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Discours sur l Œil: Roméo et Juliette et Marriage A-la- Mode de William Hogarth

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Academic year: 2022

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40 | 2022

Shakespeare et le dialogue des disciplines

Discours sur l’Œil: Roméo et Juliette et Marriage A-la- Mode de William Hogarth

Timothy Erwin

Translator: Valérie Ferguson

Electronic version

URL: https://journals.openedition.org/shakespeare/6654 DOI: 10.4000/shakespeare.6654

ISSN: 2271-6424 Publisher

Société Française Shakespeare Electronic reference

Timothy Erwin, “Discours sur l’Œil: Roméo et Juliette et Marriage A-la-Mode de William Hogarth”, Actes des congrès de la Société française Shakespeare [Online], 40 | 2022, Online since 02 July 2022, connection on 04 July 2022. URL: http://journals.openedition.org/shakespeare/6654 ; DOI: https://

doi.org/10.4000/shakespeare.6654

This text was automatically generated on 4 July 2022.

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Discours sur l’Œil: Roméo et Juliette et Marriage A-la-Mode de William

Hogarth

Timothy Erwin

Translation : Valérie Ferguson

L’amour est une mort volontaire.

Marsilio Ficino, De Amore

Shakespeare […] has summed up all the charms of beauty in two words […] where, speaking of Cleopatra’s power over Anthony, he says, – Nor custom stale Her infinite variety.

William Hogarth, The Analysis of Beauty

1 Hogarth n’est pas réputé pour son interprétation de Shakespeare. Cet honneur revient à David Garrick, qui, au milieu du XVIIIe siècle, a solidement établi Shakespeare comme dramaturge national1. Hogarth, lui, a plutôt joué un rôle de soutien. Il a projeté Garrick dans l’imaginaire du public avec un portrait de célébrité qu’il a fait de l’acteur dans le rôle de Richard III (fig. 1). Dix ans plus tôt, Hogarth avait peint Ferdinand courtisant Miranda, basé sur l’acte trois de La Tempête. Ignoré à l’époque, ce tableau a conduit indirectement à la création de la Boydell Shakespeare Gallery, une exposition du tournant du siècle présentant cent scènes tirées des œuvres dramatiques. Dans un auto-portrait en trompe-l’œil, nous voyons Hogarth qui, depuis une toile sans cadre posée sur trois ouvrages portant les noms de Shakespeare, Milton et Swift, nous fixe avec audace. Dans son traité intitulé The Analysis of Beauty, Hogarth explique sa théorie de la ligne de beauté par une allusion directe à Antoine et Cléopâtre, comme le montre l’épigraphe ci- dessus. À l’évidence, Hogarth admirait Shakespeare et l’avait pris comme modèle de perfectionnisme, mais des liens plus étroits entre eux sont difficiles à établir. Hogarth est connu pour ce qu’il appelait ses sujets moraux modernes, ou pièces morales visuelles, qui se présentent sous la forme de six ou huit séries de gravures. La plus

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élaborée est Mariage A-la-Mode, publiée en 1745, l’année du portrait de Garrick. Cette série raconte l’histoire d’un mariage arrangé entre la fille d’un fonctionnaire de la ville de Londres et le fils d’un noble. D’emblée, cette union sans amour est vouée à l’échec, et la jeune mariée est très vite séduite par un avocat du nom de Silvertongue. Ils consomment leur relation adultérine entre les planches quatre et cinq. L’avocat tue ensuite le mari au cours d’un duel d’honneur à la cinquième planche, et, dès la sixième planche, les trois protagonistes de ce triangle amoureux ont déjà trouvé la mort.

Figure 1. Charles Grignion après W. Hogarth, Mr. Garrick in the Character of Richard III (deuxième état). Harris Brisbane Dick Fund, 1932. The Metropolitan Museum of Art, New York.

2 Le couple rebelle de Hogarth ne pourrait être plus dissemblable des amants maudits de Shakespeare, du moins en apparence. Roméo et Juliette parviennent à l’union éternelle en laissant le monde derrière eux, alors que c’est l’avarice qui conduit le jeune couple de Marriage A-la-Mode à sa perte. Leur ressemblance ne tient pas non plus à un parallélisme des intrigues, loin de là. Celle de Hogarth s’apparente mieux au récit alternatif de Julia Kristeva, dans lequel Roméo et Juliette deviennent un couple marié banal et prennent des amants2.De prime abord, on peut dire, tout au plus, que les deux récits soutiennent le principe de l’union libre et se terminent par un suicide. Mon propos ici est plutôt de montrer que cette série constitue une contrepartie satirique à Roméo et Juliette3. Mon point de départ est l’affirmation de Robert L. S. Cowley selon laquelle le nom de Silvertongue est tiré du verger de la scène du balcon. « How silver- sweet sound lovers’ tongues by night, » dit Roméo, « Like softest music to attending ears » (II.ii.176-77)4. On peut être sceptique. Le nom de Silvertongue est un choix évident pour un avocat et il n’est pas nécessaire d’y voir un emprunt à Shakespeare. Le titre Marriage A-la-Mode provient des comédies de la Restauration, dans laquelle les noms emblématiques tels que Witwoud et Wishfort sont courants. Les parallèles verbaux qui pourraient confirmer cet emprunt sont absents, ne serait-ce qu’en raison du travail visuel plutôt qu’écrit de Hogarth. D’autre part, Silvertongue est un scélérat de tout

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premier plan. Il apparaît dans trois gravures sur six et dans une autre, il vient juste de se retirer de la scène. Tout comme Edmund ou Iago, il est l’incarnation même de la scélératesse. Shakespeare utilise les mots « silver » et « tongue » de manière surprenante tout au long de Roméo et Juliette, et l’acte quatre se clôt par une discussion comique sur l’expression « silver sound ». Juliette pose une question d’ordre lexical essentielle pendant la scène du balcon : que signifie le fait que son amoureux porte le nom d’un ennemi ? Un large éventail d’approches sérieuses, du néoplatonisme au poststructuralisme5, a été sollicité afin de nous éclairer sur la question. Silvertongue pose une question connexe. Quel genre de satire permet à l’incarnation même de la fourberie d’émerger d’un drame archétypal sur un amour d’adolescence ?

3 Quand Roméo dit de Juliette que son œil converse, il nous montre la voie. La structure des épisodes d’Hogarth permet à la fois de faire progresser le récit et d’établir, par l’utilisation du registre ironique, un lien de parenté avec Shakespeare sur le plan littéraire. Il traduit le dialogue hautement figuratif de l’original en un jeu complexe où se mêlent regards, expressions faciales, et détails visuels. Les scénarios communs ayant trait au coup de foudre, à la constance du lien conjugal, et à une mort violente suivie d’un deuil relient les deux œuvres. « The Marriage Settlement » (fig. 2) nous présente Silvertongue penché sur sa jeune épouse, la tête encadrée par des images baroques. Sur la gauche, nous voyons le comte de Squander concluant la négociation d’un mariage avec un échevin de Londres, le père de la mariée. Qu’il en soit conscient ou non, l’échevin va financer les améliorations du domaine du comte, à peine visible de la fenêtre. Le noble se vante de son ascendance normande tandis que l’échevin lit le contrat tout en ajustant ses lunettes. Dans une sorte de spectacle muet, l’un des personnages représente le mot, et l’autre, l’image, et ils codent la façon dont la rhétorique du grand style cède la place à une vision sceptique. En tant qu’empiriste, Hogarth est disposé à percer à jour les artifices et à mettre en mouvement de subtiles associations d’idées. Il pensait que la peinture académique était chargée de traditions périmées. Avec Marriage A-la-Mode il substitue à l’ancien discours sur les arts une version moderne en remplaçant les analogies formelles de l’intrigue de composition par l’analogie linguistique de l’énonciation expressive. Genre particulier de l’énonciation amoureuse, le lyrisme de Roméo et Juliette permet à Hogarth de faire une critique acérée de la tromperie esthétique. Shakespeare intègre tout naturellement à son œuvre le néoplatonisme de ses sources italiennes, dont l’imagerie nous replonge instantanément dans la Renaissance florentine6. Hogarth s’appuie sur un paradoxe présent dans Roméo et Juliette, l’harmonie divine de l’amour mortel, afin d’inverser la différence entre hautes et basses fréquences musicales. Tout au long de l’œuvre, il s’attaque aux goûts et aux comportements de l’élite, à ceux des classes moyennes qui les imitaient, et à ceux des deux bords qui recherchent le profit par ambition.

Coup de foudre

4 La première planche représente le vicomte et son épouse, sur la droite, qui regardent dans des directions opposées (fig. 2). Lui se contemple dans un miroir tandis qu’elle fait tourner son alliance d’un air malheureux. Derrière eux, Silvertongue taille une plume et conçoit son projet. Bien que le mariage ne soit rien moins que certain, semble-t-il murmurer, il existe d’autres moyens d’atteindre au bonheur. En matière de rencontre amoureuse, cette suggestion offre un contraste frappant avec le ravissement éprouvé

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par Roméo apercevant Juliette pour la première fois au bal des Capulet. Sa beauté surnaturelle lui apparaît comme un joyau d’une valeur inestimable, « too rich for use », comme il le dit, « and for Earth too dear » (I.v.54). Il poursuit sa description par des tropes complexes exprimant la splendeur, la rareté et le contraste, des métaphores qui évoquent la nature éphémère de l’émerveillement et de l’imagination, que Roland Barthes appelle « atopos » et « ravissement »7.

5 Deux scènes plus loin, lorsque Juliette, telle l’Écho d’Ovide, promet à l’être aimé de répéter son nom jusqu’à l’enrouement, Roméo répond par la citation déjà mentionnée, qui compare la voix des amants à une musique mélodieuse. La référence mythologique permet de mettre en lumière le marié en l’apparentant à l’amoureux d’Écho. À première vue, tel Narcisse, il contemple son propre reflet, mais une observation plus attentive nous révèle que le visage est celui de Silvertongue. Dans le mythe, Écho est condamnée par Junon à répéter les derniers mots qu’elle entend, et, le jour où elle tombe amoureuse de Narcisse, elle se retrouve incapable d’exprimer ses sentiments.

Figure 2. G. J-B. Scotin after W. Hogarth, Marriage A-la-Mode, planche I (quatrième état). Harris Brisbane Dick Fund, 1932. The Metropolitan Museum of Art, New York.

6 Consumé par son amour-propre, Narcisse se dit adieu, ne laissant à Écho d’autre choix que de répéter le mot « farewell ». L’allusion visuelle permet un glissement de la mise en relief, qui passe de la dévotion de Juliette à l’adieu désespéré d’Écho. La vanité du jeune noble conduit son épouse à ressentir le désespoir éprouvé par la nymphe des bois, et la justice impitoyable du mythe ancien à s’abattre sur la décadence patricienne.

7 Roméo et Juliette se séparent après leur mariage, et une courte aubade tient lieu d’ultime conversation. De même, Hogarth situe son image, « The Tête à Tête » (fig. 3), à l’aube. Comme Adam et Eve dans Milton, le couple mal assorti se divertit séparément. Il rentre chez lui après avoir passé la nuit avec une prostituée pendant qu’elle jouait aux cartes avec ses invités. Les visages animés du couple et de leurs domestiques

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représentent une critique des expressions codifiées et rigides de Charles Le Brun.

Découragé, le marié atteint de syphilis affiche son incapacité à profiter de la soirée. Le coup d’œil narquois de l’épouse nous indique que Silvertongue s’est joint à la soirée, est resté tard, et a renversé une chaise lorsqu’il est parti en toute hâte ; la tache sur la robe de l’épouse est une preuve supplémentaire de son départ précipité. Au-dessus du manteau de cheminée, un Cupidon abaisse son regard sur la comtesse et joue une mélodie à propos d’une servante infidèle, « The Pilgrim » de John Barrett. La représentation de la scène par Hogarth nous permet de lire un texte qui ne se trouve pas dans la gravure –

Oh! happy, happy Groves, witness of our tender love;

[…]

A Thousand pretty things she said and all was Love;

But Corinna perjur’d proves, and forsakes the shady Groves8

8 – insinuant que l’épouse a rompu ses vœux de mariage. Hogarth présente ce texte comme un commentaire ironique sur la constance en général, bien sûr, mais une application plus précise du texte rappelle le désir de Roméo d’une bénédiction musicale. Alors que Juliette arrive à la cellule du moine pour la cérémonie de mariage, Roméo espère que la musique aura le pouvoir de « unfold the imagined happiness that both / Receive in either by this dear encounter » (II.vi.28-29). En termes néoplatoniciens, la requête représente une transition de l’amour ordinaire de Roméo pour Rosaline à l’amour réciproque de Roméo et Juliette, une étape sur le chemin de l’amour profane vers l’amour sacré. Sur la droite, un fidèle intendant de la famille est exaspéré par les finances de la maison. Comme on le fait souvent remarquer, le titre du livre dans sa poche, Regeneration, le rattache au méthodisme. Dans The Principles of a Methodist (1742), John Wesley enseigne que le renouveau spirituel dépend de la justification, de la régénération, et de la sanctification, les trois étapes de la renaissance dans le Christ9. Comparé à Frère Laurent, l’intendant tient un rôle mineur, mais, comme ce digne confesseur, il est de bon conseil. On pourrait imaginer un tout autre type de récit qui verrait le succès de ses réformes, si seulement le couple non régénéré de Hogarth acceptait de coopérer.

Inconstance maritale

9 Dans « The Inspection » (fig. 4) le vicomte rend visite à un médecin charlatan afin d’acheter des pilules au mercure contre les maladies vénériennes. Comme dans la première planche, deux conversations se déroulent simultanément. La première est la mise en scène d’une querelle entre Squanderfield, l’apothicaire, et l’entremetteuse.

Feignant la colère, l’entremetteuse fait semblant de tenir le vicomte responsable de l’infection de ses jeunes protégées. Selon une lecture traditionnelle, elle a menti en prétendant que la jeune fille était vierge, et conspire maintenant avec le charlatan afin d’escroquer le vicomte10. Ignorant que le remède peut être tout aussi mortel que la maladie, le vicomte demande l’augmentation du dosage. C’est Paracelse qui, au début du XVIe siècle, a mis au point un remède contre la syphilis à base de mercure, et, tout comme Frère Laurent, l’apothicaire pratique la médecine de Paracelse. Les deux hommes devaient savoir que, si une petite dose pouvait être inefficace, une forte dose pouvait, elle, être dangereuse, et que le dosage correct dépendait en partie de l’individu. Comme le dit Frère Laurent, toute chose dans la nature, même la plus nocive,

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a des effets positifs, mais il n’est rien non plus qui ne puisse se corrompre et devenir toxique.

10 Le distique résume un dualisme chrétien traditionnel : « Virtue itself turns vice, being misapplied, » ajoute-t-il, « And vice sometime by action dignified » (II.iii.22-23)11.

Figure 3. B. Baron après W. Hogarth, Marriage A-la-Mode, planche II (deuxième état). Harris Brisbane Dick Fund, 1932. The Metropolitan Museum of Art, New York.

11 Le distique offre une justification mesurée de ce que la loi moderne qualifierait d’homicide involontaire. En tuant Tybalt, Roméo cherche d’abord à défendre Mercutio, qui périt en partie à cause de son intervention, puis à le venger. Juliette explique à sa nourrice Angelica que Roméo a agi en état de légitime défense, et Frère Laurent partage, dans l’ensemble, cette opinion. Plus tard, en tuant Pâris, Roméo cherche encore une fois à éviter la violence, et de nouveau, l’élégance de ses regrets atténue sa culpabilité.

12 Selon Juliette, le bannissement, bien qu’excessif, est, dans cette optique, un juste châtiment. La scène dans le magasin de l’apothicaire ne parvient jamais à un si subtil équilibre entre bien et mal, cause et conséquence. Établir la culpabilité ou l’innocence du vicomte serait hors de propos, et le médecin charlatan menace de lui refuser le remède simplement parce cela est plus avantageux pour lui. Ni le conseiller de la planche 2, ni le charlatan de la planche 3 ne peut être clairement identifié comme étant Frère Laurent, et pourtant ils s’entendent pour faire comprendre à l’observateur quel est son rôle de confesseur, d’apothicaire, et qu’il doit rester conscient de la tragédie.

13 À gauche, le vicomte devient le sujet d’une deuxième conversation. Comme s’il avait été conjuré par un acte de sorcellerie, un trio de revenants se rassemble dans un cabinet pour discuter de son sort. Il hante la scène tout comme le spectre de la mort qui tourmente Roméo et Juliette, dont les paroles de désespoir se traduisent par l’imagerie macabre de la planche 3.

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Figure 4. B. Baron après W. Hogarth, Marriage A-la-Mode, planche III (deuxième état). Harris Brisbane Dick Fund, 1932. The Metropolitan Museum of Art, New York.

14 Un squelette s’approche d’un cadavre embaumé tandis qu’une tête emperruquée regarde au loin d’un air vide. Les deux conversations se répondent en une imitation parodique. Les personnages de gauche ridiculisent le concept d’amour éternel tandis que ceux de droite raillent la notion même d’affection désintéressée12. La dispute macabre fait écho à la conversation entre Juliette et Frère Laurent à l’acte quatre, qui porte aussi sur la recherche d’un remède. Les deux locuteurs emploient le terme

« remedy » qui, pour Juliette, n’exclurait pas le suicide. Les épreuves atroces qu’elle est prête à subir plutôt que d’épouser Pâris incluent l’enterrement dans un ossuaire recouvert par des « dead men’s rattling bones, / With reeky shanks and yellow chapless skulls » (IV.i.83-84). Le crâne sur la droite et les momies derrière lui symbolisent son angoisse. La quête de Roméo pour un apothicaire à l’acte cinq est encore plus pertinente. Il se rappelle un homme maigre, donnant l’impression qu’une « sharp misery had worn him to the bones » (V.i.44), qui travaillait dans un magasin décoré par

« an alligator stuffed, and other skins / Of ill-shaped fishes » (V.i.46-48), des images auxquelles répondent judicieusement le médecin charlatan et son pendentif en forme de reptile13.

Du goût pour l’artifice et les faux-semblants

15 Des deux mariages dans Roméo and Juliette, l’un réel, l’autre, virtuel, c’est à ce dernier que Shakespeare accorde le plus d’attention. L’union clandestine de Roméo et Juliette se déroule en coulisse, entre deux courtes scènes : l’acte deux, scène six, lorsque Frère Laurent donne son accord à la cérémonie; et l’acte trois, scène cinq, quand le couple se réveille à l’aube juste avant de se séparer. La planification du mariage avec Pâris se

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déroule sur quatre actes, et, même après que Juliette a bu la potion somnifère, en reste au stade de préparatifs accomplis à la hâte. La quatrième planche de Marriage A-la-Mode,

« The Bride’s Morning Levee » (fig. 5), donne un aspect burlesque aux arrangements nuptiaux par l’organisation d’un simulacre de mariage, au cours d’une scène suivie par une nuit de noces surprenante une planche plus loin. N’étant pas moins libertine que son mari, qui porte à présent le titre de comte de Squander, la comtesse reçoit un nouveau groupe d’invités. Une dame en blanc simule l’extase à l’écoute de la chanson du castrat Senesino tandis que l’hôtesse reporte toute son attention sur Silvertongue.

Le rassemblement sur la gauche est une parodie du thème antique de venere pronuba, qui représente les Grâces habillant Vénus pour une rencontre avec Adonis. On retrouve souvent cette iconographie dans les tableaux et gravures du XVIIe siècle s’inspirant de l’académie Carracci14. Dans le billet d’abonnement de la collection, Characters and Caricaturas, Hogarth attaque ouvertement les Carracci, opposant à l’hyperbole insincère de l’académie continentale15 son propre portrait d’une nature humaine authentique.

16 Sur la gauche, Silvertongue désigne un paravent illustré tout en donnant à la comtesse un billet pour un bal masqué, un échange qui comporte un texte et une image. Le but de ce geste est de détourner l’attention du groupe de l’idée de rendez-vous planifié comme celui de Vénus et d’Adonis, et d’ébranler la notion horatienne selon laquelle poésie et peinture ont toutes deux une finalité formelle. La peinture historique représente la succession d’échanges verbaux comme un moment important et unique, et généralement, le moment choisi dépeint un revers de fortune. Hogarth rompt avec cette tradition de plusieurs manières : en élaborant une histoire dont les événements se déroulent sous nos yeux tout au long de six images au lieu d’une ; en présentant le moment crucial du récit à la cinquième planche comme une fatalité ; et en accordant au geste une fonction psychologique autant que rhétorique. Tout comme Garrick, Hogarth s’intéresse au jeu ductile des émotions. Il préférait les modulations du changement expressif aux codes rigides imposés par l’académie et affirmait que, même s’il employait les meilleurs graveurs français pour les six planches du Marriage A-la-Mode, les expressions faciales restaient les siennes. La quatrième planche de Hogarth est le pivot central de la série, non parce qu’elle sert de cadre aux événements qui représentent un tournant dans le récit – il faudra pour cela attendre la planche suivante – mais parce qu’elle remplace un discours esthétique par un autre. L’air chanté par Senesino permet de réaliser la trans-estimation de la valeur esthétique. À l’union entre poésie et peinture, Hogarth substitue un nouveau discours, celui de la peinture et de la musique, et aux fréquences néoplatoniciennes hautes et basses, il oppose l’opéra anglo-italien et les chants et ballades traditionnels de la culture britannique16.

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Figure 5. S. Ravenet après W. Hogarth, Marriage A-la-Mode, planche IV (deuxième état). Harris Brisbane Dick Fund, 1932. The Metropolitan Museum of Art, New York.

17 Par l’emploi de sonnets et de conversations intimes, la tragédie shakespearienne accueille la poésie lyrique au sein du récit dramatique. Roméo et Juliette personnifient la musique propre au discours amoureux. Lorsqu’ils rencontrent Frère Laurent, leur entretien permet de conclure un accord prénuptial, qui substitue la répartition des biens à la promesse d’une surabondance d’affection. Leur délice mutuel est tout à la fois mélodieux et communicatif. De nouveau: « If the measure of thy joy / Be heaped like mine», dit Roméo, puis « let rich music’s tongue… » (II.vi.24-25, 27). Dans ce contexte, la musique sert de motif à la célébration, mais pas seulement. Dans le néoplatonisme, la musique reflète l’harmonie universelle dans l’attente de l’élévation de l’esprit vers la sphère du divin par l’amour et la beauté. Lorsque tout s’effondre, l’échec de l’acte performatif de Roméo donne lieu à l’enchâssement d’une figure ironique dans une autre, les deux s’incluant dans une troisième. Le seul témoin de ce duo heureux est Frère Laurent ; le bonheur que prévoit Roméo se révèle illusoire (« imagined », II.vi.28) ; et le but de la musique festive va laisser place à l’appât du gain. Par l’utilisation de l’ironie dramatique, l’expression « rich music » devient un oxymore et le fossé thématique entre amour et argent est également mis en relief. Juliette réplique que

« they are but beggars that can count their worth » (II.vi.32), et que leur propre amour est inestimable. Roméo déclare que l’or est un poison bien pire que toutes les potions concoctées par l’apothicaire. Dès l’instant où l’échevin pose ses pièces sur la table, Hogarth rejoint Shakespeare dans son opposition au marchandage des sentiments. Les deux artistes ont la même passion pour le chant lyrique, mais avec une différence. Le chant dans Roméo et Juliette permet de proclamer l’union spirituelle, mais Hogarth, lui, doit présenter son point de vue de façon négative. Le chant dans Marriage A-la-Mode oppose les goûts de l’élite à ceux du peuple, dont les ballades sans prétentions soulignent le caractère factice des airs d’opéra. La satire d’Hogarth est une attaque

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contre les personnages qui prétendent à la noblesse et à des actes d’honneur motivés par de bas instincts. Hormis les allusions à Roméo et Juliette, la série ne permet pas l’accès à l’Idéal et l’on ne peut noter la présence d’un seul personnage rédempteur, comme Moll Hackabout dans A Harlot’s Progress.

Figure 6. S. Ravenet après W. Hogarth, Marriage A-la-Mode, planche V (deuxième état). Harris Brisbane Dick Fund, 1932. The Metropolitan Museum of Art, New York.

Violence aveugle

18 À l’acte cinq, tous les personnages importants se rassemblent sur la tombe des Capulet, les principaux protagonistes arrivant les premiers. Roméo est résolu à mourir pour rejoindre Juliette dans la tombe. Apprenant que sa lettre n’a pas été transmise, Frère Laurent cherche à réveiller Juliette pour l’emmener. Pâris arrive ensuite pour se recueillir sur la tombe de Juliette, puis les époux Capulet, suivis de près par le vieux Montague, et, enfin, le Prince Escalus. Plusieurs d’entre eux apportent quelque chose:

Roméo, le poison ; Frère Lawrence, la missive égarée et Pâris, des fleurs, qu’il veut déposer sur la tombe de Juliette. Au fil de l’acte, la valeur d’usage de ces objets change naturellement, et ils sont remplacés par deux autres. Quand Roméo commence à ouvrir le tombeau, Pâris le provoque en duel, et, en l’espace de quatre vers, Roméo tue Pâris et le porte à l’intérieur, laissant les armes dehors. Ce sont elles que Frère Laurent remarque en premier en s’approchant du tombeau: « What mean these masterless and gory swords? » demande-t-il ? (V.iii.147).

19 La cinquième planche de Hogarth, nommée « The Bagnio » (fig. 6), met d’ailleurs en relief deux épées. Le jeune comte a surpris le couple adultérin et a provoqué Silvertongue en duel, et l’avocat a manifestement eu raison de lui. Mortellement blessé, le comte tente avec difficulté de rester debout en prenant appui sur une table, son épée

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suspendue dans les airs. Entre-temps, l’avocat s’échappe sur la droite par une fenêtre ouverte, sa propre épée couchée sur le sol, tachée jusqu’à la garde. Le sang qui coule abondamment de la chemise du comte laisse supposer que Silvertongue lui a porté le coup fatal avant que le noble ne puisse se défendre17. À la suite de cet événement, trois personnages, un aubergiste, un agent de police et un gardien font leur entrée par la gauche. Comme les commentaires l’indiquent depuis longtemps, l’ombre cruciforme sur la porte nous permet d’interpréter la disposition des personnages comme une parodie de la descente de croix. Au premier plan, la comtesse implore le pardon de son époux, s’agenouillant dans la posture d’une Marie-Madeleine pénitente. La lumière du feu l’illumine par la droite, comme une métaphore des dernières lueurs de la passion, et sa posture en fait une figure blasphématoire. De même, la silhouette raccourcie de Silvertongue rappelle le christ mort d’Andrea Mantegna. De ce point de vue, la maison close devient un autre sépulcre, et l’image sombre donne une connotation ironique à la description que fait Roméo du tombeau des Capulet comme étant une « feasting presence full of light » (V.iii.186).

20 Lichtenberg prête une attention particulière à l’épée du comte qu’il appelle le détail

« most articulate » de la cinquième planche et note qu’elle constitue une « unnatural presence »18. Bien que le comte blessé semble être momentanément au repos, l’épée continue sa trajectoire descendante. Pourquoi un objet qui devrait à peine se voir apparaît-il avec une telle netteté, se demande Lichtenberg ? Une réponse possible est que l’épée permet de suspendre les autres actions dans la pièce, telle une balle prise en photo en plein vol. L’effet de perception diffère particulièrement de celui de la peinture historique, dans laquelle un geste signifiant occupe l’instant crucial, comme le montre la figure 1 plus haut. Lichtenberg comprend que le caractère indépendant de l’épée du comte contribue à sa valeur figurative. Dans ce contexte, comme dans Roméo et Juliette, les deux épées symbolisent la manière dont la violence prend forme et finit par posséder une vie propre19. Chacun des objets éparpillés dans la pièce – bois à brûler, jupe à crinoline, masques, et chapeau tombant de la tête du comte – a un commentaire particulier à faire. Selon Cowley, ils forment un chœur empirique. La forme ovale du chapeau, par exemple, reproduit « the open mouths of the couple »20. Pour Jean Starobinski21, les masques symbolisent toujours l’irresponsabilité. Ici, leurs sourires mauvais raillent la joie éphémère des amants de Hogarth et exposent leur dissimulation inconvenante. Ils évoquent aussi le bal masqué de l’acte un et les professions rudes mentionnés plus loin. Alors que l’amour néoplatonicien est tempéré, modéré et respectueux, les émotions violentes ne peuvent conduire qu’à une fin violente, comme Frère Laurent nous en avertit. C’est la planche cinq qui saisit le mieux la dangereuse énergie cinétique de la tragédie. Depuis le début, l’agression et la sexualité masculines menacent le régime politique et la communauté. Comme le dit Sampson dans son empressement à combattre un Montague, n’importe quel Montague : « My naked weapon is out » (I.i.34). En termes de théorie des choses, comme on dit, une épée sans maître est un objet-devenu-chose, une entité matérielle qui ne fonctionne plus comme on peut s’y attendre, et qui, en fait, prend le pouvoir et se transforme en une force imprévisible et incontrôlable22.

21 On peut remarquer un changement parallèle à propos de l’alliance que l’échevin ôte du doigt de sa fille dans la dernière image, « The Lady’s Death » (fig. 7). Ce geste, que l’on peut voir tout à droite, fait partie de cinq actions : la nourrice étreint la fille de la comtesse une dernière fois ; à sa gauche, un apothicaire avec une pompe stomacale dans la poche avertit un serviteur incompétent de la présence d’une bouteille de

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laudanum aux pieds de la comtesse ; un chien émacié vole les restes du modeste souper de la veille ; et, à peine visible derrière l’échevin, un médecin impuissant prend congé.

Figure 7. G. J-B. Scotin after W. Hogarth, Marriage A-la-Mode, planche VI (second state). Harris Brisbane Dick Fund, 1932.

22 Le discours de l’avocat poursuit sa trajectoire meurtrière. À la lecture d’une affiche à ses pieds titrée « Counselor Silvertongue’s Last Dying Speech », la comtesse se suicide.

L’échevin démontre encore son absence contre-nature d’intérêt parental. Comme chez les Capulet, la nourrice est plus proche émotionnellement de sa protégée, et son geste bienveillant évoque la dernière étreinte de Roméo et Juliette. Le retrait de la bague peut se comparer à la raison invoquée par Roméo pour visiter le tombeau. Roméo veut contempler le visage de sa dame, dit-il à Balthasar, et extraire « a ring that I must use / In dear employment » (V.i.31-32). On peut s’interroger sur la nature de cette utilisation, ou se demander si la bague n’est rien d’autre qu’une excuse pour entrer dans la tombe ; ces questions restent sans réponses. En revanche, la bague que Juliette fait parvenir à Roméo par l’intermédiaire de la nourrice à la scène deux de l’acte trois existe bel et bien. Nous sommes témoins de la réception de la boîte à la scène suivante. En tant que talisman symbolisant l’échange conjugal, cet objet acquiert une valeur affective en passant de main en main. Ce qui, pour Shakespeare est un objet symbolisant la constance et le réconfort devient, pour Hogarth un simple cadeau dont la valeur marchande augmente au détriment de sa valeur affective. En aspirant, par l’amour, à un royaume au-delà du nôtre, Roméo et Juliette s’extraient du monde de la matière pour atteindre celui de l’esprit, tandis que l’échevin et sa fille sont trop ancrés ici-bas.

Ce contraste s’explique en partie par la différence entre l’idéalisme de la Renaissance et le matérialisme empirique, et en partie par la satire onomastique de Hogarth.

23 On entend pour la première fois le nom et l’adjectif qui constituent le patronyme Silvertongue au cours de la scène du balcon, comme le fait remarquer Cowley. Roméo jure ce qu’il appelle un « love’s faithful vow » à la lumière argentée de la lune dans le

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verger (II.ii.134). Le morphème nominal, le mot tongue, est répété une douzaine de fois.

Il nomme le discours de Roméo tandis que Juliette distingue sa voix de toutes les autres.

« My ears have yet not drunk a hundred words / Of thy tongue’s uttering, » lui dit-elle,

« yet I know the sound » (II.ii.63-64). Nous avons déjà vu la manière dont Roméo presse Juliette de laisser la « rich music’s tongue » (II.vi.27) proclamer leur amour. Dans la littérature emblématique, la langue est décrite comme l’organe de l’éloquence, et, pour Juliette, quiconque prononce le nom Roméo acquiert immédiatement une maîtrise de la langue de l’amour, même sa nourrice. « Every tongue that speaks / But Romeo’s name speaks heavenly eloquence » (III.ii.35-36), exulte-t-elle. Dans le compte-rendu de Benvolio à l’acte trois, le mot « tongue » nomme l’ordre de Roméo à Tybalt et à Mercutio de cesser de manier leurs épées (« swifter than his tongue / His agile arm beats down their fatal points », III.i.174-75). Il empêche Lady Capulet de pleurer la mort simulée de Juliette à l’acte quatre (« Death, that hath ta’en her hence to make me wail, / Ties up my tongue », IV.iv.37-38). En tant que signe audible, le mot « tongue » proclame l’extase lyrique, et en même temps, permet au public de compatir à la peine des personnages, même lorsqu’eux-mêmes ne le peuvent pas.

24 L’expression « silver sound » devient le sujet d’un badinage comique à la fin de l’acte quatre, lorsque Juliette semble morte. La nourrice dit aux musiciens de reprendre leurs instruments lorsqu’un clown nommé Peter demande une chanson pour lui remonter le moral. L’air choisi s’intitule « In Commendation of Music », tiré d’un recueil de chants élisabéthains très populaire appelé The Paradise of Dainty Devices23. Ce chant fait l’éloge du pouvoir que possède la musique de tempérer les émotions et permet de compléter le cercle en passant de la fête aux obsèques. « When griping griefs the heart doth wound, » lit-on, « And doleful dumps the mind oppress, / Then music with her silver sound / With speedy help doth lend redress » (IV.v.132-34, 148). Peter défie les musiciens – Simon Catling, Hugh Rebeck, et James Soundpost, qui portent tous les noms de différentes parties d’un instrument à cordes – d’expliquer les paroles. Que pourrait signifier le son argenté de la musique ? Simon répond que les sons argentés sont de doux sons, Hugh répond que cela signifie que les musiciens sont payés en pièces d’argent, et James admet qu’il l’ignore. La réplique cynique de Peter transforme l’éloge de la musique en une expression d’amertume de l’artiste sous-payé. Pour un musicien pauvre, un son argenté est le bruit que font les pièces d’argent qui tombent dans une bourse, comme si l’argent, et non la musique représentait le principal réconfort des cœurs et des esprits opprimés.

25 Comme c’est souvent le cas dans Roméo et Juliette, cette chicanerie oppose ce que Roméo appelle la plus douce musique du discours amoureux au simple bruit du commerce et de l’ambition. À partir de la Restauration, c’est généralement l’aristocratie qui se plaint de l’influence corruptrice de l’argent sur les classes marchandes, et non l’inverse.

Hogarth offre une reductio ou image inversée de la tragédie de Shakespeare, dans laquelle des amants cupides et mal assortis sont inconstants jusqu’à la toute fin. La série remplace l’affinité formelle des arts frères par une affinité de perception qui s’articule par l’expressivité et transforme le thème de la musique céleste en élément sonore de l’énoncé ordinaire. Roméo incarne tout ce que l’amant idéal devrait être mais pas du tout ce par quoi il devrait être nommé, et le glissement de l’être au nom reflète la manière dont le conflit civique et générationnel contrarie le désir de la jeunesse, ainsi que la distance entre le réel et l’idéal. Hogarth brandit la baguette magique de la

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satire sur le même discours dépassé et pouf ! un avocat avide apparaît, prêt à jouer son rôle jusqu’au mélodrame.

Coda

26 À l’époque de Hogarth, le mariage arrangé avait laissé place à ce que Lawrence Stone a appelé « individualisme affectif »24, et devenait un sujet comique d’un grand intérêt. En 1766 David Garrick et George Colman père ont mis en scène une comédie rendant hommage à Roméo et Juliette mais aussi au Marriage A-la-Mode, The Clandestine Marriage.

L’action débute par la révélation qu’une Fanny Sterling et un certain Mr. Lovewell se sont mariés en secret et attendent un enfant. Ce sont nos jeunes amants. L’acte trois s’ouvre sur le principal obstacle de l’intrigue, une scène modelée sur « The Marriage Settlement » (fig. 2), où le mariage de Fanny et Sir John Melvil est négocié, et, dès lors, le parallèle est lancé. Après la mort de Garrick, Colman est retourné au théâtre shakespearien et Hogarth s’est remis à la création d’une farce musicale appelée Ut Pictura Poesis ! Or, The Enraged Musician25. Dédiée à la mémoire de Hogarth et basée sur The Enraged Musician (fig. 8), cette courte pièce proclame de façon directe la supériorité de la musique britannique vernaculaire sur la musique italienne raffinée. L’image de Hogarth

Figure 8. W. Hogarth, The Enraged Musician (deuxième ou troisième état), 1741. Harris Brisbane Dick Fund, 1932. The Metropolitan Museum of Art, New York.

27 représente le vacarme strident et discordant d’une rue animée de Londres : une laitière vante à grand bruit ses produits ; un enfant tape sur un tambour ; une femme chante une ballade qui s’appelle « The Ladies Fall » ; et derrière elle, une affiche-programme fait de la publicité pour The Beggar’s Opera, une production remplie de chansons avec de nouvelles paroles sur des mélodies traditionnelles britanniques. Colman transforme

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l’image en un récit de séduction inspiré par Roméo et Juliette. Le personnage mécontent à la fenêtre est un professeur de musique italien du nom de Castruccio. Sa fille, appelée Castruccina, joue le rôle de Juliette. Son Roméo porte le nom de Quaver, un terme signifiant l’élément musical sonore fondamental. Aucun de ces personnages n’est visible sur la gravure de Hogarth. Au lieu de cela, Quaver a fait en sorte que la laitière transmette un message à Castruccina et a recruté le rémouleur au premier plan sur la droite pour qu’il rassemble les autres personnes bruyantes. Le but de ce stratagème est de permettre la fuite de Castruccina et Quaver pendant que la foule empêche le musicien de les suivre. Ut Pictura Poesis ! se termine par une scène de balcon comique qui se transforme rapidement en une approximation dramatique de l’image saisissante de Hogarth. Telle Juliette apparaissant à Roméo, Castruccina apparaît à Quaver et accepte de s’enfuir. Le musicien, furieux, les regarde s’échapper, et menace de les poursuivre lorsque la foule l’empêche de passer et couvre ses cris, comme si l’image parlante de la tradition continentale avait acquis un écho empirique rendant sa signification incompréhensible. Ut Pictura Poesis ! étouffe le discours artistique continental en enrôlant Shakespeare dans une assemblée ad hoc afin de promouvoir la cause du mariage romantique, comme il semble que Hogarth lui-même l’ait fait.

NOTES

1. En tant qu’acteur, dramaturge, et directeur de théâtre, Garrick a joué un grand nombre de personnages shakespeariens, accueilli plus de mille représentations des pièces du barde, et organisé le Stratford Shakespeare Jubilee de 1769. Voir Michael Dobson, The Making of the National Poet: Shakespeare, Adaptation and Authorship 1660-1769, Oxford, Clarendon Press, 1992; Jack Lynch, Becoming Shakespeare: The Unlikely Afterlife that Turned a Provincial Playwright into the Bard, New York, Walker and Company, 2007 et Peter Holland, « David Garrick: Saints, Temples, and Jubilees, » Actes des congrès de la Société française Shakespeare 33, 2015, accessible en ligne sur https://doi.org/10.4000/shakespeare.3020, consulté le 20 octobre 2021.

2. Julia Kristeva, « Roméo et Juliette ou l’amour hors la loi », Actes des congrès de la Société française Shakespeare 18, 2000, p. 124, accessible en ligne sur https://doi.org/10.4000/shakespeare.596, consulté le 23 novembre 2021.

3. Les citations de Roméo et Juliette provenant des actes, scènes et vers sont tirées de William Shakespeare, Romeo and Juliet, éd. Barbara Mowat, Paul Werstine, Michael Poston, Rebecca Niles, Washington, Folger Shakespeare Library, n.d, accessible en ligne sur https://

shakespeare.folger.edu/shakespeares-works/romeo-and-juliet/, consulté le 11 juin 2021.

4. Robert L. S. Cowley y fait allusion dans Marriage A-la-mode: A Re-view of Hogarth’s Narrative Art, Ithaca, Cornell University Press, 1983, p. 103, 117. Mon objectif est d’approfondir certaines de ses suppositions.

5. Au sujet de Shakespeare et de la controverse intellectuelle, voir A. D. Nutall, Shakespeare the Thinker, New Haven, Yale University Press, 2007. Sur Roméo et Juliette et le néoplatonisme de Marsile Ficin, voir T. J. Cribb, «The Unity of Romeo and Juliet », Shakespeare Survey 34, 1981, 93-104 ; et Janusz Kilinski, « Elements of Neo-Platonism in William Shakespeare’s Romeo and Juliet », Studia Anglica Posnaniensia 17, 1984, 271-277. Dans un essai souvent réimprimé, Catherine Belsey décrit Juliette comme « a Saussurean avant la lettre » pour la façon dont elle a distingué le signifié de

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Roméo du signifiant de son nom. Voir « The Name of the Rose in Romeo and Juliet », The Yearbook of English Studies 23, 1993, 126–42, p. 133.

6. Shakespeare suit la tradition symbolique de Cesare Ripa et Geoffrey Whitney dans la conception de ses mots-images. Les éditeurs de Folger illustrent les vers « Alas that love, whose view is muffled still, / Should without eyes see pathways to his will! » (I.i.176-177) par le symbole d’un cupidon aux yeux bandés. Peter Daly explore cette tradition dans « Shakespeare and the Emblem: The Use of Evidence and Analogy in Establishing Iconographic and Emblematic Effects in the Plays », Acta Universitatis Szegediensis de Attila József Nominatae: Papers in English and American Studies 3, 1984, 117-187. Sur le sonnet comme véhicule de l’imagerie, voir Brian Gibbons, « The Interplay of the Verbal and the Visual in Romeo and Juliet: or, ‘O that Deceit Should Dwell in Such a Gorgeous Palace,’ dans Jean-Marie Maguin et Charles Whitworth éd., Roméo et Juliette : Nouvelles Perspectives Critiques, Montpellier, Université Paul Valéry Montpellier III, 1993, p. 319-333.

L’analogie formelle de l’académie du XVIIe était encore inaccessible.

7. Dans Fragments d’un discours amoureux (Paris, Éditions du Seuil, 1977), Roland Barthes dit que

« l’Atopos » se produit quand l’être aimé apparaît comme « L’Image singulière » correspondant au désir de l’amant ; déclenché par une voix, un regard, ou une ressemblance, cet état peut inclure une fixation hypnotique, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., « Atopos », p. 34, 43 et

« le ravissement », 223-229. Cf. Marsile Ficin, Commentary on Plato’s Symposium on Love, trad. Sears Jayne, 2e éd., Dallas, Spring Publications, 1985 : « The soul thus stricken recognizes the image before it as something which is its own. It is in fact almost exactly like the image which this soul has long possessed within itself, and which it tried to imprint on its own body but was not able to do » (p. 114).

8. De Henry Playford, Wit and Mirth: Or Pills to Purge Melancholy, 2e éd., 4 vols., Londres, William Pearson et John Young, 1707, vol. 3, p. 49. John Barrett (c. 1676-1719) était un ancien élève de John Blow et a été compositeur pour le théâtre de la Restauration.

9. John Wesley, The Principles of a Methodist, Bristol, Felix Farley, 1742, p. 29-30.

10. Voir Georg Christoph Lichtenberg, Hogarth on High Life: The Marriage à la Mode Series from Georg Christoph Lichtenberg’s Commentaries on Hogarth’s Engravings, trad. et éd. Arthur S. Wensinger avec W. B. Coley, Middletown, CT, Wesleyan University Press, 1970, p. 48-49. Lichtenberg a publié ses remarques sur Hogarth, le Ausführliche Erklärung der Hogarthischen Kupferstiche, de 1794 à 1799.

11. Dans Shakespeare and Christian Doctrine, Princeton, Princeton University Press, 1963, Roland Mushat Frye appelle le bref commentaire « summary of the Christian theology of nature » (p. 219).

12. Dans Spectres de Marx (Paris, Éditions Galilée, 1993) Jacques Derrida définit le spectre comme

« la visibilité furtive et insaisissable de l’invisible » (p. 27). Il a recours au fantôme d’Hamlet pour explorer les aspects cachés du modernisme mercantile et à Timon d’Athènes pour discuter de la valeur d’échange en termes de prostitution et d’alchimie (p. 50-55). Pour approfondir, voir Colin Davis, « Hauntology, Spectres, and Phantoms », French Studies 59.3, 2005, 373–379.

13. Marjorie Garber appelle l’apothicaire « the apotheosis of Death himself » dans « ‘Remember Me’: ‘Memento Mori’ Figures in Shakespeare’s Plays », Renaissance Drama n.s. 12, 1981, 3-25, p. 17.

14. Voir Annibale Carracci, Venus Adorned by the Graces (ca. 1595), National Gallery of Art, Washington, D.C., https://www.nga.gov/collection/art-object-page.46108.html ; et un tableau apparenté réalisé par son directeur d’atelier Francesco Albani, Venus at Her Toilet, or The Air, Musée du Louvre, https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl010062295. Sur la parodie, voir mon article « William Hogarth and the Aesthetics of Nationalism », Huntington Library Quarterly 64, 2001, 383-410.

15. Annibale Carracci était surtout connu pour ses fresques du Palais Farnèse, les Amori degli Dei, et durant le XVIIe siècle a incarné l’apogée du goût en peinture. Son enseignement est commémoré dans le long poème didactique latin De arte graphica (1668) de Charles Alphonse du Fresnoy. Ce poème en trois parties, fondé sur la rhétorique classique, célèbre la théorie pictura-

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poesis comme moyen de combiner le temps de l’« emplotment » narratif et l’espace de la disposition visuelle.

16. L’étude classique sur l’iconoclasme britannique est celle de Ronald Paulson, Breaking and Remaking: Aesthetic Practice in England, 1700-1820, New Brunswick, NJ, Rutgers University Press, 1989. Paulson considère Hogarth comme un opposant acharné à toute forme d’idolâtrie culturelle.

17. Cowley dit que le jeune comte apporte les épées afin de provoquer Silvertongue en duel d’honneur, mais aucun des deux n’est suffisamment compétent pour sauver son honneur en infligeant une simple blessure, op. cit., p. 123-24.

18. Lichtenberg, éd. Wensinger, op. cit., p. 89.

19. Pour R. A. Foakes, la pièce met en scène une « violence for no apparent cause » (Shakespeare, and Violence, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 73). Alors que Shakespeare dépeint la violence contenue de Roméo comme un symptôme de discorde ancestrale, Hogarth traite l’agression violente du Marriage A-la-Mode comme une question d’honneur personnel.

20. Cowley, op. cit., p. 125. Cowley cite Marc Antoine dans Julius Caesar. Il décrit le corps de César criant de blessures comme étant « like dumb mouths do ope their ruby lips / To beg the voice and utterance of my tongue » (III.i.262-63).

21. Jean Starobinski, Interrogatoire du masque, Paris, Éditions Galilée, 2015, « La dissimulation tragique », p. 81-86.

22. Pour une varieté d’approches sur la représentation des objets, ou théorie des choses, voir les chapitres rassemblés par Bill Brown, éd., Things, Chicago, University of Chicago Press, 2004 et aussi Lorraine Daston, éd., Things that Talk: Object Lessons from Art and Science, New York, Zone Books, 2004.

23. Richard Edwards éd., A Paradise of Dainty Devices, Londres, Henry Disle, 1576, p. 55. Edwards était compositeur de cour sous Élisabeth Ire et Maître des Enfants de la chapelle royale.

24. Lawrence Stone, The Family, Sex, and Marriage in England, 1500-1800, New York, Harper & Row, 1977, p. 221-269.

25. George Colman, Ut Pictura Poesis! Or, The Enraged Musician, London, T. Cadell, 1789, dont la musique est de Samuel Arnold. Je m’appuie sur la farce pour distinguer l’esthétisme de Hogarth de la théorie pictura-poesis, voir Timothy Erwin, Textual Vision: Augustan Design and the Invention of Eighteenth-Century British Culture, Lewisburg, PA, Bucknell University Press, 2015, p. 122-29.

ABSTRACTS

William Hogarth’s Marriage A-la-Mode, a series of six didactic images tracing a deadly affair between a newlywed countess and a conniving attorney, draws heavily upon Romeo and Juliet for its satire of eighteenth-century culture. The affinity rests not in plot because the series diverges widely from Shakespeare and reads better as a visual counterplot. Nor is it a matter of character because Hogarth’s villain Silvertongue has no analogue in Shakespeare’s tragedy. The link is instead discursive. The name of the villain draws upon Romeo’s remark: “How silver-sweet sound lovers’ tongues by night / Like softest music to attending ears.” In Silvertongue, Hogarth creates a character who represents the mercenary antithesis of conjugal affection. In terms of pictura- poesis theory, Hogarth aligns the deceptive conduct of his villain with the rhetorical theory of the

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Carracci academy, and as his contemporaries recognized, his own empirical aesthetic with the vernacular British music of Shakespeare.

Le Mariage à la mode de William Hogarth, une série de six images didactiques qui présentent une liaison mortelle entre une comtesse jeune mariée et un avocat sournois, s’inspire largement de Roméo et Juliette afin de satiriser la culture du dix-huitième siècle. Il ne s’agit pas pourtant d’une ressemblance d’intrigue puisque la série s’éloigne radicalement de Shakespeare et en fait s’exprime mieux comme contre-intrigue visuelle. Ce n’est pas non plus une question de personnage, vu que le méchant de Hogarth, Silvertongue (« langue argentine »), n’a aucun équivalent chez Shakespeare. Le lien est plutôt discursif. Le nom du méchant s’inspire d’une remarque de Roméo : « De quel mélodieux son d’argent résonne la nuit la langue des amants, / Comme une douce musique à des oreilles attentives » (Roméo et Juliette, traduction de J.-M.

Déprats, La Pléiade, Gallimard, 2002). Hogarth crée un personnage qui représente l’antithèse mercenaire de l’affection conjugale. Dans le contexte de la théorie du pictura-poesis, Hogarth fait s’aligner le comportement trompeur de son malfaiteur sur la tradition rhétorique de l’académie Carracci et, comme ses contemporains le voyaient bien, sur sa propre esthétique empirique avec la musique britannique vernaculaire de Shakespeare.

INDEX

Mots-clés: Roméo et Juliette, Le Mariage à la mode, analyse du discours, ut pictura poesis, académie Carracci, trans-estimation de valeurs, regard, méthodisme, maladie vénérienne, opéra italien, individualisme affectif

Keywords: Romeo and Juliet, Marriage A-la-Mode, discourse analysis, ut pictura poesis, Carracci academy, transvaluation of values, the gaze, Methodism, venereal disease, Italian opera, affective individualism

AUTHORS

TIMOTHY ERWIN

University of Nevada, Las Vegas

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