• Aucun résultat trouvé

Introduction. F. Maier, C. Page, C. Vaissié

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Introduction. F. Maier, C. Page, C. Vaissié"

Copied!
9
0
0

Texte intégral

(1)

Introduction

Selon Enzo Traverso , « beaucoup d’ouvrages historiques nous parlent davantage de leur époque en éclairant son imaginaire et ses représentations que du passé dont ils voudraient percer les mystères 1 ». Ce qui est vrai pour les ouvrages historiques ne l’est-il pas au moins autant pour les productions artistiques ? L’art est en eff et l’un des moyens par lequel une société (se) représente son histoire et interroge la relation entre passé et présent.

« Écrire l’histoire » n’est pas l’aff aire des seuls historiens, à en juger par l’abon- dance d’œuvres de la littérature et des arts prenant pour matériau l’histoire, même si, est-il besoin de le souligner, les objectifs des artistes ne sont pas ceux des histo- riographes, et que l’horizon d’attente n’est pas davantage semblable. Il importe précisément de questionner les modalités spécifi ques mises en œuvre par le théâtre, dans le texte et les mises en scène, face à un événement particulier, la révolution.

Les ruptures historiques que furent la Révolution française et la Révolution bolchevique ne laiss(èr)ent indiff érent aucun pays, aucun État, pour ne pas dire aucun individu, aucun citoyen. L’aspiration à la liberté, l’égalité, la démocratie est profondément ancrée dans les hommes et si ces valeurs universelles sont bafouées ou au contraire promues ici ou là, l’humanité tout entière s’en trouve blessée ou grandie – la vague de révolutions qui secoue le monde arabe depuis le « prin- temps » 2011 en est un nouvel exemple éloquent. La révolution est-elle déjà un mythe lorsque les écrivains s’en saisissent ? Les mythes, comme on sait, sont des représentations qui, à l’inverse des idéologies, off rent par leur multi-perspectivisme et leur ouverture un espace de liberté dont s’emparent, dans des lieux diff érents, les contemporains et les générations futures. Lorsque les écrivains se saisissent de

• 1 – Traverso E., L’Histoire comme champ de bataille, Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011, p. 8.

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

(2)

l’histoire, ils s’adressent à l’imaginaire collectif qu’en même temps ils façonnent.

Leurs écritures et réécritures actualisent les événements passés, leur redonnent vie pour le présent et pour l’avenir. Dans quelle mesure participent-ils à la construc- tion ou la « déconstruction » de mythes ?

Le théâtre est le lieu privilégié des rencontres démultipliées : la rencontre, certes, comme pour tout texte écrit, entre le temps de l’action (historique) et le temps de la narration, le temps de l’Histoire et le temps de l’histoire (la fable), mais aussi – et c’est la spécifi cité du théâtre que nous nous proposons d’explorer – la rencontre – toujours diff érée et maintes fois réinventée – entre le temps de l’auteur et le temps du metteur en scène, le temps des acteurs et le temps du public. Le théâtre est le lieu du dialogue, de la confrontation, voire du choc entre les époques et les imaginaires, les désirs et les angoisses, les expériences et les échecs.

Le présent ouvrage se veut un espace de réfl exion aussi bien sur les écritures théâtrales de la révolution que sur les révolutions au théâtre que ces écritures rendent nécessaires et souvent anticipent. Au fi l des contributions, le théâtre se dévoile dans ses multiples formes et les diverses fonctions qu’il est susceptible de s’attribuer : fonction militante (avec une réactivation des idéaux) ou didac- tique (voire pédagogique et paternaliste), mais aussi informative et documentaire.

Au travers des diff érents points de vue, une constante demeure dans les pièces et mises en scène analysées : une certaine nostalgie et un rêve éternel de révolution, accroché – peut-être ? – à la croyance en un progrès possible de l’humanité.

Les textes regroupés dans la première partie, consacrée aux réécritures de la Révolution française, montrent comment cet événement majeur de l’histoire occi- dentale fut écrit et réécrit au théâtre, re-présenté, dans le texte et sur la scène, depuis son avènement jusqu’à la commémoration de son bicentenaire, en France et au-delà de ses frontières. La Révolution française exerça la plus grande fascination sur ses contemporains, par sa violence, les bouleversements qu’elle fi t espérer ou redouter, les espoirs qu’elle noya dans le sang, mais aussi par sa théâtralité. C’est pourquoi elle resurgit, modèle ou repoussoir, tout à la fois dans les esprits et le théâtre, dans des situations de rupture ou, à l’opposé, de stagnation de l’histoire.

Le théâtre sur la révolution est-il nécessairement un théâtre « engagé », peut-on dès lors se demander. Deux exemples opposés du théâtre dans le monde arabe donnent à voir le lien qui existe entre l’image de la révolution qui est celle de l’au- teur, et son écriture. L’Égyptien Tahtâwi (1801-1873) fut le témoin passif, à Paris, de la révolution de 1830, tandis que Yacine Kateb (1929-1989) participa à l’âge de quatorze ans aux émeutes qui secouèrent l’Algérie en 1945 : deux expériences vécues déterminèrent, comme le montre Inès Horchani, deux conceptions de la révolution. La commémoration commandée devint, dans Le Bourgeois sans culotte ou le Spectre du parc Monceau que Kateb écrivit en 1988, non pas la célébration de

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

(3)

la Révolution française, mais le questionnement de toutes les révolutions, à travers la révolte des Algériens contre la colonisation française. Il en fut de même pour Armand Gatti qui, la même année, s’empara d’une demande institutionnelle pour accomplir un travail militant auprès de détenus : « C’est moins la Révolution qu’il conviendrait de commémorer que sa “défaite” et la nécessité de la réinventer », souligne Catherine Brun. Alors que Tahtâwi, observateur d’un monde qui lui est étrange(r), condamne l’amour excessif des Français pour la liberté, il s’agit, pour Gatti comme pour Kateb, de se saisir de la révolution et de la mettre au cœur de l’écriture. Le Th éâtre de la révolution de Romain Rolland , dont les huit pièces – des Loups (1898) à Robespierre (1938) – s’échelonnent sur une durée de quarante ans, donne à voir de manière exemplaire combien la représentation de la révolution est dépendante de la conception de l’auteur et de l’image que celui-ci vise à en donner. Marion Denizot retrace les modifi cations que cette représentation subit, à l’intérieur d’une même œuvre, en fonction à la fois de la réalité extérieure et de la réalité subjective de l’auteur. Cela se vérifi e, à échelle certes plus réduite, dans la trilogie d’August Wilhelm Iffl and dont les deux premières pièces furent écrites immédiatement après la Révolution, en 1790 et 1791, et la dernière à une décennie d’intervalle. Cependant, les modifi cations sont, chez Iffl and, de l’ordre du degré – la fonction didactique est la plus marquée dans la pièce de 1800 lorsque la menace est écartée – tandis que l’évolution de la pensée de Rolland et ses propres engagements sont induits par les traumatismes qui, depuis l’Aff aire Dreyfus , meurtrissent le xxe siècle. Comme l’explique Klaus Gerlach, Iffl and veut faire comprendre que l’Allemagne de son temps n’a pas besoin de révolution, mais que la Révolution française était nécessaire en tant qu’avertissement et source d’enseignements. La Révolution qui a réellement eu lieu est traitée au théâtre comme une « pièce didactique » au sens large du terme « parce que cet événement survenu à l’étranger fut perçu par l’opinion allemande comme une leçon dispensée aux monarques allemands ».

La réception de la Révolution française est particulièrement productive en Allemagne qui, comme Brecht le déplora encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ne connut jamais de révolution propre. Le Vormärz, période à la fois de restauration, qui porte le deuil de la révolution de 1830, et prérévolu- tionnaire, déjà grosse de celle de 1848, vit naître La Mort de Danton (1835) du jeune rebelle Georg Büchner (1813-1837), un drame dont la popularité se mesure non seulement au nombre de ses mises en scène mais également à ses nombreuses réécritures. Camille Jenn rapproche cette pièce de celle de Grabbe Napoléon ou Les Cent Jours (1831), pratiquement contemporaine, mais moins connue, en partie à cause des diffi cultés que pose la mise en scène du spectacle de la Révolution dans le théâtre traditionnel. De la Révolution, ils auront mis au jour tous deux, Grabbe,

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

(4)

le conservateur, et Büchner, le révolutionnaire, un aspect essentiel : « celui d’un système qui provoque son autodestruction » ; ils sont tous deux à l’origine d’un

« théâtre du choc, proche des contradictions de la vie réelle, et en rupture avec les codes de représentation classico-romantiques ». Marielle Silhouette inscrit les mises en scène de La Mort de Danton de Büchner, en 1916, et de Danton de Romain Rolland , en 1920, dans le contexte historique de la Grande Guerre et du diffi cile accouchement de la République de Weimar, « un contexte de crise politique aiguë, marqué par le confl it avec la France et l’eff ervescence révolutionnaire ». Laetitia Devos rappelle que la pièce de Büchner connut des fortunes diverses dans les deux Allemagnes et sortit de l’ombre, en RDA, dans les années 1980. L’opéra Les Ossements de Danton , composé par Friedrich Schenker d’après La Mort de Danton de Büchner et sur un livret de Karl Mickel , est contemporain de la « révo- lution pacifi que » qui conduisit à la chute du mur, l’année même du bicentenaire de la Révolution française et du quarantième anniversaire de la RDA. Le titre fait référence à la citation biblique que Büchner utilise dans son brûlot Le Messager hessois (1834), citation déjà reprise dans La Mission 2 de Heiner Müller , dix ans avant l’opéra, en pleine période de stagnation de l’histoire. S’il est manifeste que Müller, dans sa réécriture de La Mort de Danton de Büchner, conjure la résurrec- tion de la révolution dans le Tiers Monde, Laetitia Devos questionne le sens de la citation dans Les Ossements de Danton.

Enfi n, Klaas Tindemans met la crise de la représentation au théâtre en relation avec la crise de la représentation en politique. Selon lui, Büchner sut analyser cette crise d’une façon sublime dans La Mort de Danton . Le génie de Büchner consiste, entre autre, à clarifi er la diff érence entre la rhétorique et la théâtralité.

La deuxième partie est consacrée aux « réécritures de la Révolution d’Octobre » ou, plus précisément, à la façon dont celle-ci a été représentée au théâtre, entre 1918 et 1969, sur le territoire de l’ancien Empire russe et en URSS 3. Huit textes permettent de dresser un tableau très riche et original, articulé autour de deux périodes où le théâtre a joué un rôle particulièrement important : d’une part, les années 1920 et, d’autre part, le Dégel, cette appellation désignant, au sens large, la période qui commence avec la mort de Staline , en 1953, et se termine, en 1968, par l’intervention des troupes du pactes de Varsovie en Tchécoslovaquie et l’avène- ment de ce qui sera appelé, par la suite, la « stagnation ». Ces huit textes explorent ce qui se passait dans les capitales (Pétrograd/Léningrad et Moscou), mais aussi dans certaines « marges » : l’Ukraine et la Biélorussie.

• 2 – La pièce de Müller est évoquée dans la troisième partie de cet ouvrage.

• 3 – L’URSS n’apparaît offi ciellement qu’en décembre 1922.

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

(5)

Dès 1917, une véritable « théâtromanie » explose dans la société russe, pour reprendre la jolie formule de Lucie Kempf. « Toute la Russie fait du théâtre, partout », confi rme Marie-Christine Autant-Mathieu. Comme le montre celle-ci, le théâtre est, en eff et, instrumentalisé pour la propagande du nouveau régime, grâce à des spectacles de masse ou d’autres formes d’agitprop que développent, entre autre, Vsevolod Meyerhold et Vladimir Maïakovski . À partir de 1921, une diversité de lignes et de tendances réapparaît ; un nombre croissant de théâtres célèbre certes la Révolution pour faire allégeance au nouveau pouvoir, mais des artistes résistent – dont le metteur en scène Constantin Stanislavski et l’écrivain Mikhaïl Boulgakov . Ces possibilités de choix se réduisent drastiquement à la fi n des années 1920 : le tournant stalinien est pris.

Lucie Kempf étudie précisément l’un des spectacles de masse mentionnés.

Le 7 novembre 1920, le metteur en scène Nikolaï Evreïnov présente La Prise du Palais d’Hiver , dans les lieux mêmes où celle-ci a eu lieu, trois ans plus tôt, et sur une durée à peine plus courte que dans la réalité. Huit mille personnes – dont beaucoup ont réellement participé à cette action révolutionnaire – interviennent dans sa reconstitution, devant plus de cent mille spectateurs. Or, la chercheuse montre que ce genre, si caractéristique de l’époque, emprunte, en fait, bon nombre de ses formes au théâtre médiéval, en particulier au mystère : il s’agit de faire de la révolution une nouvelle forme de religion. D’autres références sont réutilisées, et Natalia Gamalova qui analyse les spectacles en plein air s’étant déroulés à Pétrograd entre 1917 et 1921 souligne, elle, leurs liens avec le théâtre antique : certains de ces spectacles sont joués dans des amphithéâtres à ciel ouvert et ils font souvent appel à un chœur. À cette époque, de nombreux artistes considèrent, en eff et, Pétrograd comme une nouvelle Athènes où le peuple aurait accès aux œuvres d’art et la culture serait « libérée de la mufl erie ». Mais ces conceptions ne dureront pas plus que les spectacles de masse.

Loin des capitales, la thématique révolutionnaire marque également le théâtre dans l’Ukraine des années 1920. Éric Aunoble explore un corpus de neuf pièces, écrites en ukrainien entre 1919 et 1930. Largement oubliées aujourd’hui, elles ont participé à la construction du mythe révolutionnaire. Or, si elles mettent en évidence les divers confl its qui explosent dans cette période complexe, une seule aborde les aff rontements entre Ukrainiens nationalistes et Ukrainiens rouges, ailleurs qu’au sein de la famille. Le théâtre biélorussianophone du début des années 1920 adopte, lui, comme héros, non pas un ouvrier bolchevique, mais un « brigand au grand cœur », souvent un paysan hors-la-loi, conformément à une tradition littéraire locale. Virginie Symaniec explique que, dans certains cas, ce héros paysan lutte même contre les bolcheviques, souvent montrés comme juifs, mais que, peu à peu, il est remplacé, en tant que héros positif, par des ouvriers et des Komsomols

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

(6)

qui s’opposent à lui. Il aura donc fallu, là aussi, presque une décennie pour que ce théâtre biélorussianophone transforme « sa paysannerie rebelle et incendiaire en un

“peuple” de théâtre, docile et demandeur de “dictature prolétarienne” ».

Le même tournant est pris en Biélorussie qu’en Russie et en Ukraine : dans les années 1930, il n’est plus possible de mettre en question(s) la révolution. C’est d’ailleurs pourquoi le « modèle » stalinien, si prégnant dans les arts au cours des années 1930, 1940, et au début des années 1950, ne fi gure dans ce recueil qu’in absentia. La thématique révolutionnaire n’est alors que rarement abordée, tandis que d’autres mythologies doivent être construites. Le théâtre stalinien se concentre donc sur les problématiques politiques et les enjeux sociaux de son époque, et notamment, après la guerre, sur la lutte contre les « saboteurs », les « espions » et les « cosmopolites ».

La création reprend de la vigueur après la mort de Staline , lorsque la parole peut, en partie, se libérer. Bella Ostromooukhova se penche sur une troupe de théâtre amateur, « Notre Maison », qui voit le jour au sein de l’Université d’État de Moscou en 1958 et qui, dans ses spectacles, renoue avec les expériences des années 1920, notamment celles de Meyerhold . Ce groupe est ainsi en phase avec Khrouchtchev qui appelle à s’ancrer dans le léninisme pour mieux rompre avec le stalinisme. Mais « Notre Maison » réactive aussi la satire révolutionnaire qui, dans le contexte des années 1960, vise aussi bien le passé stalinien que le présent. La troupe est donc interdite en 1969, lorsque commence la « stagnation ».

Juste avant ce nouveau tournant, la troupe du Sovremennik qui, apparue sous le Dégel, en incarne, dans le théâtre, les combats et les aspirations, a mis en scène, pour le cinquantenaire de la Révolution, une trilogie consacrée au mouve- ment révolutionnaire russe – des Décembristes aux Bolcheviks, en passant par les Membres de la Volonté du peuple. Comme le démontre Cécile Vaissié, ces trois pièces permettent de poser les questions éthiques préoccupant la troupe et la génération du Dégel : les buts justifi ent-ils les moyens ? Que sont devenus les idéaux révolutionnaires initiaux ? La trilogie développe, en fait, une réfl exion sur la terreur, et particulièrement la terreur de 1937, mais aussi sur la situation sociale et politique de l’URSS de 1967, et son étude aide à comprendre le fonctionnement de cette « langue d’Ésope » qui, dans les États totalitaires, permet de faire passer des idées non-offi cielles grâce à la connivence entre artistes et spectateurs. Julie Grandhaye, historienne des Décembristes, ces jeunes nobles qui, au début du xixe siècle, aspiraient à des changements politiques, s’attarde sur la pièce qui, dans la trilogie du Sovremennik, est consacrée à ce mouvement, et elle démontre que ce texte ne déforme pas l’histoire. L’auteur, Léonid Zorine , a même été très fi dèle aux documents d’archives et a émaillé sa pièce d’extraits de textes – poèmes, mémoires, discours, correspondances… – rédigés par les Décembristes eux-mêmes. En outre,

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

(7)

ce premier volet de la trilogie n’a pas tant pour sujet l’acte révolutionnaire que l’engagement : il s’agit bien de poser des problématiques éthiques.

Des évolutions, certes non linéaires, mais réelles et conséquentes, s’observent donc dans la façon dont le théâtre soviétique aborde la Révolution d’Octobre.

Élément de propagande depuis les années 1920, ce thème permet à certains de s’interroger, à la fi n des années 1960, sur le parcours suivi et de comparer les résul- tats aux promesses. Des interrogations de cet ordre se poursuivront, certes bien plus discrètement, pendant les années 1970 et la première moitié des années 1980.

Elles exploseront brièvement au début de la perestroïka, avant d’être considérées comme aussi dépassées que les célébrations offi cielles.

Les textes de la troisième partie, « Révolution et théâtre : Th éories et pratiques », n’ont pas pour objet les écritures ou réécritures d’une révolution particulière, mais questionnent d’une manière plus générale, à travers les théories ou les expérimen- tations pratiques, le rapport entre la révolution et le théâtre, depuis l’Antiquité grecque et romaine jusqu’à nos jours. Ils donnent à voir l’importance de la réfé- rence brechtienne, déjà mise en évidence par Inès Horchani pour le théâtre arabe.

La place particulière accordée à Bertolt Brecht est, pour une part, due au fait que son « Lehrstück » Die Maßnahme (La Décision ) – pour ainsi dire un cas d’école de la relation entre révolution et théâtre – fut donnée à l’Opéra de Rennes et servit de prétexte au colloque dont nous livrons ici les actes 4.

Dans l’Angleterre du xvie siècle, le terme de révolution n’avait pas encore le sens de renversement politique qu’il a aujourd’hui. Cependant, la pièce romaine à laquelle Shakespeare eut recours pour servir de toile de fond aux soulèvements de son temps montre déjà le pouvoir du peuple, lequel sera un élément essen- tiel des révolutions modernes et de leurs représentations. La fascination que Coriolan exerça sur Brecht « découle directement de la conception du corps social que Shakespeare y développe, et qui est proche de celle du marxisme lui-même », note Delphine Lemonnier. Selon elle, ce sont les caractéristiques intrinsèques de la pièce inspirée de Plutarque et Tite-Live qui permettent à l’« écrivain de pièces » allemand de la traiter comme une tragédie populaire.

L’intérêt que le dramaturge installé en RDA porta au Coriolan de l’auteur élisabéthain illustre la « transparence de la dimension historique des pièces classiques », tout en marquant, par ce choix, la non linéarité de l’histoire et les possibles répétitions.

• 4 – L’initiative d’Alain Surrans, directeur de l’Opéra de Rennes, de programmer cette pièce diffi cile, controversée avant même sa première représentation, mérite d’être saluée, ainsi que la mise en scène de Daniel Dupont. Nous les remercions également de leur présence au colloque, à la table ronde organisée autour de La Décision.

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

(8)

Leszek Brogowski situe l’origine de la question dans la théorie de Platon . Au-delà du contenu dramatique de l’écriture théâtrale de l’histoire, il interroge le dispositif mis en œuvre par le théâtre. Ce dispositif permet-il de penser la « révolu- tion mise en scène » comme un événement du « processus révolutionnaire », et non comme une représentation lui étant extérieure ? En s´appuyant sur les écrits théo- riques de Brecht , en particulier le Petit Organon pour le théâtre , Brogowski place dans la fi liation de Platon la théorie brechtienne de la distanciation – il préfère le terme de « défamiliarisation », certes calqué sur la traduction anglaise, mais aussi plus proche de l’original Verfremdung qui signifi e littéralement : rendre étrange, voire étranger, ce qui est familier. Le point d’ancrage est la prise de conscience qui, pour le philosophe grec, est la fonction philosophique du théâtre.

Que le théâtre de Brecht vise la prise de conscience au moyen de la « distancia- tion » est démontré à l’exemple de La Décision , l’« opéra » qu’il créa avec le compo- siteur Hanns Eisler en 1930. Le jeune Brecht a acquis la conviction que la révo- lution sociale est nécessairement précédée de la révolution du système politique et que cette révolution ne peut être que violente. Dans La Décision, il met cette conviction à l’épreuve en questionnant le prix de la révolution pour l’individu.

À la lumière de la genèse de l’œuvre et de ses réécritures par Heiner Müller , Francine Maier-Schaeff er examine si, dans le laboratoire qu’est le Lehrstück, l’ac- cord avec la mort peut avoir la valeur symbolique de la nécessaire mort à soi- même. Jean-François Trubert, qui analyse les rapports entre le texte et la musique dans cette forme expérimentale inédite, avance sa propre réponse : « Le véritable sujet de la pièce, qui pourrait être le meurtre, concerne en réalité la transformation intérieure, la prise de conscience – le meurtre symbolique de tout ce qui empêche la critique. » Le musicologue explique la manière dont, à l’aide de la musique, la forme adopte les exigences de cet enseignement.

Dans leur volonté de parachever la révolution théâtrale qui, dans les années 1920, ne scella pas totalement la rupture avec les formes classiques, les théâtres ouvriers misent en France, dans les années 1925 à 1935, sur deux procédés utilisés par les avant-gardes : le chœur parlé et, plus tardivement, les esthétiques

« carnavalesques ». Léonor Delaunay analyse l’infl uence qu’exercèrent sur ces théo- ries les théâtres russe et allemand. Alors que Jean-François Trubert montre l’impor- tance et le pouvoir novateur des chœurs parlés pour un art populaire, force est de constater que le succès du chœur parlé ne fut, en France, que limité et de courte durée. La tradition carnavalesque produisant le rire populaire et révolutionnaire fut, à l’opposé, exploitée de manière productive à partir de 1932-1933 jusqu’à l’avènement du Front populaire.

Une autre forme paradigmatique du lien étroit qui unit révolution et théâtre est le théâtre documentaire, « théâtre de la révolution, théâtre révolutionnaire »,

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

(9)

selon la formule percutante de Sylvain Diaz. Celui-ci montre à quel point le théâtre documentaire est, dans ses origines, intimement lié au phénomène de la révolution. L’originalité de l’approche du jeune chercheur consiste cependant à dépasser la période bien connue de ces origines pour retracer de manière diachro- nique l’histoire du théâtre documentaire comme un théâtre de la révolution, au double sens du terme, depuis les travaux bien connus de Piscator jusqu’au théâtre contemporain, en passant par les pièces documentaires de Peter Weiss qui, dans les années 1960, se réclame de lui de façon programmatique. Le théâtre documentaire jouit d’un regain d’intérêt dans le théâtre contemporain : cette forme, qui utilise les images ou mises en mots des faits bruts, qui refuse les fi gures de la métaphore, de la métonymie, ou même toute fi gure de style, ne promet-elle pas de rendre compte exactement de la réalité ?

Et quelles seront les formes choisies pour raconter les révolutions du xxie siècle ?

révolution mise en scène », Francine Maier-Schaeffer, Christiane Page et Cécile Vaissié (dir.)] universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]

Références

Documents relatifs

Hier liegt also eine Schrift vor, die nebst dieser differenzierten theore- tischen Grundlage auch durch die «schlichten» aber präzisen Forschungsfoki einen besonderen Wert für

La seule différence est que, comme nous pouvons voter pour qui va les administrer, nous sommes supposés les regarder comme nous appartenant, quand bien même

Quand vous sélectionnez un bloc de texte complet, vous avez la possibilité de choisir si vous voulez modifier la couleur du bloc en lui-même, ou du texte contenu dans le bloc à

• relative : déplacement relatif par rapport à son endroit où il serait avec le flot normal. • absolute : position sur la page en dehors du flot normal, mais bouge

C’est ainsi que la notion d’adaptation des connaissances est reprise à travers les différents chapitres pour analyser les tâches et que les formes de travail et la nature

L’échographie, la tomodensitométrie et l’imagerie par résonance magnétique (IRM), permettent sans difficulté de retenir le diagnostic d’une lésion kystique

(traduction française de Susanne Burstein en collaboration avec Aziz Chouaki, éditions Théâtrales, coll. Traits d’Union), écrite pour le Stockholms Stadsteater (Le Théâtre

La fuite se situe donc dans votre raccordement au circuit vide, nous vous rappelons que l’utilisation de raccords instantanés est prohibée. Vérifier également que la pièce à