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De quoi Conchita Wurst est-elle le nom ?

Brigitte Esteve-Bellebeau, Arnaud Alessandrin

To cite this version:

Brigitte Esteve-Bellebeau, Arnaud Alessandrin. De quoi Conchita Wurst est-elle le nom ?. Etoiles

d’encre, Chever Feuille Etoilée, 2013, 59, pp.33-49. �hal-02184725�

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1 Esteve-Bellebeau Brigitte

1

IPR agrégée de philosophie

Chercheuse associée au laboratoire ERRAPHIS, Toulouse Le Mirail

Alessandrin Arnaud Docteur en sociologie

Chercheur associé au LACES, Université de Bordeaux

De quoi Conchita Wurst est-elle le nom ?

Introduction :

Samedi 10 mai 2014 était retransmis le concours de l’eurovision. Cette année c’est la chanteuse et performeuse Conchita Wurst qui a fait polémique. Entre propos homophobes et dérapages transphobes de quoi Conchita Wurst est-elle le nom ? De notre point de vue, cette figure scénique éclaire la manière dont le genre, dans l’ensemble des dispositifs qu’il déploie, devient le véhicule de représentations à la fois solidement enracinée et toujours en mouvement. De la sorte, Conchita Wurst, ou plus précisément sa réception, tend à éclairer les relations qu’entretiennent les frontières du genre

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; frontières tout autant conceptuelles que géographiques.

L’histoire de Conchita Wurst est inaugurée, comme souvent dans celle de minorités, par l’insulte. « Au début était l’insulte », note d’ailleurs Didier Eribon dans sa « réflexions sur la question gay »

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. C’est cette situation d’opprobre qui pousse Thomas Neuwirth, ancien étudiant en mode, à se présenter à une émission de télé-crochet autrichienne, sous les traits de ce personnage à la fois drôle (« Wurst » en allemand signifie saucisse) et dérangeant (une autre traduction de Wurst pouvant être « Qu’est-ce que j’en ai à faire ? »). Thomas et Conchita portent un discours : « Il y a deux personnages distincts, avec leurs propres histoires personnelles, mais un message essentiel en faveur de la tolérance et contre les

1

Brigitte Esteve-Bellebeau est agrégée de philosophie, chercheur associé au laboratoire ERRAPHIS Toulouse le Mirail, et chargée de cours à la faculté de médecine de Bordeaux. Elle travaille depuis plusieurs années dans deux grandes directions : l’éthique dans la philosophie de Judith Butler, et la philosophie de la médecine. Elle est l’auteur d’articles sur Butler (dans « Aux frontières du genre », 2012 et « La transyclopédie », 2013) ainsi que sur la question du genre en philosophie. Elle est l’auteur, avec Arnaud Alessandrin, du livre « Genre ! » (ed. des ailes sur un tracteur, 2014).

Arnaud Alessandrin

est sociologue, chercheur associé au LACES (Université de Bordeaux). Ses travaux se situent à l’intersection des questions de genre et de santé. Il a publié La transidentité (2011), codirigé une Transyclopédie (Des ailes sur un tracteur 2012) ainsi qu’une Sociologie des tranidentités (Cavalier bleu 2018) et a dirigé le livre Géographie des homophobies avec Y. Raibaud (2013).

2

Alessandrin Arnaud (dir), Aux frontières du genre, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2012.

3

Eribon Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2012

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discriminations »

4

. La cible des injures devient progressivement ce sujet qui lutte contre les discriminations. Son angle d’attaque : la visibilité. Son arme : le genre. Le genre : voilà sûrement ce qui est au cœur des polémiques, en France comme ailleurs. Tom est ouvertement homosexuel, mais ce qui dérange bel et bien, au-delà de son orientation sexuelle, c’est son expression de genre (on ne saurait dire ici son « identité de genre »

5

). Les médias en sont la preuve : ils ne savent pas comment nommer ce qui ne relève pas des standards du genre. Ainsi Conchita est « une chanteuse barbue » pour l’express, une « femme à barbe » pour BFMtv et Le Point, un « travesti » pour RTL et enfin une « drag queen » pour le Huffington post qui semble le plus proche des revendications de Conchita

6

. Conchita est un travesti scénique, burlesque, qui joue avec les codes du genre c’est-à-dire à l’endroit même de l’opprobre inaugural de son personnage

7

.

Conchita Wurst : figure de l’altérité.

Qui est Conchita Wurst ? Une femme simple, ou femme fatale répondront les autres ! Conchita est un prénom courant en Colombie ou Thomas Neuwirth fait naître le personnage.

Et Wurst peut être interprété comme le signe du retournement de la honte en fierté, mouvement bien connu des minorités : certes le substantif seul signifie ‘saucisse’ ; mais dans une formule comme « Das ist mir doch alles Wurst ! » il prend le sens de l’indifférence interjectée, ou de l’abandon des règles du jeu traditionnel : Qu’est-ce que j’en ai à faire de tout cela !

Ainsi construit, le nom de Conchita Wurst devient un signe – celui de l’ouverture à l’altérité en tant qu’elle est étrangeté de la cohabitation de deux termes si mal appariés selon les règles du bien nommer – accord d’un prénom et d’un nom dans un registre culturel précis.

Cependant que cet ensemble prénom + nom est également un symbole – celui du même et de l’autre réunis – celui de l’union possible des cultures dans une création originale tenant de l’odradek

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comme du phénix

9

en la circonstance ! Odradek nous ramène à l’énigme et au

4

Cité dans : Alessandrin Arnaud, « Conchita Wurst à l’Eurovision », Nouvel-obs, Le plus, publié le 09-05-2014.

Disponible sur : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1198866-conchita-wurst-a-l-eurovision-dans-notre- societe-un-bon-homosexuel-doit-etre-discret.html

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Les principes de Jogjakarta formulent une définition claire de l’identité de genre : l’identité de genre est comprise comme faisant référence à l’expérience intime et personnelle de son genre profondément vécue par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification de l’apparence ou des fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autres) et d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire.

Lire par exemple « Identité de genre » in Genre ! (E-Bellebeau et Alessandrin dir.), Des ailes sur un tracteur, 2014, pp : 39-40.

6

Pour l’ensemble de ces articles, se référer à : Alessandrin Arnaud, « Conchita Wurst à l’Eurovision », op.cit.

7

On notera de ce point de vue que la scène reste cette arme à double tranchant, permettant une certaine visibilité, limitée à ce méta--espace du spectacle et de la scène.

8 Odradek, est un nom inventé par Kafka dans la nouvelle inachevée « le souci du père de famille ».

Ressemblant à une bobine de fil en forme d’étoile, il peut être une figure de la concentration des possibilités

humaines et pour cela une énigme ; en somme, le modèle réduit de toutes les ambiguïtés de l’imaginaire, car

selon Walter Benjamin « Odradek est la forme que prennent les choses oubliées. »

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mystère des associations libres comme des productions de l’imaginaire. Le phénix, être mythique, nous rappelle qu’il est possible de mourir à une certaine identité, comme on meurt socialement quand personne ne nous regarde ou ne nous pleure, et de renaître sous les traits d’un autre, comme c’est le cas lorsque sur scène on endosse un personnage que l’on fait vivre pour quelques heures. Se dresser comme un phénix, c’est alors oser montrer qu’une renaissance est non seulement possible, mais bel et bien réalisée par la performance qu’autorise la scène et qui déjoue les codes du genre en vigueur dans un concours aussi classique que l’eurovision.

Dans De quoi Sarkozy est-il le nom ? A. Badiou écrit : « Proposons un théorème : toute chaîne de peurs conduit au néant, dont le vote est l’opération ». Si une élection présidentielle a pu avoir lieu avec la peur de l’autre en toile de fond ; ici, dans le cas d’un vote aux conséquences bien moindre, mais à l’impact médiatique certain, on a assisté à l’élection de celui dont on ne doit pas prononcer le nom

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, celui qui fait peur et que l’on ne sait pas nommer ou que l’on n’ose pas nommer.

En clin d’œil à Alain Badiou

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, nous répondrons donc à la question initiale en disant que Conchita Wurst est le nom de l’altérité conçue comme une chance, doublement référée à la différence : différence dans l’assujettissement aux normes sexuelles qui gouvernent le paraître et participent à ordonner la vie sociale et différence également dans la posture incarnée pour revendiquer le droit imprescriptible d’être soi.

L’altérité c’est la figure de ce qui est autre et auquel je ne m’identifie jamais complètement.

C’est pourquoi d’ailleurs, même s’il y a dans la figure de l’autre-personne l’idée de son égale appartenance à l’humanité comme moi, encore faut-il que cette figure ait authentiquement figure humaine, qu’elle soit visible dans l’espace humain, et qu’ainsi elle en soit devenue pensable comme vie humaine. C’est bien à cet endroit que les préjugés peuvent faire leur apparition en cortège en suivant la question : mais qui donc est pleinement humain si ce n’est celui ou celle qui endosse le vêtement, l’attitude et l’éthique liés à son sexe ? Qui donc a contrario sème le trouble et le désordre en se mettant en scène pour déjouer les codes de la féminité comme de la masculinité ? Conchita Wurst : est-ce un homme, est-ce une femme ? Une femme à barbe alors ou un drag-queen, un homosexuel travesti ou un thuriféraire du queer ?

Devenir sujet c’est en passer par un assujettissement qui contraint tout autant qu’il forme par l’imposition des cadres auquel il soumet tout individu social. Dans le cas des normes sexuelles, le marquage du genre dans sa binarité s’opère dès la naissance, par une énonciation qui a valeur d’assignation : « c’est une fille ! ». Etre ce nom ou tenter de l’être conduit à reproduire des attitudes, des rites, des postures sculptés génération après génération, et qui semblent avoir formé le moule (en l’occurrence ici) de la féminité. Plus ou moins, avec

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Allusion au titre de la chanson (Rise like a phoenix) qui a permis à Conchita Wurst de remporter le concours de l’eurovision.

10

Allusion au personnage de Voldemort dans la saga d’Harry Potter.

11

A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Ed. Lignes, 2007.

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aisance ou non, sans questionnement sur soi ou au contraire avec moult retours à ce soi qui ne se satisfait pas de ce que le miroir et le regard d’autrui lui renvoient, l’être humain en devenir cherche à être quelqu’un, se cherche à travers des identifications multiples et parvient le plus souvent à consentir à se faire féminin ou masculin.

Se pressentir en marge peut impliquer de tenter de se dégager des identifications les plus fortement marquées que sont le féminin et le masculin, et d’esquisser un pas de côté pour tenter de trouver l’espace où laisser vivre son désir. Mais cela ne va pas de soi, et bien des obstacles jonchent un tel parcours vers un hors de soi, susceptible d’étayer la construction du sujet social - bien que souvent socialement à part. De la famille au travail, en passant par l’école et la justice, rien n’est épargné à celle-celui qui ne parvient pas à se ranger dans les cases F/M. C’est sans doute l’effort à rendre visible cette différence qui peut être pensé comme une forme du courage chez Conchita Wurst. Loin des paillettes de l’eurovision, et de l’héroïsme conçu comme « figure subjective du faire face à l’impossible »

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dans l’instant, Thomas Neuwirth incarne davantage le courage – soit, toujours selon la définition de Badiou,

« la vertu d’endurance dans l’impossible », laquelle se construit à l’aune de la volonté de se soucier de soi pour devenir ce que l’on a à être. Pas seulement de militance affichée comme étendard, pas de discours des minorités à endosser, mais une posture qui dessine une figure – celle d’une liberté en marche vers une création de soi au-delà des restrictions culturelles, politiques et sociales. Telle est la figure de l’altérité doublement référée à la différence que nous donne à voir Conchita Wurst.

L’expression de genre : une arme à double tranchant

De cet évènement médiatique ressort surtout la difficulté de la presse à traiter des questions transidentitaires. Conchita Wurt est un personnage de scène, une performance, une drag queen, qu’il s’agit de ne pas confondre avec les « transsexuel.le.s » (cette invention psychiatrique pathologisante

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) ou de rabattre sur l’appellation de « femme à barbe ». Cette dernière doit nous interroger sur le statut de Conchita. En effet, si l’appellation de « femme à barbe » est historiquement située du côté de la monstruosité, la présence de Conchita signe au contraire un espace de fierté

14

. Aussi, dans les freak-show, la « femme à barbe » était montrée (toujours par autrui qui la révélait puis l’enfermait de nouveau). Ici c’est Conchita qui, seule, est en mesure de se montrer, de se rendre visible. Le cas « Conchita » n’est pourtant pas le premier Dana International, finaliste de l’eurovision, rassemblait autour d’elle autant d’admirateurs que d’opposants. Toutefois, les relations entre les médias et les transidentités ont toujours été conflictuelles. Dans l’immédiateté de l’actualité, le premier mot trouvé est

12

J’emprunte cette définition à A. Badiou dans l’ouvrage précité.

13

Alessandrin Arnaud, « Le ‘transsexualisme’ : une nosographie obsolete », Santé Publique n°24, 3, 2012, pp.

263 - 268

14

On pourra noter à cet égard que quelques “femmes à barbes”, participant parfois à des freaks show semblent

également travailler à retourner la stigmatisation. Je remercie Vincent Guillot pour m’avoir indiqué que

Clémentine Delait, tenancière de bar dans les Vosges, était devenu une célèbre femme à barbe, refusant de se

prêter au jeu des freaks show. Elle obtient un permis de travestissement et s’engagea pendant la première guerre

mondiale, et devient la mascotte des poilus ! Lire par exemple : Patrick Pasky, Clémentine. Le roman de la

femme barbe, Publibook, 2013

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celui qu’on utilise. Selon la chercheuse : « La médiatisation de Conchita Wurst illustre le reflux entre la figure du travesti et du transsexuel. Entre les deux, un point « aveugle au genre ». On parle de l’artiste au masculin ou au féminin et on le décrit comme travesti, homosexuel ou encore Drag-Queen. Pour exemple, le journal du soir de France 3, du 11 Mai, assimilait la victoire de Dana International à celle de Conchita en décrivant Dana comme « le travesti israélien » confondant ainsi deux expériences de vie et deux façons de se définir très différentes mais toutes deux assumées. »

15

Mais cette approximation dans les termes n’est pas sans conséquences. Pour la spécialiste des représentations transidentitaires dans les médias il s’agit bien là de « violences » du fait des

« réductions » à l’œuvre mais plus généralement de « l’ignorance » des médias ce sujet. « On sent bien que le vocabulaire approprié fait défaut », conclue-t-elle

16

.

Fierté nationale : no point !

À quelques jours de la cérémonie, un groupe Facebook qui en appelle au boycott de la chanteuse, comptait déjà plus de 38.000 inscrits. Une pétition, emboitant le pas sur le groupe Facebook, compte quant à elle près de 5.000 signatures

17

. D'autres pays participant à l'Eurovision suggèrent plus ou moins explicitement de ne pas voter pour la candidate.

L’Autriche se trouve alors bien embarrassée avec à cette représentante polémique, alors même que Conchita promettait de casser l’image conservatrice du pays. Pour comprendre ce qui se joue dans ces propos haineux à son encontre, il faut poser notre regard du côté de ce concours, comme on le ferait pour d’autres compétitions (notamment sportives), et saisir la manière dont les catégories de « genre » et de « sexualité » participent de la construction d’une fierté nationale. Il faut alors s’interroger sur ces figures qui, ne respectant pas les gages à la normalité du genre ne peuvent réellement prétendre à représenter, c’est-à-dire aussi à appartenir, à des frontières, non pas de genre mais des frontières nationales. Mais il n’est guère besoin de quitter la France pour se questionner de la sorte.

N’est-ce pas cette scission, entre la « bonne image » et la « mauvaise image » de l’homosexualité (songeons à la folle, ou aux drag-queens), qui répartit aujourd’hui encore les bons et les mauvais points à l’intégration des homosexuels

18

? N’entendons-nous pas, pour le formuler ainsi, qu’un bon homosexuel doit rester un homosexuel discret ? C’est-à-dire aussi un homosexuel invisible, assimilé aux normes de genres hétéronormatives ? Ces formulations dessinent un hors champs à l’intégration : des « autres » non assimilables. Tandis que, dans de nombreux pays occidentaux, la tendance est à l’augmentation relative des droits des

15

Cite dans : Alessandrin Arnaud : “Conchita Wurst, la “femme à barbe” et les trans : quand les médias s’emmêlent », Nouvel Obs, le plus, mis en ligne le 13-05-2014. Disponible sur : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1200498-conchita-wurst-la-femme-a-barbe-et-les-trans-quand-les- medias-s-emmelent.html

16

Sur ce sujet, nous pouvons aussi citer les chartes associatives à destination des médias, pour un meilleur traitement de la question trans, comme celle des associations Genres Pluriels ou Trans 3.0.

17

Cité dans : Alessandrin Arnaud : “Conchita Wurst, la “femme à barbe” et les trans : quand les médias s’emmêlent », op. cit.

18

Lire « Genderfucking », Revue Miroir / Miroirs vol.2, Des ailes sur un tracteur, 2014.

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minorités, ces nouveaux critères d’assimilation des LGBT (ce que l’on pourrait nommer le pinkwashing) n’est pas sans conséquence dans la cartographie des sexualités.

Pinkwashing ou Genderbashing par le haut…. Porosité par le bas

Dans ces deux premiers chapitres traduits d’ « Assemblages terroristes»

19

, Puar souligne alors qu’au lendemain du 11 septembre les Etats Unis (se) sont présentés comme le parangon du progressisme sexuel en réponse aux civilisations, non-occidentales. L’imaginaire homonational et libéral conjure ainsi toute ressemblance avec la figure de l’étranger

20

.

Si le contexte européen n’est pas le contexte américain, nous pourrions souligner quelques similitudes dans l’opposition entre l’Europe de l’ouest et la Russie concernant non seulement des questions géopolitiques mais également des questions de mœurs (l’homosexualité entre autre). Reformulons alors la question : comment parler de genre dans une autre aire géographique que la nôtre? Dans Desiring arabs, Joseph Massad critique l’universalisation qui conduit à penser les pratiques homosexuelles. Selon lui, le fait d’inclure une ontologie occidentale de la sexualité dans des aires non occidentales

21

s’apparenté à une

« assimilation » forcée. La mondialisation des revendications

22

fait alors se dessiner des cartes découpant le monde entre ceux qui seraient « modernes », ceux-là même qui dessinent les cartes, et les autres. Ici, les droits des homosexuels deviennent le nouveau mètre étalon de la modernité. Ainsi, récemment, les Indigènes de la République affirmaient que l’homosexualité, était un concept occidental inadapté aux mondes arabes ou africains. Par analogie, l’affirmation soutenait que l’homosexualité n’avait pas sa place dans les quartiers populaires où le concept colonisait non seulement des identités mais aussi des préoccupations autres (celles de la classe ou de la race par exemple). Les débats autour du mariage pour tous deviennent, dans cette argumentation, une ultime offensive de l’impérialisme gay, du global américan gay way of life universalisant. L’homosexualité devient dans ces thèses

23

un concept à vocation « civilisatrice » qui tendrait à exotisme l’homophobie. A l’opposé de cette posture, l’écrivain marocain Abdellah Taïa dénonce l’idée que l’homosexualité ne serait qu’imposée.

Selon lui, des voix luttent tous les jours pour se faire entendre

24

. C’est-à-dire qu’à l’hypothèse d’une homosexualité surplombante et colonialiste vient s’opposer la capacité des peuples à une réappropriation des notions dans des échanges culturels à la fois mondialisés (depuis l’essor des NTIC) et contextuels. Il ne s’agit donc pas tant de se positionner pour ou contre la globalisation queer mais plutôt d’en comprendre l’effectivité. Il ne s’agit pas de parler d’un

19

Puar Jasbir, Homonationalisme, Amsterdam, 2012 (trad. Maxime Cervulle et Judy minx)

20

Au sujet de l’homonationalisme, lire : Maxime Cervulle « Territorialiser l’homonationalisme », Géographie des homophobies (Alessandrin A. et Raibaud Y. dir), Armand Colin, 2013, pp : 105-118.

21

J. A. Massad, Desiring arabs, Chicago, Chicago University press, 2007, notamment pp. 41-49.

22

Martel Frederic, Global Gay, Flammarion, 2013.

23

Lire : Boggio Éwanjé-Épée, Félix et Stella Magliani-Belkacem, Les féministes blanches et l’empire. 2012, Paris : La Fabrique. Ainsi qu’une note de lecture critique par Fanny Bugnon et Melissa Blais dans :

« Apprentissages entre école et entreprise », Nouvelles questions féministes, vol.33 n°1, 2014, pp : 131-135.

24

Entretien accordé à Rue 89, le 8 février 2013.

(8)

7

concept décontextualisé mais de regarder de quelle façon ces imaginaires sont utilisées, réappropriés

25

.

N’est-ce pas cette critique qu’octroient les cartes du vote en faveur de Conchita Wurst ? Ces dernières illustrent bien que le découpage horizontal d’une « Europe de l’ouest » plus ouverte face à une « Europe de l’est » homophobe est à relativiser en fonction des grilles de lecture des votes.

26 27

Yagg, le journal français qui publie ces cartes, note alors que « les résultats suggèrent que nous vivons sur un continent divisé, Mais les divisions pourraient avoir pénétré la société bien moins profondément que nous ne le pensons habituellement. Les différences révélées dans le vote populaire sont fines, tandis que celles dans les jurys sont très marquées »

28

. Ainsi, si le pinkbashing et le genderbashing semblent s’institutionnaliser dans certains pays (sans pour autant que nous puissions en faire une cartographie stricte et définitive), les réceptions populaires sont plus nuancées.

Et si la représentation de Concita Wurst venait ici interroger les thèses dessinant un monde frontal et clivant ?

29

Il apparaît plus concrètement que les scènes du genre sont inégalement mobilisés par les institutions qui se les approprient ou les rejettent, ainsi que par les individus parfois plus poreux aux mouvements sociaux et culturels que leurs élites. C’est ce que montre notamment Jean Zaganiaris dans son livre « Queer Maroc »

30

. Pour l’auteur, « partout il y a

25

Zaganiaris Jean et Alessandrin Arnaud : “Peut-on parler de queer dans des aires non occidentales ?” AFSP, 4-5 Juillet 2013, Paris [texte en ligne].

26

Carte des votes du concours de l’Eurovision 2014 ne prenant en compte que les votes des jurys pour Conchita Wurst. Les couleurs bleutées indiquent un nombre de point important accordé par le jury. Les couleurs rouges ou roses, un nombre de point faible.

27

La même carte, mais prenant en compte les votes des téléspectateurs.

28

Article disponible sur : http://yagg.com/2014/05/12/ce-que-les-votes-pour-conchita-wurst-disent-sur- louverture-desprit-des-europeen-ne-s/

29

Nous pouvons souligner à cet égard le faible impact des positions critiques face à la victoire de Conchita Wurts, notamment celle de Christine Boutin ou de la Manif Pour Tous.

30

Jean Zaganiaris, Queer Maroc, Des ailes sur un tracteur, 2013.

(9)

8

des règles du jeu mais aussi un jeu avec les règles »

31

et les flux culturels autorisent ce métissage, cette hybridité.

Conclusion

« La perversion consiste à reconnaître à l’autre juste assez d’humanité pour lui faire sentir qu’on ne la lui reconnaît pas. » N. Grimaldi, L’inhumain.

En ultime réponse à la question, nous voudrions montrer que Conchita Wurst peut-être le nom donné à l’objet du dégoût. En tant que concept-clé de l’éducation, le dégoût mérite ici toute notre attention. Le dégoût est nourri de pensées irrationnelles, associé aux représentations de ce qui souille et rend vulnérable. Il est bien souvent l’émotion qui permet de se dissocier de ce que l’on rejette culturellement comme étranger, sale, contaminant.

Or ce qui suscite le dégoût est nécessairement lié, dans le cadre de l’éducation, à ce qui va permettre de construire l’identité du sujet de désir, afin de la renforcer dans ses certitudes d’être un sujet normal. Ainsi est-il normal d’apprendre à maîtriser son corps, à le nettoyer, à maîtriser son esprit, à prendre soin de soi, comme il est normal d’apprendre à travailler – c'est-à-dire à différer les plaisirs pour exécuter une tâche qui requiert notre attention et notre savoir-faire. Et symétriquement de mettre à distance ce qui salit, abîme, altère ou ramène l’humain en construction à son animalité réelle ou fantasmée.

Mais si le travail sous toutes ses formes - et l’éducation en est une - est une manière de lutter contre la vulnérabilité inhérente à toute vie humaine, ce n’est cependant pas une protection contre tout ce qui peut nous échoir. De fait, la vie se charge de nous montrer que vulnérables nous restons, quand bien même nous n’en voulons rien savoir, réitérant en nous l’angoisse de perdre, l’angoisse de mourir, l’angoisse de n’être pas ou plus le même.

C’est alors que l’on redécouvre qu’une façon efficace de lutter contre l’angoisse engendrée par la part d’animalité qui nous habite consiste, dans le cadre même de l’éducation, à projeter le dégoût de soi (en l’occurrence de sa propre vulnérabilité) sur autrui. C’est pourquoi Martha Nussbaum précise que « le dégoût projectif est toujours une émotion suspecte, parce qu’il suppose un rejet de soi et le déplacement de ce rejet sur un autre groupe qui n’est en fait qu’un

31

Jean Zaganiaris, « Littérature marocaine : sexualités et transgressions ». Revue Ganymede, [en ligne].

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9

ensemble d’êtres humains identiques à ceux qui font la projection, si ce n’est qu’ils sont plus démunis socialement »

32

.

Figure du dégoût, Conchita Wurst endosse d’être celle par qui passe la valse des émotions non démocratiques, le rejet de l’autre – femme à barbe – qui n’est ni dans une exposition universelle montrée comme bête de foire, ni dans une salle d’examen, soumise à la pulsion scopique de scientifiques, qui, sous prétexte de faire avancer la science, ramènent au rang de chose, une Vénus hottentote comme une personne trans.

Elle met en lumière notre difficulté à penser le monde dans d’autres catégories que celles d’une binarité dissociant le pur et l’impur, le féminin et le masculin, le propre et le sale, le bien et le mal etc., sans nuances et donc sans place autre que spectrale (ou scénique !) pour celles et ceux qui ne demandent pas d’accueillir leur nouveauté comme la nouvelle donne sociale, mais simplement que l’on accepte que d’autres vies soient aussi possibles, dans des conditions sociales et politiques qui leur octroient des droits fondamentaux.

Ce qui peut nous occuper dans le cadre d’une politique de l’éducation, à travers « la marge de manœuvre dont dispose la société pour influencer la direction que prend le dégoût »

33

, ce n’est pas de revendiquer quelque chose au nom d’une société juste - dont on peine à déterminer le contenu - mais plus simplement de lutter contre ce qui apparaît d’emblée totalement injuste – c'est-à-dire l’exclusion d’une part des humains (quelle qu’elle soit) de l’humanité ; ce qui se fait toujours au nom de valeurs exigeant que l’on sache les passer au crible d’une critique nécessaire pour rendre des vies vivables. Dès lors, vouloir éduquer les émotions afin qu’elles puissent être orientées de telle sorte qu’elles ne restreignent pas le champ de l’humain implique de garder présent à l’esprit que la vulnérabilité de nos vies n’est pas ce contre quoi il faudrait lutter à tout prix en promouvant une éducation à l’invincibilité du genre humain !

32

Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques, Comment former le ciotyen du XXI° siècle ?, Ed. Climats, 2011.

33

J’emprunte cette expression à M. Nussbaum dans l’ouvrage précité.

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