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Mobilisation des compétences et reconnaissance des métiers : le mandat en questions

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Academic year: 2022

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HAL Id: halshs-01100092

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Submitted on 7 Jan 2015

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Sylvie Monchatre

To cite this version:

Sylvie Monchatre. Mobilisation des compétences et reconnaissance des métiers : le “ mandat ” en ques- tions. Cavestro W., Durieux C., Monchatre S. Travail et reconnaissance des compétences, Economica, p. 65-79, 2007. �halshs-01100092�

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Mobilisation et reconnaissance des compétences et des métiers : le « mandat » en questions

Sylvie Monchatre

Le métier constitue une catégorie que l'on croyait disparue des rapports de travail et de leur analyse1. Evincé des structures productives au nom de la division du travail, il semblait remisé au monde artisanal et dissout dans le salariat. Pourtant, le terme réapparaît dans le vocabulaire gestionnaire. Ce retour ne manque pas de heurter un certain nombre de représentations, notamment celle selon laquelle le métier désigne un groupe professionnel parvenu à faire reconnaître sa compétence et son utilité, en échange d’une certaine autonomie dans l’exercice de ses fonctions. Les manifestations actuelles du métier ne correspondent pas à cette vision.

Le métier apparaît, en effet, sous des formes résiduelles ou instables : il peut être enserré dans des rapports de subordination qui semblent le dévoyer, mais aussi fortement soumis à des contraintes externes qui déstabilisent ses modes de fonctionnement. L'usage de ce terme serait-il abusif ou inconsidéré ?

Nous partirons ici du principe que le recours à cette notion doit être pris au sérieux2. Tout d’abord parce que l’inflation de ses usages semble proportionnelle à la polysémie du mot. A l’instar de la compétence, le terme de « métier » dans le vocabulaire gestionnaire pourrait bien jouer le rôle d’un « témoin » dont l’usage intensif rend compte d’un certain nombre de changements qu’il faut chercher à identifier (Ropé, Tanguy, 1994). Car l’usage d’un terme n’est jamais innocent, dès lors qu'il s'inscrit dans un dispositif discursif qui accompagne ou engendre des pratiques sociales. Dans ces conditions, faire parler le « témoin » nécessite de faire des hypothèses sur le propos qu'il est en mesure de tenir. En l’occurrence, nous avancerons que le recours au métier s’inscrit dans des transformations des modes de mobilisation de la main d'œuvre. Pour les appréhender, il est nécessaire d’interroger ce qui paraît a priori « contre-nature », en l’occurrence la cohabitation du « métier » et de l’« entreprise ». P. Rolle nous invite3 à considérer que les formes sociales qui s'entrechoquent sous nos yeux, métier, profession, organisation, qualification, compétence, ne sont pas engagées dans des antagonismes tels qu'elles seraient vouées à se substituer les unes aux autres. Elles doivent, au contraire, être appréhendées comme reliées entre elles.

Ce sont ces relations qu'il s'agit d'explorer ici, en distinguant les schémas qui les structurent du résultat de leur agencement. Nous commencerons tout d’abord par faire un tour d’horizon de la manière dont ces relations ont été appréhendées dans la littérature sociologique. Nous centrerons notre analyse sur le traitement qui a été fait de la distinction désormais classique entre « profession » et « organisation ». Précisions d’emblée que nous emploierons ici indifféremment les termes de profession et de métier, dans la mesure où ils renvoient tous deux au contrôle d’un marché du travail par un groupe professionnel. Nous verrons que l’opposition présumée irréductible entre « profession » ou « métier » et organisation résiste mal à l’épreuve des faits comme à celle de la théorie. Nous nous interrogerons alors sur la manière de repenser la relation entre ces termes, en mobilisant la notion de « mandat ». Le mandat nous servira à explorer, à partir des textes réunis dans cette seconde partie, les modalités de la mobilisation des métiers et des professions dans et en dehors du salariat. Les exemples présentés montrent notamment que les relations de mandat ne peuvent être réduites

1 Je remercie vivement les personnes qui m’ont aidée à faire avancer ce texte : P. Rolle, qui en a été l’éclaireur, ainsi que C. Gadéa et M. Vervaeke pour leurs judicieuses remarques.

2 Comme bien d’autres avant nous, F. Piotet et alii (2002), F. Osty (2003), J.-C. Sardas (2006).

3 Nous reprenons ici une suggestion de P. Rolle lors de sa participation à ce séminaire.

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à l’achat par un donneur d’ordre (le mandant) d’une performance ou d’un résultat attendu. Au contraire, le mandat n’est pas un donné mais le produit d’une construction sur laquelle les collectifs mandataires sont plus ou moins en mesure d’intervenir. En parallèle, la reconnaissance des compétences devient un enjeu pour la mobilité des individus, davantage que pour leur ancrage dans un collectif. Nous tenterons alors de tirer les enseignements de ces analyses, en soulignant les apports de la notion de mandat pour appréhender, en termes de continuum, des conditions de mobilisation des métiers et des compétences, dans et en dehors du salariat.

1. Profession et organisation: les relations orageuses d'un couple inséparable ?

L’analyse des relations entre profession et organisation n'est pas aisée à reconstituer. En effet, les approches sociologiques les ont, le plus souvent, ignorées, envisagées en termes antagoniques ou les ont absorbées dans des schémas d’analyse plus globaux. En effet, le découpage disciplinaire entre sociologie des professions et sociologie du travail contribue à évincer l’analyse des relations entre ces objets. La sociologie des professions privilégie l’analyse des modes de structuration des groupes professionnels et de leurs luttes pour la reconnaissance d’une position légitime dans l’ordre social. La sociologie du travail privilégie, quant à elle, l’analyse des usages de la main d’œuvre dans les systèmes productifs, sans toujours interroger les mécanismes sociaux qui l’ont désignée, distribuée, formée et affectée (Rolle, Tripier, 1978, p. 127 ; Paradeise, 1987). Autrement dit, quand la première discipline se focalise sur les processus de socialisation professionnelle à l’œuvre dans la construction des qualifications, la seconde tend à associer, en aval, la qualification aux usages de la main d’œuvre et à délaisser l'analyse des modes de production - et reproduction - des groupes sociaux au sein du salariat ou des organisations auxquelles il est subordonné. Le processus social d'articulation entre valeur d'usage et valeur d'échange, constitutif de la qualification, est ainsi occulté.

Ces approches séparées viennent du fait que, dans la tradition sociologique, métier et compétence, profession et organisation, sont des couples qui ne font pas bon ménage. Dans la sociologie des professions tout d’abord, leur association est généralement considérée comme antinomique ou, du moins, comme sujette à tensions. Ainsi que le rappelle C. Gadéa (2003), la structuration des groupes professionnels s’effectue via des interactions entre trois grands types d'acteurs : l'Etat, les employeurs et les professionnels, et vise à créer les conditions de leur autonomie. Les professions s’accommodent, en principe, difficilement des exigences de l'entreprise, qui poursuit des objectifs « locaux » incompatibles avec leur « cosmopolitisme » ou leur « idéal de service ». De plus, en contrôlant les recrutements, les affectations et les carrières, l’entreprise ne créé pas les conditions de la pérennisation d’un savoir spécialisé contrôlé par les pairs, ni du maintien d’une barrière avec les profanes. Enfin, l’entreprise expose les professionnels à des conflits d’allégeance, qui se traduisent souvent par la nécessité de renoncer à son métier pour accéder à une carrière dans le management, en particulier chez les ingénieurs (Gadéa et Pottier, 2004), mais plus largement chez beaucoup de cadres et autres professionnels (Maurice et alii, 1967). Les conditions de travail rencontrées dans l’entreprise (intensification de l’activité, pression temporelle, tensions budgétaires) peuvent ainsi générer une insatisfaction, voire une souffrance directement liée à l’impossibilité d’accomplir correctement les gestes professionnels, en accord avec les valeurs et les règles du métier.

Or, ces tensions, conflits, dilemmes ne sont pas propres à la relation profession-organisation.

Selon C. Gadéa, cette antinomie est in fine davantage postulée qu’elle n’est démontrée de manière empirique. Elle s’inscrit dans une tradition qui appréhende le « corporatisme » (terme

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qui mériterait à lui seul une longue discussion pour préciser sa signification sociologique) comme une source de contre-pouvoir susceptible de contrebalancer celui de l’employeur et de la hiérarchie. Dès les travaux des grands fondateurs de la sociologie, comme Weber et surtout Durkheim, les professions sont considérées comme une instance sociale assurant une régulation des désordres entraînés par le capitalisme et leur maintien constitue, à ce titre, un enjeu de société (Gadéa, 2003). L’entreprise constitue ainsi, a priori, pour les groupes professionnels, une menace voire une négation de leur autonomie.

La sociologie du travail appréhende d’une autre manière le présupposé d’une antinomie entre profession et organisation. Du point de vue de la théorie marxiste, qui demeure, sur cette question, une référence majeure, les catégories « métier » et « profession » sont d’emblée disqualifiées par la montée en puissance du salariat (Dubar, Tripier, 1998 ; Pillon, Vatin, 2003). Le salariat est jugé incompatible avec les professions car il implique l’usage d’une force de travail interchangeable, spoliée et aliénée : elle produit plus de valeur qu’elle n’en est payée de retour et elle ne maîtrise plus ni la finalité ni l’organisation de son travail. Or, dans l’analyse marxiste, la dénonciation des mécanismes d’extorsion de la plus-value et d’aliénation n’a pas débouché sur l’espoir d’une revitalisation des communautés de métier et de profession. Dans le débat qui l’oppose à Proudhon, Marx a, au contraire, défendu l’idée que le dépérissement des anciens groupements professionnels était inéluctable et nécessaire : il devait permettre le « développement intégral de l'individu » (Marx, 1947) et la prise de conscience d’une appartenance de classe susceptible de déclencher un processus d’émancipation. Ence sens, la constitution de coalitions ouvrières ne présentait qu’un intérêt tactique. La seule profession qui trouvait grâce à ses yeux était celle de « l’intellectuel révolutionnaire », dont la mission était précisément de transformer la protestation catégorielle en lutte de classe (Dubar, Tripier, 1998 , p. 60-62).

Or, force est de constater qu’en dépit du développement spectaculaire du capitalisme, groupes professionnels et métiers résistent, non seulement en surplomb ou à la périphérie du salariat mais également en son cœur même. Les contributions rassemblées ici en fournissent quelques exemples. Les professions se perpétuent, au prix d'une segmentation qui malmène leur homogénéité et d’une lutte pour parvenir à conserver le contrôle de leur « mandat » et de leur

« licence », analyse M. Vervaeke. Pour P. Ughetto, le « métier » devient une référence pour les entreprises dans leur stratégie de positionnement sur le marché des produits, ce qui suppose de créer les conditions d’une professionnalisation des salariés. De même que pour G.

Delignières, la définition d’un métier participe à la construction d’un segment de marché du travail, au nom d’une compétence distinctive revendiquée par les employeurs comme par les salariés.

Sans doute faut-il alors, pour appréhender la pluralité des connexions à l’œuvre, sortir d’une représentation qui renvoie la profession et l’organisation, le métier et la compétence, à des ordres de réalité différents. La forme juridique de l’entreprise s’immisce dans l’exercice des professions, de même que le métier se pratique à l’intérieur du salariat, au prix d’indiscutables transformations. Sans doute faut-il également prendre acte des limites manifestes du paradigme libéral et considérer que l’instauration de la liberté du travail n’est jamais parvenue à supprimer les corps intermédiaires. Ainsi, pour C. Paradeise (1988), le fonctionnement des marchés du travail est intrinsèquement soumis à des « phénomènes d’appropriation ». Cet auteur considère que les professions sont le fruit d’un processus, souvent mouvementé, de monopolisation de segments de marchés du travail, au cours duquel une légitimité leur a été reconnue. Un tel mouvement de « clôture », qui peut être engagé à l’initiative des travailleurs

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ou de ceux qui les emploient, vise à instaurer des protections contre la concurrence du travail ou pour la stabilisation de la main d’œuvre. A l’arrivée, les « marchés fermés » peuvent aussi bien prendre la forme de « marchés internes de firmes » que de secteurs d’activités entiers, qu’il s’agisse de métiers artisanaux, de professions libérales, ou de la fonction publique.

Dans cette analyse, contrairement à ce qui a été souligné jusqu’ici, les catégories de profession ou de métier sont des figures idéal-typiques qui, loin d’y faire exception, s’inscrivent dans la dynamique même du fonctionnement des marchés du travail. C’est pourquoi, loin d’être vouées au déclin, elles persistent. Leur analyse demande donc de dépasser les oppositions entre faits d’organisation et faits de profession. C. Paradeise souligne, en outre, que la fermeture des marchés du travail peut résulter de la mobilisation de collectifs de travailleurs mais également de celle d’employeurs ou d’acteurs publics. Dans le premier cas, les travailleurs jouent un rôle moteur dans la construction du métier ou de la profession. Dans le deuxième cas, leur mobilisation n’est pas nécessaire ; le processus de fermeture est impulsé par une autorité organisatrice, au nom de la rareté ou de l’utilité de la compétence à mobiliser. On retrouve ici la distinction établie, historiquement, entre métiers et professions : si les professions sont toujours « jurées », c’est-à-dire qu’elles se dotent librement d’une compétence et d’une réglementation et sont habilitées par les autorités en place, les métiers ne le sont pas toujours : ils peuvent être « jurés » comme être « réglés », c’est-à-dire voir leur compétence et leur réglementation définies de l’extérieur, par des autorités qui les mandatent (Mauro, Wolf, 1962 ; Bouvier-Ajam, 1981). Autrement dit, l’autonomie des professionnels est toujours relative et les « gens de métiers » ne définissent pas toujours par eux-mêmes leurs propres règles de travail.

Cette distinction est importante pour notre propos. Elle rappelle que, loin d’être auto- référents, les groupes professionnels sont a minima habilités par une autorité (cas des jurandes ou des professions), jusqu’à pouvoir être construits par elle (métiers réglés). Pour les historiens, la corporation était ainsi « une institution subordonnée et contrôlée, dont l’existence dépend de la volonté du prince, qui peut en revoir la charte, les prérogatives, etc. » (Bouvier-Ajam, 1981, p. 243). Cette hétéronomie du métier fait qu'il tire sa légitimité de la reconnaissance de son utilité sociale, sous peine d'être accusé de corporatisme (Segrestin, 1985) et soupçonné de n’user de son « pouvoir de dire non » (Reynaud E., 1988) que pour défendre des intérêts égoïstes. Il demeure que l’enjeu du groupe professionnel est d’obtenir la reconnaissance de sa compétence collective, élaborée à l’abri des regards extérieurs. Cette compétence ne s’éprouve en effet qu’entre pairs, à l’abri du regard d’autrui, et constitue en quelque sorte la propriété du groupe. Elle n’a pas, en principe, à être jugée par le regard profane de la clientèle. C’est pourquoi les mandats assignés aux professions instituées ne contiennent pas toujours d’obligation de résultat au delà de l’obligation de moyens. On ne reproche pas, a priori, au médecin le décès d'un malade dès lors qu'il a mis en œuvre le protocole médical requis. Ce principe d’une absence de sanction externe est certainement ce qui renforce l'idéalisation du modèle professionnel. Il apparaît, pourtant, de plus en plus remis en cause ainsi qu’en atteste, par exemple, la judiciarisation des relations entre professionnels et patients. Mais il l’est également au regard des modalités même d’usage des compétences des professionnels, qui sont de plus en plus marquées par des rapports d’interdépendance avec les partenaires qui les mandatent et/ou les utilisent.

2. Hétéronomie des métiers et relation de mandat

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Le recours au « métier » est une forme de mobilisation des compétences, y compris au sein du salariat. Le métier s’inscrit alors dans une relation de « mandat » avec l’organisation qui l’emploie. Le mandat est, en effet, un « phénomène étonnant [qui] consiste en ce que quelqu’un puisse se décharger sur quelque autre personne ou entité de la charge d’accomplir pour lui ce qu’il n’a pas le temps, la capacité ou le goût de faire lui-même » (Girin, 1995, p. 233). Ce phénomène peut se rencontrer aussi bien dans le cadre de rapports marchands que de rapports de subordination salariale au sein d’une organisation. En effet, selon J. Girin, les organisations ne peuvent fonctionner et être dirigées que sur la base d’une « forme particulière d’ignorance », le management ne pouvant - ni ne voulant – savoir tout ce qui s’y passe. Mais si le mandat désigne le rapport social dans lequel s’inscrit la mobilisation du métier au service d’une entreprise, comment se présente la régulation de la compétence ? Il convient sur ce point de distinguer les mandats internes aux entreprises, des relations de mandats qui s’établissent à un niveau inter-institutionnel.

Mandat internes

Les relations de mandat dans les organisations caractérisent traditionnellement la mobilisation de deux populations salariées : les cadres d’entreprise, dès lors qu’une direction fixe des objectifs à l’entité qu’ils dirigent et leur procure une enveloppe de ressources et de moyens pour y parvenir ; et ceux que l’on désigne comme les « hommes de métier », à qui sont déléguées les tâches de concevoir, réparer, inventer, dans des situations où les protocoles ne sont pas établis ou défaillants. Mais, au cours des années 80, la pratique du mandat s’est répandue plus largement au sein des organisations. Sous l’effet de la tension grandissante entre « pertinence » de l’activité face aux marchés et « cohérence » interne des modes de coordination (ECOSIP, 1996), deux grandes « nouveautés » managériales ont fait leur apparition. D’une part, des « groupes de projet », chargés de la mise en œuvre d’innovations en relation plus directe avec les fonctions techniques et de conception, telles que celles de designer (Midler, 1993 ; 1996) ; d’autre part, une nouvelle doctrine managériale, annonçant la responsabilisation des collectifs de production en matière de « gestion de l’événement » – doctrine associée à l’apparition d’un « modèle de la compétence » (Zarifian, 2001). Ainsi, les relations de mandat dans les organisations tendent à se diffuser dans les fonctions de réalisation : elles s’immiscent dans la prescription du travail des salariés, afin qu’ils se comportent comme des acteurs « compétents », et non plus comme de simples « exécutants », et qu’ils prennent en charge les dimensions techniques et économiques de leurs emplois.

L’enjeu est même de suppléer la hiérarchie de proximité dans des activités de coordination appelées à relever de l’ajustement mutuel plus que de la supervision directe.

La pratique du mandat s’inscrirait ainsi dans un « recul de la prescription » et viserait à solliciter des pratiques professionnelles proches de celles des « hommes de métier » en termes d’autonomie, initiative, « prise de responsabilité » (Lichtenberger, 1999). Pour autant, le métier correspond ici à un contenant davantage qu’à un contenu4. Contrairement aux

« hommes de métier », les salariés compétents ne mettent pas en œuvre un savoir-faire stabilisé. Bien au contraire, leur « compétence » est en permanence malmenée par les changements de stratégie, voire de « métier » de l’entreprise, dont la temporalité n’est pas celle du métier de l’individu. La polysémie du terme est ici à son comble. Le métier désigne une caractéristique individuelle, c’est-à-dire « un ensemble de capacités techniques de travail », mais aussi une activité collective qui est le propre d’un secteur d’activité ou d’une entreprise (Naville, 1962) et dans le salariat, l’articulation entre les deux est toujours précaire.

4 Nous reprenons ici une remarque de P. Rolle au cours de ce séminaire.

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Pascal Ughetto analyse précisément le métier à la fois comme un attribut de l’entreprise et des salariés. Le métier revendiqué par l’entreprise lui permet de maintenir une position distinctive sur un marché, d’afficher une singularité pour échapper à la comparaison et ne pas mourir. Au sein de l’entreprise, la direction se trouve en position de mandant, face à un collectif salarié

« mandataire », chargé d’atteindre un certain nombre d’objectifs ainsi définis. Les salariés, à différents niveaux et dans différents domaines, constituent la concrétisation de ce savoir-faire revendiqué. Ainsi qu’en atteste l’exemple des agents des douanes, il leur appartient de mettre en œuvre un « rapport engagé et compétent » au travail, dans le cadre d’un « métier » qu’ils peuvent - et veulent - revendiquer mais dont le contenu peut changer au gré des « mandats ».

Le management doit alors gérer cette inévitable « tension » entre les « métiers » des salariés et les enjeux stratégiques, sachant que l’horizon de l’engagement du salarié est la tâche, qui doit être accomplie avec « professionnalisme », afin que soit concrétisée la « tenue de la marque » de l’entreprise.

Que signifie gérer les compétences dans ces conditions ? Pour P. Ughetto, une distorsion apparaît entre les implications du recours au métier et les pratiques de gestion des compétences. La gestion des compétences correspond, de fait, à une gestion des affectations dans les emplois et des mobilités davantage qu’elle ne répond aux besoins des salariés en matière de gestion des savoir-faire de métier (Stroobants, 1993). Elle sert, selon un adage bien connu, à placer « the right man in the right place ». Ce qui veut dire que la gestion du travail, la définition et la transmission des savoir-faire requis, mais aussi les apprentissages nécessaires, les modes de coopération en situation de travail, etc., sont délégués aux collectifs eux-mêmes. Il leur appartient de développer cette réflexivité sur le travail qui permet la construction de ce que J. Girin (1995) appelle des « agencements organisationnels » pertinents, rassemblant des ressources aussi bien humaines que techniques et symboliques. La hiérarchie de proximité, inégalement impliquée dans le pilotage des métiers, peut être partie prenante de cette réflexion, sans être toujours en mesure de procéder, simultanément, aux ajustements requis face à la pression productive. Et la gestion des compétences, davantage conçue pour créer des passerelles que du professionnalisme, ne permet pas de fertiliser le travail sur le métier. Les collectifs de métier au sein de l’entreprise sont donc des collectifs en souffrance, menacés de non - reconnaissance (Osty, 2003).

En cela, l’exercice du métier dans l’entreprise s’inscrit bien dans une relation de mandat telle que nous l’avons définie au début. Dans une telle relation, le mandant passe contrat pour un résultat et peut ne pas se préoccuper des compétences que mobilisent les professionnels. Pour J. Girin (1995, p. 272), cette question ne se pose pas dans la mesure où la performance constitue le principal indicateur de compétence. L’obtention du résultat attendu permet de faire l’économie de l’évaluation de la compétence et qu’importe si elle n’a pas été mobilisée de façon orthodoxe. Toutefois, la question peut se poser lorsqu’un nouveau mandat est confié à une entité, lorsqu’il faut en déterminer la configuration, ou encore lorsque la performance n’est pas aisée à définir a priori et suppose un suivi de la manière d’accomplir les tâches.

Autrement dit, un contrôle des besoins en compétence peut être requis en amont du résultat voire entraîner des évaluations en cours de réalisation pour estimer les besoins de formation.

Il demeure que le mandant s’intéresse moins aux compétences qu’à une performance attendue, les conditions de leur développement et de leur mise en œuvre relevant du collectif lui-même.

Les « métiers » dans l’entreprise sont donc des ensembles fluctuants. Leur périmètre correspond aux frontières mouvantes d’un service, d’un bureau, d’un atelier et, de plus, le

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contenu des mandats peut varier au cours du temps. Cette flexibilité est précisément ce qui distingue, selon J.-R. Tréanton (1961), le salariat des professions « ordonnées » : l’approfondissement des compétences acquises est, selon lui, contre-productif dans le salariat, où le salarié est soumis, pour conserver durablement son emploi, à une injonction d’adaptation fonctionnelle. Il lui faut accepter, au cours de sa vie professionnelle, un ensemble de mandats qui se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Ce qui veut dire qu’un « super-mandat » - par analogie à la « super-règle » de C. Paradeise (1985) - lui est implicitement confié par l’employeur : celui d’adapter sans relâche ses compétences aux exigences de l’organisation, faisant ainsi preuve de ce que Naville (1945) proposait d’appeler

« l’adaptitude ». La mobilité et l’imprévisibilité des usages de la main d’œuvre constituent un indicateur de sa subordination qui, outre qu’elle est consubstantielle au contrat de travail qui le relie à l’employeur, est en même temps condition de possibilité de cette adaptation.

Cette obligation d’adaptation fonctionnelle s’inscrit dans un échange salarial défini en termes de flexibilité des compétences contre statut d’emploi. Le contrat de travail est en effet

« réversible » dans la mesure où ce qui s’échange est instable : l’employeur peut, à tout moment, modifier le contenu du travail attendu et introduire des éléments de flexibilité efficients du point de vue économique (Favereau, Walliser, 2000). Mais cette obligation ne se réduit pas à une injonction propre à l’entreprise. Dans un contexte de fragilisation croissante des statuts d’emploi, elle dépasse les frontières de l’entreprise et soulève la question du champ de validité des métiers individuels. Ce que l’on pourrait appeler le « mandat d’adaptitude » confié au salarié consiste alors à mobiliser des compétences, localement adaptées mais également utilisables dans un cadre plus large, d’où l’importance de dispositifs externes de formalisation et de reconnaissance des compétences.

La relation de mandat au niveau d’un secteur

Comment cette relation de mandat s’organise-t-elle au niveau d’un secteur ? L’Etat, pour être un grand mandant, ne définit pas toujours des mandats d’une clarté absolue. C’est ce que constate G. Delignières dans l’étude qu’il mène auprès de la téléphonie sanitaire et sociale. Ce secteur, qui s’est structuré à partir du début des années 90, a été mis en cause, dans un rapport réalisé en 1998 par l’IGAS (Inspection Générale des Affaires Sociales), à un double niveau : d’une part, il serait encombré par une offre pléthorique de numéros verts ; d’autre part, le service d’écoute serait trop centré sur des prestations de type psychologique et insuffisamment sur la réponse à des demandes d’information du public. En conséquence, l’organisme auquel a été confié, par la suite, le financement de ces structures, l’INPES (Institut National de Prévention et d'Education pour la Santé), a procédé à une rationalisation visant à faire glisser l’activité vers le télémarketing. L’enjeu était de limiter la durée des appels et de faire évoluer le « produit » vers des prestations à visées plus informatives que thérapeutiques. Face à ce qu’ils ont perçu comme une mise en cause de leur pratique professionnelle, les représentants du secteur ont demandé à ce que soient reconnues les compétences des écoutants via une certification.

La question qui se trouve ici posée est bien celle du mandat confié par l’Etat aux structures de la téléphonie sociale. Tel qu’il avait été défini dans un premier temps, ce mandat a donné matière à des prestations pouvant s’approcher de la consultation psychanalytique. Cette

« déviation » par rapport aux attendus, souligne G. Delignières, tient au fait que le financeur (mandant) n’est pas le client final, c'est-à-dire l'usager des services de la téléphonie sociale.

C’est la confrontation à l’usager qui a fait évoluer le « produit » dans un sens différent de celui prévu par le financeur. Cette situation a pu s’installer d’autant plus durablement qu’une

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grande liberté d’exercice avait été donnée aux structures d’écoute lors de leur mise en place.

Mais l’évaluation qui a eu lieu a conduit à resserrer le mandat et, du même coup, à tronquer l’activité, conduisant au déni des compétences acquises et mobilisées par les écoutants tout au long de la période précédente. Le groupe professionnel qu’ils constituent apparaît ici subordonné aux exigences du donneur d’ordre et dépourvu de ressources lui permettant de revendiquer la légitimité de sa pratique.

Il y a ici une relation directe entre le métier de la structure et celui des individus. Le

« produit » qu’est l’écoute résulte directement des compétences mobilisées par les écoutants, ce qui a certainement facilité l’engagement des employeurs dans la défense de ce « métier » malmené par le donneur d’ordre. Mais si cette défense ne leur a pas permis d’infléchir le contenu du nouveau mandat qui leur a été adressé, elle a, en revanche, conduit à dissocier les deux composantes classiques d’un groupe professionnel, la licence et le mandat, via la reconnaissance des compétences mobilisées au cours de la première période. Autrement dit, à défaut d’avoir convaincu de l’insubstituabilité de leur savoir-faire (Paradeise, 1987), les professionnels ont obtenu la possibilité d’en faire reconnaître la spécificité. Le recours à la certification (ou « licence ») labellise leur expérience et leur donne accès à un marché du travail plus large que celui du télémarketing. Dans ces conditions, comme dans le cas précédent du mandat interne, la reconnaissance des compétences intervient au service de la mobilité des « professionnels » - et non d’un processus de fermeture d’un marché du travail.

Loin de contribuer à ériger une barrière, la certification conduit au contraire à dilater l’espace de mobilité des écoutants – pendant que l’activité pour laquelle ils sont mandatés se rétrécit.

Ainsi pourrait s’expliquer leur intérêt paradoxal à revendiquer ce métier qu’ils vivent généralement comme une transition : leur pratique est maintenant susceptible de les faire accéder à une certification pouvant élargir leur « employabilité ». Faute de contribuer à infléchir la définition du mandat qui leur est adressé, la reconnaissance de leurs compétences œuvre à leur dispersion sur le marché du travail.

Le mandat et la profession

L’exemple de la téléphonie sociale montre bien que le contrôle de la définition du mandat constitue un enjeu stratégique pour la survie d’un groupe professionnel. Un métier en tant que forme sociale existe en effet lorsqu’un groupe « s’est fait reconnaître la licence exclusive d’exercer certaines activités en échange d’argent, de biens ou de services. Ceux qui disposent de cette licence, s’ils ont le sens de la solidarité et de leur propre position, revendiqueront un mandat pour définir les comportements que devraient adopter les autres personnes à l’égard de tout ce qui touche leur travail » (Hughes, 1996, p. 99). Dans cette définition qui met l’accent sur les modalités de la construction des groupes professionnels, le mandat est défini par ceux là même qui le réalisent. Il s’agit d’ailleurs d’un trait distinctif des professions instituées : elles déploient toute une rhétorique pour légitimer leur expertise ainsi que les conditions de sa mise en œuvre. Ce qui les préserve a priori du risque de voir leurs compétences disqualifiées par un mandant.

Les designers affichent précisément cette faculté de produire un discours qui fait référence dans les fonctions de conception au sein de l’industrie. M. Vervaeke souligne ainsi que l’histoire du groupe est marquée par une volonté de se démarquer des métiers d’art et de traiter de la forme des produits en s'intéressant aux propriétés de structure et de matière qui leur donnent des qualités d'usage et d'attrait sensoriel spécifiques. Les designers interviennent ainsi de plus en plus en aval de la conception. Ils sont associés aux phases de développement et peuvent contrôler les pré-séries des fournisseurs préalables à l’industrialisation.

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Autrement dit, le recours à l'expertise des designers s’inscrit dans des politiques de la conception et du développement qui se doivent d’intégrer fortement les contraintes de production et d'assemblage, en raison notamment de l'externalisation de la fabrication de nombreux composants qui seront réunis pour constituer le produit final. La reproduction industrielle des prototypes doit se plier à tout un ensemble de contraintes visant le niveau de qualité prévu au niveau de la conception. Cette interpénétration accrue de la conception et de la production suppose un véritable management des compétences. En effet, le designer n’est pas un artiste retranché derrière son art, il se trouve de plus en plus impliqué dans la concrétisation de ses idées. Il lui faut pour cela mobiliser un spectre élargi de compétences, qui plus est au sein de collectifs composites réunissant une pluralité de spécialistes (allant de la production au marketing). Dans ces conditions, la défense - et illustration - de leur expertise devient pour les designers un combat permanent. Elle suppose une vigilance externe qui permette d’actualiser en continu la pertinence de leur mandat, mais également une veille interne pour préserver la cohérence des modes d’intervention de la profession. La question est alors de savoir si ces conditions hybrides d’exercice de leur expertise leur permettent de conserver le contrôle de leur « compétence ».

Pour M. Vervaeke, le groupe professionnel se perpétue dans le cadre d’un processus de segmentation qui, loin de la fragiliser, participe au maintien de sa compétence distinctive.

Entre les designers à forte notoriété qui signent les produits les plus renommés - et constituent la figure la plus médiatisée de la profession, se rencontrent les designers dirigeants ou salariés d’agences de conseil aux entreprises ou aux administrations et, enfin, les designers salariés d’entreprises. Il existe une complémentarité entre ces différents segments. Les designers salariés jouent un rôle de traducteur au sein des entreprises : ils rédigent les cahiers des charges des prestations demandées aux consultants, ils peuvent travailler en coopération avec eux pour œuvrer à la faisabilité industrielle du projet, ou alors ils adaptent, en aval, les propositions des consultants aux réalités productives. De plus, y compris dans l’entreprise, les designers sont associés aux décisions de recrutement de leurs collègues ; ils participent aux concours et salons professionnels qui ponctuent la vie collective de ce milieu, de même qu’ils prennent part aux enseignements de la discipline dans les cursus de formation initiale.

Il demeure que, pour M. Vervaeke, l’activité de designer ne peut être envisagée isolément, ni fonctionner en vase clos. L’interdépendance avec l’industrie est telle que pour le designer industriel, la mise à l’écart des processus de conception et de coopération correspond à une relégation professionnelle. Les périodes d’inactivité constituent en cela des menaces pour l’entretien des compétences, ce qui contribuerait d’ailleurs à les différencier des artistes pour qui l’inactivité peut correspondre à des phases de créativité débouchant sur un projet artistique. Rappelons que l’inactivité, dans le statut d’intermittent du spectacle, est considérée comme une période qui doit être rémunérée. Le travail de l’artiste est, en effet, reconnu itinérant, avec employeurs multiples, supposant des temps de formation et de préparation de projets futurs (Paradeise et alii, 1998). Pour les designers, au contraire, la « compétence » ne semble pas trouver matière à ressourcement dans l’interruption d’activité. Elle est, au contraire, tributaire de conditions d’emploi et de travail sans lesquelles elle dépérirait.

3. Le paradoxe du recours au "métier"

Ce tour d’horizon des théories et pratiques de mobilisation des métiers et professions rappelle que l’idée de leur autonomie absolue est un leurre, tout comme leur antinomie avec les

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« organisations ». L'aperçu que nous venons de présenter à partir des textes rassemblés ici suggère que l'hétéronomie des métiers et des professions peut être appréhendée en termes de relations de mandat, ces mandats servant à les mobiliser dans et en dehors du salariat. Les

« collectifs mandataires », quels qu’ils soient, apparaissent ainsi exposés à un certain nombre d’exigences communes concernant la mobilisation et la reconnaissance de leurs compétences.

Ces collectifs sont, d’une part, confrontés à l’instabilité de leurs mandats qui se manifeste sur un plan temporel et spatial à la fois. Sur le plan temporel, le temps court du « projet » ou de la

« mission » vient se substituer au temps long de l’habilitation d’un groupe professionnel - ou d’une structure productive, dont l’existence est reconnue d’utilité publique ou économique.

Autrement dit, groupes professionnels ou collectifs salariés ne sont pas mandatés en tant que communauté pertinente, jouant un rôle reconnu de garde-fou face aux désordres de l’économie ou de médiation socio-technique au sein de l’entreprise. Au contraire, ils sont mandatés pour la pertinence ad hoc de leur prestation ou de leur production, à l’horizon d’un projet ou d’une réforme. Dans cette valse de renouvellement des mandats, le risque d’une déstabilisation de leur compétence antérieurement constituée n’en est que plus grand. C’est ainsi que spatialement, les frontières du métier, de la profession fluctuent au gré du renouvellement des mandats : mobilité des frontières entre douaniers et agents des impôts, perméabilité des frontières entre information et conseil pour les écoutants, entre conception et production pour le design. Aux guerres de territoires qui agitent traditionnellement les groupes professionnels s’ajoutent des courses à l’adaptation permanente à des mandats en renouvellement constant (Abott, 1988), qui touchent les professions instituées comme les collectifs salariés.

Les collectifs mandataires sont, d’autre part, exposés à l’épreuve d’une compétence qui est, plus que jamais, soumise au jugement extérieur. Métiers et professions revendiquent traditionnellement le contrôle interne des compétences de leurs membres, via des évaluations à l’abri des regards, que seuls les pairs étaient jugés aptes et légitimes à réaliser. Or, la relation de mandat ne conduit pas seulement à l'évaluation du seul résultat, susceptible de conditionner le renouvellement du mandat. Elle tend également à faire intervenir une évaluation externe des compétences mobilisées : évaluation des compétences par la hiérarchie, pour les mandataires salariés ; évaluation de la conformité de la compétence mobilisée au regard des objectifs du mandat dans la téléphonie sociale ; évaluation au fil de l’eau de la pertinence des apports du designer au regard des contraintes de la production dans l’industrie. L'introduction de ce principe d’évaluations externes, plus ou moins formalisées, renforce le rôle du mandant dans le contrôle des compétences mobilisées en amont du résultat final. On observe le même phénomène dans la recherche. Dans certains établissements publics de recherche finalisée, l'évaluation des compétences des chercheurs fait intervenir des commissions « mixtes », composées de partenaires-mandataires et de pairs (Legay, Monchatre, 2005). La compétence se définit dans ces conditions en fonction des attentes spécifiques du mandant. Son évaluation s’inscrit dans le cadre de rapports d’interdépendance accrus pour la co-production d’un bien ou d’un service. Enfin, elle présente un caractère d’autant plus contingent qu’elle est amenée à s’ajuster au sein de collectifs composites, où les métiers rassemblés sont disparates mais contraints à la collaboration pour arriver à un résultat.

La compétence tend ainsi à s’émanciper du métier - ou de la profession - en tant que collectif homogène et se situe dans une interface : elle s’exerce à la frontière des règles et du savoir- faire éprouvé, des situations et schémas préformés. Elle suppose une flexibilité de l’action qui requiert, au delà de la technique, la prise en compte de dimensions contingentes, économiques

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et organisationnelles. Mais si les professionnels l’apprécient habituellement à l’aide d’un jugement esthétique, elle est mesurée par le mandant en termes moins poétiques de contribution à un résultat attendu. La fonctionnalité prend ici le pas sur l’amour de l’art. Dès lors, l’intimité qui lie les professionnels et leur compétence n’est plus la même. Le couple fait place à un ménage à trois, dans lequel le « client » (donneur d’ordre) a pris place. Autrement dit, les collectifs ne sont plus réunis par la « solidarité mécanique » du clan, à l’intérieur duquel les sensibilités sont convergentes (Durkheim (1986) [1930], cité par Girin, 1995). Ils rassemblent, au contraire, des sensibilités diversifiées, les conduisant à expérimenter une solidarité plus « organique » marquée par la complémentarité. C’est ce que suggèrent les analyses de M. Vervaeke, qui montrent les synergies – et pas seulement les tensions comme chez A. Strauss (1992) - issues de la coopération entre les différents segments professionnels chez les designers.

Les designers constituent ainsi un bon exemple d'hétérogénéité des groupes professionnels.

Pour eux, l’entrée dans le salariat, loin d’affaiblir le groupe, participe directement à sa dynamisation : le segment salarié fait bénéficier le segment indépendant de son expertise sur l’organisation industrielle, ce qui permet de renforcer les métiers du « design » dans leur ensemble. Leur segmentation interne est ici fonction de la distance qui les sépare du marché.

Un processus de hiérarchisation se met en place en référence à un système de notoriété qui tient fortement compte du succès commercial. La réputation permet d’accéder aux entreprises qui disposent des marchés les plus étendus, cette assise marchande renforçant l’autonomie des professionnels. La « marque » remplace ici le monopole juridique qui permet l’appropriation d’un marché du travail. Cette affiliation au marché entraîne une interdépendance accrue entre les professionnels et l’organisation industrielle qui conçoit et développe les produits de

« marque ».

Dans ces conditions, la mobilisation des professionnels s’effectue à l’aide de mandats qui impliquent une co-production mais aussi une traçabilité de l’activité (Girin, 1995, p. 273- 274). Le management des compétences n’épargne pas les métiers et professions institués. A l’instar des salariés, les professionnels mandatés doivent contribuer « avec compétence » au métier d’un donneur d’ordre en se soumettant étroitement à ses propres contraintes. Leur capacité à coopérer au sein d’un collectif composite devient autant, sinon plus, importante que leurs compétences respectives. Il en résulte des tensions accrues, d’une part, entre les enjeux

« techniques » industriels et les enjeux « esthétiques » de la profession et, d’autre part, entre le statut d’indépendant des professionnels et leurs conditions d’exercice, qui les rapprochent d’une posture subordonnée. Les juristes constatent ainsi que les indépendants sont de plus en plus fréquemment exposés à des formes de subordination proches de celles du salariat (Supiot, 2000). Tandis que les salariés sont de plus en plus sollicités sur le mode de l’injonction à l’autonomie (Hardy-Dubernet, 2003). On peut alors se demander dans quelle mesure le mandat n’est pas en passe de devenir une forme de subordination commune aux groupes professionnels et aux collectifs salariés, et susceptible de faire converger les modalités de mobilisation et de reconnaissance de leurs compétences.

Tirée, tiraillée et travaillée par des exigences productives en perpétuel renouvellement, la compétence est le théâtre d’une séparation croissante entre ses deux composantes : la composante « interne » de la compétence d’un collectif de travailleurs, c’est-à-dire les capacités, habiletés et autres savoir-faire qu’ils partagent (ce que les anglo-saxons désignent par le terme de skills), et la composante « externe » de la compétence, qui procure et signale une position distinctive reconnue (competency). Le recours au métier atteste précisément de

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cette nécessité d’affichage externe, qui s’actualise le plus souvent au détriment la

« compétence interne » des collectifs. Ce problème n’est pas nouveau, et renvoie à la contradiction pointée par P. Naville (1956) entre la « fluidité des qualifications requises, typique de l’industrie moderne » et la « cristallisation des qualifications acquises » par les travailleurs. Il en résulte que la compétence interne des collectifs est exposée à être sans arrêt défaite et recomposée. Dans la mesure où son développement requiert un processus réflexif d’apprentissage permanent, ce que Y. Clot (1999) appelle un « travail sur le travail », il semble alors fortement compromis. Sans doute faut-il alors renoncer à l’idéal du métier, dans lequel la compétence surgit de la fusion entre l’homme et l’activité, pour envisager le développement des compétences comme partiellement déconnecté de l’activité elle-même.

Sans doute faut-il également considérer que le travail n’est pas à lui-même sa propre fin, et que la compétence a d’autant plus de chances de s’épanouir et de se renouveler qu’elle puise ses ressources en dehors des cadres, mouvants, dans lesquels elle est utilisée. Autrement dit, loin de s’étoffer dans l’identification définitive au rôle, la compétence se nourrit au contraire de distance au rôle. La précarité des collectifs de travail, consubstantielle du salariat, n’a sans doute d’efficacité qu’à ce prix. L’extension des relations de mandat, qui fait perdre aux collectifs stabilisés leur rassurante homogénéité et les subordonne à des exigences toujours dérangeantes, leur demande alors d’inventer d’autres formes de réflexivité, moins centrées sur l’activité et plus ouvertes sur le monde.

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