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Gares et chemins de fer du front russo-roumain, en

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Academic year: 2022

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Revue d’histoire des chemins de fer 

50-51 | 2018

Gares en guerre, 1914-1918

Gares et chemins de fer du front russo-roumain, en 1916-1919

Stations and railways of the Russian-Romanian front, in 1916-1919 Jean-Noël Grandhomme et Ionela Moscovici

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/rhcf/2593 DOI : 10.4000/rhcf.2593

Éditeur Rails & histoire Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2018 Pagination : 101-123

ISSN : 0996-9403 Référence électronique

Jean-Noël Grandhomme et Ionela Moscovici, « Gares et chemins de fer du front russo-roumain, en 1916-1919 », Revue d’histoire des chemins de fer [En ligne], 50-51 | 2018, mis en ligne le 01 avril 2022, consulté le 24 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/rhcf/2593 ; DOI : https://doi.org/

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Tous droits réservés

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ésumé : Pour la période soumise à notre analyse, le transport ferroviaire est placé sous le signe du désordre : l’exode de la population de Bucarest à la fin de novembre 1916 s’est réalisé dans « les conditions les plus invraisemblables de désorganisation » ; les trains pleins de réfugiés et de militaires ont frôlé à plusieurs reprises la catastrophe, jusqu’à ce qu’elle se produise à Ciurea en janvier 1917. Les chemins de fer et les transports constituent une sorte de métaphore de l’isolement de la Roumanie encore libre. L’approvisionnement en armes et en munitions, si nécessaires et si attendues, est aléatoire, mais grâce aux efforts du général Berthelot, le chef de la mission militaire française, la situation s’améliore.

Son action en faveur de la rationalisation du réseau ferré et du matériel roulant, les travaux d’entretien des voies ferrées russo-roumaines, la remise en état des locomotives hors service indispensables au ravitaillement du pays, la construction de nouvelles voies de garage, l’envoi de France et de Grande-Bretagne de quelques agents techniques supérieurs de chemin de fer français produisent d’heureux résultats. La gare – particulièrement celles de Bucarest et de Iaşi – a été le lieu de toutes les émotions (mobilisation et départ des soldats, des convois de prisonniers, de malades et de réfugiés) et ensuite celui de toutes les espérances (la démobilisation et le retour des militaires, l’arrivée des unités roumaines libératrices).

Jean-Noël GRANDHOMME

jean-noel.grandhomme@univ-lorraine.fr

Professeur d’histoire contemporaine, université de Lorraine, Nancy

Ionela MOSCOVICI

ionela_moscovici@yahoo.fr

Docteur en histoire, université Babeş-Bolyai de Cluj, université de Strasbourg

GARES ET CHEMINS DE FER DU FRONT RUSSO-ROUMAIN, EN 1916-1919 STATIONS AND RAILWAYS OF THE RUSSIAN-ROMANIAN FRONT, IN 1916-1919

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Abstract: For the period under discussion, the railway transport is a chaos: the exodus of the population from Bucharest at the end of November, 1916 was made in “the most unimaginable conditions of disorganization”.

On several occasions, the trains full of refugees and soldiers were to the limit of a disaster, until the one from Ciurea in January, 1917. The railways and the transports are a kind of metaphor for the isolation of Romania, still free. The supply of weapons and ammunition, so much needed and expected, is considered to be random, but thanks to the efforts of Gen.

Berthelot, head of the French military mission in Romania, the situation is getting better. His action towards improving the railway network and rolling stock, the maintenance of Russo-Romanian railways, the returning of the defective engines necessary to supply the country, the construction of new ways of tracks, the delegation of superior railways technical agents from France and Great Britain determine tangible outcomes. The Railway –especially the one from Bucharest and Iasi– was the place of all emotions (the mobilization and departure of the soldiers, of the prisoners, sick people and refugees convoys) and hopes (the demobilisation, the arrival of the Romanian liberating units).

Mots-clés : Roumanie, Russie, Première Guerre mondiale, ravitaillement, pont logistique, mission militaire française, général Berthelot.

Keywords: Roumania, Russia, First World War, supply, logistic bridge, French military mission, General Berthelot.

Les éléments clés du domaine du transport ferroviaire, la gare et les trains, offrent, chacun à leur manière, des images inédites en temps de guerre. Le front russo-roumain a été peu étudié sous ce rapport. Les chemins de fer y jouent pourtant un rôle fondamental.

Ancien membre de la Triplice qui a proclamé sa neutralité en août 1914, la Roumanie change de camp à l’issue de deux années de tractations et déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie, le 27 août 1916, après avoir signé une convention secrète avec les Alliés (France, Grande-Bretagne, Russie, Italie et Serbie). Commencée dans l’euphorie par l’entrée de l’armée en Transylvanie – présentée comme l’Alsace-Lorraine de la Roumanie –, la

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campagne tourne vite au désastre avec, le 6 septembre, la catastrophe de Turtucaia (dans le sud de la Dobroudja, la province côtière), où des dizaines de milliers de soldats sont tués ou capturés par les Germano- Bulgares. Les Roumains doivent suspendre leur offensive à l’ouest et déjà lutter pour défendre leur capitale, Bucarest.

Face au désastre qui s’annonce, le gouvernement roumain doit faire appel à ses partenaires de l’Entente. Le concours de l’armée russe – que la raison, servie par la géographie, commandait d’utiliser en priorité – n’apporte pas le soulagement espéré car il n’est accordé qu’avec parcimonie. C’est finalement la France qui prend en main les destinées du royaume aux trois quarts envahi, elle dont l’intérêt vital, au moment des batailles de Verdun et de la Somme, est de maintenir une activité militaire soutenue à l’est afin d’obliger les Allemands à employer leurs réserves sur deux fronts. Avec le concours du comte de Saint-Aulaire, ministre de France, le général Berthelot, chef de la mission militaire française, place de facto la Roumanie sous la tutelle de la France.

Le train est largement sollicité, tant dans la déroute – pour évacuer les restes de l’armée comme les personnalités et les civils –, que dans la phase de résurrection des forces militaires – pour acheminer renforts, matériel, munitions, non seulement sur le territoire roumain, mais sur son immense appendice tourné vers les pays occidentaux : la Russie.

Les paradoxes roumains dans le domaine ferroviaire

En guise d’avant-propos, il s’avère nécessaire de fournir quelques éclaircissements sur l’état du réseau ferroviaire roumain. À l’entrée en guerre de la Roumanie, la longueur du réseau des chemins de fer dépasse 3 700 km (carte 1) (Hrițuleac, 1994, p. 6-7). Au cours des années précédentes, l’enjeu stratégique et militaire que représentent les voies ferrées détermine des changements importants dans leur exploitation 1, la

1 Après une longue période de pourparlers et de blocages entre les dirigeants politiques et les représentants des investisseurs étrangers, l’État roumain se propose de racheter le réseau ferroviaire. Dans ce but, la direction princière des Chemins de Fer Roumains (CFR) est créée le 11/23 avril 1880 (Botez, 1977, p. 80-93).

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gestion de la sécurité et les responsabilités à assumer en cas de guerre 2. Le haut décret royal du 14 août 1916 (27 août pour le calendrier grégorien) ordonne la mobilisation générale de toutes les armes, y compris des unités spéciales du régiment des chemins de fer, c’est-à-dire de six compagnies de voies ferrées (reparties sur l’ensemble du réseau de la ligne du front), une de voies ferrées étroites, six équipes au service des ponts, huit au service d’exploitation et trois au service de tunnels (Hrițuleac, 1994, p. 28-29), laissées à la disposition du Grand Quartier Général (GQG). Au total, le régiment compte 938 hommes, dont 32 officiers, 7 sous-officiers, 99 gradés et 800 soldats (Hrițuleac, 1994, p. 28).

Il s’agit d’un effectif assez réduit par rapport à la longueur de la ligne du front et aux missions envisagées : mise en service des voies ferrées dans les vallées du Jiu, de Prahova et de Bistrița ; entretien des ballasts ; puis, après le déclenchement des hostilités, inspection des secteurs de chemins de fer détruits par les armées austro-hongroises et prise rapide des mesures nécessaires (Hrițuleac, 1994, p. 29). Le jour de la mobilisation sont aussi appelés sous les drapeaux les membres du service de santé, qui dispose de 42 trains spécialement adaptés au transport des blessés vers les hôpitaux de campagne (Chiper, 2012, p. 15).

2 Le haut décret royal du 9/21 avril 1916 transforme le bataillon des chemins de fer en 1er régiment des chemins de fer (Humă et Grigorescu, 2007, p. 8).

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3 Service Historique de la Défense (SHD), Vincennes - Série 16 N, Carton 3016, GQG français, ordre de mission, 15/28 septembre 1916.

4 Voir SHD, 8 N 16.

Carte 1.Le réseau de chemins de fer roumains en 1916 (source : calendrier des CFR, 1916).

L’arrivée de la mission militaire française

Comme la situation sur le front roumain devient rapidement critique, le gouvernement s’enquiert par la voie diplomatique d’un soutien militaire concret de la part des Alliés. Le général français Henri Mathias Berthelot est alors envoyé en mission auprès du GQG des armées roumaines, accompagné d’un certain nombre d’officiers destinés à servir d’instructeurs dans les états-majors, corps de troupes ou services, y compris les transports et les chemins de fer, la question du ravitaillement de la Roumanie représentant une priorité pour la mission 3. Parmi les quatre officiers d’état-major adjoints au chef de la mission 4, deux sont délégués au service des chemins de fer.

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Le général français arrive d’ailleurs en Roumanie par le train en transitant par la Russie. De Petrograd, le voyage se poursuit par Tiraspol, Bender, Kichinev et Ungheni (carte 2). Le 15 octobre, les officiers français sont accueillis à la frontière roumaine par le général commandant la région et par un officier de la mission militaire française en Russie du général Janin.

Pour les Français, l’attente à la gare est interminable 5; il faut changer de train, les voies ferrées russes étant d’un écartement plus large que celles de tous les réseaux ferrés européens 6. Vers 11 heures du soir, le train entre enfin en gare de Iaşi, chef-lieu de la Moldavie, la grande région du nord du royaume. Une réception chaleureuse y attend la mission, accueillie sur le quai par une Marseillaise. Après le repas, les officiers français reprennent le train en direction de la capitale. Le 16 octobre 1916, les premiers membres de la mission arrivent à Periş, le siège du GQG, non loin de Bucarest, au bout de quinze jours de voyage (Marghiloman, 1927, t. 2, p. 232 ; Rădulescu-Zoner et Marinescu, 1993, p. 83).

Carte 2. Itinéraire du général Berthelot (source : Grandhomme, 1999).

5 Archives Privées (AP), fonds Bahezre de Lanlay, Première mission en Roumanie, s.d., p. 5.

6 Winogradsky, 1926, p. 277 ; Chambe, 1981, p. 96 ; Archives Fédérales Suisses (AFS), Berne, série E 2300 Bukarest, vol. 2, Légation de Suisse en Roumanie (LSR) au Département Politique Fédéral (DPF), 28/10 novembre 1916, rapport nº 1.

BERGEN 4.10.16

CHRISTIANA 4.10.16

PÉTROGRAD 8.10.16

MOHILEV 11.10.16

KIEV13.10.16

IAŞA15.10.16 PERIŞ 16.10.16

CHIŞINAU 14.10.16 STOCKHOLM

5.10.16

HAPARANDA TORNIO 7.10.16

NEWCASTLE 3.10.16 LONDRES

2.10.16

PARIS 1.10.16

BAYON 30.9.16

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7 SHD, 5 N 142, Mission militaire française en Russie (MMFRs) au Ministère de la Guerre (MG), 22/6 juillet 1916 ; Légation de France en Roumanie (LFR) aux Affaires Étrangères (AE), 15/28 juin 1916.

8 SHD, 5 N 142, MMFRs au MG, 17/1er octobre 1916.

9 SHD, 5 N 142, MMFRs au MG, 28/11 juillet 1916.

10 SHD, 7 N 1457, Berthelot au GQGF, 5/18 novembre 1916 ; 7 N 1457, 24/7 décembre 1916.

Les transports et le ravitaillement

La question épineuse des transports est bien entendu indissolublement liée à celle du matériel et des renforts en personnel. Éloignée géographiquement de ses alliés occidentaux et principaux fournisseurs, la Roumanie est en plus séparée d’eux par l’énorme bloc des Puissances centrales et des territoires occupés. Jusqu’en octobre 1915, les fournitures à destination de la Roumanie sont débarquées à Salonique et transitent par Niš (en Serbie) jusqu’à Turnu-Severin (România în anii Primului Război mondial, 1987, t. 2, p. 695). Après le passage de la Bulgarie dans le camp des Puissances centrales, la Russie constitue le passage obligé de tout ravitaillement. Or, depuis l’entrée en guerre de la Turquie, la mer Noire est fermée. Il ne reste alors que deux solutions : les différentes voies du Nord pour le personnel militaire et les fournitures venus des Alliés occidentaux, ou la voie du Pacifique, de Vladivostok et du Transsibérien pour les produits fournis par les Dominions, les Américains et les Japonais (Rudeanu, 1989, p. 349).

Les premières fournitures françaises à destination de la Roumanie, parties de Brest le 20 juin 1916 à bord du Melbourne, et arrivées dès le 3 juillet en Russie, sont immédiatement prises en charge par la mission militaire française en Russie 7. Du 18 juillet au 28 septembre, le capitaine Vagneux, de cette mission, voit transiter par Ungheni 1 676 wagons d’un poids total de 25 000 tonnes, soit 357 tonnes par jour 8. Simultanément, un premier train part de Vladivostok le 9 juillet, pour un parcours de trois à quatre semaines 9. Mais le rythme se ralentit très nettement par la suite.

En France même, on prend parfois du retard. Berthelot, qui n’est que très partiellement informé des départs des convois alliés en direction de la Roumanie, peut très difficilement faire contrôler les trains 10. Plusieurs

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accords sont signés entre les différents partenaires. Le principal, conclu par les généraux roumain Prezan, russe Sakharov et par Berthelot, prévoit de diviser le matériel en trois catégories : celui qui est immédiatement nécessaire à l’armée roumaine (le matériel proprement militaire – armes, munitions, avions et accessoires –, le matériel téléphonique et médical), celui qui peut attendre provisoirement que les voies ferrées soient dégagées (des produits chimiques à usage militaire, des munitions spéciales, des éléments d’équipement : masques à gaz, casques) et enfin celui qu’il y a lieu de maintenir ou de renvoyer en Russie (des métaux bruts, des produits chimiques) pour l’organisation et le fonctionnement des ateliers de fabrication russes qui travaillent pour l’armée roumaine.

Pour parvenir à une plus grande clarté, Berthelot charge le colonel Pyot (chef de la mission française d’artillerie en Russie) de s’entendre à Petrograd avec le général Paraschivescu, responsable roumain du matériel, le major Marian, attaché militaire roumain, et les hautes autorités russes. Il s’agit de « fixer définitivement » des règles de transport et d’entreposage pour le matériel expédié de France, débarqué et réceptionné à Arkhangelsk, et dans les chantiers annexes, par une commission française dirigée par le capitaine du Castel. Ce matériel (constitué en wagons complets) serait acheminé par chemin de fer vers les dépôts roumains de Russie. Tous les wagons devraient être convoyés par un sous-officier russe, chargé d’éviter tout retard ou toute erreur de direction. À l’arrivée, le matériel serait réceptionné par une nouvelle commission qui pourrait comprendre un officier russe et un sous-officier roumain, lequel indiquerait à ses supérieurs la composition du stock. C’est le GQG et le ministère de la Guerre roumain qui feraient venir le matériel en Moldavie et lui donneraient sa destination définitive.

La Russie n’a certes pas l’apanage des problèmes de transports, car les chemins de fer roumains connaissent, eux aussi, bien des problèmes, du fait de l’afflux des refugiés vers la Moldavie après la prise de Bucarest le 6 décembre 1916. Face au désastre qui s’annonçait à la suite des défaites successives de l’armée roumaine, les Alliés ont envisagé dès le 11 novembre de soustraire une partie des richesses de la Roumanie à l’ennemi. Le colonel Thomson, attaché militaire britannique, projette alors

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de les évacuer par chemin de fer en Moldavie, une question soulevée par Berthelot au rapport royal dès le lendemain (Torrey, 1987, p. 18).

Mais les problèmes de transport s’avèrent bien vite insurmontables, et seule leur destruction paraît du domaine du possible. Berthelot se rend immédiatement compte qu’il est difficile du point de vue technique d’arriver à un résultat rapide, notamment en raison des réticences du gouvernement roumain 11. Cependant, le commandement militaire roumain a pris les mesures nécessaires et a confié la mission clé de la destruction des voies de communication, spécialement des ponts, à un détachement de pontonniers, coordonné par le lieutenant Ion I. Popescu. Le 10 novembre, le pont ferroviaire de Stoeneşti, qui traversait la rivière Olt, a été détruit (photo 1) et le pont de Ialomița rendu inutilisable. Le même détachement a exécuté des missions d’évacuation des matériaux et des installations ferroviaires de la ligne Slatina-Piteşti, stratégiques et vitales pour l’approvisionnement en combustible de l’armée allemande. À la fin de décembre 1916, Popescu a surveillé l’action de mise hors service des ponts ferroviaires des rivières Suşița et Putna, en Moldavie (Humă et Grigorescu, 2007, p. 20).

Photo 1. Le pont de Stoene฀฀ti, détruit le 10 novembre 1916 (source : revue Memoria Oltului, 2012, n˚ 4, p. 39).

11 SHD, 5 N 143, Berthelot au MG, 5/18 novembre 1916.

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Une autre question épineuse est celle du pont de Cernavodă sur le Danube, œuvre de l’ingénieur Anghel Saligny et orgueil de la Roumanie. On envisage d’abord de le faire bombarder par les monitors roumains ou même de faire exploser une mine flottante sous l’un de ses piliers de soutènement (Rosetti, 1997, p. 141). Ordre est finalement donné de le détruire en faisant sauter un train dont quelques wagons sont chargés d’explosifs : mais le convoi, qui vient de Bucarest, ne peut atteindre son objectif parce qu’une partie des travées du viaduc de la Balta, entre Feteşti et Cernavodă, ont déjà sauté (Gâlkă, 1925, p. 42-43). La circulation ferroviaire a été aussi perturbée parce qu’une structure du pont métallique sur le bras de Borcea a été détruite à l’explosif par le détachement de pontonniers de Popescu (Humă et Grigorescu, 2007, p. 20). Des photographies prises au cours d’un raid aérien français, plusieurs mois après, montreront toutefois que les dégâts causés par les bombardements allemands ont empêché une utilisation optimale de ce pont 12. Une commission d’enquête mise sur pied par les Allemands à Ploieşti constate l’étendue du désastre :

« Tout est ruiné, anéanti…, la voie ferrée de Predeal est à reconstruite à neuf » (Marghiloman, 1927, p. 338). Le prince héritier Carol a dirigé la mise hors service de la voie ferrée entre Sinaia et Comarnic, quelques kilomètres au sud (Torrey, 1987, p. 26, Journal, 5 décembre 1916).

En Moldavie, une multitude de wagons remplis de chargements de toutes sortes enlevés des régions occupées et de la capitale stationnent en désordre sur les voies. La situation exige des mesures rationnelles. Dès novembre 1916, le constat du capitaine Champin, un polytechnicien chargé de dresser l’état des lieux, puis de procéder à l’amélioration des chemins de fer russo-roumains 13, est plus qu’alarmant. Son rapport met l’accent sur la faiblesse des débarquements dans la région de Bacău et sur les dysfonctionnements du ravitaillement des troupes russes cantonnées dans les régions de Bacău et de Piatra Neamț. Les causes relevées sont diverses. La 9e armée russe, qui stationne en Moldavie, n’a délégué à Bacău aucun officier d’état-major pour surveiller les débarquements, ce

12 AP, fonds A. de Flers, Souvenirs, s.d., p. 83-86.

13 SHD, 17 N 543, Mission Militaire Française en Roumanie (MMFR), ordre, 15/28 novembre 1916.

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14 SHD, 5 N 143, MMFRs au GQGF, 11/24 novembre 1916.

15 AP, fonds Berterèche de Menditte, Mémoires de Roumanie, s.d., vol. 2, p. 7.

qui provoque un stationnement prolongé des trains en attendant que le quai demandé soit libre. Certains trains sont même déchargés par fractions dans trois gares différentes. Des trains de troupes se retrouvent au milieu du matériel. Le général Bélaïev, chef de la mission militaire russe en Roumanie, finit par dépêcher à Bacău le colonel Chouvaiev, de la 9e armée, qui prend la direction des mouvements. Le fonctionnement normal des débarquements est désormais assuré, mais Berthelot s’attache à montrer que les autres armées ne sont pas mieux gérées. Un général russe a arrêté son train pendant deux jours en gare de Iaşi « parce qu’il voulait voir la ville » ; un colonel n’a pas voulu faire débarquer son régiment en gare de Paşcani, « parce qu’il faisait nuit et qu’il n’y voyait rien » ; ce qui n’empêche pas les Russes de se plaindre à longueur de journée de la lenteur des transports sur les lignes roumaines (Torrey, 1987, p. 19, Journal, 17 novembre 1916). Pour le général Gourko, chef d’état-major général des armées du tsar, « la préparation insuffisante des employés au travail accru du temps de guerre » constitue l’un des facteurs d’explication principaux. Les Roumains viennent de se plaindre de ne pas recevoir de munitions. Or dix trains attendent à Razdelnaïa, en Ukraine, les trains du chemin de fer roumain pour la prolongation du transport 14. Berthelot finit par l’admettre : « Les chemins de fer marchent en dépit du bon sens, et il en est de même de tous les services. » (Ibid., p. 29, lettre de Berthelot à Louise Berthelot, 10 décembre 1916).

Au-delà des retards, la désorganisation amène fatalement un certain nombre d’incidents, et on évite, le 8 janvier 1917, une catastrophe ferroviaire de grande ampleur. Dans la rampe de Paşcani, un train presque vide 15 s’emballe et, après un passage à vive allure au bas de la pente, réussit à s’arrêter sans autre dommage. En revanche, c’est l’horreur lorsqu’un train reliant Bârlad à Iaşi échappe à tout contrôle dans une autre descente, à Ciurea, le 13 janvier 1917 (la France connaît une tragédie comparable à Saint-Michel-de-Maurienne quelques mois plus tard). Pour Berthelot, l’accident est dû au désordre. « On laisse monter qui veut sur les

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112 Jean-Noël GRANDHOMME & Ionela MOSCOVICI 16 SHD, Témoignage Doignon, T 801, Capitaine Doignon à ses parents, 10/23 janvier 1917.

17 SHD, 7 N 1457, Berthelot à MMFRs, 8/21 novembre 1916.

18 SHD, 7 N 1455, Attaché militaire en Grande-Bretagne au MG, 8/21 mars 1917.

toits des wagons, sur les tampons et sur les barres d’attelages ; les freins n’ont pas fonctionné et, la charge du convoi aidant, le train est allé s’écraser à une vitesse folle au premier tournant de la voie. » (Torrey, 1987, p. 41, Journal, 13 janvier 1917). 5 000 personnes peut-être s’entassent dans ce train mal attelé, qui se précipite à cent kilomètres à l’heure dans la gare pour entrer en collision avec quelques wagons d’un train de munitions. Le capitaine français Doignon, l’un des survivants, raconte : « Avec l’aide de quelques camarades, on put sauver quelques personnes, mais l’incendie gagnait rapidement et beaucoup furent brûlées vives. Le spectacle était affreux et unique au monde : comme boucherie, comme charnier, le plus beau tableau de guerre n’est rien à côté de cela. Il y eut six cents morts et cinq cents blessés, dont beaucoup grièvement. » 16

Mesures et remèdes pour assurer la bonne marche des chemins de fer

Lenteurs, gaspillage et puis accidents, chacun s’accorde à dire qu’il faut trouver une solution pour remédier à la crise. « À l’heure actuelle, il n’y a pas de question plus importante que la création et le bon entretien des voies ferrées russo-roumaines », écrit Berthelot à Janin en novembre 1916, en l’encourageant à appuyer les demandes adressées aux Russes par le général des étapes et des communications roumain Popovici 17. La modernisation du réseau ferré a donc débuté dès avant la stabilisation du front, et se poursuit tant bien que mal durant l’hiver de 1917. En route vers la Stavka (GQG russe) à Mohilev, Berthelot constate que « l’on travaille sérieusement sur la ligne : nombreuses voies de garage en construction » (Torrey, 1987, p. 42, Journal, 16 janvier 1917). « Le service des voies ferrées en Roumanie s’est amélioré et paraît devoir être satisfaisant dans une dizaine de jours », écrit de son côté le colonel Thomson, rentrant de Petrograd à Iaşi à la mi-mars. « La question du ravitaillement sera réglée si les chemins de fer russes améliorent leurs services » 18.

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19 SHD, 5 N 200, Berthelot au MG, 1er/14 décembre et 2/15 décembre 1916.

20 SHD, SS Xj 1, Attaché naval en Roumanie au ministre de la Marine, 6/19 février 1917.

21 SHD, 7 N 1455, MMFRs au MG, 19/4 mars 1917.

22 SHD, 7 N 1457, MMFRs au GQGF, 11/24 mai 1917.

23 SHD, 5 N 143, Berthelot au GQGF, 10/23 novembre 1916.

Les Russes ne demanderaient pas mieux que de s’accaparer la direction des chemins de fer roumains. Le général Sakharov réclame dès son arrivée « la russification des chemins de fer et télégraphes » 19. Ce sont les Français qui, dès janvier 1917, font échouer l’opération. L’ingénieur roumain Periețianu est chargé d’assurer la bonne marche des chemins de fer 20, secondé par un représentant des Russes et par l’ingénieur Champin, garant de son indépendance (Duca, 1992, p. 138). Les dirigeants russes semblent enfin décidés à faire un effort. Au cours d’une conférence qui réunit, le 3 mars 1917, les ministres des Affaires étrangères, de la Guerre et des Voies et Communications, on décide d’accélérer les travaux de construction de l’embranchement à la jonction entre les réseaux roumain et russe. En Bessarabie, l’achèvement des lignes Bârlad-Leipzig-Smovia et Ungheni-Fielti devrait être effectif dans les six semaines, et la ligne Odessa-Akkermann prochainement ouverte. En attendant que le pont sur le Dniepr soit terminé, le transport s’effectue en bac 21. À la fin de mai, le général Janin, qui s’efforce de dresser un état des travaux de doublement et d’extension en cours, prévoit la fin des chantiers pour juin ou juillet 22. On peut tout de même reconnaître que des efforts non négligeables sont accomplis du côté russe.

La catastrophe de Ciurea a prouvé que ce n’est pas seulement le réseau ferré qui est cause de désagrément, mais également le matériel. Dès novembre 1916, l’état-major roumain a fait passer par le général Berthelot une commande « urgente » de 166 locomotives, « absolument nécessaires » pour compléter le parc du chemin de fer, en raison de l’usure rapide des machines en service et de « la non-réception des locomotives commandées avant-guerre ». Comme la Russie ne peut être d’aucune utilité en la matière en raison de la différence des voies, Berthelot suggère l’expédition de locomotives belges non utilisées 23.

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114 Jean-Noël GRANDHOMME & Ionela MOSCOVICI

On envisage aussi le développement des alternatives à la voie ferrée.

En juin 1917, Berthelot préconise l’utilisation massive des moyens de transport automobiles, à cause de l’extrême faiblesse des moyens de traction animale, surtout depuis la famine de l’hiver, et de la nécessité de liaisons militaires rapides dans un pays assez pauvre en voies ferrées 24. De même, il insiste sur la nécessité de renforcer la mission française de quelques agents techniques supérieurs des chemins de fer. Sur les conseils de Champin, il s’enquiert d’un inspecteur principal du réseau de l’Est, d’un ingénieur de la traction du PLM (Paris-Lyon-Méditerranée – une des compagnies privées françaises) et d’un ingénieur de la Voie du Nord (autre compagnie privée) 25. Le général Joffre, commandant en chef, parvient cependant à faire diriger sur la Roumanie un ingénieur anglais

« d’une compétence éprouvée en matière de chemin de fer », mis à la disposition du gouvernement roumain après accord avec la Russie 26. C’est le général Raymond de Candolle, issu d’une famille genevoise, directeur des chemins de fer argentins avant-guerre, qui arrive à la mi-avril 1917 27. Le service des chemins de fer, affirme-t-il au bout de quelques semaines à son ancien compatriote Gustave Boissier, le très francophile chargé d’affaires de la Confédération helvétique en Roumanie, est, de tous les services, celui qui fonctionne le mieux. Mais il avoue aussitôt n’y être pour rien ou presque, car « la plupart des améliorations avaient déjà été apportées par la mission militaire française » 28.

Avec la révolution de Février, les transports sur le réseau russe se font de plus en plus aléatoires. Berthelot se plaint de vols, de pertes, de détériorations, de retards de plus en plus nombreux. Le commandant du Castel, ainsi que le capitaine de Lagatinerie et les délégués roumains du dépôt d’Arkhangelsk demandent la désignation détaillée des contenus des envois, afin que le matériel « s’évapore » moins facilement 29.

24 SHD, 7 N 1457, MMFRs au GQGF, 30/11 juin 1917 ; 1er/13 juin 1917.

25 SHD, 5 N 143, Berthelot au MG, 16/29 novembre 1916.

26 SHD, 5 N 200, LFR aux AE, 1/14 mars 1917.

27 SHD, dossier du général Rampont, rapport du général Janin, 30/12 juin 1917 ; LFR aux AE, 4/17 avril 1917.

28 AFS, E 2300, vol. 2, LSR au DPF, 24/6 juillet 1917.

29 SHD, 5 N 200, Berthelot au MG, 7/20 juin 1917.

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30 Archives du Ministère des Affaires Étrangères (AMAE), Paris-La Courneuve, série Guerre 1914- 1918, Roumanie, vol. 359, présidence du conseil aux AE, 22/4 septembre 1917.

31 SHD, 5 N 201, Berthelot au MG, 9/22 février 1918.

32 SHD, 3 N 5, Berthelot au MG, 17/2 mars 1918.

Au début de l’été de 1917, Champin, en accord avec Candolle, propose quelques mesures destinées à rétablir la situation : la remise en état des locomotives hors de service, l’amélioration du mouvement et du débit des lignes existantes ; la construction des lignes jugées indispensables.

Au début de septembre 1917, Alexandre Ribot, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, est en visite à Petrograd. Il évoque à son tour le projet, émis par la Grande-Bretagne, de la création d’un comité interallié qui organiserait et assurerait en plein accord avec les autres autorités des chemins de fer russes – et si possible avec la collaboration de la mission spéciale des chemins de fer américains – le transit à travers la Russie du ravitaillement militaire venant d’Europe occidentale par les chemins de fer d’Arkhangelsk et de la côte mourmane 30. Mais comme il fallait s’y attendre, ce projet ne donne pas les résultats escomptés.

L’approvisionnement en armes et en munitions, si nécessaire, a été aléatoire, mais grâce aux efforts de Berthelot, qui a collaboré directement avec le GQG roumain (Otu, 2006), la situation s’est améliorée. En dépit de tous les efforts franco-roumains et des victoires obtenues durant l’été de 1917, la défection russe intervient. Les responsables politiques roumains prennent la décision de déposer les armes et de demander l’armistice. Berthelot et sa mission sont arrivés dans une situation délicate, contraints au rapatriement, puisque le texte des préliminaires de paix de Buftea a explicitement prévu l’expulsion des représentants de l’Entente (Marghiloman, 1927, t. 5, p. 226-227 ; Fischer, 1970, p. 515 ; Rosetti, 1997, p. 228). Berthelot préconise trois ou quatre trains afin d’évacuer la totalité du personnel allié 31. La mission militaire française en Russie négocie avec les Rouges un libre passage des missions de retour de Roumanie 32. Berthelot décide que le départ se fera dans la nuit du 9 au 10 mars, de la petite gare de Socola, dans la banlieue de Iaşi. Peu de personnes sont averties du lieu du départ, mais le roi Ferdinand, la

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reine Marie et leurs enfants, plusieurs généraux, le ministre de France, le comte de Saint-Aulaire 33, et diverses personnalités se sont déplacées. Il est 2 heures du matin, le 10 mars 1918, quand le dernier train, celui de Berthelot, s’ébranle vers une Russie inconnue (Iorga, 1981, p. 181). Les trains comprennent des wagons de marchandises aménagés et des wagons de 4e classe 34. Berthelot s’est installé, avec son intendance, dans un grand wagon-salon, autrefois réservé au grand-duc Nicolas, chef d’état-major général des armées russes. Un fusil mitrailleur dans chaque wagon et deux mitrailleuses en tête et en queue du train avec l’approvisionnement voulu « assureront aussi le respect ». Un sous-officier se tient près du mécanicien, le revolver au côté, prêt à s’en servir au besoin. Enfin, dans chaque train, un officier trésorier assure le ravitaillement et doit se concilier les bons offices des agents des gares (Torrey, 1987, p. 167-168, Journal, 13 mars 1918).

Berthelot a indiqué aux chefs de train la direction d’Odessa, d’où ils chercheront à rejoindre, par Moscou et Petrograd, la ligne de Mourmansk (Ibid., p. 165, Journal, 9 mars 1918). Un déraillement, effet d’un sabotage, immobilise le train du chef de la mission la première nuit (Ibid., p. 166, Journal, 10 mars 1918). Un tampon a été placé entre les deux rails de la voie mixte russo-roumaine (Omessa, s.d., p. 22). À toutes les gares de Bessarabie, les troupes roumaines présentent les armes (Bléry, 1919, p. 206-207 ; Torrey, 1987, p. 166, Journal, 10 mars 1918), on joue l’hymne national français au passage des trains, dont l’appartenance à la mission française est précisée en caractères cyrilliques sur les portières des wagons. Le voyage de rapatriement des militaires français continue jusqu’aux rives de la mer Blanche, où ils embarquent pour l’Angleterre.

33 SHD, 17 N 540, LFR, Adieu aux membres de la MMFR, s.d.

34 SHD, 17 N 540, rapport Berthelot, 28 mars/10 avril 1918.

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Les gares et le quotidien de la guerre

Il est nécessaire de mener un travail de réflexion autour des différentes fonctions que la gare remplit et dont plusieurs n’existent qu’en temps de guerre. La gare a gravé dans la mémoire collective tous les épisodes importants de la guerre : la mobilisation et le départ au front, les longs chemins vers le théâtre de la guerre et peut-être vers la mort, les premiers secours pour les refugiés, le retour des soldats permissionnaires, les uns sains et saufs, les autres blessés et traumatisés, l’enthousiasme de la rencontre ou l’angoisse de l’attente, les convois des prisonniers, les cargaisons des denrées alimentaires et les longues files d’affamés attendant leur ration, les bombardements, la défaite et la victoire, la démobilisation et la fin de la guerre. Pour illustrer au mieux toutes les métamorphoses que les gares roumaines ont subies pendant la Grande Guerre, nous nous appuierons sur quelques témoignages.

Le sergent Anichiței, un jeune Moldave, décrit dans son journal le jour de la mobilisation et l’incertitude ressentie à cause de la longue attente et du stationnement dans les gares. « Ce jour-là, nous avons chargé (…) les canons, les caissons et les chariots. À 14 heures nous sommes partis à destination de Titu, où nous avons changé de train pour Vârciorova.

À 18 heures (nous sommes) partis de Titu et arrivés à Piteşti ; à partir de 21 h 40 nous sommes restés dans les trains durant toute la nuit. À minuit, dans la gare de Piteşti, a sonné l’heure de la mobilisation ; les cloches de toutes les églises sonnaient, les tambours de la guerre sonnaient aussi (…).

Dans les wagons, les soldats chantaient des chants militaires. » (Manole, 2008, p. 292).

Les gares des grandes villes constituent une interface directe avec les hôpitaux, elles servent d’infirmeries et d’ambulance de triage pour les soldats blessés évacués du front. Dans son journal, le scout Dimăcescu D. Ioan de Bucarest, chef de groupe, recopie l’ordre reçu le 26 août/

8 septembre 1916 de la part de son professeur, commandant de cohorte.

Ce document exige de lui qu’il reste à la disposition du commissaire de la gare d’Obor pour toute mission de confiance. Le jeune garçon doit

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apporter son concours à la préparation et à la distribution du thé à l’infirmerie et au transport des blessés descendus des trains ou en attente de transfert dans les ambulances 35.

La gare est également, dès le début de la guerre, un lieu stratégique pour les actes d’espionnage. La simple curiosité, les soupçons et les rumeurs, le besoin de participer comme volontaire aux corvées, la nécessité de recevoir des nouvelles ou de s’assurer que tout va bien sur le front déterminent les gens à se diriger vers ce nœud important de la ville. Les raisons peuvent être positives (s’informer et apporter son aide si besoin), mais d’autres moins. Le pensionnaire Ionel Popescu, âgé de 17 ans, assume, dès le mois de novembre 1916 (Gorun et Gorun, 2008, p. 29), le rôle d’espion pour un groupe de francs-tireurs de Târgu-Jiu. Connaissant très bien la langue allemande, avec un visage innocent, il réussit facilement à gagner la confiance des plantons allemands. Le jeune homme s’entretient avec les soldats à la gare, tandis qu’il observe les trains qui stationnent sur les voies, demande ce qu’ils transportent et s’intéresse au départ et à la destination des convois (Stoica et Năstase, 2010).

Les gares de Bucarest (pour le départ) et de Iaşi (pour la destination) offrent un tableau éloquent des conséquences de la défaite de l’armée roumaine, à la fin de 1916, et de l’exode en Moldavie. Le 25 novembre, ordre est porté aux administrations publiques et aux différents ministères de partir le soir même pour Iaşi avec le corps diplomatique et le personnel des légations 36. La direction générale des chemins de fer roumains et son chef, l’ingénieur Cottescu, déménagent dans la capitale de la Moldavie (Bellu, 1998, p. 19).

À travers la ville commence le mouvement ininterrompu des charrettes, des automobiles et des camions, qui déposent les malles et les caisses d’archives à la gare du Nord, où éclatent des bagarres (Petrescu-Comnen, 1918, p. 211-212). Au soir du 5 décembre, la capitale s’est vidée et elle ne compte plus guère que 150 000 habitants (Vopicka, 1921, p. 102).

35 : http://jurnaldecercetas.blogspot.ro/2009/07/august-septembrie-1916.html

36 SHD, 5 N 143, ANR au MM, 14/27 novembre 1916.

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37 Dans la gare de Iaşi fonctionne un bureau d’accueil pour les réfugiés qui sont enregistrés et dirigés vers les différents camps de la ville (Iordănescu et Georgescu, 1986, p. 29).

38 AFS, E 2300, vol. 2, LSR au DPF, 17/30 novembre 1916, rapport n° 3.

39 Archives du Ministère des Affaires Extérieures de Belgique (AMAEB), Bruxelles, Carton 883, légation de Belgique en Roumanie aux AE, 11/4 décembre 1916.

Le voyage vers Iași se déroule dans « les conditions les plus invraisemblables de désorganisation ». Aucun délégué du ministère des Affaires étrangères ne se tient sur le quai de la gare de Bucarest pour recevoir et placer les chefs de mission dans leur train. Les diplomates doivent parfois charger eux-mêmes leurs bagages dans les fourgons. Les voitures ne sont ni chauffées ni éclairées, et il n’y a pas assez de place pour tout le monde.

Le voyage dure vingt-quatre heures, contre dix en temps normal. Sur le quai de la gare de Iaşi, le préfet attend cette fois les réfugiés 37 avec des billets de logement 38.

Pour désengorger la nouvelle capitale, le gouvernement roumain entame des négociations avec le gouvernement russe afin d’organiser un service direct de voitures de chemin de fer en direction d’Haparanda, en Suède 39, mais ce projet n’aboutit pas. La disparition des officiels dans les villes abandonnées par les autorités roumaines a comme conséquence la vandalisation des gares et l’interruption du trafic ferroviaire. Une telle situation est signalée à Brăila, port sur le Danube, par le biais du témoignage de Nicolae Petrovici, ancien maire de la ville. Dans le territoire désormais contrôlé par les Allemands, le droit des civils de voyager en train est supprimé, l’administration militaire délivrant des permis dans des cas exceptionnels seulement (Petrovici, 1939, p. 27, cité par Urse, 2012, p. 158).

De nombreuses gares sont la cible de bombardements allemands, certaines même gravement endommagées, surtout celles de la ligne du front sur l’alignement des Carpates. Celles de Predeal et de Braşov, de Buzău et de Ghimeș (Ciobanu et Șerban, 2011, p. 269-270) sont avariées maintes fois en 1916-1917, la gare de Mărăşeşti détruite en 1917 (Bellu, 2009, p. 11).

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Au-delà de leur valeur stratégique, les gares représentent des portes d’entrée et des points d’accueil. À la fin de la guerre, les provinces de Banat et de Transylvanie sont inscrites dans la « tournée de pacification », une sorte de visite symbolique que Berthelot, en sa nouvelle qualité de commandant en chef de l’armée alliée du Danube, entreprend pour mieux connaître les réalités des populations roumaines de l’ancien royaume de Hongrie. La présence des officiers et du général français est d’abord saluée à la gare, lieu de fête, où sont célébrés les offices, chantée La Marseillaise ou des chants patriotiques roumains, offerts fleurs et cadeaux (Berthelot, 2000, p. 328-329).

Les chemins de fer à la fin de la guerre

Le commandant en chef de l’armée allemande d’occupation, le maréchal von Mackensen, reçoit au soir du 9 novembre 1918 l’ordre de quitter tout de suite la Roumanie par le train. Il vient de faire savoir que si les Bulgares font mine d’inquiéter sa retraite, il détruira le pont de Cernavodă, et que si les Roumains cherchent à l’attaquer en Transylvanie, il anéantira toutes les voies de communications (Marghiloman, 1927, t. 4, p. 122). La retraite allemande est organisée dès le 7 novembre, dans la hâte, sans aucune surveillance de la part de l’armée roumaine qui est alors en cours de remobilisation. Mackensen divise son armée en deux colonnes : l’une s’écoule par la vallée de la Prahova et l’autre par celle de l’Olt 40. En se retirant du territoire roumain, les Allemands détruisent notamment la gare de Lom-Palanka (Photiades, 1920, p. 233). Berthelot se plaint au commandant en chef des armées alliées, le maréchal Foch, de violations flagrantes de l’armistice par Mackensen qui est rendu personnellement responsable de tous « les actes contraires » aux stipulations de celui-ci 41. Les chemins de fer, les ponts, l’équipement ferroviaire, les entrepôts et les gares font l’objet d’une expertise urgente déléguée aux ingénieurs roumains Mircea Ottulescu et V. Stoika, qui doivent évaluer la possibilité

40 Les Armées françaises dans la Grande Guerre, t. 8, vol. 3, p. 554, GQG à Berthelot, 25 octobre/8 novembre 1918.

41 SHD, 7 N 1457, Armée d’Orient au MG, 4/17 novembre 1918.

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d’établir une liaison entre Iași et Bucarest. Lors de l’inspection sur le terrain, les deux spécialistes constatent le désastre. Les problèmes de sécurité proviennent de la difficulté à organiser le retour de la famille royale (de Iaşi à Bucarest) à travers une zone qui est encore sous le contrôle de l’armée allemande en retraite, et de l’impossibilité à réhabiliter dans un bref délai les ponts détruits. Les 3e et 5e compagnies du régiment des chemins de fer exécutent des reconnaissances sur la voie ferrée de Sfântul Gheorghe à Miercurea-Ciuc et rapportent que l’armée allemande en retraite a détruit deux ponts au nord de Sfântul Gheorghe et à la sortie de la station de Tuşnad Băi (Bellu, 1997, p. 8-9). Malgré les dégâts constatés, la ligne est cependant considérée comme prête à recevoir du trafic.

Le nouvel État roumain, agrandi, doit organiser une grande œuvre de reconstruction, de réparation et d’entretien des chemins de fer : remplacement progressif des rails et des traverses détruits à cause du trafic intense, des bombardements, des pillages ; réfection des quais et des bâtiments des gares, acquisition de nouvelles locomotives et restauration des wagons. Le 7 février 1919, tout le réseau ferroviaire, à savoir 11 678 kilomètres de voies, doit officiellement pouvoir être exploité par quatre directions régionales : Bucarest, Iaşi, Cluj et Arad (Berinde, 2013, p. 49).

C’est en effet là seulement le point de départ d’un processus compliqué de réorganisation administrative et territoriale du jeune État roumain.

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Références

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