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LA NOUVELLE, C'EST L'URGENCE. Rachid Mimouni HISTOIRE DE TEMPS. (Une histoire de train peut en cacher une autre)

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Rachid Mimouni

HISTOIRE DE TEMPS

(Une histoire de train peut en cacher une autre)

1 L i e chef de gare descendit précautionneusement l'échelle et recula de quelques pas pour juger de la rectitude de la position de l'horloge murale de la salle d'attente. Puis il suivit avec une évidente satisfaction la rotation de l'aiguille des secondes qui s'était remise à égrener le temps par petits sauts. Il sortit sa montre de gousset pour contrôler la synchronisation de la grande boîte avec la petite. Il approuva d'un sourire de contentement et alla ranger l'échelle dans un débarras situé près de la porte d'entrée. Au retour, il lança un nouveau coup d'œil sur le cadran de la vieille horloge. Il se sentait tout ragaillardi d'avoir pu la réparer lui-même. Belkacem n'avait pas une haute opinion des compétences professionnelles de l'horloger du village. Il appréciait encore moins ses idées. Ce fut la raison pour laquelle, lorsqu'elle tomba en panne l'avant-veille, à 16 h 17, il répugna à aller soumettre à son examen le complexe assemblage de roues dentées. Il était persuadé que le grossier artisan ne manquerait pas, en triturant brutalement la relique, de détériorer un de ses mécanismes, impossible à remplacer

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Histoire de temps

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vu l'âge honorable de la machine à mesurer le temps. De plus, il ne se sentait pas la patience de supporter placidement les stupides considérations politiques de l'ignare boutiquier, sans compter qu'il le savait incapable de lui établir une facture.

- Je ne pourrais pas justifier la dépense auprès de mon administration.

Il s'était donc contenté de signaler la panne dans son rapport hebdomadaire tout en soulignant la vétusté de l'appareil, dans l'espoir qu'on allait doter sa salle d'attente d'une horloge neuve. Mais il ne se faisait pas trop d'illusions, connaissant la pingrerie traditionnelle de la Société des Chemins de Fer.

Il s'était obligé à consacrer sa matinée à nettoyer et graisser le sémaphore mais sans vraiment parvenir à se concentrer sur ce qu'il faisait. L'indéfinissable malaise qui le chiffonnait avait aigri son humeur. Mais il avait haussé les épaules et continué à effectuer ses activités routinières, estimait qu'il n'était pas sérieux, à son âge, après quarante ans de métier, de se laisser aller à des vagues à l'âme. Le conducteur du train de 14 h 12, en le saluant, avait cru déceler sa contrariété en dépit du large sourire qui l'avait accueilli. Belkacem avait pris soudain conscience du motif de cette sensation de gêne lorsque, en milieu d'après-midi, il avait aperçu le facteur.

Dans ce village d'éleveurs de chèvres et de cultivateurs d'orge, le postier était la seule personne avec qui Belkacem entretenait des relations. Il n'y avait que Mokhtar et lui à être abonnés au journal qui leur parvenait avec l'unique train de 14 h 12, à s'intéresser à ce qui pouvait se passer au-delà des limites de la bourgade. Ils prenaient plaisir à commenter ensemble les grands événements qui troublaient le monde. Il leur arrivait même de lire des revues étrangères, généralement vieilles de plusieurs mois. Ils frissonnaient rétrospectivement en y découvrant l'annonce des conflagrations imminentes qui devaient embraser la planète.

- Je ne sais pas comment on a pu ainsi à chaque fois, sans doute toujours d'extrême justesse, éviter toutes ces catastrophes qui nous menaçaient, remarquait Belkacem. Et dire que les ignares habitants de ce village ne soupçonnent même pas l'existence des risques que quotidiennement ils encourent. Quand viendra la déflagration finale, ils mourront heureux de n'avoir rien su.

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Si les deux seuls hommes àporter l'uniforme dans le village s'accordaient sur le constat des tares de leurs concitoyens, il restait que, sur le plan politique, des lustres de débats n'avaient pas réussi à atténuer leurs divergences d'opinion. Belkacem était partisan de l'ordre, de l'autorité, et, si nécessaire, du recours à la coercition.

- Sans la crainte du bâton, les masses donneront libre cours à leurs plus bas instincts et nous ne tarderions pas à vivre dans la plus totale anarchie. Il faut un homme fort àla tête de l'Etat et qui sache parler le langage du sérieux et de l'efficacité. A flatter la foule, dans l'espoir de recueillir ses suffrages, on risque d'être rapidement submergé par ses folles exigences.

Mokhtar s'était toujours montré proche des préoccupations populaires et sensible à la condition des plus défavorisés. Il avait été un temps responsable du syndicat au niveau communal. Il fut évincé de son poste moins pour son ardente défense des plus déshérités que parce qu'il n'appartenait pas au clan du chef local du Parti. Il était de ceux qui pensaient que le peuple avait fait preuve de son haut niveau de conscience aux moments les plus cruciaux de l'histoire du pays.

- C'était plutôt aux dirigeants à prendre leçon sur le comportement des citoyens.

Leurs dissentiments politiques avaient failli altérer la cordialité de leurs rapports lorsque, vingt ans auparavant, commencèrent à se répandre ces rumeurs sur des bandes armées qui écumaient les montagnes environnantes.

Belkacem condamnait fermement le recours à la sédition tandis que Mokhtar se montrait attentifàtout propos sur ces hommes de la nuit. Le facteur disparut un jour et le chef de gare déplora la perte de son unique interlocuteur.

- Il regrettera nos discussions, gromme1a-t-il. Ce n'est pas avec les primates qu'il est allé rejoindre qu'il pourra poursuivre le débat qu'ensemble nous avions entamé.

Après la fugue de son débatteur, Be1kacem se sentit bien seul.

Il prit l'habitude de confier aux pages d'un cahier d'écolier ses réflexions sur l'ordre et le devenir du monde, ignorant superbement ces petites éruptions locales qu'il considérait comme plus bénignes que boutons de fièvre. Il ne négligeait pas non plus de noter les

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arguments qui lui venaient à l'esprit dans la perspective de la reprise du débat après la fin des troubles. Il crut ce moment venu la nuit où son ancien contradicteur lui rendit visite. Mais Mokhtar ne semblait avoir nulle envie de reprendre leurs conversations inachevées. Il eut en revanche l'impudence de requérir l'aide du chef de gare pour perpétrer un acte inqualifiable.

- C'est inimaginable! hurla Belkacem. Te rends-tu bien compte de ce que tu me demandes? Comment as-tu pu penser que j'allais y souscrire, moi, Belkacem, chef de gare diplômé, sorti second de sa promotion, excellents états de services, appréciations plus qu'élogieuses de mes supérieurs? Je croyais que tu me connaissais.

Tu sais bien que je me suis toujours glorifié d'appeler un chat un chat. Alors je vais te dire. Toi et tes bandits, vous pouvez continuer de scier les poteaux télégraphiques et les arbres des vergers, de rançonner les populations de la région, de commettre des attentats insensés. Je n'ai pas le pouvoir d'empêcher vos exactions. Mais je les désapprouve. Quant à croire que j'allais vous prêter main-forte pour faire dérailler mon train, c'est proprement dément. J'ajoute que vous êtes des irresponsables car vous ne mesurez pas les funestes conséquences de votre projet. Le seul train qui emprunte cette voie ne transporte que les pauvres bougres des régions avoisinantes. Je constate que vous envisagez sereinement de les sacrifier. Et pour quel motif? Sortez d'ici ou j'appelle la police !

Cela ne dissuada pas Mokhtar et les hommes de son commando de faire plusieurs tentatives. Les quelques bâtons de dynamite qu'ils parvinrent à se procurer aux prix de mille peines ne réussirent qu'à former un petit champignon de poussière, tandis que deux travées s'ébrouèrent légèrement, comme une bête agacée par une mouche. Ils ne purent voler les outils qui leur auraient permis d'ôter une dizaine de mètres de rails. Les troncs d'arbres qu'ils placèrent en travers de la voie furent balayés par le nez blindé de la locomotive. En désespoir de cause, ils scièrent les poteaux courant le long de la voie, ce qui faisait rager Belkacem, privé de son unique moyen de communiquer avec les autres chefs de gare.

- C'est criminel! Ils risquent de provoquer une collision.

Belkacem se démenait comme un beau diable pour obtenir que les réparations fussent effectuées au plus tôt et tout rentrait rapidement dans l'ordre. Devant tant d'insuccès, les deux adjoints

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de Mokhtar demandèrent la condamnation à mort du chef de gare pour refus de collaboration et propos insultants envers de valeureux patriotes. L'homme en abandon de poste eut beaucoup de peine à les en dissuader.

Un jour, Mokhtar apprit par un de ses hommes de liaison que le chef de gare souhaitait le rencontrer au plus tôt. Ses affidés, méfiants, évoquèrent la possibilité d'un guet-apens. Mais Mokhtar se récria:

- Je connais bien Belkacem. Il a son franc-parler, il n'ap- prouve ni notre but ni nos méthodes, mais ce n'est pas un traître.

Belkacem accueillit en ricanant la troupe d'hommes hirsutes.

- Je vois que vous avez retrouvé votre état naturel de sauvages.

Les grognements de ses hôtes clandestins ne l'effrayèrent nullement.

Schéma à l'appui, Belkacem expliqua posément son plan.

- Il s'agit d'un train qui transporte des effets militaires, tenues, rangers, et diverses autres choses très utiles à la vie de maquis. Les mesures de sécurité ne sont pas draconiennes. L'armée française doit avoir la même peu flatteuse opinion que moi de vos capacités guerrières. Iln'y aura qu'un petit groupe de protection, réparti en deux wagons, l'un en tête et l'autre en queue de train. Bénéficiant de l'effet de surprise, il ne vous devrait pas être impossible de les neutraliser.

N'oubliez pas qu'il vous faut en premier lieu maîtriser le conducteur de la locomotive qui peut être accompagné d'un ou deux gardes.

- J'ai bien compris, affirma Mokhtar. Il te reste à m'indiquer le meilleur moyen de faire dérailler ou sauter le train.

- Arrête tes conneries. Je retrouve bien là l'homme qui n'a jamais su qu'opposer de stupides objections à mes solides argumentations.

- Nous reprendrons ce débat une autre fois. Pour le moment je continue à t'écouter.

- Je vais t'expliquer les choses dans un langage que puissent assimiler tes facultés réduites. A huit kilomètres en amont de cette gare, il y a une bifurcation séparant la ligne qui dessert les villes du piémont de celle qui s'enfonce dans les montagnes, traverse cette station et va relier les localités des hauts plateaux.

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- Oui, je connais bien cet endroit, exulta Mokhtar. Il y pousse une herbe haute et grasse. Enfant, j'y menais souvent mon troupeau de chèvres.

- Tu as été à bonne école. Près de l'aiguillage, il y a un sémaphore.

- Qu'est-ce que c'est?

- Ça ressemble àun poteau métallique et je suis sûr que tu as dù passer tes journées à essayer de l'escalader.

- Ah oui, je me souviens. Cela sert à quoi?

- Ce mât muni d'un bras mobile indique au conducteur si la voie qu'il veut emprunter est libre ou non.

- Je ne l'aurais jamais deviné, avoua Mokhtar.

- Il vous suffira donc de manipuler le sémaphore pour lui interdire la voie et le train s'arrêtera.

- C'est aussi simple?

- Parfaitement.

- Nous sommes en guerre et c'est un train militaire qui n'a dû prévoir aucun arrêt. Il ne stoppera pas.

- En guerre? Tu appelles guerre le fait d'aller de temps à autre scier un poteau téléphonique qui ne vous a jamais rien fait ou effrayer un fermier isolé encore plus inoffensif? On voit que tu n'as jamais eu la chance de participer à une vraie bataille. Moi, j'ai fait la campagne d'Italie. J'étais à Monte Cassino.

- Est-ce pour me dire ça que tu m'as demandé de venir?

- On affirme que la discipline fait la force des armées. Mais si tu n'avais pas le cerveau encombré par tout un fatras de théories pseudo-scientifiques, tu aurais compris depuis longtemps, à me fréquenter, que la discipline est le fondement du monde ferroviaire.

Alors guerre ou pas, militaire ou pas, ordre ou pas, le conducteur stoppera si le signal lui demande de le faire.

- Vraiment?

- Parfaitement. Maintenant je vais t'expliquer comment mani- puler le sémaphore sans attirer l'attention du chef de gare voisin.

Mokhtar écouta attentivement les explications puis, satisfait, se leva, faisant signe à ses hommes de le suivre.

- Je sais que tu te frottes les mains, lui fit aigrement remarquer Belkacem. La réussite de ce coup ne manquera pas de redorer l'idée plus que terne qu'ont tes chefs de tes compétences militaires. Tu

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auras sûrement une promotion. Que cela ne te fasse pas trop gonfler la poitrine. N'oublie pas à qui tu la devras, bien que je te demande de ne jamais faire état de mon rôle dans cette affaire.

- C'est entendu.

- En retour, tu dois me promettre de cesser de harceler mes rails et mes poteaux téléphoniques.

- D'accord.

- Je t'avoue que j'ai hâte de voir le retour au calme. Tous ces troubles perturbent les horaires de mes trains et dissuadent les gens de voyager.

- L'heure de la victoire sonnera bientôt, affirma Mokhtar.

- Vraiment?

- Parfaitement.

- Je constate pourtant que vous passez vos journées tapis dans vos grottes, car il est devenu de plus en plus risqué de mettre le nez dehors.

- Le temps travaille pour nous.

- Il faut commencer par le respecter. En tout cas, je serais heureux de reprendre avec toi notre débat interrompu.

- Tu crois que ce sera possible?

- Je sais que tu as fini par faire tiens les rêves des troglodytes qui t'entourent. Vous vous imaginez qu'après la victoire, vous allez changer non seulement ce pays mais aussi le monde. Détrompez- vous. Ce que vous prenez pour une épopée fondatrice d'une ère nouvelle n'est en fait qu'une parenthèse. Quand ce sera fini, tout redeviendra comme avant. Tu reviendras distribuer tes lettres comme tu te remettras à opposer de fallacieux arguments à mes solides exposés.

Si à cette époque Mokhtar avait parfaitement compris pourquoi le chef de gare avait tenu à ce qu'on gardât le secret sur sa participation au projet de pillage du train, il fut étonné lorsque, àl'indépendance, Be1kacem lui demanda de maintenir le silence.

- Mais ce n'est pas logique. Ce qui était hier acte de brigandage est aujourd'hui devenu action de gloire. Tu peux t'en prévaloir, d'autant que beaucoup de villageois se souviennent encore de tes prises de position antérieures et exigent qu'on prenne des sanctions contre toi.

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- Mon opinion n'a pas changé, et je me fiche des propos que peuvent répandre sur mon compte des bouseux ignares et rancuniers. Ils peuvent continuer à m'agonir, cela ne m'empêchera pas de dormir. Fort heureusement, l'Administration des chemins de fer est un organisme sérieux. Elle se doute que ce ne sont pas ces éleveurs de chèvres qui sauront faire circuler ses trains. Indépen- dance ou pas, on aura toujours besoin de chefs de gare compétents.

Ce point de vue n'était pas partagé par un petit groupe de nationalistes de la vingt-cinquième heure qui kidnappèrent Belka- cem et faillirent lui faire un sort. Prévenu, Mokhtar parvint in extremis à le tirer de leurs griffes.

- Mais pourquoi donc t'obstines-tu ainsi à ne rien révéler de ta participation à la lutte de libération?

L'aventure n'avait pas entamé la morgue du cheminot.

- Je t'ai déjà fait remarquer, à plusieurs reprises, la grossièreté de tes raisonnements. Ton séjour au maquis ne les a pas affinés.De vous avoir fourni le stratagème pour mettre en défaut l'organisation ferro- viaire ne me rend pas fier.Cela a longtemps tourmenté ma conscience.

Mais c'était le seul moyen de vous détourner de vos incessantes déprédations du matériel et des installations du réseau. Le rustre que tu es ne peut pas comprendre ces scrupules.

A son retour, Mokhtar fut promu chef de l'agence postale en raison des services rendus au pays.

- Que ton nouveau statut ne te monte pas à la tête, le prévint Belkacem. Tu le dois non à ta compétence mais à tes années de crapahutage dans le djebel et à l'aide d'une discrète bonne âme qui te permit de réaliser un coup d'éclat. En somme, tu n'as pas de quoi être fier.

En dépit de son nouveau grade, le postier accepta de continuer à distribuer le courrier d'autant que les lettres qui parvenaient quotidiennement au village se comptaient sur les doigts d'une seule main. A 16 heures précises, il sortait de son bureau pour se rendre à la gare et prendre livraison du petit sac débarqué du train de 14 h 12 et remettre celui qui devait être expédié au centre de tri par retour du même train le lendemain à l'aube.

Il avait aussi retrouvé son habitude, au seuil de la salle d'attente de la gare, de lever un regard sceptique vers l'horloge murale.

Sachant Belkacem maniaque de l'exactitude, il aimait titiller sa

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susceptibilité en lui affirmant que son antiquité avançait ou retardait de quelques minutes.

- Impossible, répliquait ce dernier, tranchant. Je la contrôle tous les matins avec l'heure annoncée à la radio.

- Tu sais bien que la radio ment toujours, chez nous.

Ce jour-là, relevant machinalement la tête à son arrivée, le postier allait poursuivre son chemin lorsque, prenant conscience de ce que ses yeux venaient d'enregistrer, il resta figé d'étonnement.

Il fixa à nouveau l'horloge. Elle indiquait 16 h 17. Mokhtar se dit qu'il était pourtant sorti à l'heure habituelle et ne se souvenait pas s'être attardé en chemin. Il ne pouvait avoir mis dix-sept minutes à parcourir la distance qui séparait son bureau de la gare. Perplexe, il resta un moment à hocher la tête puis consulta sa propre montre.

Elle indiquait 16 h 05. Douze énormes minutes de différence.

Mokhtar avait une confiance absolue en sa montre. Elle ne l'avait jamais abandonné, même pendant les rudes années de maquis. Ce devait donc être l'horloge murale qui avançait. Connaissant la minutie du cheminot, il ne parvenait pas à croire que ce dernier se fût laissé aller à pareille négligence. Après avoir longuement observé les aiguilles, il laissa fuser une exclamation spontanée:

- Mais elle est en panne!

Il cria son stupéfiant constat au moment précis de l'entrée de Belkacem qui comprit soudain que c'était la crainte des prévisibles sarcasmes du postier qui avait gâché son humeur de la journée. Bien entendu, le chef de gare se sentit mortifié. Pour la première fois de sa carrière, il se trouvait professionnellement en défaut. D'avoir à se justifier devant le postier l'humiliait davantage.

- Je sais, marmonna-t-il. Elle est tombée en panne hier. J'ai déjà signalé l'incident dans mon rapport. Ils ne vont pas tarder à venir la réparer. Je n'ai pas osé la confier à l'incompétent horloger du village.

Belkacem était d'autant plus contrit que l'interlocuteur qu'il avait l'habitude de bafouer par sa morgue hautaine mais justifiée, depuis son retour du maquis et sa promotion imméritée, semblait vouloir réduire leur écart de statut et se poser comme son égal.

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C'était la raison pour laquelle ce matin-là il chantonnait de joie d'entendre de nouveau le tic-tac régulier de la vieille horloge, se promettant une belle revanche sur le postier qu'il attendait de pied ferme. Il alla revérifier le bon état des circuits du crocodile, tâche qu'il donna à ronger à une impatience qui le faisait frétiller en dépit de sa proverbiale placidité.

- Il sera bien forcé de reconnaître ce dont je suis capable, exultait-il intérieurement.

Belkacem ignorait qu'il allait être frustré de sa revanche.

Belkacem n'aimait guère les autres habitants du village qui en retour continuaient à le traiter comme un étranger en dépit des quarante années qu'il y avait passées. Un incident, survenu quelques années plus tôt, l'avait définitivement fâché avec les autochtones.

Un jour avait débarqué dans la bourgade un homme équipé d'un étrange appareil monté sur trépied. Il était accompagné d'un aide porteur d'une longue règle hachurée de bandes rouges et blanches. On le crut photographe, mais il ne proposa à personne d'aller se placer face à son objectif. Il s'activa plusieurs jours durant, allant de-ci, de-là, ordonnant à son assistant de se placer en différents endroits. Par signes de la main, il lui demandait d'avancer, de reculer, de faire quelques pas à gauche ou à droite, puis se penchait sur la lunette de son appareil, manipulait une vis, notait quelques chiffres sur son calepin puis changeait de place pour recommencer les mêmes opérations. Belkacem, qui se targuait d'un savoir au-dessus du commun, se montra aussi intrigué que les autres habitants du village. Il en discuta longuement avec le postier. Pour une fois, d'un commun accord, les deux hommes avouèrent leur ignorance.

- Si on allait lui demander? suggéra Mokhtar.

- C'est la responsabilité du maire. Ce n'est certainement pas pour distraire les villageois de leur routine que cet homme est là. Il ressemble à un ingénieur. Il doit avoir une mission à accomplir. Ces gens-là s'occupent de choses si compliquées qu'ils n'apprécient pas qu'on aille les déranger. Leurs calculs risquent d'être faussés.

Tout aussi brusquement qu'il était venu, l'homme disparut et les villageois oublièrent l'insolite excursion. Mais quelques mois plus tard ils virent l'étranger qui descendait d'une voiture affichant

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fièrement sur ses portières le sigle de la Société des Chemins de Fer. Belkacem se sentit outragé de constater qu'on avait envoyé dans son secteur un représentant de l'entreprise sans qu'on eût pris la peine de le prévenir, d'autant plus que Mokhtar ne se fit pas faute de lui faire remarquer que la compagnie ferroviaire semblait faire peu de cas du chef de gare local. Ravalant son dépit, Belkacem se décida à prendre discrètement contact avec son collègue. Il n'eut pas àle regretter. Celui-ci l'accueillit très aimablement et lui révéla la raison de sa présence au village. En retour, Belkacem tintàlui faire visiter sa gare etàlui démontrer le parfait fonctionnement de toutes ses installations. L'homme se crut au milieu d'un décor début de siècle reconstitué pour les besoins d'un film. Mais il félicita Belkacem pour sa conscience professionnelle.

Belkacem avait toujours refusé d'apprendre la langue verna- culaire exclusivement utilisée dans le village et s'exprimait dans un français ombrageux et vieillot d'instituteur de la Ille République, n'utilisant l'arabe qu'en cas d'extrême nécessité. Du temps de la colonisation, on l'avait cru partisan des assimilationnistes. Mais le cheminot reprochait à l'idiome national son manque de technicité et, une fois l'indépendance recouvrée, il continua à user du parler étranger, ce qui ne manqua pas d'alourdir les charges du dossier qu'entretenait scrupuleusement sur lui le chef local du Parti.

Par ailleurs, Belkacem avait toujours vécu en célibataire dans un pays où l'on mariait les adolescents dès leur puberté afin de leur éviter les égarements des désirs inassouvis. La plupart des habitants le croyaient atteint d'un mal rédhibitoire tandis que ses plus violents contempteurs l'accusaient de mœurs contre nature. Pour achever de se singulariser, le porteur de casquette refusait de mettre les pieds àla mosquée, même pour la grande prière de l'Aïd. Il se définissait comme un homme d'ordre, mais agnostique.

Personne n'avait jamais pu mettre les pieds dans son petit intérieur situé au-dessus de la gare, pas même son unique interlo- cuteur. Lorsque Mokhtar se sut invité chez lui,il comprit que le chef de gare avaità lui faire part d'un événement d'une exceptionnelle importance. Son départ en retraite? Une nouvelle affectation? Une promotion? En l'honneur de son hôte, Belkacem déboucha une bouteille de vieux vin et Mokhtar fit mine d'y goûter juste pour ne pas

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froisser la susceptibilité de son compagnon. En fait,ily prit tellement goût que le chef de gare dut aller à deux reprises se réapprovisionner.

La discussion commença avec les habituelles considérations sur les derniers développements de la situation politique internationale et se prolongea jusque très tard dans la nuit. A un moment, rejetant d'un geste négligent l'objection qu'on venait de lui opposer, Belkacem prit un air solennel pour confier à son interlocuteur les grandioses projets de la Société des Chemins de Fer.

- L'homme qui est venu chez nous est un topographe. Il étudiait le tracé de la nouvelle voie ferrée.

- Une nouvelle voie ferrée? Mais celle qui existe déjà n'est empruntée que par un seul train.

- Je constate là, encore une fois, les limites de ton horizon intellectuel. La Société des Chemins de Fer, grâce à ses traditions, sera toujours de cinquante ans en avance sur les dirigeants de ce pays, aussi bornés que toi. Sais-tu ce qu'est une voie étroite?

- Non, avoua ingénument Mokhtar.

- Je désespère de jamais parvenir à t'enseigner quoi que ce soit.

- Mais encore?

- Dans une voie étroite, les rails sont seulement séparés de cent cinq centimètres et cinq millimètres. Comme celle qui dessert ce village. Elle fut construite bien avant ta naissance.

Les réseaux modernes ont un écartement de rails de cent quarante-trois centimètres et cinq millimètres. C'est beaucoup plus avantageux.

- J'ignorais tout cela, avoua Mokhtar.

- Notre société a entrepris un vaste projet de normalisation du réseau. Cela va nous éviter tous les problèmes de transbordement lors du passage d'une voie à une autre. Elle envisage, dans une seconde phase, le doublement de la ligne, et, à plus long terme, l'électrification du réseau. Cela va être une réalisation monumentale.

C'est ce qui explique la présence du topographe.

Belkacem sut qu'il était parvenu à exciter l'admiration et l'envie de son invité quand ce dernier se crut obligé de faire état d'un vague projet concernant le raccordement téléphonique de sa poste.

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- Il est permis de rêver, admit le chef de gare avec indulgence.

L'homme au théodolite retourna au village six mois plus tard pour tenir une séance de travail avec le maire et ses adjoints. Be1kacem se sentit récompensé pour ses quarante années de loyaux services lorsque le topographe l'invita à participer à la réunion.

De vastes plans furent étalés sur la table et le représentant de la Société des Chemins de Fer se lança dans de longues explications. Assailli par le feu des expressions techniques, Belkacem tentait de suivre l'orateur dans un frénétique effort de toute son attention arc-boutée. Il hochait d'autant plus furieusement la tête qu'il se sentait perdre pied. Les conseillers de l'édile municipal avaient d'abord accueilli avec circonspection l'annonce de la réunion.

- Que vient-il nous demander?

L'expérience leur avait appris que l'Etat ne se préoccupait de leur existence que pour les rançonner. Ce fut donc pleins de méfiance qu'ils se rendirent à l'Hôtel de Ville. Ils écoutèrent sagement la harangue du technicien sans se donner la peine d'essayer de comprendre. Ils attendaient les mauvaises nouvelles qui devaient conclure le discours. Lorsque l'orateur requit leur avis, les assistants haussèrent les épaules, aucun d'eux ne voulant s'engager.

- De quoi s'agit-il? questionna enfin le maire.

- Du nouveau tracé de la voie ferrée.

L'atmosphère se détendit lorsque les auditeurs comprirent que la totalité des travaux allait être réalisée par une société étrangère et qu'en somme on ne leur demandait que leur consentement. Rassurés, ils approuvèrent chaleureusement le projet et le maire improvisa un discours d'autofélicitation. Il n'eut pas le temps de l'achever, interrompu par l'intempestive intervention de l'imam.

- Une société étrangère?

- Effectivement.

- On va donc voir arriver des étrangers?

- Forcément.

- Des musulmans?

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Histoire de temps

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- Vous en connaissez qui savent construire des voies ferrées?

- Nous ne pouvons admettre chez nous des mécréants qui risquent de pervertir notre foi.

Le maire s'était désintéressé du dialogue pour se pencher sur le plan étalé sur la table. Il demanda, désignant du doigt le large trait violet :

- C'est ça, le tracé de la nouvelle voie?

- Exactement, répondit le topographe.

- Et ces petits carrés?

- Les habitations situées sur le trajet.

- Et alors?

- Elles doivent être rasées.

- Pardon?

- Bien entendu, l'Administration indemnisera équitablement leurs occupants.

- Ces maisons ressemblent àdes masures. Il ne faut pas vous y tromper. Elles ont coûté quelque argent, bien plus de peine, mais chacune d'entre elles abrite un monde d'amour et d'affection. Leur prix est inestimable.

- Nous avons des comptables qui savent tout estimer.

- Et ce petit cercle, que représente-t-il? questionna encore le maire.

- C'est le petit édifice blanc qui se trouve à l'entrée du village.

- Lui aussi se trouve sur la voie?

- Oui.

- Lui aussi doit être rasé?

- Oui.

- Stop.

Le maire, horrifié, recula d'un pas, main levée, tandis que ses adjoints entamaient aussitôt la lecture du verset coranique approprié.

La rumeur se répandit dans tout le village et la population entra en émoi lorsqu'elle apprit qu'on projetait de mettre bas le mausolée de Sidi Daoud, saint protecteur du lieu. Certains excités se dépêchèrent de ressortir les vieux fusils avec lesquels ils avaient guerroyé contre le colonisateur. Le topographe tenta de les raisonner. Rien n'y fit.

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- Gardez votre projet et nous garderons notre saint.

Il y eut même quelques menaces de mort. Le technicien s'en alla en leur annonçant qu'il adresserait un rapport circonstancié à sa direction. Comme la crue de l'orage, l'effervescence des villageois se dégonfla très rapidement, mais la controverse se poursuivit longtemps entre le chef de gare et le chef des postes.

- Leur attitude est complètement stupide, répétait Belkacem.

Ce projet est une aubaine pour la région. Il donnera non seulement du travail à tous les chômeurs mais permettra aussi de désenclaver le village.

- Toi, tu resteras toujours un étranger. Tu ne peux pas comprendre les sentiments que nourrit la population à l'égard de son saint tutélaire. Il est le fondateur du village, notre père à tous.

Il nous protège contre les mauvais coups du sort.

- Toi aussi tu continues à croire à ces sornettes? Que deviennent toutes tes belles théories matérialistes?

- Cela n'a rien à voir.

- Et de quoi votre saint vous a-t-il préservés?

De l'aventure, Belkacem devait garder une tenace rancune contre la population. Mais comme on n'entendit plus jamais parler du topographe et de son projet, l'incident fut oublié.

Vers midi, le chef de gare monta dans son appartement pour se préparer un léger repas. Il s'octroya deux larges verres de vin afin de se récompenser de la réparation de l'horloge. Son déjeuner achevé, il s'installa comme de coutume dans son profond fauteuil et se laissa glisser dans une somnolence rendue euphorique par l'alcool et la pensée d'une proche revanche sur le postier.

Habituellement, la sonnerie annonçant l'imminente arrivée du train le réveillait. Il descendait alors pour abaisser la barrière puis, son drapeau à la main, se rendait sur le quai pour guetter l'apparition de la locomotive. Mais ce jour-là il ouvrit les yeux sans le secours de l'avertisseur. Etonné, il regarda autour de lui, scrutant comme s'il ne les reconnaissait pas les meubles d'une pièce où il avait passé quarante ans. Il eut l'impression d'avoir émergé dans un univers extra-terrestre. Néanmoins, refusant de se laisser envoûter par cette étrange atmosphère, il se leva vivement, ayant décidé de mettre à profit les quelques minutes soustraites à son sommeil pour

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LA NOUVELLE, C'EST VURGENCE

Histoire de temps

(Une histoire de train peut en cacher une autre)

aller vérifier le fonctionnement de l'horloge de la salle d'attente. Son optimisme disparut lorsqu'il constata qu'elle indiquait 14 h 30.

- Allons bon, se dit-il, déçu. Elle se met à avancer maintenant.

Je croyais pourtant l'avoir bien réglée. Je n'ai pas le temps de m'occuper d'elle pour le moment, le train ne va pas tarder à s'annoncer. J'espère que je pourrai la remettre en état avant l'arrivée du facteur.

Il tourna donc le dos à cette horloge qui lui causait tant de soucis et sortit machinalement sa montre du gousset. Il resta ébahi en constatant qu'elle aussi indiquait 14 h 30.

- Ce n'est pas possible!

Il rejoignit précipitamment son bureau. La pendule affichait 14 h 31. Il eut un moment de panique. Il ne comprenait plus rien à la chronologie des événements.

- Il ne peut pas être 14 h 30, puisque le train n'est pas encore passé.

Il lui sembla que le train, la sonnerie, les trois chronographes s'étaient ligués pour bouleverser l'ordonnance quotidienne des faits. Ils se moquaient de lui. Le tic-tac du pendule ressemblait àun rire goguenard. Les aiguilles de sa montre dessinaient un bras d'honneur. Les graduations de l'horloge faisaient la sarabande.

Furieux, il ressortit sur le quai pour observer la voie obstinément déserte.

Soudain, un sourire décrispa son visage : il venait de tout comprendre.

- Je vois! Le train est en retard. L'horloge fonctionne bien.

Rasséréné, il retourna dans son bureau.

- Qu'a-t-il pu lui arriver? se demanda-t-il. Nous ne sommes plus en hiver avec la neige qui risque de bloquer la voie. Sans doute un quelconque incident. Attendons.

Mais le temps passait et le train ne montra pas son museau.

Belkacem commençait às'inquiéter.

- C'est sûrement un accident : déraillement ou télescopage?

A son arrivée, Mokhtar remarqua aussitôt que l'horloge s'était remise en marche.

- Oui, répondit le chef de gare. Je l'ai réparée moi-même.

Mais il n'avait pas le cœur à exulter.

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- Je suis préoccupé, lui avoua-t-il. Le train a un sérieux retard.

- Il n'est pas encore passé?

- Non.

- Ce doit être grave. Situtéléphonais au chef de gare de Sidi Larbi?

Be1kacem n'aimait guère son collègue de la gare voisine qui se croyait autorisé àle traiter avec une hautaine condescendance parce qu'il avait la chance de gérer une station plus importante que la sienne et se trouvait classé à un échelon supérieur. Lorsqu'il y songeait, Belkacem constatait amèrement que même dans les chemins de fer il y avait quelques injustices. En conséquence, il avait toujours tenu àlimiter ses échanges avec son confrère aux strictes nécessités du service.

- C'est ce que j'avais décidé de faire, répondit-il au postier pour lui signifier qu'il restait à la hauteur de la situation.

Il attendit le départ de Mokhtar pour aller décrocher son téléphone. Son correspondant lui certifia d'un ton go- guenard que le train de 14 h 12 était passé à l'heure pré- vue.

Belkacem sentit son cerveau assailli par mille et une pointes vives.

- Le train est passé pendant que je dormais! Quelle catastrophe!

Il se releva.

- Et le bruit ne m'a pas réveillé? C'est sans doute ces maudits verres de vin.

Ne tenant plus en place, il sortit sur le quai comme pour chercher quelques traces du passage du train.

- Au fond, tous ces événements ont pour origine la panne de l'horloge. En définitive, ce n'est pas réellement de ma faute.

Il était profondément mortifié par cette première défaillance après de si longues années d'un service impeccable.

- A son retouràla gare centrale, le chef de train ne manquera pas de signaler l'anomalie au responsable du réseau. Je vais sûrement recevoir un blâme sévère. Et justifié.

Il retourna à son bureau où il resta longtemps prostré, se demandant quel motif il allait bien pouvoir invoquer dans le rapport

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Histoire de temps

(Une histoire de train peut en cacher une autre)

qu'il ne se décidait pas à entamer. Il songea un moment à en parler au chef de train, àson retour le lendemain à4 h 30, dans l'espoir d'obtenir qu'il fermât les yeux sur son absence. Mais il sut aussitôt qu'il n'aurait jamais le front de formuler sa requête, tout en estimant regrettable qu'une réprimande vînt tempérer une suite d'apprécia- tions plus qu'élogieuses.

Il ne put fermer l'œil de la nuit. A 4 heures du matin, il se leva, s'habilla et descendit sur le quai, la mine chiffonnée. Il s'installa sur un banc, son drapeau sous le bras, et attendit.

Mais le train ne se présenta pas à 4 h 30.

- Serait-il vraiment en retard, cette fois-ci? Curieux concours de circonstances. Patientons encore.

La sirène de la locomotive ne se fit pas entendre de toute la matinée.

Belkacem ne comprenait plus rien.

- Si le train est passé, il doit bien revenir.

En désespoir de cause, il admit qu'il était dépassé et, refusant de continuer à conjecturer, il s'assit à sa table et commença la rédaction d'un rapport dans lequel il consigna méticuleusement et chronologiquement tous les événements survenus depuis la panne de l'horloge de la salle d'attente. Il signa le document, l'inséra dans une enveloppe adressée au chef de réseau en en signalant l'urgence.

Il se releva, plus guilleret, la conscience allégée du poids d'une responsabilité qu'il venait de confier à son supérieur.

- La hiérarchie a quand même du bon, songea-t-il.

Mais il resta stupide en découvrant que son compte rendu ne pourrait parvenir à son destinataire qu'avec le passage du train. Il fut de nouveau assailli par un essaim de questions.

- Si le train est passé, il est bien obligé de revenir. Or, il est midi, et je n'ai encore rien vu. Ce serait au retour qu'il aurait eu du retard? Improbable. Et si, finalement, il n'était pas passé? Mais pour quelle raison aurait-on annulé son départ? Un train peut avoir du retard, plus ou moins long selon la gravité de l'incident, mais il me semble exclu qu'on puisse ainsi supprimer une rotation. A moins d'un événement d'une exceptionnelle importance. Y aurait-il la révolution dans la capitale? Des émeutes? L'état de siège? Le couvre-feu? Il est vrai que comme le journal ne nous parvient plus, il est difficile de savoir ce qui se passe. La radio n'a rien annoncé.

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Mais nous savons qu'elle n'a pas l'habitude de rapporter les informations utiles. Elle se contente de faire des discours que personne n'écoute. Dans ce cas, le chef de gare de Sidi Larbi m'aurait menti? Je sais bien que nos relations manquent de chaleur, mais il reste un cheminot, et il ne se serait pas permis une telle entorse au règlement. Attendons 14 h 12. Si le train arrive, tout s'éclaircira. Mais s'il est effectivement passé et pas encore revenu, il n'aura pas le temps de rejoindre la gare centrale, rebrousser chemin pour se présenter ici à 14 h 12. Inutile donc de l'espérer. Alors?

Le train de 14 h 12 ne s'annonça pas. Après avoir patienté une demi-heure, Belkacem se décida à reprendre contact avec son confrère de Sidi Larbi. Ce dernier, cette fois franchement hilare, lui affirma qu'il l'avait reçu chez lui avec exactement seize secondes de retard.

- Peut-être a-t-il décidé de jouer à saute-mouton avec certaines gares? ajouta-t-il perfidement.

Le train ne se montra ni ce jour, ni les jours suivants et les rapports complémentaires du chef de gare ne firent que s'accumuler sur le bureau. A son tour Mokhtar fut gagné par l'inquiétude.

- Je ne peux plus recevoir ni expédier mon courrier, se plaignit-il à Belkacem.

- Je suis persuadé que les choses ne vont pas tarder à reprendre leur cours normal, lui affirma ce dernier.

- Que dit le chef de gare de Sidi Larbi ?

- Il prétend que le train passe et repasse aux horaires habituels. Mais je suis sûr qu'il se moque de moi. Il me jalouse à cause des meilleures appréciations que j'obtiens lors des inspections.

- Que faut-il faire?

- Patientons encore.

- Je dois prévenir mon supérieur, remarqua Mokhtar. Je vais lui adresser une lettre.

- Et comment lui parviendra-t-elle puisque le train ne passe plus?

Au cinquième jour, le téléphone de la gare cessa de fonc- tionner. Cette nouvelle catastrophe mena Belkacem au bord du déses- poir. Toute fierté ravalée, il alla demander conseil auprès du facteur.

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(Une histoire de train peut en cacher une autre)

Celui-ci lui suggéra d'expédier un message télégraphique.

- Dieu merci, mon appareil fonctionne parfaitement.

La mort dans l'âme, Belkacem se résolutàrecourir aux services du postier. Mais les jours passèrent et aucune réponse ne parvint.

Mokhtar adressa àson tour un câble àson administration pour lui poser le problème du moyen d'acheminement du courrier depuis la suppression du train de 14 h 12. Le télégramme qui lui parvint en retour lui affirmait que, renseignements pris auprès de la Société des Chemins de Fer, le service du train 1537 était maintenu sans modification et qu'il convenait donc de recourir au moyen habituel pour assurer le service postal.

Mokhtar se rendit à la gare, son bleu victorieusement brandi.

- Toi qui ne cesses de dénigrer le fonctionnement des postes, tu as la preuve que mon administration est mieux organisée que la tienne.

Belkacem, qui n'en était plus à pavoiser, fit remarquer à son interlocuteur que le texte ne réglait en rien son problème de transmission du courrier.

- C'est vrai, constata piteusement Mokhtar. Nous voici dans la même situation.

Durant plusieurs jours, Belkacem fut tenaillé par l'envie d'aller s'informer auprès de son chef de réseau. Mais outre qu'il répugnaità se présenter devant son supérieur à l'improviste, son sens de la discipline et du devoir lui interdisait de quitter son poste sans autorisation.

Consulté, le facteur l'encouragea vivement à effectuer le déplacement.

- Cela ne te prendra qu'une demi-journée.

- Tu plaisantes? Sans le train, cela demandera trois jours, au minimum. Il faudra changer quatre fois de bus à l'aller comme au retour.

- C'est vrai. J'avais oublié.

- Trois jours d'absence, cela peut être considéré comme un abandon de poste.

- Mais le train ne passe plus.

- Il n'empêche. Un cheminot doit toujours rester fidèle au poste.

- Je te remplacerai.

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- Toi? Je te savais doté d'une bonne dose d'inconscience, mais maintenant tu commences àdélirer. Contente-toi d'apposer ton tampon sur le timbre des lettres.

Belkacem finit pourtant par se décider à faire le voyage.

Parvenu dans la capitale il apprit au siège de la société que la gestion du réseau avait été décentralisée et que désormais la direction du secteur Est dont il dépendait avait été déplacée vers une autre ville.

Après avoir pris note de la nouvelle adresse, il revint chez lui heureux de détenir l'explication du mutisme de son chef de secteur.

- Tu vois, dit-il à Mokhtar, c'était parce que le message ne lui était pas parvenu. Et comme personne ne pouvait répondre à sa place...

Retrouvant toute sa confiance, il adressa un nouveau télé- gramme correctement libellé. Il reçut dès le lendemain une réponse qui le laissa pantois. Son correspondant lui expliqua que, la gare citée ne dépendant pas de sa zone d'opération, il ne pouvait lui fournir aucun élément de réponse.

Belkacem ne savait plus que faire. Il observa le postier qui venait de lui remettre le pli et dont la mine indiquait clairement qu'il avait déjà pris connaissance de son contenu. La commune adversité avait rapproché les deux hommes et ni l'un ni l'autre n'eurent le cœur d'échanger des remarques désobligeantes. Ils préférèrent débattre posément de toutes les possibilités mais ne purent aboutir à aucune conclusion.

Cette même adversité ne tarda pas à les opposer. Condamnés à l'oisiveté, les deux fonctionnaires passaient leurs journées à se lamenter sur le temps passé, l'un et l'autre ayant définitivement renoncé à percer le mystère du train disparu. Comme la lecture quotidienne du journal ne vint plus l'alimenter d'éléments nouveaux, leur débat s'étiola. Leur moral baissait, leur caractère s'aigrissait et ils en vinrent à échanger des mots peu amènes. Devant la dégradation de leurs relations, ils convinrent d'un commun accord de ne plus s'adresser la parole. Chacun se confina dans son bureau et n'en sortit plus.

Il y eut quelques habitants qui s'en furent protester auprès du postier parce qu'ils ne recevaient plus de mandats de leurs enfants émigrés en France. Mais Mokhtar ne put que lever les bras au ciel.

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Histoire de temps

(Une histoire de train peut en cacher une autre)

Il Y eut quelques paysans qui s'en furent protester auprès du chef de gare parce qu'ils ne pouvaient plus expédier au marché de Sidi Larbi leurs récoltes d'orge et d'olives. Mais Belkacem ne put que lever les bras au ciel.

Cette année-là l'hiver s'annonçait précoce et rigoureux. Une violente tempête de neige obstrua la piste sinueuse qui menait au village et provoqua la rupture de la ligne télégraphique. L'unique bulldozer communal chargé de déblayer la voie tomba en panne au bout du troisième jour et on ne put le remettre en marche faute de disposer de la pièce nécessaire. Le village resta isolé pendant plus d'un mois. Les étagères des deux épiceries se dégarnissant rapidement, les habitants furent heureux de n'avoir pas pu vendre leurs récoltes à Sidi Larbi. Les moulins à âne se remirent à tourner pour écraser l'orge et l'olive. Les vieilles retrouvèrent dans leur mémoire la recette de la fabrication du savon. L'unique instituteur du village, qui venait de Sidi Larbi, déserta son estrade et l'école dut fermer ses portes. L'imam accepta de prendre en charge deux heures par jour les potaches abandonnés et fut effaré de constater qu'ils ne savaient même pas réciter la plus courte des sourates du message divin.

- Mais à quoi donc passaient-ils leur temps?

Il entreprit de combler cette grave lacune. Maisl'âge avait ruiné sa mémoire et il eut tôt fait de leur transmettre ses vestiges du texte sacré. Les enfants, à leur grande joie, retrouvèrent leur liberté et, à celle de leurs parents, le chemin de la source car la motopompe qui alimentait le château d'eau se tut, ayant épuisé toutes les réserves de fuel. Les radiateurs domestiques se refroidirent et les hommes retournèrent dans la forêt faire provision de bois.

Son concurrent ayant fini par fermer boutique, le plus ancien épicier du village acheta deux mulets et, suivant le même sentier que du temps de sa jeunesse, avant la construction de la voie ferrée, se réhabitua à visiter bimensuellement Sidi Larbi pour charger les bâts de ses bêtes en produits indispensables. Il en profitait pour recevoir et transmettre les messages des habitants isolés du reste du pays.

A la fonte de la neige, trois mois plus tard, on découvrit la piste en si mauvais état que le propriétaire du bus qui desservait lalocalité refusa de reprendre la liaison, redoutant l'effet des cahots

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sur les organes de sa vieille mécanique. Laissée à l'abandon, les pluies la ravinèrent si profondément qu'elle devint totalement impraticable. Arguant de l'absence de moyen de transport, l'institu- teur refusa de rejoindre son poste et demanda une nouvelle affectation.

Mokhtar, qui n'avait pas reçu son salaire depuis trois mois, voyant ses enfants crier famine ferma la poste inutile et se reconvertit aux travaux des champs.

Belkacem mourut de chagrin dans sa retraite. Sans la curiosité d'un garçon particulièrement audacieux qui s'était aventuré dans la gare silencieuse, nul n'aurait découvert le cadavre déjà en décompo- sition. L'imam, qui tenait l'ancien chef de gare pour un mécréant, refusa de réciter pour lui la Prière de l'Absent. Il fallut les menaces de Mokhtar pour l'y décider.

Plus personne alors ne se posa de questions sur les étranges événements survenus. Le village se recroquevilla sur lui-même et ses habitants redécouvrirent peu à peu le mode de vie ancestral.

Les vieux se réunirent en djemâa constituante qui décida de se réapproprier le pouvoir usurpé par le maire. Comme on n'y voyait aucune utilité, on négligea de tenir à jour les registres d'état civil.

On fit comprendre au gratte-papier qui s'en occupait qu'il était préférable qu'il allât aider son père à presser l'huile. Les noms patronymiques tombèrent en désuétude. Les conventions de mariage furent scellées verbalement, en présence de témoins à la mémoire réputée infaillible et qui, consultés de plus en plus souvent, recouvrèrent le rôle que l'écriture leur avait confisqué. On répudia la loi pour réhabiliter la coutume, la djemâa servant de tribunal. On se remit à guetter le croissant pour établir le décompte des mois.

L'imam découvrit brusquement qu'il avait hérité de ses ancêtres le pouvoir de chasser les djinns qui habitaient les corps des malades.

Ces derniers furent heureux d'éviter le déplacement jusqu'à Sidi Larbi, d'autant que l'imam pratiquait des tarifs inférieurs à ceux du médecin.

Les années passèrent. Le village oublia le reste du monde, se contentant des épisodiques relations qu'assurait l'épicier au cours de ses périples périodiques.

Beaucoup plus tard, au cours d'un jeu de poursuite, un enfant buta dans un champ couvert d'herbe folle et s'étala de tout son long.

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LA NOUVELLE, CESr L'URGENCE

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(Une histoire de train peut en cacher une autre)

Il chercha l'obstacle qui l'avait fait chuter et sa main tâtonnante découvrit une barre d'acier qui courait au ras du sol. Intrigué, il alerta ses compagnons. Ils suivirent le rail et aboutirent à la gare en ruine.

Leurs mères leur avaient interdit de s'aventurer vers ce lieu maudit, vestige des temps anciens. Mais la curiosité l'emporta. Ils s'avancè- rent en frissonnant de joie sacrilège. Ils firent le tour de l'édicule puis l'un d'eux abattit d'un coup de pied la porte vermoulue. Ils pénétrèrent précautionneusement dans la salle d'attente. Leur irruption sema la panique parmi les rats et les lézards. Puis ils levèrent la tête pour observer l'œil cyclopéen qui les fixait du haut du mur.

L'horloge murale indiquait obstinément 14 h 12 comme pour exiger, dans une pathétique crispation, le retour du train infidèle.

Le chef de gare de Sidi Larbi avait raison. Le train 1537 passait toujours àla même heure. Après avoir traversé Sidi Larbi, il entamait un majestueux détour sur sa voie large et double, évitait le village puis s'enfonçait dans les montagnes.

Rachid Mimouni

©Seghers

Extrait de la Ceinture de l'ogresse, recueil de nouvelles publié par les éditions Seghers, collection «Mots», août 1990.

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