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Séminaire de Phénoménologie de la musique dirigé par Patrick L

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Academic year: 2022

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Séminaire de Phénoménologie de la musique dirigé par Patrick LANG

Licence 3 de Philosophie

PROJET ET INTÉRÊT D’UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA MUSIQUE DANS « Y A-T-IL UNE UNE DESCRIPTION DE L’EXPÉRIENCE MUSICALE

VIERGE DE TOUT SAVOIR PRÉALABLE ? » de Dominique PRADELLE

par Jules DRIFFORT

Article issu de l’ouvrage Musique et Philosophie dirigé par D. COHEN-LÉVINAS

2015-2016

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INTRODUCTION

Dominique PRADELLE est un auteur contemporain, professeur de philosophie et traducteur à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV). Il est spécialiste de phénoménologie et de philosophie allemande contemporaine, notamment de HUSSERL.

Le présent article est issu du recueil Musique et philosophie, ouvrage dirigé et en partie écrit par Danielle COHEN-LÉVINAS (musicologue, philosophe et également professeur de philosophie à Paris-Sorbonne), paru en 2005 aux éditions l’Harmattan.

L’article se distingue par une construction remarquablement rigoureuse, et une volonté de clarté appuyée par ses parties titrées et divisée en paragraphes numérotés. Le titre lui-même, sous forme de question, plonge immédiatement le lecteur au centre de la problématique de l’auteur.

Que signifierait donc qu’il puisse y avoir une « description de l’expérience musicale vierge de tout savoir préalable » ? Que l’appréhension d’une œuvre se fasse au travers de codes éducationnels, d’un contexte historique ou de valeurs esthétiques inculquées, cela semble indéniable. Il s’agirait donc d’affirmer une première appréhension de la musique en deçà de ces éléments, c’est-à-dire une réception directe du phénomène musical lui-même. Mais quelle méthode employer pour appréhender et restituer ce niveau de perception de la musique fondamental ? Il s’agirait de parvenir à « mettre entre parenthèses » ce savoir préalable, de

« régresser à l’expérience musicale directe », mais également de pouvoir restituer ce phénomène musical sans altération. Or ce geste est bien celui de l’épochè, la suspension du jugement caractéristique de la phénoménologie.

Que ce soit donc dans le projet de départ ou dans la méthode employée, il s’agira bien en réalité de défendre la possibilité d’une phénoménologie de la musique. Et davantage que l’affirmation d’une pensée purement personnelle, le travail de l’auteur sera celui d’une synthèse et d’une restitution de la pensée de plusieurs auteurs, tels que HUSSERL, KANT ou BERGSON, ainsi qu’une illustration de leurs thèses au moyen d’œuvres musicales diverses.

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1) P OSTULATS ET P ROJET D’UNE P HÉNOMÉNOLOGIE DE LA M USIQUE

a) Problématique

Il semble avant tout nécessaire de s’interroger sur la nature de ce qu’on entend par « musique ».

Abordons-nous la matière sonore elle-même, en termes de fréquences ou de sinusoïde, et sa perception par l’étude de ce que notre cerveau en reçoit ? Ou bien le vocabulaire employé sera-t- il davantage emprunté à la musicologie, et alors nous parlerons de genres, formes, mouvements musicaux, ou bien de hauteur, d’intensité, de timbre, etc ?

La musique traitée ne sera pas celle du physicien. La raison en est que le son qui nous intéresse n’est pas celui de « de quelque chose » mais le « son démondanisé », le « son comme son» ; c’est bien du son tel qu’il est perçu, au sein d’un temps immanent à l’auditeur, et non pas d’un temps purement chronologique, que nous traiterons, et ce indépendamment de l’objet qui le produit ou des organes qui nous permettent de l’appréhender.

Cependant, la musique traitée ne sera pas non plus celle fondée par des catégories esthétiques, que nous avons appelée Musicologique. Cette appréhension de la musique élimine effectivement un aspect pour nous essentiel de la musique : ce que PRADELLE appelle, se servant du néologisme de STRAVINSKY, la chrononomie idéale de la musique. L’idée est qu’on ne peut réduire la musique à un écoulement continu au sein de la conscience, mais qu’elle y « constitue un objet idéal » dans un temps qui lui est propre. L’œuvre ne se réduit pas au contexte dans lequel elle est écoutée, mais l’auditeur se place toujours, dans son écoute, dans un temps idéal vis-à-vis de celle-ci1. Que ce soit vis-à-vis de la musique du physicien ou du théoricien, nos argument se recoupent : la musique qui nous intéresse est celle dont l’auditeur a conscience, située dans un temps qui lui est propre. Le problème sera donc également de constituer un vocabulaire et des concepts qui puissent appréhender la musique sous cet aspect.

On remarquera immédiatement que cette approche du domaine musical renvoie au concept d’intuition. Sans employer le mot, c’est bien de cela qu’il s’agit depuis le début, puisque l’intuition est précisément cette appréhension immédiate qui peut se situer en deçà d’un savoir préalable. Cependant, l’apparition du terme pose un nouveau problème, puisque PRADELLE va différencier intuition esthésique (« l’appréhension purement sensible ou auditive de l’incarnation

1 Se reporter à l’article « Qu’est-ce qu’une phénoménologie de l’expérience musicale ? », in : J.-M. Chouvel et F. Lévy (éds.), Observation, analyse, modèles : peut-on parler d’art avec les outils de la science ? (Paris : L’Harmattan-Ircam/Centre Georges Pompidou, 2002), p. 313-336

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sonore de l’œuvre ») et intuition esthétique (« l’appréhension du sens et de la valeur musicale », c’est-à-dire l’œuvre comme idéale).

Une des questions fondamentales que nous aurons à nous poser sera donc de savoir laquelle de l’intuition esthésique ou de l’intuition esthétique prévaut sur l’autre. Faut-il faire émerger l’idéal musical avant toute chose, l’intelligence à l’œuvre en son sein (dans l’acte de composition ou dans son exécution notamment), que l’on appliquera sur la perception immédiate qui seule ne peut retranscrire pleinement une vérité musicale ? Ou bien au contraire la perception doit-elle primer, et nous pourrons affirmer alors que non seulement elle peut se suffire à elle-même, mais fournir les critères d’une analyse (la valeur de l’œuvre pourra être établie en fonction de la facilité à percevoir l’intelligence mise à l’œuvre dans sa composition ou son exécution) ?

Prenons un exemple : si nous étudions une fugue de Bach, la première hypothèse voudrait que celle-ci ne puisse être pleinement comprise (et appréciée) que grâce à l’application sur l’écoute de connaissances préalables, notamment sur l’art du contrepoint ou de l’harmonie. Dans l’autre cas, on rétorquera que le génie d’un Bach est au contraire pleinement appréciable dans l’écoute elle-même (que l’on possède ces connaissances ou non) ; et l’analyse ne servira qu’à mettre au jour des éléments qui servent avant tout l’écoute : le contrepoint sait se faire oublier au profit de la musique elle-même.

b) Thèses

Puisque nous cherchons à défendre l’idée d’une expérience musicale située en amont de tout savoir préalable, d’un phénomène musical porteur de sens par lui-même, et que cela se fera par le geste de l’épochè, il s’agira de redonner son statut à l’audition elle-même. Le premier objectif fondamental sera donc bien de présenter l’intuition esthésique comme prévalant vis-à-vis de celle esthétique, l’immédiateté de la perception sur la valeur idéale.

D’autre part, se concentrer sur la conscience musicale permet l’élaboration d’une seconde thèse.

Si nous nous intéressons à ce qui peut être de l’intuition, ou bien un savoir préalable appliqué à la musique, et plus généralement à la constitution de l’œuvre comme telle par l’auditeur (notamment par la chrononomie idéale), cela signifie que certaines choses doivent être perçues par une conscience passive, mais que d’autres sont constituées par elle. Il s’agira donc de cerner et séparer ce qui relève d’une réception ou ou d’une dimension d’activité.

En particulier, la phénoménologie se refuse à considérer que les concepts que nous employons pour décrire une œuvre (motif, thème, mesure...) mais également les outils d’analyse musicale (hauteur, durée, rythme, intensité...) possèdent une réalité substantielle : un des objectifs

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fondamentaux du texte sera de montrer que ces éléments ne sont pas reçus mais constitués par la conscience.

Enfin, ce refus sera opposé également aux genres musicaux eux-mêmes : concerto, fugue, ballade, suite, etc. Non seulement ces genres ne peuvent se trouver au sein de la musique elle- même (c’est-à-dire qu’ils sont artificiellement appliqués à l’œuvre par des théoriciens, de manière postérieure à celle-ci), mais leur utilisation comme outil analytique est elle-même remise en question. Le projet phénoménologique dépasse donc le cadre de l’œuvre elle-même pour repenser la catégorisation des œuvres, l’ensemble des paramètres de la musique.

c) Intérêt de la démarche

Que nous permet la présente démonstration ?

L’affirmation du primat de l’intuition esthésique, cherchant d’une part à montrer les arguments en faveur d’une revalorisation de l’audition, et d’autre part à critiquer une approche trop théorique de la musique qui voudrait que la perception ne soit qu’une « réplique appauvrie du savoir », redonne à l’auditeur la pleine possession de l’œuvre qu’il appréhende ; celui-ci cesse d’être un « imitateur » du théoricien, qui chercherait à s’en approcher sans jamais le toucher.

La musique regagne elle-même une valeur purement esthétique, son écoute n’est plus seulement une recherche de compréhension.

D’autre part, supprimer le statut substantiel des paramètres et propriétés du son, des unités temporelles, ou des genres, permet paradoxalement de renforcer l’analyse musicale en donnant leur véritable statut aux outils dont nous nous servons ; de plus, les concepts mis en place permettent à l’œuvre de se voir considérée dans sa singularité et non plus simplement mise dans des cases préalablement constituées, permettant à la fois un gain de finesse théorique et une compréhension réelle de la valeur esthétique que peut avoir un morceau de musique. De fait, des éléments qui semblaient auparavant totalement subjectifs acquièrent un statut dans la théorie.

Les postulats phénoménologiques permettent donc de repenser intégralement le statut de l’auditeur, celui de l’œuvre, mais également celui de son analyse.

2) O BJECTIONS À L’ A PPROCHE P HÉNOMÉNOLOGIQUE

Nous l’avons vu, le projet phénoménologique repose sur plusieurs postulats que nous n’avons pas encore argumentés : d’une part, il existe bien un aspect fondamental de la musique,

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immédiatement perçu avant toute apposition d’une connaissance ou d’une valeur esthétique, et d’autre part il nous est possible d’accéder à et de restituer, par l’épochè, cet aspect. D’autre part, nous donnons immédiatement une valeur à l’appréciation pure de la musique, et nous déprécions l’analyse compréhensive d’une œuvre ; peut-être cela est-il injustifié. Avant de chercher à développer ces aspects, il semble donc nécessaire d’observer les objections possibles, et si la phénoménologie est capable d’y répondre.

Les trois objections traitées s’attaquent principalement au geste d’épochè : soit que celle-ci soit impraticable, soit qu’elle ne mène en réalité à rien.

a) L’atteinte de l’essence par la compréhension de la structure

Pierre BOULEZ (1925-2016), compositeur et chef d’orchestre, reproche à la phénoménologie son aspect apparemment purement descriptif, obstruant la possibilité d’un accès à l’essence de la musique2. Demeurer dans la simple perception, c’est n’effleurer que la surface sans jamais comprendre la structure. Or cette structure est bien un aspect essentiel de l’œuvre puisqu’elle est le lieu où se trouve sa singularité. Deux paramètres essentiels se mêlent dans la composition : le compositeur doit jouer d’une part avec les « paramètres fondamentaux du langage musical » (comme les douze sons de la gamme tempérée) auquel il va apporter les « lois d’organisation interne de chaque œuvre » (par exemple, l’impossibilité de reproduire un des douze sons avant que les autres n’aient été joués dans le cas d’une série dodécaphonique). Il est donc nécessaire d’interpréter la structure d’une œuvre, car alors on pourra comprendre les relations qu’entretiennent ces deux paramètres ; les formes immédiatement perceptibles apparaissent alors comme un épiphénomène de l’essence réelle de l’œuvre, de l’intelligence mise en place par le compositeur.

La phénoménologie serait donc dans l’impossibilité de saisir autre chose que cet épiphénomène, s’en tenant seulement aux formes apparentes.

b) Toute description est une interprétation

Il est également possible, comme le fait PANOFSKY (1892-1968, historien de l’art), de rétorquer à

2 P. Boulez, Penser la Musique aujourd’hui (Paris, Gallimard, 1987)

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la phénoménologie qu’une œuvre ne peut être décrite sans connaissances stylistiques3. Si PANOFSKY emploie l’objection pour une œuvre ancienne, cela semble pouvoir être élargi en fait à toute œuvre (quel que soit le domaine artistique), et ce à plusieurs niveaux. La phénoménologie semble affirmer que la compréhension d’une œuvre se trouverait au sein même de la musique, indépendamment de tout contexte ou connaissance historique ; l’appréciation de la musique elle- même se ferait à l’écart de tout savoir. Mais il semble légitime de se demander s’il n’est pas souvent nécessaire de disposer d’une éducation stylistique pour apprécier l’œuvre ou simplement la percevoir pleinement, sans omettre d’aspects essentiels.

À un niveau plus fondamental encore, on peut se demander s’il n’est pas impossible de ne pas interpréter une œuvre lorsqu’on cherche à la décrire : cela reviendrait à se contenter de parler de hauteur, d’intensité, sans cerner réellement quoi que ce soit de la singularité du morceau. Nous ne pouvons nous passer de la possession de catégories stylistiques pré-constituées.

Une connaissance stylistique, et une interprétation au moins minimale semblent donc nécessaires à toute compréhension d’une œuvre, et il paraît impossible d’obtenir la « pure » perception que semblait désirer la phénoménologie.

c) L’épochè est une dénaturation

La dernière réaction traitée par PRADELLE est celle du philosophe des sciences sociales Alfred SCHÜTZ (1899-1969). L’épochè serait une dénaturation de l’écoute authentique, qui elle s’appuierait sur la familiarité (notre savoir pré-constitué permettrait l’anticipation d’une forme, d’une certaine conclusion, etc.)4.

L’épochè voudrait supprimer ce savoir pré-constitué, de sorte que seuls demeureraient la rétention et la protention ; termes issus de Husserl et désignant, pour la rétention, le tout-juste- passé, et pour la protention, le tout-juste-à-venir contenus dans le présent ; ces facultés élargies permettant la remémoration et l’anticipation au sein de la musique elle-même. En réalité, une réduction à ces facultés seules ne permet aucune compréhension de la musique, car rétention et protention ne désignent finalement qu’un cadre formel.

Nous retrouvons l’argument sur la valeur esthétique de PANOFSKY : l’appréciation d’une œuvre

3 E. Panofsky, « Contribution au problème de la description d’oeuvres appartenant aux arts plastiques et à celui de l’interprétation de leur contenu » trad. fr. sous la direction de G. Ballangé in La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, Minuit, 1975, p. 235 sqq.

4 A. Schütz, « Fragments toward a phenomenology of music », § 17, p. 259

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ne peut se comprendre indépendamment du contexte, de l’état, du savoir dans lesquels nous l’écoutons. L’exemple pris par PRADELLE, sur les œuvres atonales de SCHOENBERG, est parlant : au départ jugée inaudibles, elles peuvent aujourd’hui être appréciées. Or, la phénoménologie ne postule-t-elle pas qu’on puisse parvenir à la même conclusion vis-à-vis d’une musique quelle que soit l’époque ?

Même si les postulats de la phénoménologie s’avèrent exacts, il revient à dérégler l’ensemble du projet de montrer qu’il lui est impossible de parvenir à son objectif, car la méthode qu’elle entend employer (et qui paraît être la seule possible) est vouée à l’échec.

Les affirmations recensées tendent donc premièrement à valoriser l’idée d’une esthétique prévalant sur l’esthésique : soit comme le veut BOULEZ parce que l’essence de la musique ne peut être touchée par la seule perception, soit parce que, comme le montre PANOFSKY, il est impossible de ne pas appliquer préalablement à toute écoute une interprétation.

D’autre part, même en admettant qu’il puisse y avoir primat de l’esthésique sur l’esthétique, SCHÜTZ nous montre qu’il serait impossible de remonter jusqu’à cette strate, car l’épochè est une dénaturation de l’écoute « authentique », une écoute vide.

3) RECONSTRUCTION DES CONCEPTS PHENOMENOLOGIQUES

a) Repenser l’objet pour légitimer la phénoménologie

Comment donc redonner de la légitimité à la phénoménologie ?

Les objections formulées jusque là ont en commun de considérer l’objet musical comme figé, comme un matériau qui serait le même quel que soit celui qui le manipule ; cette manipulation serait de plus uniquement une réception d’un objet déjà constitué, et à aucun moment les précédents auteurs n’abordent une quelconque intervention sur le matériau musical.

Voilà qui revalorise le geste de l’épochè : car si la constitution de l’objet traité dépend de celui qui s’y intéresse, alors cela veut dire que nous pouvons avoir accès à une certaine essence de la musique, puisque c’est de nous-mêmes qu’elle est issue.

Deux aspects semblent donc avoir été jusque là délaissés malgré leur aspect essentiel.

La distinction des modalités intentionnelles : il s’agit ici pour PRADELLE de montrer que la nature d’un objet varie selon celui qui l’appréhende, selon que cet objet soit « le corrélat de tel ou tel type de visée ». Cela signifie qu’il n’y a pas de réalité de la musique indépendamment de celui

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qui s’y intéresse : auditeur, compositeur ou théoricien.

De fait, l’auditeur se centrera sur l’expérience auditive dans la saisie d’une chrononomie idéale, alors que le compositeur s’appuiera sur une idée de l’œuvre mêlée à des codes esthétiques, et que le théoricien travaillera autour d’une partition, en recherchant la structure constitutive de l’œuvre. Pourtant, écoute, idée, partition sont bien celles de la même œuvre ; mais l’objet n’est pas le même.

L’autre affirmation de l’auteur, plus fondamentale encore, s’appuie sur une citation d’André SOURIS (1899-1970, musicien surréaliste) : « Toute forme est une formation5 ». De cette affirmation résulte ce que PRADELLE nomme la constitution transcendantale de l’objet, c’est-à- dire l’idée déjà évoquée que l’œuvre n’est pas seulement reçue mais formée par la conscience.

Conscience constitutive différente mais présente à la fois chez l’auditeur, le compositeur et le musicologue.

L’affirmation semble d’abord soutenue par l’expérience, notamment par la différenciation vécue du temps immanent, constitué par l’œuvre musicale, et du temps chronologique.

Il va s’agir à présent d’argumenter l’idée en montrant comment certains éléments ne peuvent être reçus par la conscience, et comment d’autres doivent être constitués par elle.

b) Les paramètres du son comme outils analytiques

Affirmer un caractère actif de la conscience peut amener un premier écueil, celui de considérer les outils d’analyse du son (comme la hauteur, la durée, l’intensité, le rythme, etc.), comme faisant partie du langage de la conscience ; ils posséderaient alors une forme de réalité au sein même de celle-ci, c’est-à-dire qu’ils constitueraient le son lui-même, comme des composantes atomiques du phénomène sonore.

PRADELLE va au contraire chercher à montrer le statut d’outils analytiques de ces paramètres, cette déconstruction du son ne pouvant correspondre à l’appréhension temporelle et sensible de l’œuvre, et ce pour deux raisons.

La première est le principe de relativité à un langage donné et à un système de différences. En tant que tel, chaque élément se trouve non seulement relativisé par la pluralité des langages mais ne peut se comprendre que mis en relation avec les autres termes de ce langage. Si nous restituons l’exemple de PRADELLE : une hauteur ne peut se comprendre que par rapport à une autre au sein d’un intervalle. Cet intervalle lui-même ne peut se comprendre que dans un langage donné : il doit appartenir à un certain diapason (ainsi une quinte dans une gamme tempérée),

5 A. Souris, Conditions de la musique et autres écrits, Paris, CNRS, 1976, art. « Forme »

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mais cette quinte elle-même n’aura pas la même signification dans une œuvre tonale ou atonale...

D’autre part, cette atomisation du son se trouve mise à mal par le principe de relativité et de contexte. Il s’agit de séparer deux concepts : le son ressenti, et le son perçu.

Le son ressenti correspond aux impressions sonores, qui elles peuvent être instantanées dès lors qu’elles sont isolées par un geste analytique. Mais le son perçu, qui se déploie dans une durée phénoménale, est d’abord écoulement, situé dans une continuité temporelle. Les paramètres du son sont donc bien « des caractères abstraits du phénomène concret de l’écoulement sonore », et chaque élément de ces paramètres devient relatif au contexte dans lequel il se trouve ; un

« mezzo forte » sera perçu comme forte par rapport à un piano, ou piano par rapport à un forte.

Nous retrouvons ici la singularisation de l’œuvre propre à la phénoménologie : l’important cesse d’être ce qui est écrit pour devenir ce qui s’entend.

c) L’existence d’une hiérarchie au sein de la conscience

Cependant, replacer les propriétés et paramètres du son comme découlant nécessairement d’une analyse tendrait à ce qu’on tombe dans l’écueil inverse, celui de la Gestaltpsychologie : supprimer tout hiérarchie dans la perception musicale pour que seule l’unité globale soit donnée à l’auditeur. La seule « formation » serait celle de l’œuvre dans sa totalité, et toute différenciation en son sein serait le fruit d’une analyse. Ici également plusieurs contre-arguments s’imposent.

Certaines composantes du son semblent être immédiatement perceptibles (il s’agira de montrer lesquelles) ; mais également se hiérarchiser immédiatement au sein de la conscience. Ce détachement de certaines qualités correspond au concept d’Abhebung de Husserl. Ainsi, d’une certaine œuvre on retiendra un rythme, un timbre diffus...

À partir du rejet d’écueils philosophiques nous pouvons argumenter à présent certains aspects de notre démarche : si l’esthétique doit être en aval de l’esthésique, c’est parce que ce qui s’entend immédiatement, sans analyse, apportera « l’angle d’attaque théorique ». Effectivement, il semble absurde d’aborder une fugue de Bach sous l’angle du timbre, non pas parce qu’une réflexion historique montrerait que le compositeur ne se souciait pas en priorité de ce paramètre, mais parce que l’audition ne le fait pas émerger, au contrepoint par exemple.

Il va s’agir maintenant de comprendre quels sont ces paramètres qui se hiérarchisent immédiatement au sein de la conscience, constituant ainsi un telos de l’œuvre en deçà de toute analyse. Or si nous avons pour l’instant abordé certains paramètres émergeant de l’ensemble de l’œuvre, il semble également possible de les déceler à court terme.

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4) CONSTITUTION DES CONCEPTS HIÉRARCHISANT L’ŒUVRE MUSICALE

Les unités temporelles à court terme (motif, séquence, thème, etc.) à l’instar des paramètres du son déjà vus, ne pourront être pré-constituées, et simplement reçues par la conscience. La raison en est que certains éléments présents à l’esprit du compositeur pourront être totalement inaudibles à la perception ; par exemple, les douze sons de la gamme tempérée, que le compositeur doit avoir en permanence à l’esprit puisqu’ils sont sa matière première, ne se trouvent pas explicitement contenus dans l’œuvre (à moins de contre-exemples particuliers, comme une série dodécaphonique). On ne voit donc pas, de la même manière, pourquoi un motif ou un thème, simplement parce qu’il est à l’esprit du compositeur, prendrait soudain un statut particulier, de sorte à se donner entièrement à l’auditeur. Son élaboration doit donc être le fruit d’une activité de la conscience, encore une fois. Celle-ci ne peut cependant se faire que si au sein de la musique elle-même se trouvent des éléments à traiter : nous retrouvons la hiérarchie immédiate présente au sein des sons eux-mêmes.

Cette partie de l’article sera donc consacrée à trouver quels éléments musicaux permettent la constitution par l’auditeur des unités temporelles à court terme.

a) ce qui ne peut constituer seul les unités temporelles à court terme

La question que nous avons posée peut se reformuler ainsi : comment se fait-il que nous retenions d’une certaine œuvre une cellule très courte, et d’une autre un thème immense ?

La rétention husserlienne (mise en relation ici avec la durée bergsonienne) dont nous avons déjà parlé permet de comprendre en quoi l’écoulement temporel n’est pas une succession d’instants, mais un continuum où le présent rejoint le passé en permanence, c’est-à-dire que « les notes qui viennent de sonner ne sombrent pas dans le néant, mais demeurent sur le mode du tout juste passé6 ». S’il s’agit d’une condition minimale pour que puisse s’élaborer une unité temporelle, le concept ne permet pas de comprendre comment cette forme se crée, avec ces limites, et pourquoi nous retenons celle-ci plutôt qu’une autre.

La synthèse d’appréhension kantienne pourrait nous aider : elle correspond à une unification du divers, ainsi qu’à une sélection au sein du flux temporel, permettant par exemple de comprendre comment nous n’assimilons pas les bruits parasites, lors d’une écoute, à la mélodie. Elle n’explique cependant pas pourquoi ce thème-là plutôt qu’un autre est isolé par la conscience.

Les concepts husserliens d’intention et de remplissement peuvent alors se présenter comme une

6 D. Pradelle, art. cit., p. 35

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potentielle solution : l’écoute d’une œuvre crée des anticipations car l’auditeur ressent une impression d’incomplétude. De fait un thème ou un motif se constituerait au départ par la création de cette impression d’incomplétude, et s’achèverait par sa résolution.

Cependant, ces concepts husserliens s’appliquent au départ à une mélodie déjà connue, où effectivement la connaissance de la résolution accentue l’impression d’incomplétude (même si on pourra répondre que les tensions présentes au sein-même de la musique pourront créer ces attentes et détentes, à une échelle moindre). Par contre, on a toujours du mal à comprendre pourquoi sur un ensemble de thèmes ou motifs présents au long d’une œuvre, certains en particulier demeureront en tête une fois celle-ci achevée.

Dans une quatrième hypothèse, PRADELLE va avoir recours de nouveau à la Gestaltpsychologie.

A l’encontre d’un KANT qui décrit le divers comme « une multiplicité d’impressions ponctuelles et distinctes », la Gestalt affirme le primat d’une forme globale dans la perception, qui ne se décomposerait qu’ensuite par le geste analytique ; c’est-à-dire que nous nous tromperions en postulant depuis le début l’unité temporelle comme le regroupement d’un ensemble de sons. En réalité se présenterait d’abord à l’expérience le motif, le thème qui posséderait sa propre unité.

Mais cela fait seulement semblant de résoudre le problème : on ne comprend pas pourquoi telle forme plutôt que telle autre s’impose à la perception.

b) la constitution de l’unité selon l’homogène et l’hétérogène

C’est HUSSERL qui va nous permettre de rendre compte de cette émergence, grâce au concept de synthèse passive d’association selon la parenté et l’étrangereté : certains éléments musicaux sont hétérogènes entre eux, et d’autres homogènes. Par différenciation ou analogie se créent donc des césures ou des regroupements au sein de l’œuvre. Ces concepts semblent a priori problématiques puisque relatifs : homogène ou hétérogène ne signifie rien en soi, mais toujours dans la comparaison à ce qui l’entoure. Nous nous retrouverions donc avec en fait une infinité d’unités, selon l’échelle à laquelle nous nous placerions.

Ce problème apparent peut cependant être contourné grâce à la notion de groupe introduite par BOUCOURECHLIEV (1925-1997, musicographe, critique et compositeur)7: des notes de musiques peuvent être caractérisés par des paramètres (paramètres qui sont, rappelons-le, perçus par un geste analytique et non pas des substances sonores) : durée, mode d’attaque, intensité en particulier. Plusieurs notes forment un groupe si elles partagent au moins deux paramètres ; cela peut sembler arbitraire, mais l’expérience semble bien confirmer l’affirmation : dès lors qu’une

7 A. Boucourechliev, Le Langage musical, Fayard, 1993

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certaine partie de l’œuvre est caractérisée, par exemple, par une durée et une intensité relativement non-changeante, nous la considérerons comme homogène ; l’hétérogénéité advenant avec la rupture de celles-ci.

Il semble donc bien que nous ayons ici un premier élément de réponse au problème des unités temporelles.

c) La constitution de l’identité temporelle dans la réitération

Au point où nous en sommes, nous pouvons comprendre pourquoi telle unité temporelle se constitue à la conscience, à tel endroit et avec telles limites. Mais nous peinons, dès lors que nous nous plaçons sur l’ensemble de l’œuvre, à comprendre ce qui stabilise ce thème ou motif dans notre mémoire.

Cela est d’autant plus étonnant que cette stabilité semble acquise d’office pour le compositeur qui l’a en tête. Et le problème ne semble pas se poser pour les autres sens : si j’observe un objet, je lui donnerai immédiatement une « identité perceptive flottante », qui pourra se préciser, se confirmer ou bien se démentir par la réitération de cette observation.

Or dans le cas de la musique, l’identité perceptive n’est pas immédiate : au contraire, c’est bien la réitération qui va constituer l’objet temporel. Cela signifier qu’il ne peut y avoir de présentation originale, puisque la « forme originale » se constitue par le geste rétrospectif. Nous retrouvons la problématique de la chrononomie idéale : une audition dépasse toujours l’instantanéité du temps chronologique alors même qu’elle ne peut advenir sans lui. Dans le cas de la chrononomie, cela se fait pour se placer vis-à-vis d’une idéalité, et ici dans le rapport à des écoutes passées.

C’est donc bien la réitération d’un motif qui permettra son isolation et sa mémorisation : voilà pourquoi dans telle œuvre on retiendra seulement un très court motif, et dans une autre un thème très long. Cette réitération permettra la constitution, d’une part d’une recognition (je reconnais une unité déjà apparue), mais également une anticipation d’unités à venir (nous retrouvons ainsi l’intention et le remplissement de HUSSERL).

Nous disposons donc de deux couches de temps distinctes, l’une à court terme et l’autre à long terme, l’appréhension se faisant dans les deux cas par un « rapport de contrastes et de similitudes ». La première se centrera cependant autour du rapport d’homogénéité et d’hétérogénéité, tandis que l’autre se constituera par la recognition et l’anticipation.

La pleine compréhension analytique de la structure d’une œuvre, c’est-à-dire des différentes unités qui la constituent, ne peut donc se faire qu’en la prenant dans toute sa singularité, et non

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pas par l’apposition de catégories pré-formées. D’autre part, cette analyse ne pourra être efficiente que dans l’écoute de l’œuvre, et non pas à partir d’une pure théorie qui omettrait, finalement, le plus important. Nous comprenons également la critique faite à la catégorisation dans des genres musicaux, qui n’apportent pas de pertinence réelle à l’analyse. Seule l’écoute peut donner, par exemple, un critère de valeur à l’œuvre, ce qu’un genre est incapable de faire.

CONCLUSION

Au-delà d’une simple défense de la phénoménologie, nous pouvons à présent répondre efficacement aux précédentes objections. À BOULEZ, nous répondrons que c’est au contraire dans l’écoute et non pas dans la seule compréhension que l’essence de la musique elle-même se découvre (et non pas de la science à l’œuvre derrière des notes). D’autre part, le fait que, souvent, cette intelligence à l’œuvre en deçà de la musique soit totalement imperceptible, comme dans nombre de créations atonales, semble permettre de relativiser la réelle pertinence musicale de telles créations et à l’inverse redonner toute sa portée à l’audition seule.

Face à un PANOFSKY nous admettrons l’importance de connaissances stylistique dans l’analyse d’une œuvre. Cependant, nous répondrons d’une part que certaines œuvres, comme celles de DEBUSSY, veulent justement échapper à toute compréhension historique ou stylistique en ne présentant que des « impressions », des timbres, relativisant ainsi le caractère « absolu » de ces affirmations. D’autre part, les opérations de la conscience que nous avons mises au jour par le geste d’épochè semblent montrer la possibilité d’une description de l’œuvre indépendante de l’utilisation de connaissances stylistiques (nous n’en avons pas besoin quand nous parlons d’homogénéité ou de recognition).

Enfin, nous affirmerons contre un SCHÜTZ que l’épochè n’est en rien une dénaturation, mais seulement la reconnaissance d’éléments présents à la conscience avant même d’y placer une familiarité. Il ne s’agira pas non plus de transformer une écoute authentique, puisque les éléments décelés sont en réalité les conditions de possibilité de l’écoute elle-même.

L’article apporte donc une réponse apparemment satisfaisante à la possibilité d’une description de l’expérience musicale vierge de tout savoir préalable, en défendant efficacement la possibilité d’une phénoménologie de la musique. Par là se trouve redéfinie non seulement la description, c’est-à-dire l’analyse, de la musique, mais l’appréhension de l’œuvre elle-même : effectivement, dévoiler la constitution de celle-ci par la conscience revient à donner autant un statut qu’une responsabilité à l’auditeur, puisque celui-ci cesse d’être pure passivité.

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