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Borges traducteur de l’infini

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Academic year: 2022

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BORGES TRADUCTEUR DE L’INFINI ---

BORGES, THE INFINITY TRANSLATOR

Hassan FATHI

Université Moulay Ismail, Maroc mr.fathi.hassan@gmail.com

Résumé :

Pour Borges, traduire c’est dépasser les sens isolés des mots qui ne résident pas dans le texte, mais qui se constituent et se forment grâce au lecteur. La lecture n’est pas uniquement un acte qui permet de déchiffrer les phrases du texte. Elle peut prendre la forme d’une traduction qui alimente et enrichit le texte source. Si grâce à la réception du texte on peut lui attribuer différents sens, la traduction se présente comme une des lectures multiples et plurielles du texte assurée par sa réception. Le traducteur en tant que récepteur du texte original inscrit son travail dans le cadre d’une lecture plurielle. La traduction comme l’une des formes de la réception fait de l’art de la traductologie une représentation de l’infidélité créative du traducteur.

Mots clés : Borges, traduction, histoire littéraire, texte définitif, infini.

Abstract:

For Borges, to translate is to go beyond the isolated meanings of words which do not reside in the text, but which are constituted and formed thanks to the reader. Reading is not just an act of deciphering the sentences of the text. It can take the form of a translation which feeds and enriches the source text. If thanks to the reception of the text we can attribute different meanings to it, the translation is presented as one of the multiple and plural readings of the text ensured by its reception. The translator as the receiver of the original text inscribes his work within the framework of a plural reading. Translation as one form of reception makes the art of translation studies a representation of the translator’s creative infidelity.

Keywords: Borges, translation, literary history, definitive text, infinity.

Introduction

La traduction permet la rencontre de plusieurs cultures, plusieurs auteurs et plusieurs modes de pensée. Dans un travail unissant tous ces éléments qui sont parfois paradoxaux ou divergents apparait la représentation archétypale de la pensée et du texte. Le monde littéraire ne peut pas être composé uniquement de personnages, de trame narrative et de cadre spatio- temporel. À cet effet, l’histoire de la littérature n’a connu cette grande ampleur que grâce à la traduction qui a permis l’échange interculturel. À vrai dire, la littérature universelle gagne l’intérêt de plusieurs philosophes et hommes de lettres grâce à la traduction.

Traduire est le premier pas pour aller vers l’autre en découvrant sa culture, non dans sa langue, mais dans une autre langue que le lecteur maitrise. La traduction a joué un grand rôle pour la création d’une histoire littéraire universelle. Évoquer l’universalité c’est traiter du rôle important de la traduction qui alimente les textes sources. Pour Borges, la traduction en tant qu’acte de créativité, fait partie de l’histoire littéraire même si elle n’a pas gagné son mérite dans ce contexte. Borges, en tant qu’auteur universel, n’est pas insensible vis-à-vis de cette pratique qui se trouve au centre de l’univers littéraire. L’auteur ne se contente pas de traiter de la traduction dans son univers à travers ses fictions et ses essais, mais il l’a pratiquée.

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Borges traducteur a multiplié des textes de plusieurs auteurs comme il a traduit également ses propres textes1. Traiter de la traduction chez Borges ne peut être limité à un système de transposition qui assure le passage d’une langue à une autre. En abordant cette pratique, Borges se pose la question suivante : « À quoi bon passer d’une langue à L’autre ? »2 .La conception de Borges assure que la traduction est une pratique incontournable pour assurer la continuité de l’histoire littéraire. Les deux textes archétypes des Nuits et de La divine comédie montrent la grande importance que joue la traduction dans l’histoire littéraire. Leur traduction leur a assuré le passage de deux textes littéraires à deux archétypes universels. Dans le processus de la création infini, la traduction est l’image représentative de la multiplication des textes.

L’histoire littéraire s’alimente et se développe grâce aux multiples traductions. À cet effet, les œuvres de Cervantès, de Flaubert, de Voltaire et de bien d’autres figures célèbres de la littérature universelle ne sont pas découvertes dans leurs langues sources. Elles sont souvent lues grâce à leurs traductions. Dans ce sens, Borges entretient une relation d’estime vis-à-vis de ces traducteurs parce qu’il croit vraiment en leur talent et en leur sens de création infinie.

Le premier pas de Borges vers l’universalité est la traduction de ses textes en français. La découverte de l’auteur en Europe ainsi que la grande place intellectuelle qu’il y gagne toujours est grâce à ses traducteurs.

Borges est conscient de la valeur de la traduction qui contribue à refléter l’image de l’auteur et de ses textes dans d’autres contextes culturels. L’histoire littéraire dans la conception de Borges se prolifère grâce aux combinaisons archétypales et grâce à la traduction. Comme le monde de la littérature est infini pour Borges ses pratiques sont également infinies. Or, dans ce contexte, on ne peut jamais se fier à l’acte d’écrire. À cet effet, traduire c’est passer de l’unique au multiple et du local ou régional à l’universel.

Pour analyser la pratique de la traduction chez Borges, il faut souligner tout d’abord le grand intérêt qu’il accorde à la pensée universelle de l’homme tout en devenant, dans son univers, un mode d’écriture et une référence incontournable pour réussir l’acte de traduire.

Dans cette optique, nous allons vérifier comment Borges fait de la traduction une expérimentation de la pensée de l’homme pour analyser dans un deuxième temps de notre travail la créativité infinie de la traduction selon l’auteur.

1. La traduction ou l’expérimentation de la pensée de l’Homme

Pour l’auteur l’acte de traduire confirme qu’il n’existe aucun texte définitif. Le texte source, dans le cadre de la traduction, se transforme en un brouillant qui engendre sa multiplication à l’infini. Étant le succédané de l’acte d’écrire, la traduction en tant que processus assure une mutation des rôles entre l’auteur et le traducteur. Ce dernier intervient pour faire découvrir à l’auteur de nouvelles dimensions culturelles qu’il ignore. Le texte, grâce à cette pratique, devient le lieu de rencontre des auteurs, des lecteurs et des traducteurs.

Dans son essai « Les traductions d’Homère », Borges s’arrête sur la pratique de la traduction tout en montrant le grand rôle qu’elle assure pour écrire l’histoire de la littérature universelle.

« Aucun problème n’est aussi consubstantiel aux lettres et à leur modeste mystère que celui que propose une traduction. Un oubli encouragé par la vanité, la crainte d’avouer des processus mentaux que nous devinons dangereusement banals,

1 « Durant les années de gestation de Fictions, Borges se livre à une autre activité d’écriture, la traduction, qui lui paraitra plus tard comme un complément d’écriture, comme l’achèvement temporaire d’un processus dont le texte à traduire ne serait que le brouillon. » Annotation de J.P. Bernès en 1986 in Œuvres Complètes tome I,Jorge Luis Borges (2010),Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p.1550.

2Jorge Luis Borges, (2010), « Les deux manières de traduire », Œuvres Complètes tome I, Op.cit., p.909.

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l’effort de garder intacte, en leur centre, une incalculable réserve d’ombre, voilent les écritures directes. La traduction par contre, semble destinée à illustrer la discussion esthétique. »1

La traduction, selon Borges, fait émerger les mystères du texte source en déconstruisant son aspect hermétique et clos sur lui-même. Pour une illustration de la discussion esthétique du texte, la traduction est considérée dans ce contexte comme un regard extérieur permettant à l’auteur comme aux lecteurs de s’arrêter sur plusieurs aspects ignorés par le texte source lui- même. A cet effet, la traduction devient un moyen efficace pour mettre en place des lectures multiples, différentes et particulières du texte. Cela implique, implicitement, une relation conflictuelle entre les différentes versions. Ainsi, chaque traduction réfère à un processus mental bien particulier doté d’une charge culturelle différente.

La traduction, selon la conception de Borges, ne peut pas être isolée du contexte de l’histoire littéraire. Elle est intimement liée à son évolution comme elle est également liée à la représentation de la pensée multiple de l’Homme. La traduction en tant que pratique littéraire mène à la formation du cosmopolitisme de l’auteur devenant ainsi l’archétype du citoyen du monde. Cette pratique et ce mode de pensée sont pour Borges, dans le cadre de la formation de l’histoire littéraire, un dépassement du texte source. Dans cette perspective, Borges forme une éthique propre à la traduction qui développe ses enjeux dans différents essais dédiés à cette problématique.

On ne peut traiter de la traduction sans procéder à une définition de la langue. De prime abord, elle est définie comme un contrat collectif qui échappe à toute modification ou création de la part de l’individu. Permettant une communication basée sur des règles institutionnalisées, elle est assimilée à un jeu qui a ses propres règles et ses propres fondements. Tant qu’on le pratique, tant qu’on le maitrise. En respectant ce contrat collectif, la langue devient un médiateur culturel par excellence.

À vrai dire, la langue est composée de paroles qui sont associées à un acte individuel. La parole est faite de combinaisons psycho-physiques permettant au sujet parlant d’exploiter le code de la langue pour donner naissance à sa pensée personnelle contribuant par la suite à la création de la pensée collective. En effet, la littérature grâce à l’usage de la langue et de la parole constitue un monde total tel que la présente Borges. Dans ce sens, Roland Barthes exprime cette totalité dans son livre Le bruissement de la langue. Cette dernière requiert, pour lui, tous les traits et toutes les caractéristiques des autres sciences. Pour cela, Roland Barthes et Borges recourent à une représentation totale et cosmogonique de la littérature2.

Le monde littéraire est un usage concret de la langue où apparait clairement la rencontre de la parole et du signe. Puisque la traduction fait partie de cet univers, elle soulève à son tour les différentes relations d’ordre macrostructural unissant différentes langues. L’édification de

1 Les traductions d’Homère, Œuvres Complètes tome I, Op.cit., p.290.

2 « La littérature a tous les caractères secondaires de la science, c’est-à-dire tous les attributs qui ne la définissent pas. Ses contenus sont ceux-là même de la science : il n’est certainement pas une seule matière scientifique qui n’ait été à un certain moment traitée par la littérature universelle : le monde de l’œuvre est un monde total, où tout le savoir (social, psychologique, historique) prend place, en sorte que la littérature a pour nous cette grande unité cosmogonique dont jouissaient les anciens Grecs, mais que l’état parcellaire de nos sciences nous refuse aujourd’hui. De plus, comme la science, la littérature est méthodique : elle a ses programmes de recherche, qui varient selon les écoles et selon les époques (comme d’ailleurs ceux de la science), ses règles d’investigation, parfois même ses prétentions expérimentales. Comme la science, la littérature a sa morale, une certaine façon d’extraire, de l’image qu’elle se donne de son être, les règles de son faire, et de soumettre, en conséquence, ses entreprises à un certain esprit d’absolu. » Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Éditions du Seuil, p.p. 11, 12.

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ponts transversaux et interculturels est ainsi fondée. Pour répondre à sa problématique

« pourquoi traduire ? » Borges introduit son raisonnement par la réfutation de la célèbre sentence italienne « traduire c’est trahir ». L’auteur précise qu’

« On suppose d’ordinaire, que tout texte original ne saurait être corrigé tant il est parfait et que les traducteurs sont des saboteurs sans rémission, voués au bâclage et au mensonge, ce que l’on déduit de la sentence italienne : traduttore traditore, et raillerie suffit de les condamner. Je soupçonne, quant à moi, que l’observation directe intervient certes dans ce jugement en forme de condamnation […] et que ceux qui opinent de la sorte, répètent ce jugement pour d’autres raisons.

Premièrement, en raison de sa mémorisation facile, deuxièmement, parce que les pensées ou pseudopensées dites en forme de jeu de mots semblent préfigurées et comme sollicitées par le langage, troisièmement, à cause de la confortable habitude de la médisance vipérine, quatrièmement, enfin, en raison de la tentation de paraitre ingénieux. »1

À partir de ces quatre arguments étayés par Borges, dans un premier temps il enlève toute ambiguïté ou idée stéréotypée sur la question de la traduction. À cet effet, Borges développe une réflexion qui tend au traitement des enjeux de l’acte de traduire. Pour lui, cette pratique n’est en aucun cas une trahison. Au contraire, l’acte de traduire est en relation avec la pensée changeante et évolutive de l’homme et non pas avec les combinaisons langagières qui sont parfois incapables de rejoindre l’aspect infini du monde et de la pensée.

La traduction est la somme de plusieurs relations cosmologiques qui tendent à la représentation de l’infini. Pour Borges, aller au-delà du texte est la tâche essentielle du travail du traducteur. La notion de texte définitif est réfutée catégoriquement chez Borges, donc le travail du traducteur devient plus significatif et plus élaboré. Dépasser les possibilités et les alternatives sémantiques proposées par le texte original fait du traducteur l’Homme de pensée par excellence. Le traducteur, par son travail de transposition d’une la langue à une autre se trouve à cheval entre deux modes de représentations et de pensées différentes. Dans cette perspective, il découvre des coins ignorés et cachés du texte original que son auteur ignore à son tour. Borges confirme cela en montrant que « l’idée de “texte définitif” ne relève que de la religion ou de la fatigue »2.

Si Borges objecte l’idée du texte définitif, c’est pour refuser la catégorisation de l’art majeur et de l’art mineur. Il fait de la traduction une expérimentation de la pensée de l’auteur du texte original. Elle est, pour Borges, l’expérimentation de la pensée de l’Homme qui recoure à des procédés stylistiques, à des lectures des formes et des signes. Ainsi, la traduction comme l’une des formes littéraires, forme de nouveaux schèmes et modèles de penser le monde pour assurer le passage du non senti au senti et du non-dit au dit : ce qui ne peut être senti ou dit dans une langue peut l’être dans une autre parce qu’

« un mot ne se définit pas par ce qu’il vaut, mais par son environnement, ses connotations, son expression […]. Le mot « lune » qui est pour nous d’emblée une invitation à la poésie, est déplaisant chez les Bochimans qui considèrent que la lune est dotée d’un pouvoir de mauvais augure et qui, depuis leurs coupements ne s’enhardissent pas à la contempler »3.

1Jorge Luis Borges, (2010), « Les deux manières de traduire », Œuvres Complètes tome I, Op.cit., p.906.

2 Jorge Luis Borges, (2010),« Les Traductions d’Homère », Discussion, Œuvres Complètes tome I, Op.cit., p. 291.

3Jorge Luis Borges, (2010), « Les deux manières de traduire », Œuvres Complètes tome I, Op.cit., p.907.

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Dans ce passage, l’auteur intervient en tant que traducteur tout en faisant penser le lecteur aux différentes méthodes de la traduction1. Suivant le contexte et la langue choisie, le mot change de sens et d’interprétation. Pour cette raison-là, Borges manifeste une grande réticence à l’égard de la traduction littérale qui peut priver le texte du sens qu’il véhicule. Pour éviter toutes les alternatives sémantiques proposées par le texte original le travail du traducteur se présente comme un deuxième degré de l’acte d’écrire. Ainsi, pour Borges, le travail du traducteur devient plus complexe que celui de l’auteur. Le traducteur est amené à représenter l’infinitude de l’univers et non des systèmes de signes combinés par le biais du langage. Borges pense que « la traduction […] semble destinée à illustrer la discussion esthétique. Le modèle qu’on lui propose d’imiter est un texte visible, non un labyrinthe inestimable de projets passés, ni la tentation momentanée, et bien accueillie, d’une facilité »2.

L’auteur pense que le texte original, dans le contexte de la traduction, se propose comme

« un cercle abstrait de vérités »3 comme le précise Roland Barthes dans son livre Le Degré zéro de l’écriture. Borges qualifie l’acte de traduire par la relativité en passant d’un contexte à un autre. De ce fait, la traduction se propose comme une concrétisation de l’aspect abstrait du texte original en assurant une multiplication de la création qui génère l’infinité des vérités universelles véhiculées par l’acte d’écrire impliquant également l’acte de traduire. Le texte traduit est dans ce sens l’une des images représentatives de l’infinitude de l’univers.

2. La traduction : une créativité infinie

Puisque Borges refuse l’idée du texte définitif, la traduction est pour lui un processus créatif qui génère de nouvelles formes du même texte. Ce processus est alors la réfutation de toute forme unique qui s’approche du texte canonique, hermétique et clos sur lui-même. Dans cette perspective, la traduction rejoint le mouvement infini de l’univers en refusant la notion de vérité qui, pour Borges, n’existe pas. Aborder le concept de vérité implique la comparaison entre l’art mineur et l’art majeur que Borges réfute.

Dans son univers, Borges procède par la déconstruction de cette hiérarchisation et répartition. Pour lui, il existe un seul art qui reflète l’image de l’univers. Pour Borges, toute production artistique n’est qu’un reflet de l’aspect double, multiple et infini de l’univers. Pour Borges, l’acte de traduire n’est pas un transfert d’une langue à une autre, mais plutôt c’est la transformation du texte en un autre. S’ouvrir sur toutes les cultures et tous les modes de pensées est la fonction première de l’art. Ainsi, on ne peut jamais recourir à cette répartition qui classe les productions littéraires en textes supérieurs et d’autres inférieurs.

Le traducteur fait appel à un travail purement cognitif qui ne se réduit pas aux contraintes du style et de la forme. Grâce à son travail, le texte traduit met en scène les combinaisons des deux artistes : auteur et traducteur. Le texte traduit devient le carrefour de rencontre de deux modes de pensée qui prennent forme à travers ce travail de transposition. Borges, dans ce sens,

1 Les théories traductologiques sont nombreuses et chaque traducteur adopte une théorie à suivre, par exemple la théorie interprétative (Danica Seles kovitch et Marianne Lederrer), la théorie linguistique (Georges Mounin) et la théorie du skopos (Hans Vermeer).

2 Jorge Luis Borges, (2010), « Les Traductions d’Homère », Op. cit., p. 290.

3 « On sait que la langue est un corps de prescriptions et d’habitudes, commun à tous les écrivains d’une époque.

Cela veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l’écrivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la densité d’un verbe solitaire. Elle enferme toute la création littéraire à peu près comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent pour l’homme un habitat familier. Elle est bien moins une provision de matériaux qu’un horizon, c’est-à-dire à la fois une limite et une station, en un mot l’étendue rassurante d’une économie. »3 Roland Barthes, (2002), Le Degré zéro de l’écriture, Œuvres Complètes tome I, Livres, Textes, Entretiens, (1942-1961), nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, p. 177.

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considère la traduction comme une forme complète et plus élaborée du texte original qui devient un brouillon par rapport à ses différentes traductions.

Si différentes critiques jugent la traduction comme un art mineur, Borges la considère comme un art majeur. Le travail du traducteur n’est pas moins important que celui de l’auteur ; les deux participent et contribuent à l’édification des monuments littéraires immortels et éternels qui reviennent au fil du temps sous différentes formes. Grâce à la traduction, l’œuvre littéraire se réincarne et se prolifère à travers le temps : c’est le cas des deux œuvres archétypales La divine comédie et Les Nuits1. À cet effet, Borges traite de la fidélité de la traduction en refusant toute traduction systématique et littérale.

La traduction entre sa fidélité et son infidélité pousse Borges à s’arrêter sur ses fonctions et son esthétique. Certes, Borges confirme que la traduction est infidèle, mais par rapport aux idées et aux différentes représentations que l’auteur du texte original se trouve incapable de les exprimer dans sa langue. Cette infidélité n’est pas une trahison du texte original ou de la pensée de son auteur. L’infidélité de la traduction dont parle Borges est une infidélité créative qui élargit le champ de perception de l’univers permettant à l’Homme de s’arrêter sur son aspect multiple.

L’infidélité de la traduction, selon Borges, fait partie du processus de création d’une œuvre qui est la même est différente en même temps. Dans ce sens, l’infidélité de la traduction est un aspect de sa créativité visant la multiplication de version du texte original. Cette multiplication engendre des lectures infinies et atemporelles tout en accordant au lecteur le statut du lecteur universel.

L’atemporalité de la lecture et de l’écriture assurée par la traduction tisse une histoire littéraire universelle. Aborder la traduction de son côté universel c’est traiter implicitement de la notion du temps. Comme elle est une pratique qui s’intéresse à la pensée de l’Homme elle traduit non pas les mots, mais elle éternise des moments d’écriture et les dédoublent à l’infini à travers le temps de l’écriture qui se prolifère grâce à cette pratique. Borges, dans cette perspective, traite de la notion du temps qui se trouve au centre de cette pratique et qui se présente comme l’une des formes infinies de l’univers littéraire. L’éternel retour de l’écriture fait du présent un passé et du passé un présent. Borges développe cela dans sa conférence intitulée « Le temps ».

« Mon présent — ou ce qui était mon présent — est déjà du passé. Mais ce temps qui passe, ne passe pas entièrement. Par exemple, j’ai bavardé avec vous aujourd’hui, car il nous est arrivé bien des choses à tous au cours de cette semaine. Pourtant nous sommes les mêmes. Je sais que j’ai parlé ici même, que j’ai essayé de réfléchir à certains problèmes devant vous et vous vous rappelez sans doute que vous étiez avec moi la semaine passée. En tout cas, un souvenir du temps reste dans la mémoire »2.

L’écriture entre texte original et texte traduit illustre la conception du temps chez Borges.

La traduction permet au texte original de renaitre, de vivre le passé dans le présent en éternisant la pensée humaine qui vise l’écriture d’une histoire universelle propre au citoyen du monde.

1 Jean Pierre Bernès précise que le livre des Mille et une Nuits est le « monument le plus populaire de la littérature arabe, né aux Indes, transmis par la Perse et recueilli dans l’empire arabe, le livre des Mille et une nuits a été traduit ou adapté, depuis le début du XVIIIe siècle, dans presque toutes les langues du monde et d’abord en français par Antoine Galland (1704-1717). Suivirent les traductions anglaises de Lane (1841), Burton (1885), Payne (1889) ; allemandes de Hennig (1899), Littmann (1928) ; française de Mardrus (1899) espagnole de Cansinos Asséns (1960) » Annotation J.P. Bernès, Op. cit., pp. 1531-1532.

2Jorge Luis Borges (2010), Le temps, Œuvres Complètes tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p.773.

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Penser dans sa langue et dans la langue de l’autre c’est unir deux instances temporelles différentes qui visent la création de l’éternité qui est pour Borges une invention humaine.

L’auteur pense que cette éternité « n’est pas la somme de nos hiers. C’est tous nos hiers, tous les hiers de tous les êtres conscients. Tout le passé, ce passé dont on ne sait quand il a commencé. Puis aussi tout le présent. Ce moment présent qui englobe toutes les villes, tous les mondes, tout l’espace entre les planètes »1. 

Le moment présent dont parle Borges implique l’acte de traduire. Par le biais de la traduction, le texte original voyage dans le temps. Il n’est plus une transcription scripturale vivant la contrainte du temps qui peut l’induire à tomber dans l’oubli faisant partie de la mémoire. Traduire, dans cette optique, c’est accorder et assurer le statut d’éternité et d’immortalité au texte qui est la somme de « tous les hiers des êtres conscients » comme le précise Borges. Grâce à la traduction, on écrit non pas seulement l’histoire de l’humanité, mais plutôt l’histoire de l’éternité de la pensée humaine. À cet effet, tout compte tenu, la traduction ne peut en aucun cas faire partie à un genre d’écriture inférieur par rapport au texte original.

Au contraire, la traduction crée le moment unissant les deux temps : passé et présent. Au moment où on amorce la traduction du texte, le traducteur crée ainsi son premier aspect de l’éternité.

Suivant la représentation de la notion du temps chez Borges, le texte original relève du passé de l’Homme tandis l’acte de traduire fait appel à son présent. Cette pratique est valorisée par Borges parce qu’elle suit l’évolution du temps. À titre d’exemple, il n’existe pas une seule traduction des Nuits ou de La Divine comédie. La traduction de ces deux textes est assurée par plusieurs auteurs et traducteurs de différentes périodes. Grâce à cela, ces deux textes deviennent éternels et immortels. La traduction participe à retrouver le même texte sous différentes formes.

Cette rencontre entre le même et le double concrétise l’éternel retour de la pensée de l’Homme assurée par la traduction.

En traitant de la notion du temps à travers l’acte de traduire, Borges fait ressortir son infidélité créative. Cette infidélité est la source de toute création artistique permettant à l’œuvre d’art et aux textes de prendre les visages et les facettes multiples de l’univers. La conception Borgésienne confirme qu’il n’y a pas d’œuvre fidèle à la réalité. Tout travail artistique s’inscrit dans le cadre d’une déformation du monde ce qui la caractérise par l’infidélité créative. La traduction en tant qu’exercice littéraire « peut nous apprendre à éviter des erreurs, non à mériter des trouvailles. Il nous révèle nos incapacités nos limites sévères2. »

Umberto Eco, dans Dire presque la même chose3 s’arrête sur cet aspect de l’infidélité créative de la traduction en l’abordant à travers le concept de « négociation ». Négocier le sens d’un mot selon Eco relève tout d’abord d’une approche interdisciplinaire qui fait appel à différentes disciplines. La traduction littéraire selon Eco est un champ fertile pour aborder le processus de la négociation. Ainsi, il qualifie le traducteur de négociateur de mot. Cette qualification devient plus concrète en revenant aux essais de Borges où il fait la démonstration de ce processus de négociation. En traitant de la poésie gauchesque dans son essai « Les deux manières de traduire » Borges souligne que

« Les épithètes « exquis », « bleuté », « somptueux », « virginal » qui étaient, il y a vingt ans, d’une grande efficacité poétique, ne fonctionnent plus désormais et ne

1Jorge Luis Borges (2010), Le temps, Œuvres Complètes tome II, Op.cit., pp. 773-774.

2Jorge Luis Borges (2010), Préface, Œuvres Complètes tome II, p. 787.

3 « Je vais recourir très souvent à l’idée de négociation pour expliquer les processus de traduction, car c’est sous l’enseigne de ce concept que je placerai la notion, jusqu’alors insaisissable, de signification. On négocie la signification que la traduction doit exprimer parce qu’on négocie toujours, au quotidien, la signification que nous attribuons aux expressions que nous utilisons. » Umberto ECO, (2006), Dire presque la même chose – Expériences de traduction, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, Traduit de l’italien par Myriem Bouzaher. p.103.

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survivent plus guère que chez quelques poètes de San José de Flores ou de Banfiled. Il est sûr que chaque génération poétique à ses mots de prédilection, mots pleins de sortilèges, mots porteurs d’immensité et dont l’emploi, dans l’écriture, est un soulagement grandiose pour les imaginations fortunées »1.

Le choix des mots employés par le traducteur relève en effet du processus de négociation qui réduit l’écart existant entre les langues2. Ainsi, la négociation n’est qu’une résolution de cet écart qui n’implique pas les relations conflictuelles qui existent entre les différentes langues.

La traduction comme processus de négociation est une harmonisation de deux ressources langagières différentes. Par l’acte de traduire, une réduction de discordance entre les deux modes de pensée est assurée dans le but de faire ressortir un accord raisonnable dont la source est le travail du traducteur. La reproduction d’une totalité homogène et similaire qui est à la fois la même et la différente permet d’éviter le caractère d’unicité, objecté par Borges, pour rejoindre l’aspect double et multiple qui correspond à la représentation de l’infini.

Conclusion

En refusant la traduction littérale, Borges met l’accent sur la valeur du processus de négociation réduisant les relations conflictuelles engendrées par le passage d’une langue à l’autre. Ainsi, l’auteur précise que « le propos […] de véracité fait du traducteur un faussaire, car ce dernier, pour restituer l’étrangeté de ce qu’il traduit, se voit obligé de charger la couleur locale, d’accentuer les détails crus, d’affadir les douceurs, en boursoufflant tout, y compris les artifices »3. La traduction littérale recourt au sens premier qui est souvent mal contextualisé surtout dans le contexte de la traduction. L’importance du processus de négociation développé par Umberto Eco apparait à travers l’exemple de la traduction littérale cité par Borges. De surcroit, la négociation est un processus permettant de résoudre tout litige littéraire.

Négocier fait partie du processus de l’écriture borgésienne, elle ponctue tous ses travaux.

L’auteur n’a jamais donné une forme fixe à ses textes, ils sont toujours en perpétuel mouvement suite à sa négociation continue. À côté de son talent d’auteur, Borges apparait en tant que théoricien de la traduction. Dans ce sens, la négociation est un procédé omniprésent dans son univers aussi bien dans sa pratique d’écrivain que dans sa pratique de traducteur.

Borges et Umberto Eco, confirment que la traduction est un compromis qui permet d’instaurer une relation de complémentarité entre les langues. La traduction n’est pas considérée par les deux auteurs comme une opération de transcodage. Ils jugent qu’elle est une représentation du sens véhiculé par les mots et non pas une transposition ou une reproduction du même mot dans une langue différente4. Dans le cours de linguistique générale, Ferdinand de Saussure met l’accent sur le processus de négociation assuré par la traduction. Dans ce contexte, la langue est un système de signes défini et limité qui engendre une représentation infinie du monde.

1Jorge Luis Borges, (2010), « Les deux manières de traduire », Œuvres Complètes tome I, Op.cit., p.907

2 « Traduire signifie toujours “raboter” quelques-unes des conséquences que le terme original impliquait. En ce sens, en traduisant, on ne dit jamais la même chose. » Umberto ECO, (2006), Dire presque la même chose – Expériences de traduction, Op.cit., p.110.

3Jorge Luis Borges, (2010), « Les deux manières de traduire », Œuvres Complètes tome I, Op.cit., p. 909.

4 « Si les mots étaient chargés de représenter des concepts donnés d’avance, ils auraient chacun, d’une langue à l’autre, des correspondants exacts ; or il n’en est pas ainsi. Le français dit indifféremment louer une maison pour

“prendre bail” et “donner un bail”, là où l’allemand emploie deux termes : mieten et vermieten » Saussure, Ferdinand (2004). Cours de linguistique générale. Paris : Payot., p.161.

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Ainsi, Borges s’oppose à la pratique de la traduction littérale parce qu’elle se limite à la traduction des mots et non pas à la traduction du sens1.

La négociation du traducteur implique implicitement ses choix et ses orientations au moment où il favorise un contexte sur un autre. Les différentes variations langagières l’incitent à faire un choix fondé sur sa propre réception. Dans cette optique, il est à la fois auteur et lecteur. Le traducteur, grâce à sa double position, contribue aussi à la création de l’aspect infini du texte original. De ce fait apparait l’aspect créatif du traducteur qui fait apparaitre l’authenticité du texte et de l’univers. Son infidélité créative donne naissance à une bifurcation culturelle et idéologique conduisant à l’esprit universel de la littérature. Le monde littéraire ne peut pas être abordé sans l’évocation du rôle essentiel de la traduction. Cette pratique est un élément important qui permet l’écriture d’une histoire littéraire universelle.

Bibliographie

BARTHES R. (2002), Le Degré zéro de l’écriture, Œuvres Complètes tome I, Livres, Textes, Entretiens, (1942-1961), nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, p. 177.

BARTHES R. Le Bruissement de la langue, Essais critiques IV, Éditions du Seuil, p.p. 11, 12.

BENVENISTE, É. (2010), Problèmes de linguistique générale, 1974, Paris : Gallimard.

Tome II, p.97.

BORGES J. L. (2010), Œuvres Complètes tome I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

BORGES J. L. (2010), Œuvres Complètes tome II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

ECO U. (2006), Dire presque la même chose – Expériences de traduction, Éditions Grasset et Fasquelle, Paris, Traduit de l’italien par Myriem Bouzaher.

SAUSSURE F. (2004). Cours de linguistique générale. Paris : Payot., p.161.

1 « La langue permet la production indéfinie de messages en variétés illimitées. Cette propriété unique tient à la structure de la langue qui est composée de signes, d’unités de sens, nombreuses, mais toujours en nombre fini, qui entrent dans des combinaisons régies par un code et qui permettent un nombre d’énonciations qui dépasse tout calcul. » Benveniste, Émile (2010), Problèmes de linguistique générale, 1974, Paris : Gallimard. Tome II, p.97.

Références

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