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UN ART DÉCORATIF EN LITTÉRATURE : MAURICE MAETERLINCK ET L ÉCRITURE DES SYMBOLISTES. Clément DESSY

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UN ART DÉCORATIF EN LITTÉRATURE :

MAURICE MAETERLINCK ET L’ÉCRITURE DES SYMBOLISTES Clément DESSY

Le soutien des arts appliqués et décoratifs à la fin du XIXe siècle a eu notamment pour objectif de consacrer ces derniers à un statut équivalent à celui des Beaux-Arts, le décoratif devenant dès lors une valeur artistique en soi dont la définition déborde le cadre strict des arts visuels. Dans la revue bruxelloise L’Art moderne, Georges Lecomte écrit :

D’ailleurs toutes les œuvres grandes, en dehors même des arts plastiques, n’apparaissent-elles pas revêtues d’une spéciale beauté, comme décorative ? Les allitérations de syllabes dans un vers, les évolutions et les rappels de certains vers dans une strophe, pour compléter la pensée et le rythme, la répétition de strophes dans un poème constituent des astragales et des dentelles qui dessinent leurs arabesques sur la trame colorée des mots, créent par leurs circuits d’un si gracieux dessin des harmonies d’ensemble et relient les divers aspects de l’idée. Les poèmes en prose dont l’écriture est artistique valent également, par des retours d’idées et des phrases qui dessinent, dans la pensée et le texte, de très souples contournements d’un grand caractère ornemental1.

Il est particulièrement significatif qu’une comparaison de ce type, cherchant les équivalents du décoratif en dehors des arts visuels, surgisse dans un texte critique consacré à la peinture moderne. L’émergence du « décoratif » comme une valeur invite en effet l’auteur, dans un contexte artistique valorisant les correspondances entre les arts, à se représenter ou à tenter la définition d’équivalents dans d’autres métiers. Nous tenterons dans le présent raisonnement une définition du décoratif en littérature au sein du symbolisme belge et français selon des équivalences et des comparaisons dressées par les acteurs mêmes de la fin du XIXe siècle.

Au moment d’aborder la question d’une littérature « décorative » au sein du symbolisme, on ne peut éluder la valeur péjorative qu’une telle expression peut revêtir actuellement. On qualifie une littérature de « décorative » lorsque celle-ci ne peut prétendre à un rôle plus noble que celui de charmer temporairement un lecteur ou,

1. Georges Lecomte, « Salon des XX. Conférence de M. Georges Lecomte : Les tendances de la peinture moderne », L’Art moderne, n° 7, 14 février 1892, p. 50-51.

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plus prosaïquement, de décorer sa bibliothèque. Elle peut encore se lier à l’idée d’une écriture élaborée, extrêmement travaillée et recherchée.

À la fin du XIXe siècle, comme l’indique le commentaire de Georges Lecomte, la valorisation du décoratif peut potentiellement être récupérée par les écrivains qui en font la caractéristique non pas dégradante, mais au contraire gratifiante d’une écriture qu’elle soit en prose ou en vers.

L’influence de l’ornement sur l’esthétique littéraire n’est pas neuve : on en trouve des traces tout au long du XIXe siècle2. Néanmoins, à la fin du siècle, l’engouement pour les arts décoratifs voit l’aboutissement de réflexions entamées depuis des décennies. La sollicitation de Georges Rodenbach par Siegfried Bing pour concevoir les poèmes des recueils des Vierges et des Tombeaux à partir de gravures déjà conçues par James Pitcairn-Knowles et József Rippl-Rónai formule en soi l’idée d’une décoration par l’écriture3. En effet, ces ouvrages, qui s’inscrivent dans le cadre d’une exposition d’art décoratif inaugurant la Maison de l’Art nouveau dans la rue de Provence en décembre 1895, présentent explicitement un renversement dans le schéma de collaboration entre peintre et écrivain pour l’illustration. Chaque ouvrage comporte un commentaire sur sa genèse, situé à la dernière page. Voici celui que l’on trouve dans Les Vierges :

Ce petit livre imaginé par deux amis : Joseph Rippl-Rónai et James Pitcairn-Knowles, au temps de la fête de Noël, en l’année 1895, a paru sous la protection de M. S. Bing à Paris. La petite histoire est de George Rodenbach. Les simples images sont de Joseph Rippl-Rónai4.

Les Tombeaux comportent le même commentaire à l’exception du changement de nom pour le concepteur des « simples images ». Dans cet exemple tout se déroule comme si l’écrivain était mis en posture « d’écrire une décoration » pour les illustrations. Même si, dans les faits, nous sommes confrontés à une « ekphrasis » dans le sens premier du terme, c’est-à-dire celui d’une transposition fidèle, le dispositif de présentation des deux livres au sein d’une manifestation d’art décoratif suggère l’attribution d’une fonction ornementale ou décorative aux textes par rapport aux images.

Nombre d’autres écrivains symbolistes accordent une attention soutenue aux développements britanniques des arts décoratifs, notamment via les apports de Walter Crane et de William Morris. Le Belge Maurice Maeterlinck figure indubitablement parmi les plus fidèles admirateurs des Arts and Crafts5. Son goût pour les peintres

2. Pour plus d’informations sur les influences de l’ornement dans la littérature française, voir Rae Beth Gordon, Ornament, Fantasy and Desire in Nineteenth-Century French Literature, Princeton, Princeton University Press, 1992.

3. Voir Eszter Földi, « Les Vierges et Les Tombeaux : une coopération entre Rippl-Rónai, Knowles, Rodenbach et Bing », dans le présent volume.

4. József Rippl-Rónai et Georges Rodenbach, Les Vierges, Paris, Chamerot et Renouard, 1895, non paginé.

5. Denis Laoureux, Maurice Maeterlinck et la dramaturgie de l’image. Les arts et les lettres dans le symbolisme en Belgique, Anvers, Pandora (Cahier n°10), 2008, p. 54.

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préraphaélites et le rapport étroit entre son travail littéraire et l’image ont déjà été analysés de manière approfondie6.

L’écriture maeterlinckienne pourrait-elle porter en elle des traits définitoires qui permettraient d’en assimiler une des fonctions comme étant décorative ? La comparaison soumise plus haut par Lecomte, appliquant une esthétique décorative en littérature sur la base de répétitions, trouve en tout cas un évident écho dans le style développé par le dramaturge. Si le critique songe, avant tout, à un poème classique puisqu’il parle de strophes, le dramaturge belge n’a pas manqué de s’imposer par l’élaboration d’une écriture dramatique poétisée, bien que non versifiée.

La répétition constitue à cet égard un élément particulièrement remarquable de son style. L’exemple suivant, extrait de La Princesse Maleine (ill. 1), révèle de manière synthétique, les effets d’une écriture appliquée avec une forme de systématisme dans l’ensemble de l’œuvre dramatique.

Hjalmar : À qui songez-vous ? Maleine : Je suis triste !

Hjalmar : Vous êtes triste ? à quoi songez-vous, Uglyane ? Maleine : Je songe à la princesse Maleine.

Hjalmar : Vous dites ?

Maleine : Je songe à la princesse Maleine.

Hjalmar : Vous connaissez la princesse Maleine ? Maleine : Je suis la princesse Maleine.

Hjalmar : Quoi ?

Maleine : Je suis la princesse Maleine.

Hjalmar : Vous n’êtes pas Uglyane ? Maleine : Je suis la princesse Maleine.

Hjalmar : Vous êtes la princesse Maleine ! Vous êtes la princesse Maleine ! Mais elle est morte !

Maleine : Je suis la princesse Maleine7.

Ces répétitions fréquentes ne trouvent pas leur justification principale dans une fonction référentielle du langage, c’est-à-dire dans ce qui est effectivement désigné par les éléments répétés. Gérard Dessons a mis en évidence la capacité du langage maeterlinckien à se référer à une forme d’au-delà du signifiant, par sa rythmique et le retour de séquences prosodiques. D’après lui, chez Maeterlinck, « la parole y est irréductible à un pur contenu »8 et la « signifiance du langage ne repose pas sur le signe »9.

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Illustration 1. Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine, vignette de Georges Minne, Gand, Van Melle, 1889 (Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles) © KBR. ---il manque les

dimensions---

6. Voir ibid., p. 46-63 ; voir aussi Laurence Brogniez, Préraphaélisme et symbolisme. Peinture littéraire et image poétique, Paris, Honoré Champion (Romantisme et modernités), 2003.

7. Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine [1889], Œuvres II, Théâtre 1, éd. Paul Gorceix, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 131-132.

8. Gérard Dessons, Maeterlinck, le théâtre du poème, Paris, Laurence Tepler, 2005, p. 147.

9. Ibid., p. 80.

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La répétition révèle un mouvement, un rythme prosodique comme dans cet autre exemple, extrait de la même pièce :

Anne : Où êtes-vous ? Je parle du manteau de velours noir.

Le Roi : Il y a là un cyprès qui me fait des signes ! Tous : Quoi ?

Le Roi : Il y a là un cyprès qui me fait des signes ! Anne : Vous vous êtes endormi ? est-ce que vous rêvez ? Le Roi : Moi ?

Anne : Je parlais du manteau de velours noir10.

Lorsqu’il s’avère plus loin que des coups frappés à la porte sont produits par les branches du cyprès, on constate que l’arbre endosse un symbole de mort que la correspondance des répétitions où le « manteau de velours noir » et le « cyprès qui fait des signes » peuvent se confondre au-delà de la mécompréhension entre les personnages. La répétition a ici eu pour effet de les superposer, présageant le symbole de mort.

Dans La Princesse Maleine, la séquence prosodique MAL s’associerait par exemple au terme malade. « Maleine m’a l’air un peu malade »11 est exemplatif de la poétique maeterlinckienne12. L’expressivité langagière est recherchée entre signifiants et établissent de la sorte des rapprochements entre signifiés : Maleine rappelle aussi

« malaise » et c’est toute la séquence MAL qui se trouve suggérer le « malheur », la

« maladie », autour du personnage et de son histoire. La demande saugrenue du Roi, complice repentant de la mort de Maleine, contient également sa force de suggestion : Le Roi. Vous ne m’en voudrez pas ? — Nous allons déjeuner ; y aura-t-il de la salade ?

— Je voudrais un peu de salade...

La nourrice. Oui, oui, il y en aura.

Le Roi. Je ne sais pas pourquoi, je suis un peu triste aujourd’hui. — Mon Dieu ! mon Dieu ! que les morts ont donc l’air malheureux...13 !

De manière générale, dans une écriture lancinante et itérative, Maeterlinck a donc abondamment recours aux assonances et aux allitérations. Ces dernières établissent de même une expressivité du signifiant.

Cela rejoint globalement les expériences qui sont notamment pratiquées par plusieurs écrivains symbolistes. Juliet Simpson a mis en évidence la récupération des idéaux de l’art décoratif par le mouvement symboliste14. Celle-ci débute son parcours par l’exemple de Stéphane Mallarmé qui, dans sa théorie de l’évocation, tend à déstabiliser les liens entre les objets et leur signification. Le « Sonnet en -yx »15 obéit à une syntaxe dont « l’illisibilité » peut être mise en rapport, selon Simpson, avec la forme décorative. L’analyse se poursuit avec l’exemple de Gustave Kahn. Comme

10. Maeterlinck, La Princesse Maleine, p. 157-158.

11. Ibid., p. 150.

12. Dessons, Maeterlinck, le théâtre du poème, p. 93.

13. Maeterlinck, La Princesse Maleine, p. 240.

14. Juliet Simpson, « Symbolist Aesthetics and the Decorative Image/Text », French Forum, 25/2, mai 2000, p. 177-204.

15. Stéphane Mallarmé, « Sonnet en -yx », dans Œuvres complètes, t. I, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1998, p. 733.

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Maeterlinck, ce dernier est particulièrement attentif aux développements des arts décoratifs en Grande-Bretagne et sur le continent européen. Auto-proclamé inventeur du vers libre, Kahn a publié de nombreux recueils dont celui des Palais nomades en 1887.

Outre le fait que, selon James Kearns16, ce poète aurait développé sa théorie du vers libre avec l’appui des expériences nouvelles du peintre néo-impressionniste Georges Seurat, Simpson émet l’hypothèse d’une influence des estampes japonaises dans la prédilection du poète pour les métaphores linéaires. Le japonisme constitue une influence que le poète partage notamment avec les peintres nabis dont nous parlerons. Pour Kahn, le renouvellement du langage poétique s’effectuerait parallèlement à celui du langage pictural. C’est l’inclusion de cette relation aux données picturales qui présente une évolution par rapport aux conceptions de Théodore de Wyzéwa, davantage préoccupé de « musicalité »17.

Dans une préface sur le vers libre qu’il joint à une réédition de ses premières œuvres poétiques, Kahn évoque les objections émises à l’égard de cette forme poétique. Une de celles qu’il soumet (et qui serait émise d’après lui par Mallarmé) consiste en ce que le vers libre « serait la technique désignée pour l’autobiographie du soi, la fixation d’états d’âmes, pour l’arabesque personnelle que le poète doit tracer autour de son caractère propre »18. Mallarmé considère que, pour « aborder les grands sujets, il conviendrait de recourir aux grandes orgues de l’alexandrin », alors que Kahn conçoit la possibilité, non encore concrétisée d’après lui, d’appliquer le vers libre à

un de ces grands chants impersonnels auxquels allusionne M. Stéphane Mallarmé.

L’objection se dresse donc pour l’avenir, encore que peut-être déjà, par de l’imprimé, combattue, mais non résolue. Elle touche d’ailleurs à la destinée de cette technique qui ne doit pas rester confinée à la poésie personnelle ou à la poésie décorative19.

Nous pouvons constater que cette comparaison s’inscrit dans une discussion sur la hiérarchie de sujets et les formes qu’il convient d’employer en littérature. Ces préoccupations sont, somme toute, proches de celles de peintres d’avant-garde de la fin du XIXe siècle dans leur relation conflictuelle avec l’académisme pictural. En préconisant d’éviter le vers libre pour les « grands sujets » et de le réserver pour l’« arabesque personnelle », Mallarmé n’est pas loin de reproduire les options des peintres nabis dans leur domaine puisque ces derniers évitent les « grands sujets » pour réaliser leur art décoratif, empreint d’arabesques toutes personnelles… Kahn, quant à lui, décrit le vers libre comme adapté à la « poésie décorative », même s’il peut revendiquer d’autres registres. De toute évidence, ces questions semblent ressortir d’un idéal décoratif. Or, les développements du vers libre s’attachent à

16. À ce sujet, on lira le chapitre cinq : « The Science of Free Verse : Kahn and Seurat in 1886 », dans James Kearns,Symbolist Landscapes. The Place of Painting in the Poetry and Criticism of Mallarmé and his Circle, London, The Modern Humanities Research Association (coll. « Texts and Dissertations »), 1989, p. 123-144.

17. Simpson, « Symbolist Aesthetics and the Decorative Image/Text », p. 181.

18. Gustave Kahn, Premiers poèmes avec une préface sur le vers libre (Les Palais nomades, Les Chansons d’amant, Domaine de fée), Paris, Mercure de France, 1897, p. 36-37.

19. Ibid., p. 37.

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renouveler le rythme d’un langage poétique qui s’émancipe des règles prosodiques traditionnelles.

Simpson décrit également les apports d’Alfred Jarry en ce qui concerne l’adoption d’idéaux décoratifs dans le domaine de l’écriture poétique. Cet autre écrivain symboliste mettrait en œuvre des conceptions langagières « décoratives », en réactualisant « l’illisibilité » mallarméenne dans son premier recueil, Les Minutes de sable mémorial (1894). Jarry styliserait ses textes pour structurer et brouiller le sens20. Le poème suivant, L’Homme à la hache (ill. 2), dédié à Paul Gauguin dont les préoccupations pour l’art décoratif sont connues, est extrait de ce recueil. Simpson perçoit dans ce poème un rythme qui obéit à un principe décoratif :

À l’horizon, par les brouillards, Les tintamarres des hasards, Vagues, nous armons nos démons Dans l’entre-deux sournois des monts.

Au rivage que nous fermons Dome un géant sur les limons.

Nous rampons à ses pieds, lézards.

Lui, sur son char tel un César Ou sur un piédestal de marbre, Taille une barque en un tronc d’arbre Pour debout dessus nous poursuivre Jusqu’à la fin verte des lieues.

Du rivage ses bras de cuivre Lèvent au ciel la hache bleue21.

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Illustration 2. Paul Gauguin, L’Homme à la hache, huile sur toile, 96 x 70 cm, 1891 (Collection privée) © Bridgeman Art Library.

Le retour des séquences sonores « ar » et « on » n’apporte pas réellement de signification supplémentaire au poème. Le sens qu’il porte correspond davantage à une « signifiance » telle que la définit Henri Meschonnic. Ce dernier a, en effet, théorisé les multiples définitions du « rythme » sur la base du concept de

« signifiance », qui se distingue de la « signification » engageant, quant à elle, le signe dans une relation avec le référent. La « signifiance » permet de penser le fait que le signifiant puisse faire sens en dehors de tout rapport au référent22.

Selon Jarry lui-même, « les allitérations, les rimes, les assonances et les rythmes révèlent des parentés profondes entre les mots. Où dans plusieurs mots, il y a une

20. Simpson, « Symbolist Aesthetics and the Decorative Image/Text », p. 189.

21. Alfred Jarry, Minutes de Sable mémorial, dans Œuvres complètes, t. I, éd. Michel Arrivé, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1972, p. 210.

22. Henri Meschonnic, Critique du rythme : Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 216-217.

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même syllabe, il y a un point commun »23. Ce principe, aux accents mallarméens, formule l’écho d’autres interventions similaires à cette époque, comme celle de Saint- Pol-Roux qui explique, dans la préface de sa pièce La Dame à la faulx, que

« l’époque en est au rythme passementé d’allitérations et se terminant par la rime ou l’assonance »24.

Paul Fort pratique également un vers libre rythmé sur la base d’assonances et d’allitérations dans ses premiers recueils. La définition du vers libre trouve néanmoins ses limites. Comme le signale Suzanne Bernard, la critique lui reproche de pratiquer une prose rythmée plutôt que des vers. Le poète dispose donc ses Ballades sous forme de prose25.

Je me pense, je pense bien, – je pense Dieu, je pense mieux. Je fais des heureux.

Mon torse enveloppé dans un draper [sic] à grands dessins, or mat sur or. Fond de ciel rose et or, fresque d’aurore où des loins d’arabesque – incarnadins. Fort beau décor26. Jalonnant l’ensemble de la ballade de points de relais sonores, l’allitération du

« r » fréquemment associée à la voyelle « o » confère un rythme à la lecture.

Parallèlement à l’instauration d’un rythme dans l’ensemble du texte, la répétition du mot « décor » (« Beau décor encore »), sans omettre l’apparition opportune de l’arabesque, détermine pour cette ballade un cadre de lecture résolument « décoratif », lui-même informé par la vogue des arts décoratifs.

Ces figures de style assument un sens qui n’est pas à proprement parler lexical.

Dans le « Linteau » programmatique qui ouvre Les Minutes de sable mémorial, dans lequel est inclus ce poème, Jarry exhorte à « suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots »27. Les associations sonores sont fréquentes dans son œuvre. Les échanges d’invectives dans Ubu Roi en sont de fameux exemples :

Bougrelas (le frappant) : – Tiens, lâche, gueux, sacripant, mécréant, musulman ! Père Ubu (ripostant) : – Tiens ! Polognard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, communard !

Mère Ubu (le battant aussi) : – Tiens, capon, cochon, félon, histrion, fripon, souillon, polochon28 !

Dans un chapitre de son roman Les Jours et les Nuits, « Les propos des assassins » (allusion par ailleurs à l’étymologie du mot, « fumeurs de haschich »), alors que Sengle hallucine sous l’effet d’« artifices »29, les répliques et les échanges ne se trouvent plus fondés que sur des homophones et calembours. Les paradis artificiels ouvrent la possibilité d’instaurer un langage « halluciné ».

23. Alfred Jarry, « Ceux pour qui il n’y eut point de Babel », La Plume, 15 mai 1903 ; repris dans Alfred Jarry, La Chandelle verte, dans Œuvres complètes, t. II, p. 443.

24. Saint-Pol-Roux, La Dame à la faulx, Paris, Mercure de France, 1899, p. 14-16.

25. Suzanne Bernard, Le Poème en prose : De Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, [1959] 1988, p. 499. L’auteur note à cet égard que le recueil de 1896 porte le sous-titre : Poèmes en prose.

26. Paul Fort, « Ballade LXXIII », Ballades, Paris, Mercure de France, 1896, p. 95.

27. Ibid., p. 171.

28. Alfred Jarry, Ubu Roi, dans Œuvres complètes, t. I, p. 395.

29. Alfred Jarry, Les Jours et les Nuits, dans Œuvres complètes, t. I, p. 823.

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Nocosome : Ah çà, dans tes contrebanderies, si tu pouvais tailler tes mots ? Pyast : La morale de la Pologne…

Herreb : La marelle de la Pologne…

Nocosome : Pour peu que tu aies crié vive la Pologne…

Pyast : Tu es un pied russe, un pied et demi.

Nocosome : Retire cela.

Pyast : Je le retire à demi et il te restera trois quarts de pied. Ha ha ! je lui ai enlevé trois quarts de pied. Tu es un pied et un cor au pied, donc tu es un madrépore, madrécoraux, madré cor au pied ! Conclus, tu ne comprends pas, tu es un cor au pied30.

Kahn propose une définition du langage poétique très proche des considérations de Jarry sur la suggestion sonore des mots. Le poète en fait part, bien avant l’auteur d’Ubu Roi, dès sa réponse au Manifeste du symbolisme de Jean Moréas :

Nous revendiquons pour le roman le droit de rythmer la phrase, d’en accentuer la déclamation ; la tendance est vers un poème en prose très mobile et rythmé différemment suivant les allures, les oscillations, les contournements et les simplicités de l’Idée31.

Celui qui s’est autoproclamé inventeur du vers libre ne conçoit pas, pour sa

« création », une « liberté » totale. Il lui impose tout de même une forme de contrainte qui est celle d’un rythme fondé sur l’assonance et l’allitération.

On ne peut nier la dimension humoristique que peuvent revêtir ces jeux sonores chez Jarry. Néanmoins qu’il s’agisse d’un registre plus ou moins sérieux, le projet semble le même : proposer une langue neuve et déroutante qui suscite l’intérêt ludique ou interprétatif du lecteur. Cette autoréflexivité du langage n’est guère différente de celle qui fonde le nouveau mode de représentation, décoratif et anti- académique, mis en œuvre par les peintres synthétistes comme Gauguin ou les Nabis.

Or, ces derniers sont très profondément préoccupés par l’art décoratif. Thadée Natanson, leur critique d’art attitré à La Revue blanche, les désigne fréquemment comme des peintres « décorateurs » (l’étiquette de « Nabis » n’étant alors pas divulguée au public). Conformément au programme énoncé par Maurice Denis dans sa Définition du néo-traditionnisme en 189032, les Nabis soumettent la ligne à un traitement décoratif lui conférant une force expressive, signifiante en soi.

La stylisation rythmique de l’écriture par tous ces auteurs a des implications dans le domaine littéraire qui sont comparables à celles auxquelles peut prétendre l’arabesque en peinture à travers la fonction décorative qu’on lui admet. En termes de peinture, cette expressivité rythmique trouve un équivalent dans la recherche de lignes expressives. L’usage abondant d’assonances et d’allitérations crée un rythme interne expressif chez Maeterlinck et ce rythme trouve un écho intéressant dans celui de la ligne arabesque qui structure les compositions nabies. Ces figures de style ne rapprochent point les mots par l’intermédiaire direct de leur « contenu », de leur signifié, comme la métaphore. Les mots y sont associés par le seul biais du signifiant.

30. Ibid., p. 822.

31. Gustave Kahn, « Réponse des symbolistes », L’Événement, 28 septembre 1886 ; cité dans Simpson, « Symbolist Aesthetics and the Decorative Image/Text », p. 183.

32. Maurice Denis, « Définition du néo-traditionnisme », Art et critique, 23 et 30 août 1890 ; repris dans Le Ciel et l’Arcadie, éd. Jean-Paul Bouillon, Paris, Hermann (Savoir : sur l’art), 1993, p. 5-21.

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Les « parentés entre les mots » ne se révèlent a priori que dans une dimension auditive, par répétition de mêmes sons.

À la fin de sa vie, au moment d’évoquer l’œuvre de Paul Sérusier, Denis, théoricien parmi les Nabis, compare les réflexions qui ont stimulé le travail des peintres et des écrivains au début de sa carrière :

Écrivains et peintres tombaient d’accord pour affirmer que les objets naturels sont les signes des idées ; que le visible est la manifestation de l’invisible ; que les sons, les couleurs, les mots ont une valeur miraculeusement expressive, en dehors de toute représentation, en dehors même du sens littéral des mots33.

Cette idée nous ramène à celle, très proche, de « signifiance », dans la définition qu’en a donnée Messchonic. Le sens second, évoqué par Denis, « en dehors du sens littéral des mots », c’est le rythme des « sons » qui confère à la langue une capacité

« expressive », « en dehors de toute représentation ». Cette fonction recoupe celle de l’art décoratif dont l’objectif est de plaire sans qu’elle ait en plus à délivrer un message ou une signification précise. Cette réflexion sur la valeur expressive des mots acquiert d’autant plus de valeur qu’elle est émise par un peintre dit « décorateur ».

Est-il donc étonnant que Maeterlinck comme Jarry aient en soi suscité l’intérêt des Nabis, notamment pour la prédilection des deux dramaturges pour le théâtre des marionnettes ? Dès leurs premières années, avant même l’existence du Théâtre d’Art, les Nabis ont monté de leur propre initiative des spectacles de marionnettes. Maurice Denis avait notamment produit le décor d’une pièce de son ami Gabriel Trarieux, Le Songe de la belle au bois, en 1891 dans le salon de Madame Finaly. Ils réalisent une des premières mises en scène des Sept Princesses de Maeterlinck chez le conseiller d’État Georges Coulon, le 10 avril 1892. Jan Verkade conçoit le rideau, Édouard Vuillard et Paul Sérusier les décors, Paul Ranson le programme et les costumes reviennent à Maurice Denis34. Maurice Maeterlinck trouve donc très tôt des admirateurs auprès des peintres nabis, peu après la révélation publique du dramaturge par Octave Mirbeau dans Le Figaro le 24 août 189035.

Le programme des Sept Princesses dessiné par Ranson est structuré d’arabesques qui épousent la silhouette de la princesse endormie. Celui de Pelléas et Mélisande (1892) par Maurice Denis obéit à une logique décorative similaire (ill. 3). L’art pictural nabi et le texte maeterlinckien se rejoignent en tant que modes d’expression artistique qui dépassent et recouvrent la simple fonction référentielle.

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Illustration 3. Maurice Denis, Pelléas et Mélisande, dessin au crayon sur papier, 25,5 x 18,7 cm, 1893 (Musée Maurice Denis, Saint-Germain-en-Laye) © ADAGP, SABAM

Belgium.

33. Maurice Denis, « Paul Sérusier. Sa vie, son œuvre », dans Paul Sérusier, ABC de la peinture, Paris, Floury, 1942, p. 64.

34. Geneviève Aitken, « Les Nabis, un foyer au théâtre », dans Nabis 1888-1900, Paris, Réunion des musées nationaux, 1993, p. 400.

35. Octave Mirbeau, « Maurice Maeterlinck », Le Figaro, 24 août 1890.

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Le texte des Sept Princesses se démarque par sa brièveté. Toute l’action se trouve condensée en un acte unique. Maeterlinck condamnera par la suite cette pièce, notamment à cause de cette brièveté36. C’est cependant une des caractéristiques qui dut susciter l’intérêt des Nabis pour leur spectacle de marionnettes. À la même époque, les toiles nabies restent volontiers de petite taille. La Revue (1890) de Pierre Bonnard ne dépasse pas 23 sur 31 centimètres ; Taches de soleil sur la terrasse (1890) de Maurice Denis 24 sur 20,5 centimètres ; Le Bois d’amour ou Talisman de Paul Sérusier (1888) 27 sur 27 centimètres. La vogue des estampes japonaises n’est sans doute pas étrangère à la prédilection nabie pour les créations de petite taille.

Le récit des Sept Princesses constitue le fragment adapté du conte de La Belle au bois dormant. Dans la pièce de Maeterlinck, seul est représenté le retour du prince, dénommé Marcellus, qui doit épouser la princesse Ursule endormie. L’épisode représenté montre le moment essentiel d’une légende connue. Il en devient d’autant plus expressif que la fin en est transformée : la princesse ne se réveille pas.

Ce souci d’expressivité du « morceau théâtral » que sont Les Sept Princesses est présent dans la langue même de la pièce. Les répétitions y sont systématiques comme dans tout le premier théâtre de Maeterlinck :

La Reine : Où est-il ! Où est-il ? – Est-ce lui ? – Je ne le reconnais plus !... Si, si, je le reconnais encore ! Oh ! qu’il est grand ! qu’il est grand ! Il est au bas de l’escalier !...

Marcellus ! Marcellus ! Est-ce vous ? Est-ce vous ? – Montez ! Montez ! nous sommes si vieux nous autres !... Nous ne pouvons plus descendre !... Montez ! montez ! montez37 !

La répétition détourne ici le langage d’une seule fonction mimétique. La dimension rythmique vient imprégner cette pièce destinée selon son sous-titre au spectacle de marionnettes. L’usage de la marionnette pour Les Sept Princesses devait d’ailleurs détourner le spectateur de la fonction référentielle : l’acteur pouvant être considéré comme une forme de trompe-l’œil artistique.

Globalement, la fonction décorative est aussi celle d’une abstraction, mais dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire celui de tirer des éléments une forme substantielle d’expressivité. Jarry lui-même conforte la place de Maeterlinck dans la comparaison. Il dit percevoir une

naissance du théâtre, car pour la première fois il y a en France (ou en Belgique, à Gand, nous ne voyons pas la France dans un territoire inanimé mais dans une langue, et Maeterlinck est aussi justement à nous que nous répudions Mistral) un théâtre ABSTRAIT38.

Par le biais d’un point de vue intermédial sur l’écriture de Maeterlinck et de plusieurs écrivains symbolistes, plusieurs pistes de réflexion ont pu être ouvertes. Il ne nous a pas tant importé au cours de ces lignes de démontrer à tout prix l’existence

36. Paul Gorceix, Maeterlinck : L’arpenteur de l’invisible, Bruxelles, Le Cri / Académie royale de langue et de littérature françaises, 2005, p. 346.

37. Maurice Maeterlinck, Les Sept Princesses [1891], Œuvres II, Théâtre 1, éd. Paul Gorceix, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 335.

38. Alfred Jarry, « Réponses à un questionnaire sur l’art dramatique », dans Œuvres complètes, t. I, p. 410-411.

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du décoratif en littérature que de délimiter un ordre de comparaison possible entre différentes formes artistiques par différents acteurs contemporains de ces arts. En effet, le décoratif n’a pas « inventé » en littérature la répétition ou encore l’allitération et l’assonance qui, sans s’assimiler à la première, en constituent des formes minimales, mais son idéal artistique a pu en susciter une utilisation importante.

L’origine des correspondances établies peut être complexe à circonscrire même si l’on peut conjecturer qu’elles sont temporellement délimitées. En effet, si nos définitions actuelles d’une « littérature décorative » ne sont guère positives, comment ne pas verser à la même enseigne l’exemple suivant tiré d’un ouvrage d’histoire littéraire publié en 1885, Histoire de la littérature moderne. La Réforme, de Luther à Shakespeare, par Marc Monnier, dont on sent les influences d’idées relayées par Paul Bourget dans ses Essais de psychologie contemporaine en 1883. Évoquant le développement post-tridentin d’un « style jésuite », l’auteur de l’essai décrit cette tendance comme essentiellement préoccupée de « questions de forme »39 :

Donc on laissa de côté tout ce qui pouvait agiter, remuer l’âme humaine : la métaphysique, la politique, la morale qu’on remplaça par la casuistique, pour n’étudier que la littérature décorative et la musique des mots40.

Le décoratif, en littérature, serait donc lié à une dévalorisation de l’idée et du contenu au profit d’une attention de l’écriture pour elle-même. Bref, le fond y serait négligé au profit de la forme. Si l’idée est ici péjorative, évoquant une dévalorisation du fond, et ne concerne pas la littérature d’avant-garde, le lien établi avec la

« musique des mots » s’inscrit dans l’ordre de réflexion soumis ici. La proximité temporelle de cet exemple montre que l’idée d’une « littérature décorative » existe alors potentiellement sous la forme évoquée par Lecomte au début de cet article, celle d’une musicalité, et que cette dernière peut potentiellement être assumée par l’écriture de Maeterlinck.

39. Marc Monnier, Histoire de la littérature moderne. La Réforme, de Luther à Shakespeare, Paris, Firmin-Didot, 1885, p. 210.

40. Ibid., p. 212.

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