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annaud jean-jacques Coup de tête

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Débat animé par Yves Alion après la projection du film Coup de tête, à l’École Supérieure de Réalisation Audiovisuelle de Paris le 17 février 2005

Jean-Jacques Annaudparaît de prime abord être un cinéaste des plus éclectiques.

Qu’il y a-t-il de commun entre Le Nom de la roseet L’Ours? Un regard sur le monde, ce qui n’est pas rien. Une conception « classique » du cinéma, loin de la moindre improvisation, portée par une connaissance maniaque de la technique. Sur le plan thématique, quelques lignes fortes se révèlent également : Annaud embrasse le monde entier, il ne saurait se cantonner dans des problématiques franco-françaises. Chantre des grands espaces et des grands sentiments, il ne rechigne pas non plus à revisiter l’Histoire, sans jamais se désintéresser de l’humain. Si ses films ont connu des fortunes diverses (son tout premier opus, La Victoire en chantanta été un échec cuisant, bien que récompensé de l’Oscar du Meilleur Film étranger), il faut pourtant admettre qu’il est de ceux qui drainent le public le plus large. Il est vrai que l’ampleur de ses projets, de dimension internationale, les condamne à une large diffusion. Populaire sans jamais s’abaisser à la démagogie, Annaud en fait, s’amuse à nous perdre. Les hommes de La Guerre du feuont beau pousser des grognements, pour ne rien dire des héros de L’Oursou de Deux frères, ils sont les défenseurs de la civilisation, ils affichent une éthique. Fin lettré, observateur des désordres du monde, plus politique qu’il n’y paraît, Annaud a en fait la passion de la transmission. Qu’il s’agisse du savoir ou que cela concerne les sentiments, toute la beauté du monde réside dans ces moments de grâce pendant lesquels les êtres parviennent à communiquer. I

Coup de tête

annaud jean-jacques

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Quel est votre film le plus cher ?

Le plus gros budget, c’est celui de Stalingrad. Nous avons un moment pensé tourner en Tchéquie, en Pologne et en Russie, des pays où les coûts de pro- duction sont moitié moindres qu’ici. Mais nous avons finalement décidé de tourner en Allemagne, parce que l’Allemagne nous donnait 40 millions d’euros.

Ces subsides ont intégralement été absorbées par le surcoût d’un tournage sur place. Mais c’était quand même plus confortable, et les techniciens étaient très habiles. Ai-je pris la bonne décision ? Ces histoires de budget, je ne m’en occupe pas trop. En fin de compte, ce sont mes producteurs qui ont choisi l’Allema- gne. Si nous avions dû travailler en Pologne, ou en Tchéquie, les équipes étant moins affûtées, les risques de dépassement deve-

naient plus importants. Au final le film a coûté 90 millions de dollars, ce qui représentait à l’é- poque 110 millions d’euros. Mais ce qui importe, c’est la qualité du financement, pas son volume.

Ce n’est pas plus compliqué de faire un film très cher qu’un film bon marché. Mais c’est toujours très compliqué de trouver des financiers, quel que soit le niveau où vous vous situez. Quand

vous allez voir un distributeur ou un producteur en lui disant : « J’ai un tout petit film à faire, tout petit, et s’il se plante, vous ne perdrez pas beaucoup »...

vous vous apercevez qu’il n’existe personne pour accepter de se planter dou- cement. Ce que les financiers attendent, c’est de triompher grandement. Il faut donc aller les voir en disant : « J’ai un projet extraordinaire, vous pouvez vous exploser la gueule, mais si ça marche, ce sera fantastique ». C’est comme cela que j’ai trouvé suffisamment de fous dans le monde pour financer mes caprices.

Sur Stalingrad, il n’y avait pas un vrai match de foot ! Non, mais j’avais un vrai match entre deux nations.

Et là, vous avez été obligé de reconstituer !

On est toujours obligé de reconstituer, c’est le principe du cinéma. Reconsti- tuer un match de foot ou reconstituer une bataille, c’est pareil.

Reconstituer Stalingrad en ruine plutôt que la ville d’Auxerre, ce n’est pas vraiment la même chose…

Non, mais c’est le même principe. À Auxerre, il fallait aménager le décor.

En Allemagne, nous avons travaillé dans une ancienne base russe où nous avons, évidemment, construit un décor gigantesque pour figurer la ville de Stalingrad.

Dès mon premier film, La Victoire en chantant,j’ai construit un décor en plein cœur de l’Afrique pour, jus- tement, filmer des images que j’avais dans la tête. Et afin de retrouver ces images mentales, j’ai été obligé de faire appel à un chef décorateur. Je ne pouvais pas faire autrement : une année de repérages n’aurait pas

suffi pour trouver ce que cherchait. C’est exactement la même chose quand on travaille sur une ville détruite comme Stalingrad. J’ai d’ailleurs parcouru Nous venons de voir Coup de tête, que vous avez réalisé à un moment où vous

n’aviez pas encore votre notoriété actuelle. En conséquence de quoi vous n’aviez pas disposé d’un budget à la hauteur de ceux qui sont aujourd’hui les vôtres. Le regrettez-vous ?

Jean-Jacques Annaud: Quel que soit le budget dont on dispose, il est tou- jours insuffisant pour réaliser le film dont on rêve ! Concernant Coup de tête, je n’ai pas particulièrement souffert : le scénario impliquait un film de taille modeste, et le tournage a duré huit semaines. Il a fallu cavaler, mais de façon raisonnable. Bien évidemment, je n’ai pas eu les moyens de recréer un match de football comme je l’aurais voulu.

J’ai donc travaillé avec l’équipe d’Auxerre, qui n’était pas du tout connue à l’époque. J’ai filmé un vrai match, disputé par Auxerre et Troyes, qui s’est soldé par un score nul. Ce qui n’a pas fait mon affaire sur le plan du spec- tacle, dans la mesure où il n’y a eu aucune action véri- tablement offensive. Après cela, j’ai eu toutes les peines du monde avec Patrick Dewaere, qui n’était pas un bon joueur de foot. Il était indubitablement sportif, mais le foot, ce n’était pas son truc. Cela a posé quelques pro- blèmes, mais ce n’était pas une question de budget. Le film a coûté l’équivalent d’un million d’euros. En euros constants, le budget serait aujourd’hui de six ou sept millions. C’était donc un budget raisonnable. Je pense même qu’il n’aurait pas fallu que ce soit plus cher. Je n’aurais rien gagné à disposer de moyens supplémen- taires. À mon avis, il faut toujours ajuster un budget à l’ambition du film.

Autrement dit, si vous avez trop d’argent pour faire un film comme celui-là, il se pète les reins, car la mule est trop chargée. Quels que soient les films que je réalise, je fais attention de ne pas avoir un budget trop élevé. Même avec les films très chers, j’essaye de rogner 20% sur le budget initial. Je crois qu’on devient plus inventif quand on a des contraintes financières. Une maxime qui vaut pour tout : dans la vie la contrainte budgétaire donne la pêche, elle empêche de s’endormir.

Deux images de Coup de tête (1977).

En haut, le faux match avec la vraie équipe d'Auxerre.

Au-dessous, Patrick Dewaere.

Entretien

De gauche à droite : Jean-Jacques Annaud, Umberto Eco, Sean Connery, Michael Lonsdale et Fred Murray Abraham sur le tournage du Nom de la rose (1986).

« Il faut aller voir les producteurs en disant :

“J’ai un projet extraordinaire, vous pouvez vous exploser la gueule, mais si ça marche, ce sera fantastique”. »

Le décor de La Victoire en chantant (1976).

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C’est vrai. Mais cela fait partie du jeu. Le plus compliqué, en fait, ce sont les scènes d’amour. Il suffit que vous parliez mal à vos acteurs, que vous ne les mettiez pas dans la bonne situation et vous n’aurez jamais la scène qu’il faut.

Ce sont ces scènes-là les plus délicates à gérer.

Vous pensez auNom de la rose?

Il y avait effectivement dans ce film une scène d’amour. J’avais demandé à mes producteurs de la placer tard sur le plan de tournage, de façon à ce que Valen- tina Vargas et Christian Slater aient le temps de s’acclimater au film. Je voulais qu’ils sachent que l’on ne faisait pas, évidemment, un film pornographique, même si je souhaitais que l’ensemble soit la plus sincère possible. Mais le décor avait pris du retard, et la seule scène que je pouvais tourner dans le petit décor qui, lui, était prêt, c’était celle-là... J’ai donc fait cette scène de très grande intimité le tout premier jour ! La préparation avait été brève... On a fait avec. J’ai eu le même problème sur Stalin-

grad, et pour la même raison. Il faut entrer dans ce cas bille en tête dans la scène. Mais comme dans les deux cas, finalement, il s’agissait de mettre en présence deux personnages qui se rencontrent fortuitement et n’ont pas vocation à rester ensem- ble, la gêne des comédiens ne dessert pas le film...

L’Amant n’est pas chiche non plus en scènes chaudes. Elles sont même au cœur du sujet...

Ce film comporte six scènes d’amour. Le défi était de trouver six façons différentes de filmer les deux mêmes personnages. J’avais établi une loi avec les deux acteurs, celle de ne jamais faire plus d’une prise. Donc ils savaient que ces scènes-là étaient des moments de magie et qu’il fallait les réussir.

Évidemment, je vidais le plateau de tous ceux qui n’avaient rien à y faire... Cela m’évoque une anec-

dote intéressante par rapport à la technique. Quand la jeune fille revient du collège, son amant l’attend derrière la porte et ils font l’amour sur le carrelage, tout de suite. À chaque nouvelle scène, Jane March pleurnichait parce qu’elle était très impressionnée. Ces scènes étaient difficiles. Mais tout s’était jusque- là déroulé très bien, la passion était au rendez-vous. Mais ce jour-là, la prise était floue. Je m’en suis aperçu en voyant les rushs. Nous n’avions pas répété.

Quand vous avez deux comédiens sur le carrelage, où se trouve l’œil ? C’est infiniment compliqué. Je suis retourné voir mon actrice, en choisissant le moment propice et je lui ai dit : « La scène est magnifique, mais elle est floue, il faut la recommencer ». Crise de larmes, on décide de refaire la scène trois semaines plus tard. Le jour venu, Jane pleurniche un peu, mais tout se passe très bien. La scène est magnifique. Mais au bout du compte j’ai conservé la première prise, celle qui était floue, parce qu’il y avait une émotion, un état de surprise de la part des acteurs que je n’ai pas trouvés dans la seconde prise.

La première fois le dos de Jane était quasiment en sang parce que John la poussait sur le carrelage... Quand on s’en est aperçu, on a refait le carrelage.

les pays de l’Est pendant la préparation du film pour trouver des zones de réhabilitation. J’ai effectivement trouvé des quartiers entiers en train d’être détruits. Mais c’était extraordinairement dangereux de travailler dans ces quartiers. Si une brique était tombée sur la tête de mon acteur, c’était la fin du film. Il n’y avait pas d’autre solu- tion que de construire le décor.

Lorsque vous choisissez un sujet, son ambition en termes financiers n’est donc pas un frein à votre imagination, ni à votre désir. Vous ne les for- matez pas en fonction des difficultés ponctuel- les que vous allez rencontrer...

Moi, je pars avec le désir de faire un film dont le sujet m’intéresse. Je ne me pose pas la question de l’argent que cela va coûter. Et j’écris le scé- nario à ma guise, en fonction de ce que j’ai envie de voir à l’écran. Ce n’est qu’ensuite que je tombe à la renverse quand on me dit combien tout cela va coûter. Je pars donc avec mon bâton de pèlerin et un glaive pour essayer de trouver les sous. Je ne me suis jamais dit : « Oh là là ! Ça va être compliqué de trouver les sous, donc je vais faire un film pas cher, avec un petit sujet ».

Mon réflexe, c’est plutôt : « J’ai envie d’aller au cinéma, de voir un film sur un grand écran. Je

veux traiter ce sujet-là et je le ferai ». Je parlais de cela récemment avec Luc Besson. Nous avons tous deux la même démarche : nous ne nous sommes jamais posé la question de savoir combien coûtent les films...

Vous avez souvent travaillé dans des milieux extrêmes. Quelle est la plus grande difficulté que vous avez rencontrée lors d’un tournage ? Quels sont les incidents les plus graves ?

Je peux vous raconter des incidents de tournage pendant deux jours, ou cinq jours, ce n’est pas ce qui manque. Tourner dans des milieux extrê- mes, c’est un défi technique, mais cela importe peu en définitif. Si vous travaillez au Pôle, vous trouverez toujours des gens qui ont traversé quinze fois la région, des sociétés aptes à vous construire des usines, des hôtels au milieu de la banquise... J’ai envie de vous dire que ce n’est pas mon problème. En revanche je me souviens que la pellicule cassait pendant le tournage de Sept ans au Tibet, en raison du froid. Il fallait tra- vailler à 4000 mètres d’altitude, avec ce que cela implique... Sur Les Ailes du courage, qui a été fait en 3D et en Imax, j’avais évidemment des problèmes techniques.

Vous avez quand même été à deux doigts de vous faire tuer par un ours…

Jude Law dans Stalingrad (2000).

Deux scènes d'amour.

En haut, Christian Slater et Valentina Vargas dans Le Nom de la rose (1986). Au-dessous, Jane March et Tony Leung dans L'Amant (1991).

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Ce qui est très amusant, c’est de se retrouver avec des acteurs de nature com- plètement différente sur le même film, dans la même scène, dans le même plan. Il faut les faire travailler séparément. Il m’est arrivé de faire tout un travail de method actingavec un comédien, de le faire courir, l’épuiser pendant une heure et demie. Pendant ce temps-là, son partenaire était en train de regarder le foot à la télé. Il suffisait d’aller le cherche juste avant la prise.

Ce qui est très amusant dans le rapport de direction d’acteurs, c’est qu’il faut trouver à chaque fois le moyen de faire faire à un autre être humain ce dont vous avez rêvé. Vous ne voulez pas enten-

dre parler d’une autre façon de le faire.

Le plus souvent, je me retrouve avec des films où les gens parlent exactement comme j’ai prévu qu’ils parleraient, sans savoir qui seraient les acteurs retenus. Avec certains acteurs, il faut effectuer un travail de mise en confiance : nous passons des

soirées ensemble. Il m’est arrivé d’aller en vacances avec certains acteurs. Avec Brad Pitt, nous avons passé trois semaines ensemble… Nous avons fait de la marche en Autriche, nous parlions de l’Autriche, de façon à ce qu’il sente bien son personnage... Vous voyez, les méthodes sont infinies. J’ai envie de vous dire que c’est comme la séduction. Si vous me demandiez comment on fait pour draguer une fille, je répondrais qu’il existe un tas de méthodes qui ne marchent pas. Et il y en a qui marchent, mais cela dépend de chaque fille...

Sur Coup de tête, on imagine que Dewaere et Jean Bouise ne font pas partie de la même catégorie d’acteurs...

Je le confirme... Jean Bouise, c’est un acteur de théâtre, qui arrive en sachant son texte par cœur.

Il aime répéter et savoir lui aussi, à quel endroit se trouve la flaque pour estimer au mieux son saut. Doit-il effectuer un tout petit saut, au risque de se mouiller la chaussure ? Je me souviens, nous avions abordé la question avant la scène.

Avec Patrick, c’était beaucoup plus intuitif, évi- demment. Il ne voulait pas que l’on répète trop souvent avant la prise, et je répétais avec une doublure. En conséquence de quoi Jean répétait

avec une doublure de Patrick pendant que Patrick faisait autre chose. Jean était un tout petit peu perdu, mais ça allait très bien avec le personnage.

Parce que le personnage est surpris par l’autre.

C’est cela. Encore une fois, le charme de ce métier, c’est de savoir gérer le maté- riau humain. Dieu sait pourtant si la plupart du temps, l’acteur n’est pas dans l’état d’esprit du personnage. Combien de fois, sur des scènes très légères, ai-je vu un acteur au téléphone, en train de mettre des coups de pieds dans les arbres, sous le coup d’une mauvaise nouvelle ? Dans ce cas-là, il faut l’envoyer au maquillage et lui donner deux verres de Bordeaux. Tout ça, c’est la vie quotidienne du plateau. Évidemment, si le metteur en scène se désespère, rien ne va plus.

Pour rien, puisque l’émotion n’y était plus. Cela milite pour ce que faisait le grand maître Kuro- sawa, qui ne faisait jamais plus d’une prise. Sauf quand la grue se cassait la gueule ou que l’acteur oubliait complètement son texte.

Comment vous situez-vous par rapport à la notion d’auteur ?

Je ne cherche pas à me situer par rapport aux autres, je fais le travail qui me plaît. Je ne sais

pas comment on décrit le travail de quelqu’un qui fait à sa main, les films qu’il a envie de faire, sans contrainte extérieure. Je travaille librement, j’écris les films de mon choix et je les tourne de manière très proche de ce que j’ai souhaité. Que recouvre cette notion très française d’auteur ? Il semble que l’on parle d’auteur quand les budgets sont moindres. C’est ridicule : le processus mental me semble le même quel que soit le budget du film. C’est comme les peintres : certains aiment faire des miniatures, d’autres des fresques ; et ils sont tous artistes peintres. C’est vrai que certains travaillent à la chaîne et d’autres à la commande, ce qui est un autre problème. Mais ceux qui tra- vaillent librement, à leur goût, dans le format qu’ils choisissent, je crois qu’ils fonctionnent à peu près tous de la même manière.

Comment dirigez-vous vos acteurs ? Êtes-vous directif ?

La direction d’acteurs, je l’adapte en fonction du comédien avec lequel je travaille. Certains acteurs, comme Sean Connery, demandent une extraordinaire précision, ils ont besoin de savoir où placer leur regard. Ils veulent savoir si tel geste doit durer une seconde et quart ou une seconde trois quarts. Si vous ne répondez pas, ils vous prennent pour un con. Je me souviens,

un dimanche, Sean voulait répéter. Il m’a dit :

«On va aller sur le décor», je lui ai répondu que le décor n’était pas prêt. «Ça ne fait rien, montre-moi le studio». Nous sommes arrivés dans le studio vide, des traces à la craie figu- rant le décor. «Il y a combien de pas entre le lutrin et la fenêtre ?». J’ai vaguement réfléchi et je lui ai dit : «Trois pas et demi». Il a répété son texte sur trois pas et demi. Le jour du tour- nage, il y avait quatre pas et il n’a jamais fait le demi pas supplémentaire. Il est resté un petit peu plus loin de la fenêtre parce qu’il avait répété comme ça. C’est l’école anglaise.

Nombre de comédiens fonctionnent ainsi. D’au- tres fonctionnent à l’américaine, plus method acting, ils ont besoin d’une mise en condition.

D’autres enfin ne veulent pas du tout entendre parler de mise en condition, ils veulent sentir l’émotion du moment.

Sean Connery, Christian Slater et Feodor Chaliapin Jr.

dans Le Nom de la rose (1986).

Brad Pitt dans Sept ans au Tibet (1997).

Jean Bouise dans Coup de tête (1977).

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atteindre des sommets, j’ai dû batailler pour le ramener à un niveau raisonnable. Il ne faut pas se lancer dans un projet à l’avance déficitaire. J’ai repris ma copie pour trouver des solutions qui soient faisables. Mais ça, c’est le travail de tout artiste. Je me souviens de Marguerite Duras quand elle recevait des conseils de son éditeur.

Il lui disait : « Elle est nulle, cette page », alors elle se battait un petit peu. Et quand elle était per- suadée que Jérôme Lindon avait raison, elle déchirait la page incriminée. Il est des notions qui m’ont été inculquées, qui le sont généralement

sur les bancs de l’école – j’ai fait Vaugirard - Louis Lumière et l’IDHEC, je sais un peu de quoi je parle. La plupart des professeurs ne sont pas confrontés aux réalités des métiers. Ils ont géné- ralement une idée mythologique du cinéma, alors que nous sommes sur le tas.

Je me souviens qu’après ma scolarité et mes diplômes, je suis heureusement arrivé très vite sur un plateau. J’ai été metteur en scène à dix- neuf ans et demi. Je me suis dit : « Ce n’est pas du tout ce qu’on m’avait appris ! ». J’ai eu besoin de deux ou trois ans à désapprendre... Bien sûr, je ne suis pas allé à l’école depuis un certain nombre d’années… C’est pour cela que j’in- siste sur le côté pratique du travail et sur le fait que pour toute œuvre d’art, il y a toujours, curieusement, un client. Je passe mon temps dans les musées. La plupart des très grands pein- tres peignaient à la commande, ce qui n’est pas mon cas. Rembrandt – ce n’est pas un mauvais peintre, il est reconnaissable entre tous – tra- vaillait pour les bourgeois de la ville et pour

l’Église. On lui commandait des tableaux en lui disant : « Notre voûte fait deux mètres de large sur trois mètres douze de haut. Faites-nous un tableau du Christ qui va aller là ». Il le faisait. La grande différence qui existe entre les classes européennes et les écoles américaines, c’est que ce discours est complètement inutile aux États-Unis. Un metteur en scène américain sait que le cinéma est une industrie, que c’est un métier, régi par des règles. Ici au contraire, en raison du fossé existant entre l’enseignement et la réalité industrielle, les jeunes sont complè-

tement perdus quand ils débutent. Quand vous arrivez sur un plateau en tant que stagiaire, souvent vous n’y restez pas plus de trois jours.

Au lieu de vous demander : « Qu’est-ce qui va plaire aux gens qui m’emploient ? », vous allez vous dire : « Qu’est-ce qui va m’être utile ? ». En réalité, ce qui vous sera utile au bout du compte, c’est d’avoir un rôle et de servir ceux qui vous emploient. C’est comme cela que l’on progresse.

Les gens avec lesquels je travaille n’ont pas souvent fait des écoles de cinéma, mais ce sont des merveilles. Ils connaissent très bien leur métier et font preuve d’une détermination farou- che. Je viens de passer un bon moment avec Luc Besson. Il m’a rappelé qu’il avait débuté en faisant le pied de grue devant les studios de Bou- logne. Dès que déboulait un camion de machi- nerie, il y allait et portait les caisses. Tout le monde l’appelait « Luco ». C’est comme ça que le petit Luco a commencé à avoir Il faut savoir faire comprendre qui est le patron. Le

travail du metteur en scène, ce n’est pas forcé- ment de taper sur la table, mais de faire en sorte qu’il puisse gérer le film. Combien de fois les films sont gérés par les acteurs !

L’autorité, c’est comme la séduction ! Tout à fait. Dans les deux cas, il est indispensa- ble de savoir s’adapter. Savoir s’imposer sur un plateau n’est pas enseigné dans les écoles de cinéma, les étudiants y sont très peu préparés.

C’est la vie qui nous l’enseigne, pas le vision- nage des films. Il faut savoir ne pas se laisser monter sur les pieds, ou être impressionné par des techniciens qui ont quarante ans de métier.

Si l’on vous dit : « J’en suis à mon 137èmefilm !

», répondez : « D’accord, et alors ! ». Certains metteurs en scène, comme mon ami Ridley Scott, envoient chier tout le monde. Oliver Stone, idem.

Moi, je suis plus sournois, je suis très gentil sur le plateau. Mais si quelque chose ne me plaît pas, ça ne passe pas. Évidemment, vous ne pouvez

pas vous dire auteur si vous ne contrôlez pas votre film depuis la page blanche jusqu’à la copie stan- dard et les projections en salle. Dans le cas contraire, si vous commencez à vous faire dépas- ser par votre équipe technique, votre chef opéra- teur, votre producteur, votre chef monteur, votre musicien et vos acteurs, qui comme chacun sait n’en font qu’à leur tête, ce n’est plus votre film ! Surtout si vous adaptez le scénario d’un autre.

Vous avez toujours eu le choix sur tous les films ? Vous n’avez jamais eu un producteur qui vous a dit : « Là, c’est un peu trop » ?

Non, parce que le producteur, c’est moi. Alors je dis : « Fais comme tu veux ! ». J’exagère un peu.

Dans le cas de Coup de tête, par exemple, mon producteur était Alain Poiré. C’était un vieux pro- ducteur qui avait fait beaucoup de films comi-

ques et moi, à cette époque-là, j’avais trente ans.

Or Poiré voulait absolument Depardieu. Je lui ai dit : «Ce n’est pas le personnage. Si je ne fais pas le film avec Dewaere, je laisse tomber». Il m’a répondu : «Dewaere se drogue», ce qui était vrai. Alors je suis allé voir Patrick et je lui ai dit :

«Patrick, j’ai un problème. Poiré veut Gérard et les assurances refusent de t’assurer parce que tu te drogues». Il m’a dit : «J’arrête». Il a arrêté et je suis retourné voir Poiré. Nous avons fait le film.

C’est un rapport de force permanent.

La plupart des metteurs en scène qui reviennent de Los Angeles sont désespérés. Cela n’a rien d’étonnant. Ils partent pour Hollywood en se disant qu’ils vont jouer les esclaves ou les putes.

Évidemment, ils se font entuber. Mais c’est normal, ils arrivent en baissant leur pantalon...

Qu’est-ce que vous voulez faire ? C’est une image !

Oui, c’est une image pas très distinguée, mais elle est parlante ! Je vois des gens ultra connus qui, ayant eu une proposition américaine – de la part de qui au juste ? – une proposition absurde basée sur un mauvais scénario, porté par un produc- teur véreux, etc., cavalent ventre à terre. Il ne faut pas faire ça. Si, en revanche, vous avez un projet et que vous dites : « C’est comme ça, vous prenez ou vous ne prenez pas ! », cela change la donne.

J’ai mis deux ans à monterLa Guerre du feu. J’ai fait la tournée des studios. On me disait : « Je ne comprends pas ce que vous voulez faire ». Je répondais : « Souvenez-vous, La Guerre du feu, c’est ça que je veux faire ! ». Finalement, je les ai eus à l’usure.

Dans ces cas-là, certains n’essayent-ils pas de négocier le mammouth (et là, ce n’est pas une image) ?

Si, bien sûr. Jack Nicholson et Michael Douglas voulaient en être... Vous les voyez dans La Guerre du feu? C’était une absurdité. Il faut résis- ter. Et l’on résiste d’autant mieux que l’on sait ce que l’on veut faire. Bien entendu, il y a des négociations. Quand j’ai vu le budget du film

« Je vois des gens ultra connus qui, ayant eu une proposition américaine une proposition absurde basée sur un mauvais scénario, porté par un producteur véreux, cavalent ventre à terre. »

Une scène de La Guerre du feu (1981).

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colossal, réalisateur d’un film que personne n’avait vu ; aux États-Unis, j’étais celui qui avait eu l’Oscar. J’avais donc une valeur marchande.

J’ai très vite pris un agent américain, avec lequel je suis resté. Il m’a immédiatement proposé des films gigantesques, au vu de mon expérience dans la pub. Cela faisait quand même dix ans que j’étais metteur en scène. Enfin, que je jouais au metteur en scène. J’allais sur un plateau, je disais « moteur », je choisissais les acteurs et les décors, j’écrivais les scénarios. Je n’ai pas voulu accepter les propositions américaines parce que j’ai pensé que j’étais trop inexpéri- menté sur le plan du long métrage pour me confronter au monstre californien. À l’époque, on m’a proposé des gros trucs, comme E=MC2, Tora ! Tora ! Tora !, qui a finalement été confié à Richard Fleischer, ou encore une adap- tation de L’Îlede Robert Merle. C’était n’im- porte quoi et du coup, j’ai tout refusé. J’ai préféré poursuivre le film que j’avais en projet, plus modeste.

Poiré m’a alors rappelé : «Cher ami, est-ce que ça vous intéresserait de mener votre projet à bien ? Vous écrivez quoi au juste ? Je suis prêt à vous offrir le concours de Francis Veber, qui est un grand scénariste». J’ai dit oui. Je trouvais très intéressant de travailler avec Veber, d’autant que le scénario était déjà écrit. Francis a amené d’ex- cellentes idées de dialogue. Notre collaboration a été aussi difficile que passionnante. Je lui suis, aujourd’hui encore, très reconnaissant des choses que j’ai apprises. J’avais trente ans. C’est un bon âge pour recevoir des propositions et je voulais faire un film français avec un acteur, Patrick Dewaere, qui lui voulait faire le film. Il n’était pas à l’époque le plus célèbre acteur français, mais il arrivait en seconde position. La configu- ration était suffisamment forte, finalement, pour que j’aie mon mot à dire vis-à-vis du producteur.

Patrick et moi nous entendions vraiment très bien : notre tandem était solide et le producteur ne pouvait plus faire grand-chose. C’est pour cela que les producteurs font très attention au scéna- rio, au casting et au choix du metteur en scène.

Parce qu’ils savent qu’une fois que tout cela est réuni, il est trop tard pour intervenir. À partir du moment où le tournage commence, les produc-

teurs vous foutent la paix, généralement. Contrai- rement aux États-Unis, où l’on peut être viré pendant les quinze premiers jours.

Apparemment, vous faites assez peu de prises.

L’arrivée du numérique a-t-elle changé vos habi- tudes de mise en scène ?

Non, le numérique n’a rien changé. Ce n’est pas parce que l’outil enregistre « une pellicule dif- férente », que je vais exténuer mes acteurs et leur faire faire soixante-cinq prises. Ce que le numérique offre en revanche c’est une plus grande souplesse dans certains cas. Pour Deux frères, au lieu d’attendre que les animaux soient prêts, je pouvais lancer le moteur beaucoup plus tôt et bénéficier de leur spontanéité au moment où ils ont envie d’inventer la scène. Avec les acteurs, j’ai complètement oublié que je faisais du numérique. Je continue à préférer les pre- mières prises. Parfois il faut retenir la prise 7 ou la 8. Elles surviennent dans un regain, après une sorte de lassitude qui s’installe à partir de la prise 3 ou 4. Puis, comme les acteurs commencent à s’impatienter, ils mettent le paquet et les prises suivantes sont bien meilleures. Certains, comme De Niro, demandent soixante-dix prises à leur metteur en scène. Certains cinéastes, comme

Tati, font soixante-dix prises avec leurs comé- diens. Mais ce sont des exceptions. C’est vrai qu’il est parfois décourageant pour un acteur d’entendre : « On recommence » sans qu’il sache pourquoi. Ce sont des techniques de tournage.

Le numérique modifie-t-il la façon dont vous tournez ?

Il est une innovation très bénéfique pour les met- teurs en scène et effrayante pour les opérateurs.

ses introductions dans le cinéma... Il faut faire preuve d’humilité : on y arrive par une folle détermination, par un fol enthousiasme, par un fol amour du cinéma, qui se matérialisent par une totale dévotion à ce métier. Souvenez-vous que c’est une profession incroyablement maté- rielle, même quand on écrit – il faut pondre des pages, il faut se gratter la tête, lire des livres, faire des recherches, c’est du travail.

Nous parlions des relations avec les producteurs.

Revenons sur le cas d’Alain Poiré, le producteur de Coup de tête. Vous n’aviez alors qu’un seul

film à votre actif, qui n’avait pas marché. Or Poiré avait de son côté une longue carrière der- rière lui. La Gaumont formatait un peu les films qu’elle produisait, et Poiré à l’intérieur de la Gaumont imposait une marque, celle de films populaires, comédies ou polars, dont les met- teurs en scène pouvaient être interchangeables.

Et ce n’est pas leur faire injure que de dire cela, certains d’entre eux étaient excellents. Est-ce que ce n’était pas une contrainte ? Quand on voit le générique du film, on se dit « C’est la Gaumont » et d’entrée de jeu, on sait que l’on va être en terrain connu...

Vous avez complètement raison. Mais Poiré me proposait des films depuis longtemps. Comment

cela ? Je disais que j’avais été metteur en scène à dix-neuf ans et demi. Parce que l’on m’a proposé d’entrée de jeu de faire des films publi- citaires. Je n’en avais jamais vus : je n’allais qu’à la Cinémathèque, dans les cinémas d’Art et Essai, où l’on ne montre pas de films publici- taires. Et il n’y avait pas la télé chez moi. Le premier film publicitaire que j’ai vu, c’est donc moi qui l’ai fait. Comme nous étions peu nom- breux sur ce créneau et que la télé s’est ouverte à la pub, j’ai beaucoup travaillé. J’ai bien dû enchaîner 500 pubs. J’étais très demandé, je récoltais plein de prix. Pour moi, le cinéma, ce

n’était pas un travail que je devais faire pour casser la croûte, mais un rêve. Je n’avais abso- lument pas peur que l’on me dise non, je m’en foutais. Alain Poiré me proposait un film tous les trois mois, des comédies abominables, des trucs auxquels je ne comprenais rien du tout.

Je me demandais comment je pourrais diriger un truc pareil, je ne comprenais rien aux person- nages. Alors je lui disais non et lui ne compre- nait pas : «Pourquoi non ? Avec des bons acteurs, le film est dans la poche...» C’est pour ça que je lui ai proposé mon idée. Mon film précédent, La Victoire en chantant(rebaptisé Noirs et blancs en couleur), m’avait permis de décrocher l’Oscar du Meilleur Film étranger à Hollywood. Mon statut était très particulier. En France, j’étais un mec qui avait fait un bide

Tony Leung et Jane March dans L'Amant (1991).

Playtime de Jacques Tati.

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retrouvez pas les grands films que vous avez aimés. Et c’est également vrai de Spielberg et John Williams… La musique change la couleur d’un film. Repensez, par exemple, aux films de David Lean, Le Pont de la rivière Kwai, Docteur Jivagoou Lawrence d’Arabie: sans musique, ce ne sont plus les mêmes films. Pour moi, il est absolument capital que le metteur en scène puisse faire confiance à ses plus proches collaborateurs

si ce n’est pas sa nature de s’immiscer dans tout.

Je suis peut-être un peu trop envahissant. J’ai ten- dance à dire : « Non, je ne veux pas trois haut- bois, je préfèrerais deux clarinettes ». Ce n’est pas forcément bien. Certains compositeurs sont exaspérés, je les comprends.

Vous avez été dans les écoles. Mais la techni- que évolue, et pas seulement au niveau de la haute définition. Les objectifs ne sont pas les mêmes, la façon d’éclairer est différente… Le tournage suffit-il à la formation permanente, ou avez-vous quand même le désir de vous mettre au courant de ce qui existe ? Notamment en voyant d’autres films et en essayant de com- prendre comment ils fonctionnent ?

Je vois beaucoup de films. Étant membre des aca- démies, j’ai le privilège de recevoir beaucoup de DVD. Par ailleurs, par nature, dès qu’il y a un

nouveau matériel, je m’informe. Quand les tru- cages numériques ont été mis au point, j’ai été invité chez George Lucas, qui par ailleurs avait besoin de commercialiser ses inventions techni- ques et son matériel. J’ai passé la journée avec Luc Besson, qui m’a montré son installation. Nous aimons parler entre amis, entre collègues. Cela m’a toujours plu de tenter de nouvelles expé- riences sur le plan technique. C’est pour cela que

j’ai fait un film en Imax. Au même titre que j’ai eu envie, pour mon dernier film, Deux frères, de faire un film en digital. Parce que je lisais des articles, je voyais des images. Les fabricants de Digital avançaient que c’était « aussi bien que le 35 mm », les fabricants de 35 mm répondaient :

« C’est de la merde ». J’ai appelé Panavision. Je me suis fait prêter la meilleure caméra numérique, ainsi qu’une Golden Panavision. J’ai tourné les mêmes choses en parallèle, puis j’ai demandé à ma monteuse de tout mélanger : je n’ai pas vu la différence. Ma monteuse non plus, mon ami pro- ducteur non plus, mon scénariste non plus. Alors on a voulu recommencer l’expérience : ce n’était pas normal qu’il n’y ait aucune différence. Fina- lement, il existe une petite différence.

J’ai toujours considéré avec une grande gaieté Le metteur en scène, avec le numérique, voit

l’image finale en temps réel. Bien entendu, il est toujours possible de la bricoler en post-produc- tion, mais c’est quand même agréable de pouvoir contrôler la direction de la lumière, le contraste.

C’est comme si l’étalonneur était présent sur le plateau, alors qu’il intervient réellement six mois plus tard. Du coup, le metteur en scène est moins dépendant de son chef opérateur. Jusque-là,

celui-ci avait tendance à répondre à la moindre récrimination : « Mais non, tu n’y comprends rien, le Gama est différent, la courbe… ». Il est vrai que j’ai toujours été intéressé par la techni- que et que j’ai su leur répondre... La première fois que je suis arrivé sur un plateau, évidemment, j’ai mis l’œil à la caméra. Tout le monde attendait de voir si j’allais dire : « Oui, c’est bien ». C’est un peu un bizutage. C’est plus facile aujourd’hui, avec le numérique. Il y a encore quelques années, nous allions voir les rushes avec une certaine appréhension. C’est alors que nous pou- vions voir qu’il n’y avait pas suffisamment de lumière, par exemple. Ou qu’il y avait une rayure sur le négatif... En numérique, vous avez un gros moniteur devant vous, et l’image que vous voyez est la même que celle que vous verrez plus tard.

Faut-il comprendre que votre chef opérateur n’a pas la liberté que d’autres cinéastes lui accor- dent ?

Je suis très directionnel, d’autant que j’ai reçu une formation d’opérateur à Vaugirard, que je passe mon temps dans les musées, que j’arrive avec des storyboards et toute une collection de croquis. Alors quand le chef opérateur me demande : « Qu’est-ce que tu en penses, tu crois qu’on devrait mettre un quart de bleu en plus sur le projecteur de gauche ? », je lui réponds : « essayons », ou « ça va », ou encore

« ce n’est pas assez bien ». La réponse est immé-

diate, comme au théâtre. Le metteur en scène de théâtre est dans la salle et quand il demande de baisser la lumière, il est possible de répon- dre immédiatement à son attente. Je vous rappelle que la prééminence du chef opérateur date de l’époque très héroïque où il fallait regarder à travers le filtre noir pour savoir s’il y allait avoir quelque chose sur la pellicule quand elle faisait deux ASA et qu’il fallait tourner en plein soleil.

Puis est venue la couleur, que l’on ne pouvait concevoir que pétante. Pendant longtemps le chef opérateur est resté le vrai chef du plateau, parce qu’il était le seul à savoir comment la caméra, cette machine magique, opérait. Aujourd’hui, le metteur en scène voit tout de suite le résultat. Si ça ne lui plaît pas, il peut le dire. Et s’il n’a pas d’idée précise, il ne dit rien.

J’ai très bien connu François Truffaut les cinq ou six dernières années de sa vie. Nous n’étions pas intimes, mais tout de même assez proches. Or il demandait en permanence ce que je pensais de la photo de ses films. Et il avouait : «Je ne com- prends rien, ça ne m’intéresse pas, je ne sais pas le faire». Je trouvais cela étrange, d’autant que la photo de ses films est souvent irréprochable. Mais simplement Truffaut ne possédait pas de culture visuelle. Sa culture littéraire était en revanche magnifique, c’était un formidable dialoguiste, un merveilleux conteur. Je pense que c’est aussi un talent du metteur en scène que de savoir choisir les membres clef de son équipe. Choisir ses acteurs, c’est primordial. Mais choisir son chef opérateur c’est également capital. Parce que c’est l’homme qui va vous aider à placer les caméras, à donner un style visuel à l’image. J’ajouterai à cette liste le chef décorateur et évidemment les musiciens. Si vous ne mettez pas Nino Rota avec Fellini, vous n’avez plus le même Fellini. Si vous ne mettez pas Morricone avec Leone, vous ne

« Mais choisir son chef opérateur c’est également capital. Parce que c’est l’homme qui va vous aider à placer les caméras, à donner un style visuel à l’image. »

Docteur Jivago de David Lean.

Une scène de La Victoire en chantant (1976).

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claquements de sandales dans les couloirs ou sur le dallage de l’église. Je le fais figurer au scé- nario. L’habillage sonore fait partie de l’écriture cinématographique. Qu’est-ce qu’écrire un scé- nario ? Ce n’est pas écrire une histoire. C’est décrire les images et les sons tels que les specta- teurs les recevront plus tard. Il faut donc exposer un travail qui n’est pas encore effectué. Autre- fois, en France, on définissait dans le scénario la colonne image et la colonne sonore. Je préfère le système anglo-saxon. Au lieu d’inscrire :

« musique », j’écris « le sifflement du vent est remplacé par la stridence des violons, ce qui indique un changement de climat sonore ». C’est indispensable. Si l’on veut faire du cinéma et non illustrer un texte avec un habillage sonore. Si vous faites une comédie musicale, la première personne que vous engagerez, c’est le compositeur.

Mais pour ce qui est des autres genres, ce n’est pas systématique. Soit vous entretenez un rapport ancien avec un compositeur, et vous savez à quoi vous en tenir, soit vous le rencontrez très en amont.

Dans ce cas-là, vous lui donnez le scénario pour qu’il commence à vous présenter des thèmes.

C’est ainsi que j’ai procédé pour Deux frèresavec Gabriel Yared. Mais il m’a dit : «Je ne peux pas le faire, parce que je suis pris entre l’enclume de Troieet le marteau de Cold mountain...» Ce sont des choses qui arrivent. Avec Pierre Bachelet, qui a signé la musique de Coup de tête, j’ai procédé autrement. Quand le premier montage du film a été prêt, je l’ai appelé. Il est arrivé avec ses petites bobinos de musiques temporaires.

Nous avons tenté de voir sur quelles séquences elles fonctionnaient. Rien ne marchait. Alors Pierre s’est mis à siffloter. J’ai trouvé ça sympa. Au stade du pré montage, j’ai inclus ces petits airs sifflés, sans être certain de les conserver. Puis nous avons essayé d’autres instrumentations. Ça n’allait pas, seul le sifflement collait...

Pour Le Nom de la rose, j’ai travaillé avec James Horner. Nous avions de terribles problèmes d’ar- gent, j’étais très en retard sur le montage. Pour aider mon producteur allemand qui avait dû vendre ses immeubles pour faire le film, il fallait que je travaille avec un musicien anglais. C’est

une contrainte qui ne me plaisait pas, jusqu’au jour où j’ai découvert que James, que j’aimais beaucoup, avait un passeport anglais. Nous l’avons fait venir en catastrophe, il a vu le film, il a commencé à pondre des musiques dans la foulée. Nous avons travaillé d’arrache-pied pendant trois semaines, jusqu’au moment où nous nous sommes fâchés parce qu’il voulait me faire valider sa musique électronique. Il me pro- posait en fait du sampling d’instruments anciens.

Finalement, nous nous sommes fâchés tout rouge l’un et l’autre. À la suite de quoi nous avons cessé de nous parler pendant des années. Pour Le Nom de la rose, j’ai fini par lui dire : «Tu fais ce que tu veux, je suis sans a priori. Mais si ça ne me

plaît pas, ce ne sera pas dans le film ». C’est comme cela que la musique du film s’est frayée un chemin... Et finalement, nous nous aimons beaucoup. Nous avons de nouveau travaillé ensemble pour Stalingrad. Mais tous les types de relations sont possibles : John Williams est inter- venu au premier montage sur Sept ans au Tibet. Mais c’est peut-être la musique de L’Oursqui m’a donné le plus de soucis. J’allais voir Phi- lippe Sarde tous les jeudis matin pendant la période du montage. Je lui montrais des photos, quelques images du film, nous parlions, nous parlions. Or, ce n’est pas être médisant que de le révéler : la veille de l’enregistrement, Philippe n’avait encore rien à me faire entendre. La panne.

Finalement, c’est Carlos Salina, l’orchestrateur de Nino Rota, qui a tout écrit dans la nuit. Ces choses-là arrivent. Et moi qui avait commencé à travailler très en amont pour justement ne pas avoir ce genre de problèmes... Quand j’allais chez Philippe Sarde pour écouter ce qu’il avait fait, il me servait des tartines de caviar… C’est très bon le caviar, mais je n’aime pas particu- lièrement ça, j’aurais préféré la musique.

Vous alternez des films de conception assez clas- d’être confronté au défi d’un monde qui change.

Mais ce n’est pas, finalement, la technologie qui fait bouger le plus les choses. J’ai connu de grandes révolutions technologiques. Pendant longtemps, j’ai fait des films publicitaires pour la télé, alors qu’elle était encore en noir et blanc ! Et un jour, il a fallu que tous les films passent à la couleur. On a dû changer de chefs opérateurs, comme dans Chantons sous la pluie. Parce que les amoureux du noir et blanc trouvaient que la couleur n’avait pas le même charme. C’est peut- être vrai, mais il n’empêche que le monde

change. Après cela, j’ai eu la joie de faire avec La Guerre du feu le premier film français, ou peut- être le second, en Dolby stéréo. Il n’y avait d’ailleurs pas de labos stéréo, ni d’audis stéréo en France, et je suis allé faire le son au Canada.

Sur Deux frères, mon chef opérateur habituel, Robert Fraisse m’a dit : «Je ne fais pas le film si c’est en numérique, le 35 mm est beaucoup mieux». Je lui ai répondu : «Qu’est-ce que tu en sais ? Pourquoi n’essayes-tu pas ?». En fait, le changement fait souvent peur. Nombre de com- positeurs ont en leur temps prétendu que « le piano, c’est nul, il faut continuer à faire du cla- vecin ». Aujourd’hui, les joueurs de clavecin ne courent plus les rues ! Je crois qu’il faut accueillir l’innovation technologique comme un outil qui vous est offert. Après, c’est à vous de savoir si cela vous aide ou pas.

En revanche, l’évolution est spectaculaire quant

à la façon dont on raconte les histoires. On fait beaucoup plus de plans qu’autrefois, on est obligé, aujourd’hui, de faire un montage beau- coup plus serré. Les spectateurs ont changé, ils analysent les images de cinéma beaucoup plus rapidement qu’auparavant. Et ils sont deman- deurs d’une multiplicité d’angulations, ce qui n’était pas le cas autrefois. Les gens étaient habi- tués au théâtre, ils faisaient leurs gros plans eux- mêmes. Aujourd’hui, c’est la télévision qui donne le la. Or le poste de télévision étant de taille modeste, il faut montrer rapidement où ça se

passe par un plan large, pas trop insistant, puis aller chercher les différents gros plans, que l’on dynamise le plus possible. La télévision a beau- coup changé la donne et j’ai envie de dire tant mieux. J’aime davantage le cinéma d’aujourd’- hui que celui, certainement plus lyrique, plus posé d’hier, mais qui demandait à ce que l’on limite le nombre de plans. Parce que chaque plan demandait beaucoup de temps. Je ne vais pas développer l’histoire parallèle de la stylisti- que et du matériel, mais croyez bien que les deux sont étroitement liés.

Pour revenir à la musique, à quel stade du déve- loppement du film commencez-vous à réfléchir à la fois aux éléments musicaux et aux éléments d’effets, d’ambiance, de bruitage, au design sonore en quelque sorte ?

J’ai toujours entendu mes films pendant que je les écrivais. Quand j’écris l’une des scènes du Nom de la rose, j’entends la réverbération des

« Au lieu d’inscrire : “musique”, j’écris

“le sifflement du vent est remplacé par la stridence des violons, ce qui indique un

changement de climat sonore”. »

Tcheky Karyo dans L'Ours (1988).

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d’en faire, c’est la meilleure façon de la réussir. Il ne faut jamais dévier de ses désirs. Il faut se battre pour réaliser ses rêves. Si l’on y arrive, c’est génial et c’est très rigolo, très longtemps.

Nous parlions de la pub et de l’expérience que vous en avez tirée. Qu’est-ce qui vous a servi le plus ? La technique ? La relation avec les acteurs ? Le montage ? Ce qui m’a incroyablement servi, c’est de développer une espèce d’arro- gance. J’avais fait des écoles et j’étais vraiment fasciné par le grand cinéma sovié- tique ou celui de Kurosawa et Mizoguchi. Je me suis retrouvé dans le milieu de la pub et je me suis dit : « C’est une bande de demeurés ». Je n’avais aucune envie de faire de la pub : c’était très facile pour moi d’afficher cette sorte de dédain. Quand un commanditaire me disait : « Faites ça », je répon- dais facilement : « Non, c’est trop nul ». Alors on me donnait une vraie liberté pour faire valoir mes idées. Pendant des années et des années, j’ai constaté deux choses. D’abord que j’ai toujours fait, même en pub, les films que je voulais faire : si ce n’était pas possible, je me tirais. Ensuite que cette arrogance est devenue un style de vie. Je ne suis plus arrogant, mais je fais toujours ce que j’ai envie de faire. Pendant une période qui a été très bénéfique pour moi, j’ai eu la chance que tous mes films publicitaires soient récompensés par au moins un prix, alors qu’ils avaient, sans aucune exception, été refusés par l’a- gence. Mais ce sont les mêmes qui me portaient en triomphe dès que le vent tournait. C’est pour cela que j’ai fait Coup de tête. Les gens qui changent d’opinion parce que les autres changent d’opinion, pour moi c’est incroyable ! Il faut tenir bon, se faire confiance, faire contre les autres, à sa manière.

Il y a grosso modo deux manières de faire. Primo passer en force, comme je le faisais à l’époque de la pub. J’avais alors une expression : « Je prends ma musette ». J’avais une espèce de sacoche de pêche et je partais au milieu des réunions... Ça se savait dans le milieu de la pub... C’était une époque d’en- fant gâté, mais qui m’a donné le sentiment qu’après tout, en étant soi-même, on pouvait passer par des moments cruels, par des moments où on se faisait jeter le film à la gueule. Et je peux dire que quand vous faites des longs métra- ges, vous vous les faites jeter à la gueule. Les critiques du Nom de la roseont été exécrables à la sortie du film aux États-Unis, les pires que j’avais jamais eues.

Idem en Italie. Aujourd’hui, on me paye des voyages pour que je vienne parler duNom de la rose. Il s’agit pourtant du même film, mais certains ont changé d’opinion. Ma femme – je suis l’un des rares cinéastes à avoir la même femme depuis longtemps – me dit tout le temps que même quand je suis d’accord, je dis non par réflexe. Lorsqu’on me présente quelque

chose, je dis d’abord non, cela me donne le temps de réfléchir. Si l’on dit oui trop tôt, on est cuit. Si vous recevez un scénario, et que vous dites : « C’est pas mal », vous êtes piégé. En fait, le scénario ne vous a pas plu : il faut dire non tout de suite.

La pub m’a également appris à gérer une équipe. Je vais vous raconter une anecdote. Quand j’ai fait mon premier film, La Victoire en chantant, nous étions une toute

petite équipe en plein cœur de l’Afrique, une trentaine de personnes, les acteurs compris. Jean Carmet, qui était un acteur célèbre à l’époque, est venu sique comme Le Nom de la roseou Stalingradet d’autres, moins traditionnels

comme L’Oursou La Guerre du feu. Cela implique-t-il une écriture différente

?

Quand j’étais à l’IDHEC, l’ancêtre de la FEMIS, nous avions reçu Vincente Minnelli, qui s’était longuement plaint : sa vie était une galère, il se faisait chier à faire toujours les mêmes films, etc. J’ai ensuite rencontré Hitchcock, qui m’avait dit la même chose. Je m’étais dit : « C’est quand même bizarre, ces cinéastes font des films extraordinaires et ils se sentent piégés dans un genre ».

Pour ma part, je ressens la nécessité, quand je finis un film comme Le Nom de la rose, de ne pas refaire un film au Moyen-Âge ou sur un livre en grec.

Ou de ne pas faire un film sur la vie monastique. Ou de ne pas faire un film sur les bibliothèques. J’ai envie d’aller ailleurs, d’aller dans la montagne reni- fler les sapins, comme les ours. Cela me permet de redécouvrir un autre style. Après L’Ours, j’ai eu envie de revenir, avec L’Amantà une histoire sen- timentale, adaptée d’un roman. Je puise un dynamisme personnel très fort en changeant de lieu, en étant obligé de me bousculer un peu, d’affronter des problèmes nouveaux. Quand j’ai voulu faire La Guerre du feu, que disaient les producteurs ? « C’est un mec qui a fait de la pub et qui fait très fort en comédie ». Je venais de faire Coup de tête… Je me suis bagarré pendant des années pour faire La Guerre du feuet bizarrement le film a eu du succès.

On m’a donc proposé des tas de films où les gens couraient cul nu, des films de primitifs, avec mammouths ou sans mammouths...

Quand je me suis présenté avec Le Nom de ma rose, un livre qui à l’époque n’avait pas encore l’aura qui sera la sienne par la suite, tout le monde a pensé que j’étais un fou furieux, que cela ne marcherait jamais. Tout le monde disait : « Annaud ne comprend rien à la littérature, il est bestial ».

J’ai fait Le Nom de la roseet l’on a aussitôt considéré que j’étais un spécia- liste de l’Histoire. On a voulu me coller tous les projets historiques ou intel- los. Parce que Umberto Eco était devenu entre temps une sommité intellectuelle, et qu’il avait dit beaucoup de bien de moi. De même, quand j’ai voulu faire L’Ours, les producteurs ne voulaient pas me financer : « Annaud ne comprend rien à la tendresse ». L’Oursa eu du succès et j’ai voulu faire L’Amant.Rebelote. « Annaud ne connaît rien à l’amour ». Après L’Amant, on m’a naturellement proposé des films d’amour avec des scènes d’amour. Tout cela est stupide. Je suis comme tout le monde, j’ai des passions complètement dissymétriques. Je connaissais un chef machino avec des pognes énormes, il était collectionneur d’oiseaux de paradis, c’était sa passion, mais tout le monde pensait que c’était une brute... Moi, j’aime puiser dans les différen- tes facettes de ma personnalité.

C’est vrai que j’ai une passion pour l’Afrique, mais que j’ai aussi une passion pour la Russie que j’ai mise, d’une certaine manière, au service de Stalingrad. J’ai une passion pour la littérature : je puise dans un grand texte pour faire un film qui va me passionner, mais après, je change de climat. Certains, par contre, ont des passions très monolithiques, qui n’aiment que le film noir par exemple. Ils y excellent d’ailleurs. Chacun doit faire de sa vie ce qu’il a envie

Un mammouth de La Guerre du feu (1981).

Jean Carmet dans La Victoire en chantant

(1976).

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je travaille, mais il y a autant de façons de faire que de cinéastes. Je suis très ami avec Patrice Leconte, mais je n’arrive pas à comprendre comment il fait.

Et c’est réciproque. Mais je ne vais jamais sur le plateau des autres parce qu’à chaque fois que cela m’arrive, je me dis : « La caméra, il ne devrait pas la mettre là, c’est impossible... » Ce qui est merveilleux dans le cinéma, c’est que chacun doit conserver sa personnalité, choisir ses acteurs comme il l’en- tend, écrire son scénario selon ses propres convictions. Ce qui est lamentable, c’est de ne pas faire les films auxquels on croit. Si un cinéaste un peu cons- cient se met à faire des films qui valorisent les GI’s en Irak, parce qu’il a besoin de travailler, c’est terrible. Il pourra se payer une villa à Hollywood, mais il verra son psychanalyste tous les jours...

Avez-vous une approche particulière dans l’écriture de vos scénarios, une méthode immuable ?

J’emploie à peu près toujours la même méthode. Mais il faut distinguer les histoires originales et les adaptations. Même si la difficulté est égale. J’ai fait plusieurs adaptations. À chaque fois, l’enjeu,

c’est de respecter les émotions ressenties à la lecture. Mais plus le livre est célèbre, plus vous avez une obligation, non pas de res- semblance, parce que le roman et le film sont objets différents, mais d’honnêteté. Les lecteurs du livre voudront le retrouver dans le film. Et c’est là que ça se complique. Ce cas de figure m’est arrivé sur Le Nom de la

roseet sur L’Amant. Au bout du compte, je suis obligé de dire à tout le monde :

« Ma lecture prévaut, c’est mon film, et tant pis pour le livre ». Umberto Eco l’a très bien compris. Marguerite Duras a moins bien réagi, elle a eu du mal à accepter mes choix.

Comment fait-on une adaptation ? Il faut commencer à décortiquer le livre, essayer d’isoler la courbe dramatique qui vous a le plus intéressée et ensuite, commencer à faire un découpage scène à scène. Quand j’ai une idée origi- nale – c’est le cas de mes deux derniers films, la

méthode est plus fluctuante. Stalingradest parti d’une anecdote célèbre, qui tenait sur deux pages... Pour Deux frèresj’ai assemblé des idées qui me trottaient dans la tête, le matin dans mon bain, le soir dans mon lit, la journée quand je conduisais. Dans ce cas-là, je me demande ce que va faire tel personnage à tel endroit, à tel moment, parce que j’ai eu l’idée de la scène sui- vante et je ne dois pas manquer la jointure des deux scènes. Je me mets à la place de chaque

personnage. Il m’arrive parfois, d’ailleurs, d’écrire l’histoire du film à travers chacun. C’est une façon de vérifier sa cohérence. Inventer une histoire est quelque chose de très plaisant. Coup de têteest né à l’issue de plusieurs mois de recherches, où j’allais sur les terrains de football, j’écoutais des anecdotes...

Ça me permettait d’enrichir les personnages. Au départ, j’étais complètement me voir au bout de cinq ou six jours et m’a

demandé : «Qu’est-ce que ça te fait d’être le chef de tout ce monde ?». Je n’ai pas osé lui dire que c’était la première fois depuis des années que j’avais une équipe aussi réduite. En pub, j’étais habitué à gérer des équipes de 150 per- sonnes, alors que j’étais tout gamin. Cela m’a donné l’habitude de gérer une équipe, de ne pas me laisser impressionner par le nombre de gens qui travaillaient pour moi, de n’en faire qu’à ma tête. Ce sont peut-être de mauvais conseils que

je vous donne, mais c’est comme ça que j’ai fait.

Mais il faut savoir ce que vous voulez, évidem- ment. Parce que si ce n’est pas le cas, vous êtes mort. Être metteur en scène, c’est avoir une vision claire de ce que vous souhaitez voir plus tard sur l’écran et de l’expliquer aux autres.

Truffaut disait qu’il faut faire attention, sinon un film subit une longue dégradation entre l’idée originale et la copie standard. Il faut veiller à préserver l’intégrité de la flamme, se battre comme un fou. Les gens sont gentils, ils vien- nent toujours vers vous pour vous dire : « Je crois que j’ai une très bonne idée ». Je réponds toujours : « Est-ce une bonne idée qui facilite ton travail ou qui améliore le film ? ». En général, mon interlocuteur s’en va. Par exemple, si la scène décrit une bataille dans la boue et que la perruquière vient me dire : « Ça serait mieux qu’ils se battent dans le sable », c’est pour ne pas passer la nuit entière à nettoyer les

perruques. Si vous pensez que c’est une bonne professionnelle qui a déjà vingt ou trente ans de métier et qu’elle a raison, vous êtes fichus. Si on se met à écouter tout le monde, le soleil devient un ennemi, il n’est jamais là où il faut. Les com- merçants deviennent des ennemis, qui râlent parce que c’est leur rue qui a été choisie. Mais quand le film marche, ils sont très contents qu’on ait choisi leur rue parce que les gens viennent acheter leur pain dans la boulange- rie du film...

C’est le cas du bistrotier d’Amélie Poulain.

Le bistrotier d’Amélie Poulain a effectivement fait tous les malheurs du monde à Jeunet, il ne voulait pas qu’il tourne. Et maintenant ce sont des cars entiers de touristes japonais qui vien- nent boire un verre chez lui... Ça c’est l’ironie du cinéma. Il faut le savoir et se battre en perma- nence. C’est un combat qui ne se finit jamais.

Le jour où vous n’avez plus la force de vous battre, vous vous faites éjecter.

Certains étudiants feront de la mise en scène, mais d’autres de la production, de l’image, cer- tains seront même, qui sait, parmi ceux qui net- toient les perruques.

Je ne peux donner que mon point de vue. Même si cela fait des années que le cinéma est mon univers, je ne peux pas vous parler aussi sincè- rement et honnêtement du travail de l’acteur ou du chef opérateur. Je n’ai jamais été autre chose que metteur en scène. J’ai forcément pris de mauvaises habitudes. Je vous dis comment Lhakpa Tsamchoe, David Thewlis et Brad Pitt

dans Sept ans au Tibet (1987).

« Je me mets à la place de chaque personnage. Il m’arrive parfois,

d’ailleurs, d’écrire l’histoire du film à travers chacun. C’est une façon de vérifier sa cohérence.

Inventer une histoire est quelque chose de très plaisant. »

Mario David, Jean Bouise, Robert Dalban, Paul LePerson et Michel Aumont dans Coup de tête (1977).

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rentrant. L’écriture prend du temps. Je m’étais planté sur mon premier film, La Victoire en chantant, j’avais pensé qu’on écrivait un scénario en deux ou trois semaines... Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’exceptions. Le scénariste de La Chute, le film qui raconte les derniers jours d’Hitler, a effectivement écrit le film en trois semaines. À ceci près que ça fait 25 ans qu’il y pense... 25 ans qu’il a les décors en tête. Il a eu le temps de tout lire sur la période... Mais quand vous démarrez à froid sur un sujet nouveau, il faut que vous planchiez un an entre le premier jet et le moment où vous allez oser donner le scénario à quelqu’un.

Tout le monde ne travaille pas autant que vous. On sait que surLe Nom de la rose, vous avez pratiquement dressé le Gault et Millau des monastères d’Europe. On a l’impression que vous êtes un perfectionniste, un jusque- boutiste de la documentation. On imagine que pour les films suivants vous êtes devenu un grand spécialiste du bouddhisme, etc. Vous avez besoin de vous immerger totalement dans votre sujet pour vous lancer dans l’écriture...

J’ai toujours adoré constituer une documentation, depuis l’époque où j’étais étudiant. Je suis un rat de bibliothèque et un rat de cinémathèque. C’est par goût que j’aime fouiller. Mais il est une autre raison qui me pousse à être per- fectionniste. Sur le plateau, il y a des tas de gens qui me posent des questions de tous ordres. Si j’hésite dans ma réponse ou si je donne une réponse fausse, je retrouve cette erreur dans le film et ça m’énerve.

Je veille pour éviter cela à posséder mon sujet mieux que tout le monde, mieux que mon chef décorateur.

Parce que c’est à moi de lui dire ce que je veux, des bas reliefs, comme dans les arènes romaines ou les arènes asiatiques, qui montrent des scènes de combat.

C’est à moi de dire que les Franciscains ont des san-

dales... Du coup, c’est vrai que j’ai passé un temps considérable pour Le Nom de la roseà essayer de savoir quelle était la longueur de la barbe des moines.

Et s’ils se rasaient, comment faisaient-ils ? Il faut se donner du mal. Par exemple, quand j’ai fait L’Amant, j’avais avec moi un très vieux monsieur qui était l’un des grands romanciers du Viêt-nam. J’avais beaucoup d’affection pour lui. Il était un peu la garantie historique du film et il me disait tous les jours – avec son dentier qui ne tenait pas, il n’avait pas assez de sous pour acheter la colle :

«C’est très important que vous fassiez bien votre travail, parce que ce film sera la mémoire de la Cochinchine». Je me suis dit : «C’est vrai que tout cela va disparaître, il faut faire attention». Et j’ai effectivement fait vachement gaffe, par respect pour les gens qui travaillaient

sur le film, par respect pour la culture qui inspirait le film, et qui avait inspiré Mar- guerite Duras. J’avais envie d’être loyal.

Idem quand j’ai fait Sept ans au Tibet.

J’avais peur de trahir les Tibétains, d’au- tant plus que le Dalaï Lama m’avait beau- coup aidé. Sa sœur était venue jouer le

rôle de sa mère, son fils était l’un de mes assistants, son conseiller ecclésias- tique était devenu le mien, son premier ministre avait été présent sur le tour- nage... J’ai montré le film aux Tibétains. Et en sortant de la salle, le gouvernement incompétent dans le domaine du football. Mais

j’avais pour conseiller Guy Roux qui à l’époque était un jeune mec marrant. Guy m’a fait ren- contrer un tas de crétins, il me disait : « La pro- chaine fois, on rencontrera un con, il est phénoménal celui-là ! ». Et tous ces gens-là me donnaient des idées. J’ai conservé mes petites fiches où je notais ce que j’entendais et voyais – pas devant eux. J’ai également rencontré des anciens footballeurs dans des bars, dans des ban-

lieues incertaines. Beaucoup de gens commen- cent leur carrière par une autobiographie. Ils savent d’emblée qui sont les personnages : le papa, la maman, la fiancée, le grand-père, l’em- ployeur... Après on s’éloigne, on raconte des histoires décalées. Mais au bout du compte, on se raconte toujours soi, il ne faut pas se le cacher.

On ramène les personnages à soi...

C’est votre côté un peu ours...

Je dois avoir un côté un peu ours. Et un côté un peu femme, qui m’a permis de faire L’Amant. Et je dois avoir un côté un peu féroce qui m’a permis de mener à bien Deux frères. On a tous des pul- sions qui se retrouvent dans les différents stades de l’écriture. Je commence toujours par me racon-

ter des histoires, mais au lieu de les rêver, je les écris. J’écris énormément, c’est affolant ! Des milliers et des milliers de pages. J’ai appris cela avec Georges Conchon, avec qui j’ai écris mon premier film. C’était un grand écrivain. Il avait eu le prix Goncourt avec L’État sauvage. Je me souviens de la première fois où l’on a travaillé ensemble. Il s’est assis à mon bureau à la cam- pagne, il a ouvert son stylo, il a posé un paquet de pages blanches devant lui et m’a demandé :

«Alors mon cher Jean-Jacques, le film commence comment ?». Je lui ai répondu : «C’est la savane au matin» ; «Alors que se passe-t-il ?» ; «Ce sont des soldats africains, qui parlent allemand» ;

«Très bien. Et que font-ils ?». Je lui ai décrit la scène et il s’est mis à écrire. Je lui ai dit : «Atten- dez Georges, nous n’avons pas réfléchi...» ; «Si ça ne vous plaît pas, on le refera».

Écrire, c’est matérialiser une idée. Le lendemain on reprend ce qui a été fait, on conserve certaines choses, on en jette d’autres, et on recommence...

C’est comme ça que je travaille. En ce moment, dans ma maison de campagne, ma porte est pleine de Post-It... C’est une façon de mettre un peu d’ordre dans mes idées. Les Post-It sont de plu- sieurs couleurs, figurant les différents personna- ges. C’est un guide visuel. En venant vous voir, dans les embouteillages, j’ai trouvé une autre scène, bien meilleure, que je vais écrire en

Christian Slater et Sean Connery dans Le Nom de la rose (1986).

Jamyang Jamtsho Wangchuk et Jetsun Pema dans Sept ans au Tibet (1987).

« J’ai passé un temps considérable pour Le Nom de

la rose à essayer de savoir quelle était la longueur de la

barbe des moines. »

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