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L'APPORT GITAN DANS LA TRILOGIE ANDALOUSE (1)

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Academic year: 2022

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L'APPORT GITAN

DANS LA TRILOGIE ANDALOUSE

( 1 )

Pour écrire des gitans avec un peu de certitude il faut tremper sa plume dans une encre vert de lune et la sécher avec une poudre d'or prélevée sur les grèves perdues aux phosphorescences des poissons morts. Pour les peindre avec un peu d'honnêteté, l'essence de térébinthe doit céder la place à des liqueurs i n n o m m é e s o ù , soies fanées, velours lépreux, fourrures moisies, paillettes éteintes, fondent leurs chimies.

Naguère, nous avions écrit : « Il entre autant de provocation, d'invitation amoureuse dant tel cite de torero inspiré qu'il s'est insinué de tauromachie dans le tour de rein de la danse flamenca ».

A l'un, comme à l'autre, excellent les gitans, race artiste pour laquelle l'Espagne éprouve une indulgente faiblesse qui trahit un sentiment plus tendre. Au point de se reconnaître dans tel compor- tement de la race sauvage, de s'y complaire et d'élever dans le sentiment populaire tels défauts de celle-ci à la dignité de travers nationaux ! « Peut-on avoir un visage plus gitan ? » est un piropo, une galanterie, qu'il est fréquemment donné d'entendre au passage d'une jolie fille. De m ê m e qu'en Andalousie pour exprimer la vivacité d'esprit séduisante de quelqu'un comme son irrésistible don de sympathie, il est courant de dire qu'il est « muy gitano ».

Il y a quelques années, l'Institut de Culture Hispanique avait organisé un Congrès à Grenade pour c o m m é m o r e r le IVe Cente- naire de la mort de l'empereur Charles Quint. J'encourus le blâme

— secrètement indulgent — du Recteur magnifique de l'Université pour avoir séché la séance inaugurale du Congrès. A l'ambiance auguste et sévère de celui-ci, j'avais préféré le grouillement humain, qui prend le soleil autour des fontaines et sur les bancs de la Place de Bibarrambla o ù le vaillant More Gazul courait autrefois le taureau.

(1) Chant, danse et torero.

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Je plaidai que la contemplation des groupes de gitans agglo- m é r é s sur cette place, les m ê m e s , à quelques détails de costume, que ceux fixés à Grenade avant l'époque de Charles Quint, me replongeait plus sûrement que les gloses les plus savantes ou les plus ingénieuses dans l'air m ê m e de son temps. Leur répertoire d'insouciance, d'oisiveté et de gesticulations, leurs p é p i e m e n t s d'oiseaux, leurs disputes suivies de raccommodements p o n c t u é s de malédictions, composaient une sorte de ballet intemporel res- tituant l'immuable.

Pourquoi leurs nomades ancêtres se sont-ils fixés là ? Pourquoi ces éternels errants s'étaient-ils soudainement arrêtés ? Pourquoi tout d'un coup s'étaient-ils m ê l é s aux autres habitants au point qu'on les désignait sous le nom de « castillans nouveaux » pour les distinguer de ceux de leur race qui perdurèrent nomades et qu'on appelait « gitans sauvages » ?

L'Espagne fixe les errants, touche au c œ u r les réfractaires, digère les maudits. Après cinq siècles d'expulsion, les sephardims épars aux rives de la Méditerranée se tiennent encore pour Espa- gnols, parlent toujours castillan, ont un comportement castizo et chantent le jondo ou quelque chose de très approchant.

« La tribu prophétique aux prunelles ardentes » s'est arrêtée o ù elle se sentait enfin bien, o ù elle éprouvait pleinement qu'elle remplissait bien sa peau.

Le peuple d'Espagne a un appétit de merveilleux toujours renaissant ; les gitans apparaissent comme des dispensateurs de merveilleux. E n Espagne, mendier n'est pas infamant. Comme je voulais faire honte de son insistance à un gitanillo que je trouvais sans cesse sur mon chemin dans ma quête d'un gîte, un jour de foire à Salamanca, il me fit cette réponse qui rassurait sa conscience en engageant la mienne : « Il vaut mieux demander que voler. Jésus lui-même nous enseigne à demander... » Cette réplique spontanée, ou apprise, valait bien son duro.

*

Les sentiments qu'inspire le gitan sont multiples et contradic- toires — une franche attirance le dispute parfois à une vraie répulsion, mais on y peut discerner, en premier lieu, le prestige de la race. Dans la zoologie humaine il est incontestablement un être racé, fauve, fortement typé et le degré de considération involontaire et irréfléchie qu'on lui porte est lié au fait que nous le reconnaissons comme un gitan plus ou moins bien réussi, chez qui l'éloquent message de la race s'est fait plus ou moins véhé- ment... Ce que nous apprécions surtout en lui, c'est la pureté

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du fauve non encagé. Nous le voyons un peu de l'œil d'un chien éduqué, cajolé par ses maîtres, mais domestiqué par le social, enchaîné à ses contraintes qui regarde passer sur la route un loup famélique à la fourrure crottée mais libre et redouté.

Les sentiments qu'on éprouve en approchant d'un antre ou d'un campement gitan ne sont pas fort éloignés de ceux que l'aficionado ressent lorsqu'il découvre soudain dans la dehesa (1) un élevage de toros bravos. Chez eux, l'animal humain n'est pas déformé, faussé, dévoyé par plusieurs siècles de gavage intellectuel, d'embourgeoisement citadin ou d'asservissement à la glèbe. Plus ils sont farouches, sauvages et asociaux et plus ils intriguent. Le gitan gominé, bellâtre aux cils recourbés, mondain teinté de fran- çais, d'anglais, cesse d'intriguer dans la mesure o ù le señori- tismo (2) en lui prend le pas sur le gitanisme qui n'est plus alors chez lui qu'un des ingrédients qui composent son personnage de niño bonito ou de gigolo.

Pour tenter de comprendre le comportement gitan disposons les éléments de base qui le gouvernent. Nous discernerons mieux, avec l'origine de ses inclinations, les raisons dans tel ou tel domaine, de ses indéniables réussites ou de ses échecs. Le mystère des origines y entre pour beaucoup ainsi que le sentiment de l'honneur marital, le goût du surnaturel, de la rêverie, l'aptitude à la voyance et bien d'autres traits, qu'il serait trop long d'énu- mérer ici.

Tromper et voler « a los busnés-payo-chavo-gaché », (1) est pour eux l'acte souverainement normal et méritoire. Us permettent à leurs femmes toutes les familiarités dans leur commerce avec les non gitans si c'est pour les exploiter, sûrs qu'ils sont qu'elles ne passeront pas aux concessions majeures.

Prodigues et avares. Sympathiques et tortueux. Grossiers et subtils. Souvent d'une vanité puérile, ils peuvent être cependant joyeux et francs si cela ne gêne ni les intérêts de leur clan ni la capricieuse ordonnance de leur vie.

On peut les voir alors respectueux et courtois, simples et enfan- tins s'ils sont encouragés dans leurs sentiments et leurs prédilec- tions. Par-dessus tout, ils sont artistes, intuitifs et de personnalité si accusée qu'elle imprime à tout ce qu'ils interprètent ou entre- prennent le sceau de sa grâce.

S'ils ignorent les principes de l'éthique, ils ont par contre un sentiment de la fidélité de leurs femmes plus rigoureux que la plupart des races prétendues civilisées. La foi dans leurs épouses

(1) P â t u r a g e .

(2) Caste des jeunes gens à la mode.

(1) Appellations diverses d é s i g n a n t le non gitan dans le dialecte gitan

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maintient leur orgueil et compense leurs misères et disgrâces : la lâcha qui désigne l'honneur de la femme est pour eux un vocable sacré. La lâcha que protège le disclé — sorte de ceinturon de chasteté que la mère impose à ses filles — a, pour une bonne gitane, autant de prix que la vie. Pour une fillette perdre le disclé équivaut presque à perdre la lâcha. Les gitanillas peuvent préten- dre au mariage dès qu'elles ont quatorze ans.

Durant les millénaires d'exode et de dispersion, la race sauvage a maintenu sa pureté ethnique par son orgueil farouche et son indomptable esprit d'indépendance qui lui ont fait supporter humiliations et misères. L'orgueil dans la pouillerie et les hardes attisant son caractère entièrement réfractaire. Saluons en eux une tradition immuable qui érige la fidélité à la race en concept intangible.

Nous ne demanderions pas mieux que de leur trouver plus de raisons d'être aimés mais notre attirance initiale et notre curiosité sont constamment brimées, contrées par le sentiment de leur déprisement général et total qui nous range définitivement, sans remède, parmi leurs dupes nées nous les non gitans, les buznés, les payos m ê m e si nos relations avec eux nous ont valu le titre de payo chanaleaoro (1).

Les gitans qui font l'objet de cette étude sont ceux d'Andalousie.

Nos calés andalous ne sont plus du tout nomades et m ê m e n'ai- ment pas voyager. Bien que la plupart ignorent o ù se situe l'Egypte, ils font de fréquentes allusions à un mythique âge d'or où l'étrange race aurait connu une période de domination en Egypte : « Je suis né en Egypte et le monde entier est ma patrie parce que je suis de là-bas ».

Dans la Carmen de Mérimée il est souvent fait allusion aux affaires d'Egypte pour désigner les opérations de filouteries aux- quelles se livrent les bohémiens.

Lorsque Garcia Lorca demande au cantaor Manuel Torres (Nino de Jerez) « qu'est-ce que le duende ? » Celui-ci répond :

« C'est comme un tronc de Pharaon qui surgit de l'intérieur ».

On voit que pour eux Egypte et Pharaons forment une mytholo- gie o ù se réfugie leur rêve atavique et o ù ils situent nostalgique- ment les phantasmes de leur orgueil.

La coexistence prolongée, parfois la cohabitation des gitans andalous avec juifs et moriscos ou tels autres tenants de la grande confrérie des maudits a créé à nos calés une idiosyncrasie parti-

Ci) Non gitan qui comprend les gitans.

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culière les confirmant dans leur parfaite et absolue condition parasitaire — parasitas empedernidos — parasites endurcis.

L'Espagne a hispanisé le gitan qui, avec son instinct de rapine, s'est approprié les us et coutumes qui lui plaisaient, auxquels il a conféré sa personnalité ; ses dons de parodie simiesque lui ont fait pasticher ce qui plaissait le plus aux naturels. Le gitan a poussé au paroxysme l'exagération de tout ce qui est le plus espagnol. Il n'a rien créé certes mais il a été souvent, dans de nombreux domaines, un interprète génial de l'espagnolisme tellu- rique.

Qu'il s'agisse d'apitoiement mélancolique ou de déferlement dyonisiaque, les espagnols admirent secrètement en lui le fait de transgresser les limites d'un espagnolisme raisonnable. D'où l'indulgence à l'endroit du Gallo — ay que gracioso ! (1) m ê m e lorsque celui-ci manifestait une frousse scandaleuse introduisant dans l'arène le ver de la peur cyniquement étalée.

Les deux pôles entre lesquels évolue le gitanisme : le geste liturgique, o ù majesté et magie se fondent avec une propension à l'escamotage comme dans toute magie qui se respecte, et le geste parodique qui s'approprie toutes choses, pour les singer avec une outrance exacerbée qui est une affirmation de moquerie fréné- tique virant au sacrilège à l'endroit du payo méprisé et moqué...

Le terme de Flamenco auquel on a prêté, tour à tour, des origines diverses avec autant de significations successives, n'a c o m m e n c é à poindre dans les écrits, relations et mémoires, que vers la fin du XVIIIe siècle. Son apparition coïncide avec l'époque à laquelle les gitans établissent leurs plus étroites relations avec- la pègre (Hampa).

Les Ordonnances de Charles III (qui régna de 1756 à 1788 et eut pour principal ministre un Andalou éclairé le comte de Florida- Blanca) favorisaient l'étrange race comme aucune ne l'avait fait auparavant. Elles eurent un effet considérable sur les gitans. Beau- coup abandonnèrent la vie nomade, prirent des noms espagnols et s'établirent dans les villes o ù ils ne tardèrent pas, en raison de la connexité de leurs communes entreprises de rapine et de fripon- nerie à se mêler avec la gente de mal vivir, « el hampa », les malfaiteurs. Ceux-ci trouvèrent rapidement dans leur langage secret, la Jerga, le mot « flamenco » pour désigner leurs nouveaux compères et auxiliaires les gitans.

Appliqué au gitan, le terme de flamenco rend bien l'impression que produit sa silhouette efflanquée et présomptueuse, la grâce

(1) Ah ! qu'il est plaisant !

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brillante de sa démarche, de ses attitudes et de ses gestes et la vivacité brûlante de son tempérament et de ses passions.

Flamenco procède, selon toute vraisemblance, du mot Flamen- cia, qui dans la jerga signifie clinquant, fatuité et provient lui- m ê m e du castillan flama ou llama, flamme.

Jerga, Jerigonza ou Germania sont synonymes et désignent le jargon secret des bas-fonds voleurs, grecs, ruffians, truands. Ce jargon, employé par eux seuls, est c o m p o s é de mots castillans, détournés souvent de leur vrai sens pour mieux tromper, et d'au- tres vocables d'origines très variées. Cela est à rapprocher de ce qu'écrit Victor Hugo de notre argot des filous, des forçats « édifice construit en commun par tous les misérables. Chaque race mau- dite a d é p o s é sa couche de chaux ou de mortier, chaque souffrance laisse tomber sa pierre, chaque cœur apporte son caillou »...

Ecoutons encore Balzac traitant du m ê m e sujet, « il n'est pas de langue plus énergique, plus colorée que celle de ce monde souter- rain qui s'agite dans les caves, les sentines, dans le troisième dessous des sociétés... tout est farouche dans cet idiome qui contient un dixième de mots de la langue romane, un autre dixième de la vieille langue gauloise de Rabelais...

C'est par la voix des gitans que le Cante Flamenco se fait connaître. Dans son livre El Bandolerismo, paru en 1870, Julian de Zugasti décrit une fête de cante et baile flamencos célébrée par des gens del hampa. Les filles chantaient a lo flamenco et l'une d'elle demande à un soldat : « Allons militaire envoyez-nous una playerita a lo gitano, parce que je me meurs pour les coplitas fla- mencas. »

Le Cante a sa petite patrie, le triangle sacré : Cadiz et les puertos. Jerez et Triana, avec échappée sur Huelva d'un c ô t é et sur Malaga et Cartagena de l'autre.

C'est dans le Cante que l'influence des gitans s'est le plus mani- festée et, avec le plus de bonheur. Quoique le peuple errant, sans cesse en exode et dans l'insécurité ne p o s s è d e pas de cancionero qui lui soit propre, il assimile celui d'autrui en lui imprimant son hallucinante personnalité au point que pour de nombreux cantes

— la Siguiriya — le Martinete — la Debla — on peut bien parler de recréation tant ils paraissent faire corps avec le tempérament de la race et relever de son inspiration.

Là, sans l'avoir voulu sans doute, le gitan, maraudeur inspiré, a assuré un vrai rôle de mainteneur.

Somme toute, le gitanisme n'est qu'un contenant, il ne vaut

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que parce qu'on y verse mais reconnaissons, avec reconnaissance, que ce contenant a parfois fait oublier le contenu et a permis du moins que ce contenu qui aurait pu se perdre fut mis quelque part.

Le style cani dans les chants andalous est l'expression majeure du génie de l'étrange race. Il les inonde de lamentation, les dresse de haine, les tord de douleur, ou les fond de tendresse. Cette chaleur et cette passion ont faussement fait attribuer aux gitans les mélodies des chants profonds. Beaucoup de ces choses échap- pent à une définition rationnelle et ne peuvent être entendues que par intuition.

Disons que si tout le chant gitan est profond, jondo, beaucoup d'autres chants andalous ne le sont pas moins qui n'empruntent pas le style cani. Le peuple gitan analphabète et a demi-civilisé s'est modelé, parfois hâtivement, sur l'Andalou, pas trop lettré lui-même mais fin et sensible jusque dans ce magnifique don d'exagération que plaisantent certains. Parce que la Muse anda- louse revêt les hardes gitanes avec la m ê m e prédilection que la Muse cani met à se parer de jasmins, de vols d'oiseaux et de reflets d'étoile, il est impossible aujourd'hui de distinguer le sang des copias encore que les copias gitanes s'inspirent plus aisément de la peine que de la joie.

Jadis une voix rude et virile un tant soit peu voilée, était requise pour interpréter le cante flamenco. Une telle voix était aussitôt promue supérieure si elle était de surcroît sourde et rauque, d'une raucité traversée par un lamento déchirant.

Comme interprètes du cante, qui l'emporte des gitans ou des non gitans, des calés ou des payos ? Il semble qu'à ne considérer que les plus grands on les trouve dans les deux clans.

C'est au début du X Xe siècle que le cante flamenco, grâce à la vogue du Cafe cantante connut son apogée avec Antonio Chacon, le génial cantaor que les gitans eux-mêmes admiraient et appelaient le grand payo. Il vaut d'être noté que ce révolutionnaire du chant andalou (qui occupe comme cantaor une place comparable à celle de Belmonte en tauromachie) fut le premier à prononcer correc- tement les paroles des cantes. Il disait, par exemple, « madré » (1) au lieu de « mare », il disait « del viento» (2) au lieu de « der viento » comme prononcent le plus souvent les cantadores pour paraître plus flamenco. Chacon est encore n o m m é Don Antonio.

On lui concéda universellement le « don » du jour o ù , par cheva- lerie, il renonça au legs que lui avait fait sa défunte amie, la Mar- quise de Benalua, pour ne pas déposséder la famille de celle-ci.

(1) M è r e .

(2) Du vent.

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Et il s'en fut chanter le soir m ê m e pour quinze pesetas au Café de Chinitas. C'est pour de tels gestes o ù l'intérêt est i m m o l é au point d'honneur que nous aimons l'Espagne. Chacon tenait sous son incantation des centaines de personnes et tous, petits et grands, ivres ou de sang-froid, retenaient leur souffle pour ne pas perdre un détail de son style jamais ouï. E n l'écoutant le grand Silverio pleurait en murmurant à voix basse : « Quel barbare ! »

Mon ami Perico el del Lunar avait é t é son accompagnateur pen- dant douze ans comme il l'avait été de la plupart des cantaores de son époque, je lui demandais un jour qui a é t é le plus grand de Chacon ou de Manuel Torres (Nino de Jerez). Le meilleur cantaor, me dit-il, celui qui dominait tous les cantes flamencos est certaine- ment Chacon mais celui qui tirait de l'âme les plus fortes secous- ses était Manuel Torres. Il disait de lui-même en toute simplicité : Le jour où mon démon m'inspire, personne ne peut rivaliser avec moi ». Torres était un cantaor de légende, il était énigmatique et extravagant. Il collectionnait les lévriers et aimait à chevaucher, avec une gaillardise pharaonique, un ânon andalou aux yeux d'oda- lisque et bien que ses pieds traînassent à terre quand il le montait

— car il était très grand — il n'aurait pas changé son bourriquot contre les juments de Jerez, les jacas foreras de Canero célèbre rejoneador de l'époque.

Un autre grand interprète de siguiriya avait é t é Manuel Cagan- cho le grand-père du célèbre torero dont nous parlons plus loin.

Lorsque ce gitan de pure race, au teint cuivré, aù regard perçant, aux pommettes saillantes achevait de chanter, il arrivait souvent que les gitans qui l'écoutaient payassent leur délire de leurs vête- ments qu'ils déchiraient frénétiquement et jetassent en l'air tous les récipients qu'ils trouvaient devant eux.

Il faut bien reconnaître que la Siguiriya dans laquelle Manuel de Falla voyait la plus grande expression du chant primitif andalou a é t é estimée par les gitans — ils ne sont pas fous les gitans — comme la plus apte à la formation et au développement de leur style émotif. La longue et profonde plainte qui la fait frémir concrétise la tristesse atavique, l'émotion dramatique de la race vagabonde. La Siguiriya se nourrit de calé et nous donne l'impres- sion que le gitan andalou s'arrache le c œ u r de la poitrine pour nous l'offrir. La Siguiriya semble évadée d'une liturgie fantastique. Une eau lustrale sourd de sa pureté et baigne son angoisse. Le gitan est un ange déchu dont les ailes rognées cherchent par le moyen de la Siguiriya à regagner le ciel.

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Dans le baile l'apport gitan s'est révélé moins enrichissant que dans le conte. Les danses gitanes lardent, mordent, stimulent, grif- fent, étourdissent ; elles apportent dans leur simplesse instinctive un déferlement torrentiel de vivacité et de grâce. Servies par des corps agiles qui ondulent, sautent, crépitent, s'allument, brûlent, se tordent folâtres et lascifs comme des flammes infernales.

L'allégresse est pour le gitan un sentiment forcé qu'il ne sait apparenter au sourire. Il la cherche dans l'étourdissement mais jamais ne la sent dans l'âme. « ... danser c'est rire », dit une copia.

Sur le terrain d'ambiance baroque et mystique qu'est la pénin- sule, si favorable à l'outrance, la danse gitane est à l'espagnole ce que le lierre est au chêne, mais quand l'écorce meurt et que le tronc pourrit on s'émerveille de la verdure qui camoufle la ruine.

Ses effluves sont démoniaques parce qu'elles tentent les hommes par le trouble profond qu'elles jettent dans leurs âmes.

Il faut toujours considérer les danses gitanes comme manifes- tations d'un anarchisme traditionnel. Leurs alegrias, leurs bulerias, sentent le soufre et passent alternativement de la dignité à la friponnerie, du rire à la menace, de la séduction à la provocation.

Le respect des règles n'est pas le fort des gitans. Ils escamotent les pas qu'ils jugent trop difficiles et pour donner le change les remplacent par des « taconeados » des « zapateados », des cla- quements de doigts, des gestes de défi, des pas de circonstance.

Cette manière est à l'opposé du génie espagnol pour qui la danse reste une manifestation noble et grave, pleine de cérémonie.

Cependant l'influence de la danse gitane sur l'andalouse n'a pas été nocive. Après l'avoir brutalisée, pillée, défigurée, elle l'a stimulée, en l'empêchant de se scléroser. Son animalité supérieure lui a donné des griffes et des ailes.

Captés par le goût de la popularité ou de l'argent, exception- nellement par l'aficion, de nombreux gitans embrassent l'art dur et périlleux du Toreo. Malgré le sel et l'allure qu'ils y déploien!

peu d'entre eux demeurent longtemps dans la première file parce qu'ils répugnent aux incommodités, fatigues et disciplines que ré- clame l'entraînement.

Peut-on parler d'un style calo en tauromachie. Il y a d'abord que, les calés ont un prestige physique indéniable. Ils sont minces, souples, d'une flexibilité féline ; l'air torero leur est naturel, le costume de lumières et le noir velouté de la montera vont bien à leur teint de bronze ou de tabac clair qui appelle les tons opa- lins, ivoirins, les jaunes acides ou les verts livides qui apaisent

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leur inquiétude. Ce sont là, dira-t-on, des soucis de costumier. Mais la tauromachie est aussi un spectacle o ù l'aspect des acteurs a son importance. De m ê m e que la Société se protège contre les malfai- teurs, le monde des spectateurs aux arènes comme sur les plan- ches, à l'écran comme au petit écran, doit se défendre contre les aspects offensants des histrions commis à la tâche ingrate de les distraire ou de les passionner. Pour nous certains physiques in- grats ne devraient jamais fouler le sable de l'arène. Un Nicanor Villalta, que les espagnols appelaient tour à tour la girafe arago- naise ou « el tubo de la risa » (1) n'aurait pas dû entrer dans la carrière. Toute question de vaillance ou d'efficacité technique mise à part, il était condamné d'avance, du fait de son seul aspect pour manquement majeur aux règles de l'altruisme le plus élémentaire.

Les calés ont donné à la Fiesta plusieurs de ses figures légen- daires et notamment le grand Joselito qui a peut-être é t é le torero le plus complet qui ait existé. Le héros parfait, « charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi... » Le courage et l'art en parties égales, le triomphe de la mesure sur l'improvisation, la jeunesse triomphante, invincible jusqu'au coup de corne unique et fatal.

On ne relève aucune trace de dramatisme, de dolorisme gitan, ni dans l'art, ni dans la trajectoire stellaire de Joselito. On a pré- tendu que, la veille de la tragédie de Talavera de la Reina, une voix anonyme s'éleva dans l'arène de Madrid alors que Joselito toréait :

« Plût à Dieu qu'un toro te tue demain à Talavera ». — Cruauté féroce bien dans le goût d'une certaine aficion ou avertissement fatidique générateur de défaillance dramatique ?

Du point de vue de cette étude, le frère de Joselito, Rafaël el Gallo mérite d'être soigneusement épingle. Il resplendit au cœur de la Fiesta comme le symbole de la fantaisie et de la fertilité dans l'imaginaire. Il faut rappeler que dans la famille tant par le père Fernando el Gallo torero que par la mère Gabriela Ortega, danseuse du Café del Burrero, la sangre torera et flamenca affluait de tous c ô t é s .

Alternant paniques et triomphes également délirants, estocades valeureuses et coups de lardoirs crapuleux, tout à la fois fastueux et b o h è m e , tour à tour prodigue ou misérable, Rafaël, le divin chauve, dont les mains illuminées inventaient sans cesse, avec les plis de la cape des combinaisons jamais vues, m a r q u é e s du don de la grâce, demeure le personnage le plus mythologique du toreo.

A sa grande époque, il ne sortait jamais des arènes qu'accom- pagné par la Guardia Civil, pour le protéger contre la fureur de la foule s'il avait été mauvais ou contre la frénésie populaire s'il

(1) Le tube du rire. AUlusion à une attraction foraine.

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avait é t é bon et l'on pouvait craindre pour lui davantage ces jours- là, tant l'enthousiasme qu'il déchaînait rejoignait la démence.

Au cours de l'un des longs séjours du Gallo en Amérique, mon ami Amedeo Légua le vit, à La Paz en Bolivie dans un minable spectacle taurin o ù il était le seul élément avouable : les p é o n s étaient chinois, les taureaux sans l'ombre de caste étaient coiffés de cornes immenses s'évasant en forme de lyres géantes ; le divin chauve très à l'aise ne souffrant nullement de l'altitude (on sait que La Paz est à plus de 3 000 m è t r e s ) , expliquait :

« Je ne suis plus torero, je suis alpiniste ».

Il créa un toreo jovial, bigarré et spectaculaire et fut un véri- table exibitionniste de la couardise. Les causes de ses subites pa- niques, il tenta souvent de les expliquer en des sentences colorées et cyniques. « Les chahuts, le vent les emporte mais les coups de corne on les garde ». A ses intimes, il affirmait n'être point su- perstitieux, ne l'avoir jamais été, mais il disait être mystérieuse- ment averti des dispositions criminelles des toros. 11 percevait alors les « voix noires » dont parlent souvent les gitans cantaores.

Il réussit à rendre, indulgent et compatissant à son endroit le monde pourtant implacable de l'aficion qui excusa ses pires défail- lances en souvenir des journées d'allégresse qu'il lui devait. Mais il a acclimaté dans l'arène la peur honteusement étalée. Depuis, elle y est demeurée. Dans ses bons moments il donnait l'impression de jouer avec le toro, par exemple, dans la préparation aux ban- derillas et il a été sans rival dans le maniement de la cape à une main. Le vaste répertoire de largas et de serpentinas qu'il égrena dans le ruedo et dont on dit qu'il ne répéta jamais la m ê m e , forme un florilège dont l'exquise orfèvrerie rejoint, par l'invention tou- jours renouvelée, les efflorescences de métal, exaspérées de volutes filigranées, des gitans forgeurs de gulles.

Le divin chauve aux mains décanteuses de suaves magies est un illusionniste enchanté. De l'ostentation de la peur il réussit à faire un numéro de cirque transcendant. Son intuition lui souffla de faire de la peur qui débordait son personnage hypersensible, ce que ses frères de race les gitans cantaores faisaient de la tris- tesse pathétiquement exploitée. On venait voir dans l'arène le gitan Rafaël suer sa peur comme on voyait sur le plateau le gitan can- taor souffrir sa peine.

L'ostentation pathétique de la peur est un apport gitan dans la trilogie andalouse.

Avec Cagancho, le gitanisme se corse. De l'illusionniste, nous passons au faiseur de miracles. L'enfant de chœur videur de buret- tes fait place au pontife. Les réalités taurines s'évanouissent. Tout est dans l'empaquetage de haut goût, l'enveloppement de rêve.

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l'escamotage magique. Faraon officie pontificalement, manie le leurre souverainement et dans ses plis le public est magistralement embarqué. Mirage et leurre : nous sommes en présence du pouvoir de suggestion de l'étrange race à sa plus haute fièvre, sans sourire aguicheur, dédaigneusement.

Cagancho est le nom en calo d'un oiseau chanteur. C'est le surnom d'une famille gitane de Séville qui a donné deux admira- bles chanteurs de Siguiriyas : el tio Antonio et Manuel Cagancho fils du précédent et à la fois grand-père du torero. De cette lignée inspirée procède Cagancho n é à Triana o ù son père était forgeron.

Il passa son enfance à jouer aux toros avec un petit voisin égale- ment gitan, Gitanillo de Triana qui devait mourir d'une cornada après une tragique agonie de plusieurs mois pendant lesquels ses cris traversaient les murs de la clinique.

La présentation de Cagancho produisit une stupeur énorme : le public m é d u s é par sa m a j e s t é fastueuse. Il prit l'alternative à Murcie en 1927 des mains de Rafaël el Gallo, Chicuelo étant par- rain. Quel magique trio réunissant les toreros qui ont possédé le don de la grâce jusqu'à la totale fascination : chez le Gallo fertile et polychrome, sereine et limpide chez Chicuelo et avec un pou- voir magnétique mystérieux chez Cagancho.

Tout ce que fait Cagancho est arbitraire et savoureux. Il ruine son prestige dans des désastres sans nom mais pour le récupérer, il lui surfit d'une seule passe de cape altière et solennelle exécutée avec une majestueuse lenteur. L'important chez lui, c'est le mou- vement, le geste fastueux, l'aisance superbe avec quoi il crée ses passes liturgiques, sa façon de marcher, l'étrange et inexplicable fascination de sa personne.

Son geste, son air, sa présence, ont un prestige indolent et une faculté mystérieuse. Rien de ce qu'il intente dans l'arène ne paraît déplacé. Son geste le plus mince est parfait, un recorte insignifiant dans un quite suffit à le remplir de qualité. Il importe peu que, selon l'optique de la technique taurine, le point de vue du comp- teur de passes ou du peseur d'arrobas, (1) son intervention, ait ou n'ait pas de valeur, ou s'il a obéi ou non à ces règles sacro-saintes que chaque novateur transgresse alertement.

Cagancho, dès son apparition, s'écarte dédaigneusement de la norme. Il est constamment personnel et entièrement détaché des règles. Les exceptions à la règle sont la féerie de l'existence.

Souvent il se bornait à marcher au devant du toro, il donnait une demi passe, marchait de nouveau, exécutait d'autres demi

(1) Arroba, mesure exprimant le poids des taureaux. L'arroba vaut 11 kg 500.

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passes et lorsqu'il lui arrivait de tuer loyalement, le public déli- rait, totalement pâmé. Ensuite, à la réflexion, les aficionados, reconstituant mentalement la faena, devenaient furieux, ceux qui l'avaient le plus applaudi l'injuriaient férocement, l'accusaient de n'avoir rien fait. C'était juste : il n'avait rien fait, techniquement parlant, mais il avait pipé des milliers de spectateurs d'une façon étrange et inexplicable.

Peut-être lui était-il arrivé de résoudre inconsciemment l'équa- tion de la plastique du toreo, comme son grand-père dominant la Siguiriya, en libérant par actes magiques et rituels une force de fascination irrésistible.

Ainsi est passé dans le toreo ce gitan aux yeux verts, à la peau de tabac clair, enrobé dans son énigme.

A deux amis espagnols je pose la m ê m e question : Pourquoi aimes-tu les gitans ?

Le premier, un modeste travailleur, me répond : « Parce qu'ils trompent le monde ».

Le second, un journaliste, l'un des fondateurs du prix Nadal (le Goncourt espagnol) : « Parce qu'ils vivent avec grâce sans travailler ».

ROGER WILD.

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