâ’ilîn bi-wahdat al-wujûd (« Un traité écrit pour celui qui s’inter- roge sur la réalité de la position des unificationistes, c’est-à-dire sur ceux qui soutiennent la doctrine de la wahdat al-wujûd »)56. Il est particuliè- rement significatif que, dans le second de ces titres, il identifie la doc- trine de « l’unicité du wujûd » à « l’unificationisme » (ittihâd). Il répète cette identification dans de nombreux passages de ses ouvrages, souvent lui adjoignant le terme d’« incarnationisme » (hulûl) comme un second

« synonyme » qui lui serait apparenté57. Ces deux termes ont fait depuis longtemps l’objet d’attaques en tant qu’hérésies propres à certaines sectes ou à certains personnages et tous deux ont été rejetés par Ibn

‘Arabî et ses disciples, du moins dans le sens que leur attribuent ceux qui les critiquent58.

Ibn Taymiyya résume ses objections à l’égard des tenants de la wah- dat al-wujûd en proclamant qu’ils nient les trois principes de base de la religion : à savoir qu’ils n’ont pas foi en Dieu, dans Ses prophètes ou dans le Jour Dernier. Citons une partie de son explication :

Quant à la foi en Dieu : ils pensent que Son wujûd est identique au wujûd du cosmos et que le cosmos n’a pas d’autre créateur que le cosmos lui- même.

55 Voir, par exemple, Ibn Taimîya’s Struggle Against Popular Religion (La Hague, 1976) de M. U. Memon, tout particulièrement, pp. 29-46. Bien que Memon essaie d’être impartial, il déforme gravement les enseignements d’Ibn ‘Arabî en se reposant sur les propres explications d’Ibn Taimiyya et sur des études occidentales obsolètes.

56 Ibn Taymiyya, Majmû‘a, t. I, pp. 61-120 ; t. IV, pp. 2-101.

57 Par exemple, cf. ibid, t. I, pp. 66, 68, 69, 76 et 78.

58 Fakhr al-Dîn ‘Irâqî, un des remarquables disciples de Qûnawî, fournit une défini- tion succincte de l’unificationisme dans son Lama‘ât. Cf. W. C. Chittick et P. L. Wil- son, Fakhruddin ‘Iraqi : Divine Flashes, New York, 1982, pp. 93 et 145-146 ; cf.

Farghânî, Mashâriq, pp. 271-273 ainsi que son Muntahâ, t. I, pp. 292-293 ; Ibn ‘Arabî, Futûhât, t. II, pp. 130. 11, 334.7 et t. III, p. 37.13.

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