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Les cultures populaires appréhendées comme outils de valorisation des mémoires collectives de l’esclavage à l’île de Gorée (Sénégal)

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112 | 2019

Cultures populaires II

Les cultures populaires appréhendées comme outils de valorisation des mémoires collectives de l’esclavage à l’île de Gorée (Sénégal)

Popular cultures as tools for promoting collective memories of slavery on the island of Goree (Senegal)

Aliou Gaye

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/gc/14386 DOI : 10.4000/gc.14386

ISSN : 2267-6759 Éditeur

L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 1 décembre 2019 Pagination : 49-66

ISBN : 978-2-343-21967-7 ISSN : 1165-0354 Référence électronique

Aliou Gaye, « Les cultures populaires appréhendées comme outils de valorisation des mémoires collectives de l’esclavage à l’île de Gorée (Sénégal) », Géographie et cultures [En ligne], 112 | 2019, mis en ligne le 25 janvier 2021, consulté le 23 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/gc/14386 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.14386

Ce document a été généré automatiquement le 23 juin 2021.

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Les cultures populaires

appréhendées comme outils de valorisation des mémoires

collectives de l’esclavage à l’île de Gorée (Sénégal)

Popular cultures as tools for promoting collective memories of slavery on the island of Goree (Senegal)

Aliou Gaye

Introduction

1 Les cultures populaires se sont imposées dans le champ scientifique au cours des années 1970 (Mukerji et Schudson, 1991) grâce à leur démocratisation dans l’espace public depuis les années 1950 (Benito, 2001). Elles sont appréhendées comme des croyances, des pratiques et des objets enracinés dans l’histoire et les traditions locales (Mukerji et Schudson, 1991, p. 21), et comme des leviers de développement territorial.

À ce titre, elles occupent une place de choix dans la panoplie des offres touristiques.

Dans ce contexte, la commune de Gorée a mis en œuvre des stratégies adéquates afin d’être plus attractive, dans un espace géographique où l’on assiste à une concurrence des lieux de mémoire liés à l’esclavage en Afrique subsaharienne notamment entre le Bénin, le Ghana et le Sénégal. Dans ces pays respectifs, entre 2010 et 2017, le nombre de touristes internationaux est passé de 199 000 à 281 000, de 931 000 à 972 000 et de 900 000 à 1 365 000, selon l’Organisation mondiale du Tourisme (2019) 1. Ainsi, des agences de voyages américaines telles que Ebony Heritage Travel, African Heritage Tour et African Travel Seminar organisent des circuits touristiques dans ces territoires.

Selon la directrice de cette dernière, Georgina Lorencz, « le Sénégal et le Ghana représentent aujourd’hui 25 % de notre chiffre d’affaires annuel »2. Ces pays cherchent à

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inciter les Afro-américains à découvrir leurs racines, voire à s’installer de manière permanente, à travers des initiatives comme, par exemple « l’Année du retour », permettant de développer le tourisme. Dans cette mise en tourisme des mémoires de l’esclavage, la commune de Gorée a créé des festivals pour attirer davantage les touristes. En tant que faits socioculturels et phénomènes spatiaux, ces attractivités touristiques sont à la fois des rassemblements et des festivités, s’effectuant dans le temps et dans l’espace. Elles regroupent des publics larges et variés, qui sont, d’une part, des acteurs et d’autre part, des spectateurs passionnés des cultures populaires (Mikowski et Philippe, 2015).

2 L’exemple du festival est de ce point de vue tout à fait intéressant à saisir dans l’analyse des cultures populaires. Destiné hier à la musique classique (Négrier, 2007), il dépasse aujourd’hui cette frontière et s’étend sur d’autres domaines tels que le rire, la musique moderne, le cinéma, les bandes dessinées, le théâtre, les arts de la rue, la danse et la photographie (Collard et al., 2014). Selon l’économiste Luc Benito (2001), « le festival est une forme de fête unique, célébration publique d’un genre artistique dans un espace-temps réduit. » Emmanuel Négrier (2007) propose une définition beaucoup plus simple et précise, il s’agit d’une « manifestation limitée dans le temps et dans l’espace, proposant une programmation ciblée autour d’un thème, d’une esthétique, d’une pratique instrumentale ou de toute autre intention culturelle et artistique, associant l’idée de spectacle à celle d’animation festive », cité par Nathalie Emmanuel (2011, p. 6). Cette dernière approche descriptive du festival nous semble beaucoup plus adaptée à notre cas d’étude (île de Gorée), où les cultures populaires s’inscrivent dans une dimension artistique, mémorielle et folklorique des héritages patrimoniaux.

3 Les festivals sont devenus des instruments politiques de développement territorial (Mercier et Bouchard, 2004). En effet, comme le soulignent Fabienne Collard, Christophe Goethals et Marcus Wunderle (2014, p. 39), ils « naissent très souvent du désir et de la volonté de leurs concepteurs, et reposent sur un concept original ou sur l’opportunité de disposer d’un lieu d’exception. L’idée de départ peut venir de la sphère privée : une ou plusieurs personnes souhaitent donner vie à leur vision d’un événement. » Mais leur impulsion peut être également d’ordre politique grâce à l’initiative de la commune ou de la ville. C’est le cas des Festivals Gorée Diaspora et Gorée Cinéma auxquels nous nous intéresserons dans cette étude. Ces événements peuvent être assimilés au lancement, au référencement et à l’innovation de nouveaux produits de consommation courante de leur territoire. Ils peuvent être appréhendés comme des ressources patrimoniales, pouvant participer à l’émergence touristique de Gorée.

4 Par ailleurs, le processus d’intégration des héritages douloureux liés à l’esclavage s’articule sur les dynamiques culturelles et artistiques, elles-mêmes déterminées par la spatialité des mémoires (Chevalier et Hertzog, 2018) et leur patrimonialisation (Chivallon, 2005 ; Calas et al., 2011). Il est rythmé par les commémorations, les spectacles vivants et les créations artisanales qui redessinent temporairement l’histoire des peuples africains dans le monde et la géographie culturelle. Ce mécanisme met en jeu l’occupation des espaces, les conceptions identitaires, la mise en scène mémorielle et les stratégies territoriales dans la construction d’une image de marque internationale de Gorée, basée sur le label Patrimoine mondial.

5 Pour analyser ces cultures populaires, nous avons privilégié des observations de terrain, au cours de deux séjours3. Notre méthodologie fut plurielle. Nous sommes tout d’abord allés à la rencontre de plusieurs acteurs (habitants, artistes, touristes) avec

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lesquels nous avons échangé à partir d’un questionnaire non directif (40 questions pour un échantillon de 100 individus). Nous avons également interrogé, à travers un guide d’entretien ouvert pré-établi, des acteurs publics, des représentants de l’Unesco à Dakar et des professionnels du tourisme et de la culture (88 questions pour un échantillon de 60 personnes). Enfin, nous avons choisi de loger chez l’habitant, puisqu’il s’agit bien d’étudier les pratiques culturelles dont la population locale représente l’élément essentiel de tout projet collectif.

6 Cet article se construit autour de quatre dimensions et cherche à comprendre leur place, leur importance, voire leur interaction dans la mise en tourisme des traumatismes de la traite négrière. La première s’appuie sur l’approche festivalière selon laquelle Gorée Diaspora Festival s’inscrit dans une stratégie mémorielle, identitaire et touristique. La deuxième repose sur la valorisation des mémoires de l’esclavage par les productions artistiques qui correspondent à une nouvelle forme d’appropriation des richesses patrimoniales. La troisième suppose que la lutte traditionnelle sénégalaise représente un outil de promotion mémorielle. Enfin, la quatrième s’intéresse à la valeur économique des cultures populaires, dans lesquelles on assiste à des jeux d’acteurs liés à de multiples enjeux.

Gorée Diaspora Festival : une stratégie mémorielle, identitaire et touristique

7 Gorée Diaspora Festival est un événement créé depuis 2005 par la commune de Gorée et l’Association Gorée Héritage, regroupant des artistes, des hommes politiques et des descendants d’esclaves d’Afrique, d’Europe et d’Amérique. Son objectif principal est de pérenniser la vocation plurielle de l’île : lieu de mémoire de l’esclavage, espace de rencontre des cultures et de réconciliation des peuples, et centre de production artistique. L’initiative de ce festival est avant tout politique. Elle engendre une dynamique artistique, culturelle, mémorielle, spatiale et scientifique. Ce spectacle s’appuie sur le référent « île mémoire » (Bocoum et Toulier, 2013), témoignant les mémoires douloureuses de l’esclavage, à travers lesquelles de nouveaux territoires (outre-mer), des peuples (Afro-américains), des cultures (vaudou brésilien, jazz) et des langues (créoles) ont été créés dans l’espace atlantique.

8 Dans cette vision collective, le festival fait appel aux pays occidentaux impliqués dans la traite négrière transatlantique, aux Africains, aux descendants d’esclaves et aux touristes qui visitent Gorée. Il s’articule autour d’un projet de rassemblement, alliant les mémoires collectives (Halbwachs, 1950), l’ambiance festive et le développement touristique. Dès lors, l’une des préoccupations majeures de ses promoteurs est de créer un carrefour, permettant à l’Afrique et sa diaspora d’exprimer leurs talents artistiques et leurs diversités culturelles. Beaucoup d’artistes mondialement connus, notamment sénégalais (Didier Awadi, Pape Diouf), africains (groupe « Assiko Band ») et afro- américains (Craig Holliday Haynes Quartet) ont participé à cette festivité.

9 Orienté vers une stratégie identitaire, Gorée Diaspora Festival se positionne comme un événement commémoratif de l’esclavage, favorisant la cohésion sociale dans un esprit d’appartenance à une identité culturelle. Il propose des activités telles que les expositions, les vernissages, les concerts en plein air et les rencontres à forte sensation mémorielle. Les expositions sont présentées dans différents lieux symboliques, notamment au Centre socio-culturel Boubacar Joseph N’diaye, au jardin public, au

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chemin des artilleries, au Castel, sur la place Drancy et celle de la Liberté et de la dignité humaine, propices à créer une atmosphère de recueillement et de sacralité.

Cette mise en scène suscite des émotions et des expériences touristiques qui constituent « un ensemble d’états psychiques et physiques engendrés par ce que l’individu vit, avant, pendant et après un séjour touristique » (Bachimon et al., 2016, p. 1). En réalité, les expériences témoignent les préparatifs et les souvenirs vécus par les touristes lors de leur déplacement ou de leur séjour.

10 Lors de la huitième édition du festival en 2016, la commune de Houilles (Île-de-France) avait présenté une exposition sur l’œuvre de Victor Schœlcher, en présence du maire de la ville de Houilles et vice-président du Conseil départemental des Yvelines, Alexandre Joly. Le choix des organisateurs sur cette cité, s’explique par le fait que celle- ci valorise Victor Schœlcher, homme politique français et député élu à la fois par la Martinique et la Guadeloupe (1871-1875). Celui-ci est à l’origine du décret d’abolition de l’esclavage en 1848, il est mort à Houilles en 1893. Le maire de Gorée, Augustin Senghor n’a pas manqué de magnifier leur présence au festival, comme en attestent ses propos :

« Au nom de la civilisation des peuples, au nom de la mémoire de l’esclavage, les jeunes de Gorée et de Houilles ont pu réaliser des actions à Gorée dont les traces sont visibles et ont marqué les populations »4. Les festivaliers visitent les expositions, la Maison des Esclaves, les monuments historiques et les musées, en adoptant une attitude sociale de partage d’expérience tragique des victimes de la traite négrière5. Certains déposent des bouquets de fleurs dans les lieux emblématiques tels que la « Porte du voyage sans retour », la statue de la Libération de l’esclavage et l’océan Atlantique.

11 Au-delà de l’ambiance festive, des expositions et des vernissages, Gorée Diaspora Festival rassemble des universitaires, des chercheurs pluridisciplinaires et des artistes autour d’un projet scientifique. Il fait l’objet d’un colloque ou d’un séminaire international pour chaque édition. Par exemple, la première édition (2005) avait comme thème : « Ouvrir la porte du retour ». Cette thématique fait référence à la

« Porte du voyage sans retour » de la Maison des Esclaves de Gorée qui représente à la fois un objet géographique et un espace géopolitique. Celle-ci symbolise les esclaves africains ayant quitté l’Afrique pour un exil déshumanisé. En effet, comme le décrit l’ancien conservateur de la Maison des Esclaves de Gorée, Boubacar Joseph N’diaye (1962-2009) : « De cette porte, pour un voyage sans retour, ils allaient nos ancêtres martyrs, les yeux fixés sur l’infini de la souffrance. Ces hommes, ces femmes et ces enfants traversèrent physiquement et moralement des mondes, abandonnant ce qu’ils étaient et devenant des êtres d’un peuple à venir. Ils ne formèrent qu’un seul peuple : Afro-américain »6. Le thème lance un appel au retour à la diaspora africaine en Afrique notamment à Gorée, afin de remémorer la tragédie de l’esclavage dans une ambiance festive à travers l’innovation et la production artistique. Dans cette démarche, les organisateurs estiment qu’il « faut atteindre au triple objectif du festival de permettre aux peuples de la diaspora de retrouver l’identité perdue sur ce bout de terre souvenir, de leur faire participer à la sauvegarde de la mémoire et d’orienter le devenir de Gorée d’un statut de terre d’esclaves vers celle d’un carrefour de dialogue interculturel » (Bassène, 2011, p. 423). Cette vision politique consiste à forger une prise de conscience collective des héritages mémoriaux qui rapprochent ce continent de sa diaspora.

12 La deuxième édition (2006) coïncidait avec l’anniversaire de la mort du président Léopold Sédar Senghor, membre fondateur du mouvement de la Négritude et adepte de la Civilisation de l’Universel, d’où le thème : « Traite négrière, Négritude et Civilisation

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de l’Universel ». Cette initiative avait pour objectif de mettre en lumière la philosophie de ces courants politiques, littéraires, culturels et artistiques que prônait Léopold Sédar Senghor dans sa lutte contre l’esclavage et le colonialisme. En 2007, la troisième édition réunissait les chercheurs autour d’un colloque international portant sur : « Regards croisés sur une mémoire partagée ». Au cours de cette rencontre, « des universitaires et des chercheurs venus d’Afrique, des Antilles et d’Europe, ont planché sur différentes facettes de l’esclavage dont la traite en Afrique de l’Ouest, dans l’océan indien et ses prolongements et les traites atlantiques »7. Ce symposium a été organisé par l’Association des Descendants d’Esclaves Noirs et de leurs Amis (ADEN). Celle-ci est née à Paris en septembre 2001, suite à la loi Taubira reconnaissant la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité, le 21 mai 2001 en France.

13 En 2008, la quatrième édition était l’occasion de rendre hommage à Aimé Césaire, homme politique et poète martiniquais, mort le 17 avril 2008, d’où le thème : « Cahier d’un retour aux sources de la diaspora ». Ce titre inspiré de son œuvre poétique « Cahier d’un retour au pays natal », cherchait à inciter les Africains de la diaspora à s’inspirer davantage des valeurs culturelles de l’Afrique. Il s’agissait également de revisiter l’histoire de leurs ancêtres, en passant par Gorée pour immortaliser les traumatismes culturels de la traite négrière. Cette édition coïncidait aussi avec le trentième anniversaire de Gorée, patrimoine mondial de l’Unesco (1978-2008). Pour commémorer ce trentenaire, les responsables avaient organisé une conférence sur le thème : « Gorée, 30 ans de classement sur la Liste du Patrimoine mondial, quel bilan, quelles perspectives ? » Pour rappel, Gorée a été classée au patrimoine mondial de l’humanité grâce à ses mémoires collectives de l’esclavage.

14 Chaque édition fait l’objet d’une thématique novatrice qui s’adapte à l’actualité et au contexte socioculturel, économique et environnemental du continent africain et de sa diaspora. Par exemple en 2013, le Mali était à l’honneur pour relancer son patrimoine architectural, détruit par les djihadistes, d’où le thème : « Préservation du patrimoine, enjeux et impacts sur le développement local ». En 2016, la huitième édition avait pour thématique : « Mémoire et résilience, du passé au présent, quelles solutions aux fractures des sociétés humaines ? » C’était également l’occasion d’honorer l’ex- président des États-Unis d’Amérique, Barack Obama qui avait visité Gorée en 2013 avec sa famille, et dont le mandat présidentiel se terminait la même année que la huitième édition de ce festival international.

15 Cette initiative mémorielle et artistique a un impact positif sur ce lieu traumatique. Elle contribue largement à la promotion de « l’île mémoire » et au développement local à travers le tourisme. Comme le remarque Hélène Quashie (2009, p. 9) : « En actualisant la thématique de la traite esclavagiste, les élus de Gorée entendent encourager le développement socio-économique de l’île et réunir peu à peu sa population autour d’événements touristiques ancrés dans une logique de valorisation patrimoniale qui souligne davantage les notions d’avenir et de “modernité”. » Le festival a favorisé la mise en patrimoine des lieux qui, elle-même, affirme l’attachement des festivaliers au territoire. Les touristes, pour leur part, assurent par leurs mobilités, leurs regards, leurs comportements, leurs réactions, leurs témoignages et leurs usages le fonctionnement et la validation de ce rattachement qui peut se faire selon diverses modalités (Lazzarotti, 2003, p. 102). À ce titre, Sophie Mercier et Diane Bouchard (2004, p. 35) affirment que : « Festivals, tourisme culturel et développement local sont donc indissociablement liés pour la réussite d’un festival, même s’il faut veiller à ce que les questions économiques ne l’emportent pas sur la dimension artistique. »

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Ils sont devenus le trio de la mondialisation qui, selon Olivier Lazzarotti (2000), repose sur le patrimoine et le tourisme.

Les productions artistiques au service des mémoires douloureuses de l’esclavage

16 Gorée, « capitale de souffrances et de larmes8 », rappelle les mémoires douloureuses de la traite négrière transatlantique qui aura duré trois cents ans, pendant lesquels 12 à 15 millions9d’individus ont été réduits en esclaves. Cette perception des lieux inspire les producteurs artistiques, les artistes, les acteurs publics et privés à produire des films, des pièces de théâtre et des clips musicaux. Ces diverses productions, en retour, modèlent de nouvelles représentations et façonnent l’espace géographique. Comment l’île de Gorée, à travers ses stigmates, ses rivages atlantiques, sa douceur et son architecture, peut-elle inspirer les artistes dans leurs créations artistiques ? Les acteurs s’appuient sur les mémoires de l’esclavage pour valoriser leurs œuvres d’art au service d’une transformation des registres et des dynamiques territoriales. En effet, Sylvain Guyot (2017, p. 6) précise que : « Les productions artistiques révèlent ici des logiques du marché de l’art et du spectacle, beaucoup plus que d’un processus de création in situ non délocalisable et non transportable. » Elles véhiculent des messages à travers les représentations sociales, l’histoire des lieux et les modes de vie des populations locales.

17 Dans cette politique artistique et mémorielle, différents travaux ont été produits pour mettre en scène le rapport entre exil et mémoire, art et science, mythe et réalité, passé et présent, objectivité et subjectivité. On peut citer Little Senegal, un film réalisé par le Franco-germano-algérien, Rachid Bouchareb10 en 2001. Cette œuvre cinématographique raconte l’histoire d’un Sénégalais (Alioune) qui part aux États-Unis d’Amérique en quête de ses ancêtres déportés de Gorée vers l’Amérique pendant la traite négrière transatlantique. Alioune atterrit au sud des USA, plus précisément à Harlem dans le quartier Little Senegal, une minuscule habitation de descendants d’esclaves, où il rencontre une lointaine cousine qui s’appelle Ida. On assiste alors au choc de deux cultures différentes notamment africaine et afro-américaine, ayant évolué différemment au cours des siècles à l’échelle temporelle et spatiale. Par choc culturel, on entend avant tout un mécanisme individuel ou collectif, subjectif et objet de l’idiosyncrasie personnelle ou communautaire. C’est un processus anodin par lequel l’individu découvre, s’étonne ou s’intrigue, ce qui lui est inédit (Choueiri, 2008, p. 6). Il est le résultat de la rencontre de l’Autre et de la découverte d’un fait qui n’est pas nouveau en soi, mais jugé comme inapproprié.

18 Dans l’intrigue, Alioune apparaît à Harlem comme un extra-terrestre, lorsqu’il revendique ses identités africaines et défend les valeurs traditionnelles de solidarité et d’hospitalité sénégalaises par rapport aux valeurs sociales américaines, basées sur l’individualisme et le rapport de supériorité. Malgré leur différence culturelle, il parvient à modifier les stéréotypes de sa cousine qui pense que l’Afrique c’est la pauvreté, la misère, le malheur, le danger et la vie sauvage. Le producteur Rachid Bouchareb a mis en scène les mémoires collectives de l’esclavage à travers Little Senegal qui révèle les retrouvailles entre deux familles africaines séparées pendant la traite négrière transatlantique. Il a également montré le fossé culturel existant entre les Afro- américains (descendants d’esclaves) et les immigrés africains récents, ces derniers sont plus préoccupés par le passé esclavagiste que les premiers.

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19 Dans cette dynamique patrimoniale, on retrouve également Retour à Gorée, un film réalisé par le Suisse, Pierre-Yves Borgeaud11 en 2007. Cette œuvre cinématographique est produite sous forme de documentaire, dans lequel le chanteur sénégalais, Youssou N’dour apparaît dans une sorte de « road-movie » sur les traces et les identités culturelles de l’esclavage, ainsi que sur les racines africaines du jazz. Elle s’inscrit dans une logique de rappel des origines de la musique jazz, inventée par les descendants d’esclaves en quête de leurs racines africaines. Cette réalisation engendre des mélanges musicaux à travers l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Plusieurs personnalités et musiciens de jazz ont participé au tournage du film. Parmi eux, figurent Boubacar Joseph N’diaye, Moncef Genoud, Harmony Harmoneers, James Cammack, Grégoire Maret, Hernie Hammes, Amiri Baraka, Wolfgang Muthspiel et Pyeng Threadgill.

20 En outre, Gorée accueille depuis 2015 le Festival Gorée Cinéma, créé par le cinéaste sénégalais, Joseph Gaï Ramaka12. Cet événement se déroule chaque année dans cette île depuis sa création. Lors de sa première édition, le festival a été ouvert par le film Fièvre du réalisateur franco-marocain, Hicham Ayouch13, lauréat de la palme d’or africain au FESPACO14 de Ouagadougou (Burkina Faso) en mars 2015. Durant trois jours d’animations culturelles, des concerts en plein air, des scènes de théâtre, des concours de danse et de natation, et des matchs de football sont organisés pour revitaliser cet espace diffus. Le festival a permis de construire une salle de cinéma, dans laquelle se déroulent les projections de films et se tiennent également certaines rencontres internationales sur la cinématographie. « Les 19, 20 et 21 août 2016, celle-ci avait accueilli le comité panafricain pour la présélection des films documentaires qui ont été proposés à la compétition officielle du Festival international du film documentaire de l’Arbre d’Or qui s’était tenue à Francfort (Allemagne), les 16, 17 et 18 octobre 2016. Les films présélectionnés étaient projetés devant le public goréen pour rester fidèles à l’esprit du festival » 15. Ce dernier engendre une politique de développement artistique pour l’essor de l’industrie cinématographique et de la création audiovisuelle en Afrique notamment au Sénégal, comme en témoignent les propos de son fondateur, Joseph Gaï Ramaka : « Ce qu’on veut c’est établir à Gorée une véritable plateforme de rencontres, d’échanges et de création culturelle »16. Cette vision consiste à alimenter le processus de patrimonialisation de ses mémoires plurielles.

21 Par ailleurs, Gorée semble devenir un support d’exposition et de mise en évidence des valeurs socioculturelles de l’esclavage, plutôt qu’une réflexion esthétique du paysage mémoriel. Elle représente un grenier artistique, dans lequel on recense 243 artistes17, composés essentiellement de sculpteurs, de peintres, de tailleurs, de bijoutiers, de danseurs, de musiciens et de batteurs de tam-tam. Le nombre important de producteurs revêt ici différents aspects, il y a ceux qui retracent l’histoire douloureuse de l’esclavage, dans une démarche de prise de conscience de cette tragédie humaine, ceux dont la création repose sur les revendications identitaires et territoriales, liées au panafricanisme et à la Négritude ou encore ceux qui relatent les faits des politiques étatiques, des rapports de domination Nord/Sud, des modes de vie des populations locales et des changements climatiques. Cette diversité dessine des typologies mouvantes dans leur spatialité (Delfosse et Georges, 2013, p. 78) et dans les fonctions que les réalisateurs se donnent du lieu de mémoire. Force est de reconnaître que Gorée est devenue une ville créative (Grésillon, 2008), dans laquelle les artistes investissent les espaces, peignent les murs et les arbres, sculptent le bois et exposent leurs œuvres d’art dans les rues.

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22 Les productions artistiques déconstruisent les images, questionnent le vivre ensemble, révèlent les sujets censés être tabous et font vivre Gorée, dans sa double dimension d’acteur culturel et de passeur d’imaginaire et de sensibilité (Delfosse et Georges, 2013, p. 84). Elles se situent à la croisée des regards savants portés sur des œuvres et des objets matériels et immatériels, de l’historicité vécue par les sociétés africaines et des souvenirs dramatiques du passé, en passant par l’exemplarité et l’adhésion, mais aussi par l’émancipation ou la dénégation (Poulot, 2006, p. 2). Ces réalisations traduisent leur entrée en jeu dans le monde social et le champ mémoriel, lesquels se construisent les registres, les représentations sociales, les imaginaires touristiques et les identités culturelles. En effet, les productions artistiques, quels que soient les genres et les types de propositions, présentent un point commun : celui de donner à voir, à lire, à entendre et à sentir le champ des possibles (Le Coq, 2004, p. 125). Elles se déploient dans l’univers touristique, s’inscrivant dans le sillage des cultures populaires.

Figure 1 – Œuvres d’art exposées sur le chemin des baobabs à l’île de Gorée

Photographie : Aliou Gaye, mai 2016.

La lutte traditionnelle sénégalaise appréhendée comme outil de promotion mémorielle

23 En dehors des mouvements politiques et des discours mémoriels, différents outils sont mobilisés pour mettre en valeur les mémoires douloureuses de l’esclavage. La commune de Gorée cherche à se positionner comme « haut lieu d’événement », de rencontres artistiques et d’échanges interculturels. Elle organise chaque année des manifestations culturelles et sportives, en collaboration avec certaines institutions comme, par exemple le Musée Dapper et Goree Africa Heritage. Leur objectif est de

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promouvoir Gorée à l’échelle nationale et internationale, et de faire découvrir ses héritages au grand public.

24 Dans cet espace cosmopolite, les promoteurs organisent souvent des combats de lutte traditionnelle. La lutte sénégalaise communément appelée Làmb en wolof18, représente le sport le plus populaire au Sénégal, devant le football. Elle est née dans les régions du Sine-Saloum et de la Casamance avant de se propager dans le reste du Sénégal.

Traditionnellement, cette activité se déroulait à la fin de la saison des pluies (septembre-mai), opposant les lutteurs des différents villages environnants. C’est une lutte simple avec une intensité de contacts des deux lutteurs, mais sans coups de poing ni coups de pied. Aujourd’hui, la boxe est intégrée dans cette discipline, d’où son nom de « lutte avec frappe ». Cette dernière est devenue le sport national des Sénégalais et une activité professionnelle, avec des cachets qui oscillent jusqu’à cent cinquante millions de francs CFA19 pour chacun des lutteurs en un seul combat. En plus de sa dimension sportive, cet art intègre une dimension sociale et économique, mettant en œuvre toutes les facettes d’animations culturelles et folkloriques. Des préparations mystiques sont effectuées pour conjurer les mauvais sorts auxquels les lutteurs font face. Au-delà de ces instructions, les lutteurs sont accompagnés par leurs proches à travers des chants et des danses, créant ainsi une atmosphère conviviale dans une ambiance festive.

25 À cet effet, l’État du Sénégal a créé le Comité national de Gestion de la lutte (CNG), rattaché au ministère des Sports et celui de la Culture, afin de mieux organiser et réglementer les combats des gladiateurs. Pour ce faire, ces derniers doivent appartenir à un club sportif et avoir une licence professionnelle pour exercer le métier.

L’organisation des combats est réservée aux promoteurs ayant aussi le permis réglementé par le CNG. Ainsi, plusieurs combats sans frappe et signatures de contrats sont organisés à Gorée. En 2009, le promoteur Luc Nicolaï avait réalisé la cérémonie de signature de contrat à Gorée, opposant les deux lutteurs : Lac de Guiers 2 et Balla Bèye 2 alias Baboye. Ce gala était riche en animation culturelle, avec la présence du maire de Gorée (Maître Augustin Senghor), des signares20 et de nombreuses personnalités religieuses et politiques. Des combats y sont organisés à chaque édition des Festivals Gorée Diaspora et Gorée Cinéma, regroupant des artistes venus des quatre coins du monde. La lutte traditionnelle sénégalaise est un exemple particulièrement intéressant à saisir dans le cas des cultures populaires, car elle est très peu étudiée par les chercheurs. Elle entre en résonnance dans les politiques mémorielles, en raison de sa capacité à mobiliser le public. Elle contribue au développement économique, social et culturel de ce site mondialisé.

La dimension économique des cultures populaires : enjeux et jeux d’acteurs

26 Les cultures populaires regroupent un certain nombre d’acteurs (élus locaux, État, populations locales, artistes, producteurs, festivaliers, sociétés privées et associations) depuis leur conception jusqu’à leur mise en œuvre. Elles favorisent l’innovation dans l’industrie culturelle, permettant de concevoir de nouveaux produits adéquats aux besoins du public (Crozat et Fournier, 2005). Leur organisation permanente permet de lutter contre la saisonnalité touristique et de créer des emplois directs et indirects. Elle génère des retombées économiques qui peuvent être évaluées quantitativement en

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termes de dépenses festivalières (artistes et public), dont la majeure partie concerne essentiellement l’hôtellerie, la restauration, l’artisanat d’art et le transport. À Gorée, deux semaines avant les Festivals Gorée Diaspora et Gorée Cinéma, tous les hôtels réquisitionnés par les industries culturelles, les groupes de presse et les universitaires sont complets, selon le responsable21 du syndicat d’initiative et de tourisme. Certains participants sont même obligés de trouver un logement à Dakar, car Gorée ne peut pas héberger tout son public, en raison de sa capacité d’hébergement touristique très limitée : 308 lits22 ont été répertoriés sur toute l’île en 2017.

27 Gorée Diaspora Festival est l’un des événements de l’île qui engendrent la plus longue durée de présence, avec une moyenne de trois jours sur les lieux et une durée de séjour de six jours dans la commune. Les commerçants, les artistes et les hôteliers23 affirment que les festivaliers achètent beaucoup d’objets de souvenirs ; ce qui leur permet d’augmenter leurs profits durant ces moments festifs. De plus, les restaurants font le plein, ils présentent des menus sénégalais répondant aux attentes des clients. Enfin, il faut noter le taux d’occupation important des chaloupes qui sont toujours pleines sur chaque trajet. Ces navires créent énormément de bénéfices : entre 2008 et 2010, le chiffre d’affaires de la liaison maritime Dakar-Gorée est passé de 769 811 120 à 785 110 150 de francs CFA (Bourobou, 2012, p. 33). Les retombées économiques sont importantes dans l’aménagement touristique de Gorée, même si leur impact sur l’amélioration des conditions de vie des populations locales n’est pas très significatif.

28 Par ailleurs, l’un des problèmes majeurs des cultures populaires est sans doute le financement. Comment les manifestations culturelles sont-elles financées ? Qui bénéficie de l’activité événementielle ? Quelle est la part de la population locale dans l’organisation des festivals et des journées culturelles ? Les acteurs rencontrent de plus en plus de difficultés financières pour organiser les événements. En réalité, Fabienne Collard, Christophe Goethals et Marcus Wunderle (2014, p. 29) estiment que : « Les festivals sont des manifestations dont la viabilité est, pour beaucoup d’entre eux, extrêmement fragile. Leur succès et leur inscription dans la durée, si tant est que la pérennité de l’événement constitue une volonté des organisateurs, dépendent d’un certain nombre d’éléments variables et incertains, allant du soutien financier à la météo, en passant par l’adhésion du public. » Ces spectacles vivants reposent en outre sur la capacité de leurs responsables à mener à bien le projet, pouvant fédérer l’ensemble des acteurs du tourisme et du patrimoine.

29 Gorée Diaspora Festival bénéficie du soutien de la part de l’État du Sénégal, de la commune de Gorée et des sociétés multinationales (Eiffage, Orange, Wari et Western- Union) à travers le mécénat. Son budget prévisionnel est estimé à une soixantaine de millions de francs CFA. Il varie à chaque édition. Par exemple en 2007, le budget était estimé à 65 millions de francs CFA24, en 2008, 60 millions de francs CFA25 et en 2016, 96 millions de francs CFA26. Le succès de cet événement est dû à la diversité des acteurs impliqués dans son financement au niveau national et international, mais aussi à la notoriété de Gorée. Le comité d’organisation27 rencontre parfois des difficultés pour collecter les fonds, malgré la forte mobilisation des autorités publiques et privées. L’île de Gorée est devenue à la fois un haut lieu mémoriel et touristique, ce qui justifie le nombre important d’entreprises qui sponsorisent ses festivités. Elle bénéficie d’une couverture médiatique très instrumentalisée du point de vue de ses mémoires de l’esclavage. En effet, comme l’expliquent Emmanuel Négrier et Marie-Thérèse Jourda (2007, p. 194) à propos de la réalité festivalière en général : « (elle) est avant tout marquée par la diversité, celle des registres, des lieux et territoires, des dynamiques professionnelles,

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partenariales, artistiques et culturelles. » Ces jeux d’acteurs ne font pas obstacle au partage d’enjeux collectifs, même si les objectifs diffèrent quelque peu d’un acteur à l’autre.

30 En résumé, les cultures populaires contribuent à l’économie locale, jouent un rôle positif dans la balance commerciale, influencent plus ou moins la structure des emplois, produisent de la richesse et participent au rayonnement de Gorée par la diffusion d’une certaine image territoriale, favorable à son attractivité touristique, elle- même génératrice de retombées économiques. Elles peuvent être appréhendées comme des plateformes interculturelles, intégrées dans des stratégies de développement durable dans un contexte de compétitivité s’appuyant sur le marketing et l’organisation singulière des activités. Ce marketing a pour objectif de renforcer son statut de haut lieu de mémoire, dans un but touristique, mais aussi sur la durée, en intégrant les composantes festives offertes par les événements, y compris culturels et mémoriels. Il peut être le fait des instances de la mairie de Gorée ou être confié à des entreprises privées spécialisées dans ce domaine (Collard et al., 2014, p. 56). Dans cette démarche, les efforts des organisateurs et des pouvoirs publics s’attachent à promouvoir les produits locaux, les sites remarquables, l’artisanat d’art, les institutions culturelles et les centres de loisirs de Gorée pour développer le tourisme et conscientiser le public sur les mémoires collectives de l’esclavage.

Conclusion

31 Gorée a marqué les esprits depuis la création du Festival mondial des Arts Nègres (FESMAN). La première édition de cet événement a eu lieu à Dakar (1-24 avril 1966) et Gorée fut choisie pour son ouverture. Éloi Ficquet et Lorraine Gallimardet (2009, p. 136) racontent que : « Pendant trois semaines, la capitale sénégalaise a en effet connu une atmosphère d’effervescence créative et festive, au rythme trépidant d’une multitude de spectacles, expositions, conférences, fêtes de rue, ainsi que du ballet diplomatique des grandes figures politiques et intellectuelles de l’Afrique et du reste du monde. » Le choix de ce site pour abriter ce festival s’inscrit dans une politique de positionnement de l’île au cœur des

« lieux de mémoire » (Nora, 1997) et des destinations touristiques. Celui-ci s’articulait autour d’un colloque international portant sur le thème : « Fonction et signification de l’art négro-africain dans la vie du peuple et pour le peuple ». Différentes expositions ont été présentées à travers diverses thématiques : « Art nègre : sources, évolution, expansion ». Depuis ce festival, Gorée est devenue une destination de choix pour les touristes afro-américains, afro-européens et africains. Elle représente le lieu le plus visité du Sénégal, avec au moins 1 300 visiteurs28 par jour. Tremplin du tourisme, cette politique festivalière autour de ce lieu de mémoire patrimonialisé consiste à encourager le retour de la diaspora africaine à leur terre d’origine, l’Afrique, leur permettant de partager l’expérience tragique de leurs ancêtres condamnés à la déportation vers l’Europe et le Nouveau Monde pendant l’esclavage. Gorée occupe désormais une place importante dans la géographie des cultures populaires. Elle constitue l’un des lieux de création artistique, d’inspiration et d’expérimentation privilégiée pour les artistes.

32 Cependant, les élus locaux et les organisateurs des cultures populaires sont confrontés à l’incertitude s’agissant de la pérennité des festivals. Cette perplexité est au cœur des débats depuis les années 1960 pour un grand nombre d’événements ; le fondateur du festival d’Avignon en 1947, Jean Vilar (1964) s’interroge sur l’avenir des festivals : « Où

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vont les festivals29 ? » Luc Benito (2001), se demande quant à lui, « Comment vont les festivals ? » Ces problématiques sont surtout liées à la complexité du festival qui représente un prototype constant et un produit éphémère, nécessitant l’implication des populations locales et des ressources financières importantes. Par conséquent, Fabienne Collard, Christophe Goethals et Marcus Wunderle (2014, p. 30) stipulent que :

« Pérenniser un festival demande l’adoption d’une stratégie d’adaptation à son environnement.

Cela inclut l’impératif de réduire les risques potentiels pouvant affecter la survie de l’événement, à commencer par celui du financement. Plus un festival est ancien, plus on peut penser qu’il a montré une certaine capacité à surmonter les difficultés. » Les Festivals Gorée Diaspora et Gorée Cinéma ont pu asseoir une certaine légitimité auprès des professionnels de l’art, de la culture et du tourisme, et construire une véritable image de marque internationale grâce à leurs ancrages géographiques et leurs dynamiques mémorielles.

Leurs responsables doivent les démocratiser, dans une perspective de diversification de l’offre culturelle afin de capitaliser de nouveaux festivaliers et de nouvelles clientèles touristiques. Il s’agit d’impliquer davantage les populations locales dans les projets de patrimoine et de tourisme, et leur permettre de bénéficier des retombées économiques des pratiques touristiques et culturelles.

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halshs-01101748/document

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NOTES

1. Source : https://www.e-unwto.org/doi/pdf/10.18111/9789284421251, consulté le 14 juillet 2020.

2. Source : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/07/15/esclavage-la-course-de-quatre- pays-africains-au-tourisme-memoriel_4970215_3212.html, consulté le 20 décembre 2017.

3. Ce travail s’appuie sur notre thèse de doctorat en géographie Tourisme et patrimoine culturel : valorisations, enjeux et stratégies de développement local à l’île de Gorée et en pays Bassari (Sénégal), et qui a été soutenue le 29 juin 2020 à l’Université Lumière Lyon 2. Elle est dirigée par Dominique Chevalier, maîtresse de conférences-HDR en géographie à l’Université Claude Bernard Lyon 1.

Nous avons effectué à Gorée une étude de terrain de quatre mois (mars à mai et décembre 2016) et une autre de trois mois (janvier à mars 2017).

4. Source : https:// www.yvelines-infos.fr/la-ville-de-houilles-participe-au-goree-diaspora- festival/, consulté le 15 juin 2018.

5. Extrait de nos observations participatives lors de la quatrième édition (2008) du festival Gorée Diaspora.

6. Notes prises en 2008 lors d’un voyage scolaire effectué à Gorée.

7. Source : http://www.100pour100culture.com/diaspora/senegal-goree-celebre-lafrique-et-sa- diaspora/, consulté le 15 juin 2018.

8. Boubacar Joseph N’diaye, « Île de Gorée », extrait de son entretien avec la chaîne française (TF1) en 2005.

9. Nous avons pris ces notes sur un panneau d’exposition dans la Maison des Esclaves de Gorée, avril 2017.

10. Rachid Bouchareb est a produit plusieurs films, dont Little Senegal (2001) qui a été nommé pour l’Ours d’Or de Berlin et a reçu le prix du meilleur long-métrage du onzième Festival du cinéma africain de Milan.

11. Pierre-Yves Borgeaud a produit plusieurs films notamment Encore une histoire d’amour (1989), Island (2001) et Retour à Gorée (2007).

12. Joseph Gaï Ramaka a produit des œuvres cinématographiques telles que Les faiseurs de pluie (1994) et Ainsi soit-il (1996).

13. Source : http://www.clique.tv/au-senegal-a-goree-un-festival-cherche-a-creer-une- dynamique-culturelle-avec-des-projections-en-plein-air/, consulté le 20 avril 2018.

14. Le Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou (FESPACO) a été créé en 1969. Il représente la plus grande manifestation cinématographique en Afrique.

15. Extrait de notre entretien avec un membre de la commission Culture de la commune de Gorée, le 11 avril 2017 à Gorée.

16. Source : http://www.clique.tv/au-senegal-a-goree-un-festival-cherche-a-creer-une- dynamique-culturelle-avec-des-projections-en-plein-air/, consulté le 20 avril 2018.

17. Extrait de notre entretien avec le président de l’Association des Artistes Goréens, le 27 avril 2017 à Gorée.

18. Le wolof représente la langue nationale du Sénégal.

19. Le franc CFA est une monnaie des Colonies françaises d’Afrique. 1 euro est égal à 655,70 francs CFA.

20. Les signares représentaient les femmes autochtones avec qui les Européens entretenaient une vie conjugale, mais aussi les femmes métissées issues de cette relation, pendant la période de l’esclavage à Gorée.

21. Extrait de notre entretien avec le responsable du syndicat d’initiative et de tourisme de l’île de Gorée, le 5 avril 2016 à Gorée.

22. Ces chiffres proviennent de nos enquêtes de terrain à Gorée, avec l’aide des élus locaux et des responsables d’hébergements touristiques.

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23. Extrait de nos entretiens avec les commerçants, les hôteliers et les artistes, durant nos enquêtes à Gorée.

24. Source : http://www.rewmi.com/3e-edition-du-goree-diaspora-festival-quatre-jours-de- communion-au-coeur-de-la-cite-insulaire_a6094.html, consulté le 18 juin 2018.

25. Source : http://senemag.free.fr/spip.php?article294, consulté le 18 juin 2018.

26. Source : http://www.enqueteplus.com/content/8e-edition-goree-diaspora-festival-obama-et- nelson-mandela-choisis-comme-parrains, consulté le 18 juin 2018.

27. Extrait de notre entretien avec un des responsables du Festival Gorée Diaspora, le 17 février 2017 à Dakar.

28. Extrait de notre entretien avec l’agent comptable de la Maison des Esclaves, le 21 mars 2016 à Gorée.

29. Cité par Luc Benito, 2001.

RÉSUMÉS

À l’instar des villes comme Elmina (Ghana) et Ouidah (Bénin), la tragédie de la traite négrière transatlantique a fortement marqué l’île de Gorée durant trois siècles. Elle témoigne les mémoires de l’esclavage à travers les sombres quartiers des esclaves et les belles villas des commerçants esclavagistes, attirant l’attention des visiteurs. Classée au patrimoine mondial de l’humanité depuis 1978, Gorée traduit à la fois l’exploitation et l’humiliation des peuples africains. Elle est devenue un labyrinthe patrimonial dans lequel émergent des spectacles vivants, permettant de rassembler l’Afrique et sa diaspora. Si les traces et les mémoires de l’esclavage peuvent façonner l’histoire des sociétés africaines, comment les cultures populaires peuvent-elles être mobilisées à l’échelle spatiale et temporelle dans une dynamique de développement touristique à Gorée ? Cet article tente ainsi d’analyser les festivals, les productions artistiques et la lutte traditionnelle sénégalaise appréhendés comme outils de valorisation des mémoires douloureuses de l’esclavage. Il interroge également leur dimension économique, engendrant des enjeux multiples et des jeux d’acteurs.

Like the cities of Elmina (Ghana) and Ouidah (Benin), the tragedy of the transatlantic slave trade had a strong impact on Goree Island for three centuries. It bears witness to the memories of slavery through the dark quarters of slaves and the beautiful villas of slave traders, attracting the attention of visitors. Listed as a World Heritage Site since 1978, Gorée translates both the exploitation and the humiliation of the African people. It has become a heritage labyrinth in which live shows emerge, bringing together Africa and its diaspora. If the traces and memories of slavery can shape the history of African societies, how can popular cultures be mobilized on a spatial and temporal scale in a dynamic of tourism development in Goree? This article thus attempts to analyze the festivals, artistic productions and traditional senegalese struggle understood as tools for enhancing the painful memories of slavery. It also questions their economic dimension, generating multiple challenges and actors’ games.

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INDEX

Mots-clés : cultures populaires, esclavage, mémoires, mise en tourisme, Gorée (Sénégal) Index géographique : Sénégal, Gorée

Keywords : popular cultures, slavery, memories, cultural tourism, Goree (Senegal)

AUTEUR

ALIOU GAYE

Laboratoire EVS, UMR-5600, CNRS Université Lumière Lyon 2 Aliou.Gaye@univ-lyon2.fr

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