Tinaig Clodoré-Tissot
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musique cultuelle
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Tinaig Clodoré-Tissot (UMR ArScAn - Protohistoire européenne)
Un certain nom bre d'instruments sonores ont é té mis au jour dans une grande partie de l'Europe tem pérée hum ide e t plus particulièrem ent en Europe d e l'ouest, en Europe du nord e t en Europe centrale, du Paléolithique supérieur (35 000 av. J.-C.) à la fin du second â g e du Fer (Fin du Ie' siècle av. J.-C.). Le co ntexte d e déco u ve rte a son im portance puisque l'é tu d e des types d e sites e t des associations de m obilier p e u t nous p e rm e ttre d 'a p p o rte r des éléments d e réponse q u a n t à la fonction probable d e ces instruments. La form e e t les décors des instruments sonores sont aussi à prendre en considération, ils o n t sans d oute eu une connotation religieuse. Il s'agit d o n c d e com prendre l'instrument d e musique co m m e signe, co m m e le suggérait A. Schaeffner (Schaeffner 1968). Enfin les analogies ethnographiques ou l'é tu d e d e la fonction sociale de certains instruments d e musique dans d'a utres sociétés qui s'en servent d e nos jours peuvent nous p e rm e ttre é g a le m e n t d e déduire qu e certains instruments d e musique d e la préhistoire ont été des instruments cultuels.
I. Le contexte archéologique
Des instruments dans la to m b e
Un certain nom bre d'instruments sonores ont é té découverts en contexte funéraire du Néolithique au prem ier siècle av. J.-C. La plupart sont des instruments d e musique en matières dures d'origine anim ale (flûtes e t sifflets en os, conques...) e t en terre c u ite (hochets, tam bours...). Les instruments d e musique métalliques sont rares dans la to m b e aux âges du Bronze et du Fer.
Ces instruments d e musique, déposés dans la to m b e , co n stitu a ie n t p e u t-ê tre la possession du
défunt ou exprim aient son statut social. D'autres ont plus p ro b a b le m e n t été déposés dans un b u t de p ro te c tio n d 'o rd re m agique, pour leur pouvoir ca th a rtiq u e et prophylactique. Parmi ces instruments, certains ont servi aux cérémonies funéraires puis ont é té déposés par la suite dans la to m b e co m m e les hochets en terre cuite connus dès l'â g e du Bronze B1 (1600 av. J.-C.) e t qui se m ultiplient au Hallstatt B2-B3 (950-750) dans une g ra n d e p a rtie d e l'Europe (Flongrie, ex. Tchécoslovaquie, Pologne, Allem agne, Autriche, Suisse, e t p robable m ent en France). Des hochets o n t é té é g a le m e n t recensés dans des nécropoles d e l'â g e du Fer (à partir d e 450 av. J.-C.) en France, en Belgique, en A llem agne e t en Suisse. Ces objets sonores pro vie n n e n t des tom bes à incinérations ou d e leur périphérie. Si la plupart ont une form e d'oiseau, certains sont géom étriques et anthropom orphes. Les analyses anthropo logiques menées sur quelques nécropoles des âges du Bronze e t du Fer o n t révélé qu'il s'agissait principalem ent de tom bes d'enfants, mais aussi parfois d'adolescents ou d e jeunes adultes (générale m e nt des jeunes femmes) (Clodoré 2000). Les conques o n t été le plus souvent découvertes dans des ensembles sépulcraux, bien datés du Néolithique et du C halcolithique en Europe c e n tra le e t m é d iterranée nne. Leurs découvertes associées à des os humains (enfants et adultes) e t parfois à des os d 'a n im a u x laissent suggérer une utilisation rituelle d e l'instrum ent. Certaines conques é taient remplies d e silex (Ôsel, W olfenbüttel, Basse-saxe, A llem agne) e t peintes en ocre ( G rotta dei Piccioni en Italie) (Skeate 1991). C ontrairem ent aux sifflets, généralem ent découverts sur des sites d 'h a b ita t, les flûtes tubulaires en os du Chalcolithique, des âges du Bronze e t du Fer o n t été mises au jour dans des tom bes ou des grottes- sépulcrales. C 'est le cas d e la flûte en os d e vautour d e Veyreau (Aveyron), d a té e d e 2500-2000 av. J.-C.
Rites, cultes e t religions
(Fages, Mourer-Chauviré 1983). Celle d e Vesterbolle (Danemark) fa ço n n é e dans un tibia de chevreuil provient d 'u n e urne cinéraire d é co u ve rte à 1 m 50 de profondeur dans un m a ré ca g e (Lund 1981). Il est possible que c e tte flûte ait é té un marqueur du statut social particulier de son possesseur co m m e les neuf tubes en os de mouton, qui constituaient à l'origine une flûte de Pan, découverts dans une to m b e à inhum ation m asculine en Pologne, interprétée co m m e la to m b e d 'u n c h a m a n e par T. Malinowski (Malinowski 1981).
Des instruments sonores en d é p ô t
La m ajeure partie des instruments sonores métalliques des âges du Bronze et du Fer ont été découverts en dépôts, plus particulièrem ent à partir du Hallstatt B2-B3. Certains critères perm ettent de penser qu'il s'agit de dépôts votifs : les lieux choisis (lieux humides : m arécage, lacs, tourbières... ou en pleine terre a ve c m arquage en surface ou dans une urne) ; le soin a p p o rté dans la com position du dépôt, leur association à d 'a u tre biens d e prestige métalliques (parures, éléments de harnachements, vaisselle de bronze...) et l'é ta t des objets déposés qui répond probable m ent à une m otivation religieuse. En effet, certains instruments sonores révèlent souvent un dém antèle m ent e t une fragm entatio n intentionnelle résultant probable m ent du rite d e la pars pro toto (une partie de l'o b je t est déposée pour symboliser le tout). Ce rite des dépôts n'est pas propre à l'â g e du Bronze puisqu'on en constate une résurgence à la fin du second â g e du Fer, au cours d e la Tène D (lle-ler siècle av. J.-C.). C e tte p ra tiq u e des Celtes est d'ailleurs mentionnée, à travers les écrits des auteurs grecs e t latins, com m e le Do u t des (on fait une offrande à une divinité afin de recevoir en retour). Dans de nombreux dépôts, les instruments sont rendus v o lo n ta ire m e n t impropres au jeu musical. Les tam bours d e bronze d e Balkâkra (Suède) et d'Hasfalva (Flongrie) avaient été déposés à 2 mètres d e profondeur (en tourbière pour Balkâkra e t en pleine terre pour Hasfalva) sur la surface du disque, afin d e les rendre m usicalem ent inutilisables (Knàpe, Nordstrom 1994). Il existe certains parallèles ethnographiques où les instruments sont rituellement fragmentés ou détruits afin d e les rendre muets (c'est le cas des tam bours en bronze d e Shizaishan (Yunnan, Chine) do n t la partie centrale est prélevée). Enfin les trompes métalliques des âges du Bronze et du Fer ont été souvent déposées sans la p ièce de bouche, les rendant ainsi inutilisables. C 'est le cas pour 95 % des trompes en bronze mises au jour en d é p ô t (tourbières ou m arécages) en Irlande e t en G rande-B retagne, trom pes d a té e s d e l'â g e du Bronze (de 1000 à 700 av. J.-C.) et d e la fin du second â g e du Fer (lle-le' siècle av. J.-C. com m e celles de
Loughnashade e t d e Llyn Cerig Bach). Divers arguments invitent à penser que ces instruments ont é té des trom pes cérém onielles co m m e les lurs (trompes fabriquées à la cire perdue a ffe c ta n t la form e d 'u n « s », d 'u n e longueur comprise entre 1 m 50 e t 2m 25, e t munies d 'u n pavillon discoïde) répandues en Scandinavie (de 1300 à 750 av. J.-C.). Ces trompes proviennent principalem ent de dépôts en contexte hum ide e t sont rarem ent associées à du mobilier à l'exce ption d'ossements (Lund 1981). Si certains lurs sont intacts (lorsqu'il s 'a g it d 'u n e déposition par paire) b e a u co u p sont dém antelés ou brisés. Il m anque aussi les pièces d e bouche. Enfin, la
Fig. 1. Tambour en bronze Balkâkra (Suède), 1500-1350 av. J.-C. Haut. : 27,5 cm, Historiska Museet, Stockholm, Photo : B.A. Lundberg (Knàpe, Nordstrom 1994, pl. /-//)
présence du carnyx (trom pe verticale des Celtes du second âg e du Fer, en tôle d e bronze se term inant par un pavillon en form e de hure de sanglier), dans des d é pôts à c a ra c tè re vo tif (lieux humides et sanctuaires d e tradition indigène...) où il semble avoir ég a le m e n t fa it l'o b je t d 'u n e destruction partielle (d é m a n tè le m e n t d e l'instrum ent e t absence de l'em bouchure), suggère que c e tte trom pe a aussi été un instrument de musique cultuel (Flunter 2001). Les trompes métalliques des âges du Bronze et du Fer é taient sans d o u te considérées com m e des biens com m unautaires plutôt qu'individuels, c'e st la raison pour laquelle elles o n t é té découvertes en dépôts et non dans les tombes,
II. L’instrument de musique com m e signe : formes et symboles des instruments sonores
L'aspect visuel d 'u n instrument peut être plus im p o rta n t qu e sa sonorité. Certains instruments sonores des âges des métaux com m e les sonnailles discoïdes en bronze (Fig. 1), ornements sonores de harnais e t les tam bours d e bronze ont été vus com m e des symboles solaires. Ils apparaissent d'ailleurs à un m om ent où le culte du soleil est perceptible à travers to u te une série d'o bjets (rouelles, cônes solaires...).
Tinaig Clodoré-Tissot
On a d'ailleurs voulu voir dans les tambours d e bronze d e Balkâkra (Suède) et d'Hasfalva (Hongrie) des miroirs solaires (Knàpe, Nordstrom 1994). Ce qui n'est pas éloigné des conceptions mythiques en Chine qui attribuent aux tam bours métalliques, le pouvoir de d écle n ch e r des incendies à distance. Leur d écor d'inspiration solaire est d'ailleurs proche d e celui qui orne certains tambours d e bronze d'Asie du sud-est ; d e même, la form e c o n c a v e de leur plateau suggère que ces tam bours ont pu être des sortes d'autels destinés à recevoir des offrandes à la manière de certains tam bours d'Asie qui sont « nourris » (riz, céréales...) pour renforcer leur pouvoir. L'aspect
Fig. 2. H ochet ornithom orphe en terre cuite. Tumulus 10, sépulture I, Forêt de Haguenau, ca n to n de Schirrheinerweg (Bas-Rhin, France), 450-400 a v a n t J.-C., Haut. : 4,50 cm ; Long. : 7,90 cm. Musée d e Haguenau,
Photo : T. Clodoré-Tissot
zoom orphe de quelques instruments d e musique (le pavillon en form e d e hure d e sanglier du carnyx, ou à tê te d e loup des trompes en terre cuite celtibères, les hochets zoomorphes des âges du Bronze e t du Fer...) d e va it contribuer aussi à renforcer le ca ra ctè re sacré d e ces objets. Ainsi les hochets en terre cuite le plus souvent en form e d'o iseau (Fig. 2) apparaissent d a v a n ta g e c o m m e des objets m agiques au c a ra c tè re protecteur, à ra tta c h e r aux tranches d 'â g e s les plus m enacées par la mortalité, que c o m m e des jouets d'e n fa n ts. L'oiseau é ta it particulièrem ent chargé de significations cultuelles aux âges du Bronze et du Fer e t probablem ent considéré co m m e un psychopom pe (Clodoré 2000 ; Clodoré, Leclerc 2002). Notons aussi qu'il peut y avoir un rapport étroit entre la facture d e l'instrument, la m a tiè re qui le co m p o se e t la m a g ie ; to u t particulièrem ent d'ailleurs lorsqu'il y a utilisation de l'os humain et animal. Les sifflets et les flûtes du Paléolithique supérieur sont d e préférence façonnés dans des os d'a n im a u x (vautours, aigles, grands échassiers) n 'a p p a rte n a n t pas au bestiaire de l'art pariétal (Dauvois 1994).
L'objet sonore est utilisé dans le m onde entier à des fins apotropaïques ou prophylactiques e t le pouvoir du m étal est universellement reconnu. Le son du bronze en particulier est d o té d 'u n e puissance p rophylactique c a r il éloigne les esprits e t attire les vivants. Un pouvoir protecteur e t cathartique ém ane d o n c des objets sonores métalliques que l'on suspend au vê te m e n t e t au corps (boucles d'oreille avec grelots, anneaux d e bras e t d e chevilles, colliers et ornements de coiffure à pendeloques com m e ceux des femmes Bothé au Népal.) Peut-être les peuples des âges des Métaux attribuaient-ils au bronze les mêmes vertus. Les nombreuses parures corporelles métalliques e t ornements sonores du costum e féminin (grelots, sonnailles diverses) des âges du Bronze e t du Fer ont joué alors un rôle apotropaïque.
III. Les analogies ethnographiques et la fonction rituelle de certains instruments
Qu'ils soient en m atières dures d 'o rig in e anim ale (os, coquillage, bois d e cerf, corne...), en terre c u ite ou m étalliques, certains instruments (co n q u e , clo c h e , trom pe, tam bour, racleur...) possèdent chez d e nombreux peuples une fonction rituelle. Le rhom be, pa r exem ple, connu dès le Paléolithique supérieur en Europe (rhom be d e la Roche-Lalinde, Dordogne), e t jusqu'à l'â g e du Bronze (rhom be d e Ruskeneset, Norvège), est considéré dans d e nombreuses cultures com m e un instrument d e musique cultuel. Son son évoque la voix des ancêtres. En Australie, c e t o b je t s'entoure d e tabous e t dem eure c a c h é aux femmes e t aux enfants. Au C am eroun, il est conservé parm i les crânes d'ancêtres, e t il est utilisé pour les funérailles. En Europe, le rhom be a perdu d e son usage « m agico- religieux » e t é ta it utilisé jusqu'au d é b u t du XXe siècle dans certaines cam pagne s pour effrayer les loups et les sangliers.
IV. À l’occasion de quels types de cérémonies ces Instruments sonores ont-il été utilisés ?
Il est difficile d e répondre, mais il est probable q u e certains instruments d e musique (trom pes métalliques, lurs, tam bours de bronze...) ont été joués lors d e cérém onies autres que celles d e déposition : lors d e festins, d e cérémonies liées aux mariages, aux expéditions com m erciales ou guerrières, à la création d 'a llia n c e s entre élites. Ces rites é ta ie n t p robable m ent dirigés par les élites, ca r le rituel était un m oyen puissant d e légitim er le p ouvoir e t d'institutionnaliser le rang social, et au cours du rituel, la musique d e v a it o c c u p e r une p la c e
Rites, cultes e t religions
prépondérante. La musique sous toutes ses formes prétend au sacré, il est vraisem blable q u 'u n e grande partie des instruments sonores mis au jour sur les sites archéologiques du Paléolithique supérieur aux âges des Métaux o n t été des instruments d e musique cultuels.
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