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Apres un incendie, que reste-t-il de l’institution ?

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Academic year: 2022

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L’Information psychiatrique 2019 ; 95 (2) : 107-13

Apres un incendie,

que reste-t-il de l’institution ? *

Victoria Isabel Fernandez

1

Christelle Tagliarino

2

Laetitia Casamatta

2

Christian Védie

2

1Centre hospitalier Valvert, 13G08, 78 Bd des Libérateurs,

13391 Marseille Cedex 11, France Aix-Marseille Univ, LPCPP, EA 3278, 29 avenue Robert-Schuman, 13621 Aix-en-Provence, France

2Centre hospitalier Valvert, 13G08, Marseille

RésuméNous reviendrons sur l’ordinaire de l’institution à partir des événements extra-ordinaires dans la pratique quotidienne d’une unité d’hospitalisation temps plein. Nous questionnerons le quotidien institutionnel dans sa dimension soi- gnante.

Nous posons la question des fondamentaux à partir de l’expérience d’un incen- die ravageant cette unité. Nous allons nous appuyer sur l’année et demie de fermeture où il a fallu, penser, repenser notre quotidien, notre fac¸on de travailler ensemble.

Mots clés :équipe soignante, institution, vie quotidienne, incendie, changement, unité de soin psychiatrique, enveloppe psychique, travail en équipe

Abstract.After a fire, what remains of the institution ?We will return to the daily life of the institution on the basis of extraordinary events in a full-time hospi- talization service. We will examine everyday institutional life in its care dimension.

Drawing on the experience of a fire that ravaged the service last year, we pose ques- tions about the basis of the experience of mental health care. We will reflect on the year and a half of closure (necessary for reconstruction work) to think about or to rethink our everyday practice and our way of working together in the new service.

Key words:institution, everyday institutional life, psychosis, health care team, fire, change, psychiatric care unit, psychic envelope, teamwork

Resumen.Tras un incendio, ¿qué queda de la institución ?Partiremos de acontecimientos extraordinarios ocurridos en una Unidad de hospitalizacion para reflexionar acerca del valor de la clinica del dia a dia.

Cuestionaremos los “fundamentos” de la practica clinica a travez de la experincia de un incendio que destrozo el servicio donde trabajamos.

Vamos a apoyarnos en el a ˜no y medio de cierre durante el que hubo que pensar, repensar nuestro cotidiano, nuestro modo de trabajar juntos.

Palabras claves:institución, vida cotidiana, incendio, cambio, Unidad de atención psiquiátrica, entorno psíquico, trabajo en equipo

Introduction

À partir d’une expérience très singulière, nous ques- tionnerons le quotidien institutionnel dans sa dimension soignante. L’institution ici n’est pas à confondre avec l’établissement [1]. Là où l’établissement est du côté de l’organisation, du cadre juridique et spatio-temporel, l’institution est la manière dont le soin s’articule, elle renvoie à des représentations, aux pratiques, aux trans- ferts et sa réalité est «nécessairement insaisissable » du fait de sa«fiction opérationnelle»[2]. C’est la ques-

Extrait d’une intervention réalisée aux 31esJournées de Psychothéra- pie institutionnelle de l’Association méditerranéenne de psychothérapie institutionnelle (AMPI) 2017«Psychopathologie des soins quotidiens.

Une boussole pour soignant désorienté», 12 et 13 octobre 2017 à Mar- seille.

tion de l’effet du quotidien dans cette fiction que nous travaillerons.

Au temps de la crise de la presse, recentrer les soins sur le quotidien, c’est sans doute osé. Revenir à la ques- tion du quotidien institutionnel est d’un côté mettre son intérêt particulier pour une part au service du collectif et d’un autre côté, participer à la réflexion du refondement de l’institution au sens du cadre, de la contenance et du vivre ensemble.

Le 1erfévrier 2016, vers 10 h du matin, l’alarme incen- die du pavillon«Les Tilleuls»se déclenche. Rapidement, nous comprenons que ce n’est pas un patient qui fume une cigarette sous un détecteur comme c¸a arrive régu- lièrement. À partir de ce moment-là, tout s’enchaîne très vite. Il y a de la fumée dans une chambre à l’étage.

Une patiente vient de mettre le feu à son placard. Les flammes se sont développées en quelques secondes. Il faut donc agir vite. La priorité est axée sur l’évacuation du bâtiment de tous les patients et personnels. Dans l’urgence, les choses se sont plutôt bien organisées. Un infirmier et un médecin du service essayent d’éteindre

doi:10.1684/ipe.2019.1914

Correspondance :V.I. Fernandez

<victoria-isabel.fernandez@univ-amu.fr>

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les flammes, mais c¸a sera chose vaine car le feu se pro- page trop vite. Pendant ce temps, le reste de l’équipe rassemble les patients dans l’unité administrative. Des collègues des autres services viennent en renfort. Les pompiers arrivent. L’incendie sera maîtrisé mais le ver- dict tombe : le pavillon doit fermer pour une durée indéterminée. Le reste de la journée sera consacré à trouver des lits disponibles pour les patients dans les autres unités de l’hôpital. Ensuite viendra la question du personnel soignant. Dans l’urgence et surtout sans imaginer que le pavillon ne serait réouvert qu’un an et demi plus tard, des mesures seront prises : les méde- cins, cadre de santé, psychologue et assistante sociale continueront à suivre les patients en se déplac¸ant dans les différents pavillons où ils sont hébergés. Nous ver- rons par la suite les problématiques engendrées par la disparition du lieu commun à tous les acteurs. Il sera d’abord décidé la même chose pour les infirmiers mais cette organisation montrera vite ses failles au vu des délais qui se profileront. Ils obtiendront donc pour cha- cun un poste fixe dans les deux services désignés pour accueillir les patients de notre secteur en nous réservant quelques lits. Au total, deux pavillons du même hôpital accueilleront l’équipe soignante et les patients dans leur unité.

Si nous revenons sur le quotidien institutionnel c’est parce que pendant la période des travaux et d’hébergement des soignants-soignés dans d’autres ser- vices, nous avons pu remarquer comment le quotidien s’inscrit pleinement dans la dimension soignante de l’institution et donc que celle-ci va au-delà de la topo- logie physique d’un lieu. Nous avions des espaces physiques pour travailler mais notre pratique quoti- dienne d’équipe avait été complètement bouleversée provoquant des conséquences considérables dans notre travail :

–Le nombre de lits étant réduit et les conditions d’hospitalisation changées, les patients«connus du sec- teur»ont été beaucoup moins hospitalisés (les services de l’extrahospitalier avaient déployé un travail considé- rable dans ce sens).

–De ce fait, nous avons accueilli surtout des patients en soin sous contrainte (ce qui modifie aussi la texture de l’ambiance qui conditionne le soin).

–L’hébergement dans deux services et la solidarité des collègues nous ont permis de continuer à travailler avec un nombre réduit de lits, auprès d’une adaptation à la cohabitation.

–Au bout de quelques mois, l’équipe a vu certains départs des collègues. Pour des raisons personnelles ou institutionnelles, ou les deux, ces départs ont renforcé par moments la menace (fantasmé) d’une disparition définitive de l’unité.

–Le changement de pratiques, du public, de locaux et de soignants a constitué une attaque permanente à l’identité de l’équipe tout en renforc¸ant certains liens

interindividuels. Ainsi, l’unité «en travaux » était à la fois attendue, idéalisée et décevante.

Ce travail de réflexion vise à témoigner mais aussi à donner des pistes d’élaboration de la valeur de ladimen- sion soignante du quotidien institutionnel, qui, comme la matière noire, infiltre notre pratique tout en restant parfois invisible et énigmatique.

Un toit sans murs

La perte des locaux et le mouvement de dés- institutionalisation de certains patients hospitalisés régulièrement nous ont beaucoup questionnés sur notre pratique. Dans l’histoire de l’institution, on est toujours ramené du côté de la désinstitutionalisation, de la noci- vité des grands asiles, du démembrement des univers concentrationnaires. Or, même si des évolutions sont encore souhaitables, le gros du travail semble derrière nous. Mais tout dépend du postulat de départ. Si l’on part de l’idée que le pire c’est l’institution dans sa dimension globalisante, alors la maltraitance peut-être paradoxa- lement le gîte et le couvert, c’est-à-dire la fonction de l’asile. Pour nous, c’est dans la référence au quotidien que nous devons œuvrer car l’hospitalisation à temps complet ne peut-être que transitoire.

De plus, le nombre des«patients nouveaux»rajoutait une difficulté. Ce fait était frappant dans des ren- contres cliniques, certains membres de l’équipe avaient l’impression d’avoir à faire avec une multitude de«suivis individuels»déconnectés du travail en équipe, du collec- tif des patients-soignants. Pourtant. . .Nous étions dans le même hôpital, avec des collègues qui nous avaient bien accueillis. Pourquoi avions-nous la forte impression que nous ne faisions pas le même travail qu’avant ? C’est-à-dire, pourquoi l’identité du groupe n’était-elle pas articulée aux soins ?

L’expérience nous a démontré qu’une certainephilo- sophie du soin va de pair avec l’histoire d’un secteur, d’un service, avec des personnalités marqués et mar- quantes. Nous étions fonctionnels mais quelque peu déracinés, en exil.

La question des fondamentaux n’apparaît que rare- ment au quotidien. Les bases de l’édifice théorique qui soutient notre activité clinique ne sont rappelées que lorsque cet édifice s’avère inopérant, défaillant, insuf- fisant ou mis en danger. . .Le temps de la réflexion et de l’élaboration est souvent l’articulation d’un temps logique : la rencontre devient clinique dans l’après-coup.

Dit autrement, nous opérons rarement dans la«réduc- tion»ou«l’époké»phénoménologique au quotidien,«le sens commun n’est pas un ensemble des connaissances objectives mais a plutôt valeur d’une attitude, l’attitude naturelle où la plupart des hommes voient et vivent le monde»[3].

C’est durant cette période de fermeture de l’unité qu’il a fallu, penser, repenser notre quotidien, notre fac¸on

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de travailler ensemble. De la même manière que pour le schizophrène, pendant cette période, « les actions usuelles » nous ont paru, par moments, « insurmon- tables». Comme dans le cas Anne rapporté par Arthur Tatossian dansLa phénoménologie des psychoses,«ce n’est pas qu’elle ne dispose pas des connaissances objectives nécessaires ; ce qui lui manque, c’est le cadre où elles prennent sens et efficience »[3]. Notre expé- rience parlera donc de s’orienter lorsque les murs pour réunir et contenir le collectif (soignants-soignés) nous manquent, lorsque les connaissances objectives néces- saires pour rester dans la clinique sont là, mais que le cadre où elles prennent sens et s’articulent est absent ou, tout du moins, changé.

Quelles sont les fonctions des murs de l’institution ?

Par définition, un mur constitue un ouvrage servant à enclore un espace, à constituer les côtés ou les divi- sions d’un bâtiment. Il constitue ainsi les limites d’une structure sur le plan spatial à l’image d’un pavillon d’hospitalisation temps plein pour le cas qui nous concerne. Le pavillon d’hospitalisation représente un repère clé dans le fonctionnement de la psychiatrie de secteur. Il est l’essence même de la prise en charge intra-hospitalière et constitue pour les patients un repère géographique essentiel, à savoir : où est ma place dans l’hôpital ? À ce titre, le pavillon temps plein peut éga- lement renvoyer aux hospitalisations antérieures des patients et constitue ainsi un repère sur le plan temporel.

Enfin, il reste par définition quelque chose d’immuable en dépit du temps qui passe : les équipes changent, mais les murs et les fondations restent. L’enjeu du soin dans l’exil est d’assurer la continuité des fondations (identi- taires ici) en dépit de l’absence des murs.

Par leur«fonction contenante»[4], les murs œuvrent aussi à l’instauration du cadre institutionnel, même dans le cas d’un hôpital ouvert. La délimitation physique de l’espace matérialisée par les murs permet de donner corps au cadre psychique posé. Ainsi, le contenant ne se contente pas d’une fonction passive. Il opère une véri- table transformation des éléments psychiques, a un rôle dynamique et organisateur.

Avec la fermeture du pavillon, il y a peu de place pour les temps informels, notamment pour les échanges spontanés. Ce manque de visibilité au quotidien, qui affecte l’ensemble de l’équipe soignante, entrave une des singularités du travail institutionnel.

Nous avons déjà rappelé que la notion d’institution ne se définit pas par un lieu précis et qu’il n’est pas question ici d’un topos institutionnel. Alors, pourquoi les murs de l’unité peuvent paraître si importants alors que nous travaillons dans un hôpital ouvert où la libre circulation (des personnes, des idées) fait partie de l’identité, voir, de la radicalité, du soin ?

Effet de structure : la radicalité de la perte (des repères)

Dans un contexte de pertes massives (des lieux, des soignants, des manières de travailler), sur quels élé- ments fallait-il construire et refonder la nouvelle unité ? Au-delà des murs et des personnes, quels repères orien- taient notre pratique ? Dit autrement, qu’est ce qui faisait

«la radicalité du soin»?

Au-delà de la connotation actuelle assez péjorative de la radicalité, la popularisation de la violence mise en acte dans certains engagements idéologiques a enlevé à ce terme sa possibilité de déterritorialisation des gros titres sanglants.

M. D, 38 ans, était arrivé au moment où nous étions déjà hébergés dans d’autres pavillons. Comme beau- coup des patients que nous avons accueillis pendant cette période, M. D non plus, nous ne le connaissions pas.

Au bout d’un certain temps, il dit en entretien qu’il se sent mieux, qu’il veut rentrer chez lui car, entre autres raisons, il a l’impression parfois que le sol penche. Il demande même de faire la preuve avec lui de se tenir au bout de la pièce et de fixer le sol,«ne trouvez-vous pas qu’il penche ?». D’un air dubitatif, on lui répond«peut- être»(faites la preuve et vous serez aussi dubitatifs) ce à quoi il a rajouté«parfois il vaut mieux se tenir aux murs ou chercher les angles».

Qu’est ce qui penchait ? Notre présence dans les lieux ? La sienne ? Les deux ? La rencontre entre désirs contradictoires et le besoin de se tenir aux murs ?

C’est peut-être c¸a les bases, l’institution comme structurant : structurant parfois la manière dont nous travaillons, modelant le transfert.

«Radical»est aussi le mot utilisé très tôt par Freud (1894) pour qualifier le « rejet » de la représentation insupportable dans la psychose [5]. « Radical » peut- être aussi la résistance au formatage normatif imposé à la psychose, laissant une potentialité de création insoupc¸onnée pour le névrosé. En effet, souvent la psy- chose renvoie à cette radicalité quand elle est comparée à la névrose, car elle nous rappelle encore plus tout l’impact du signifiant sur l’être, par la manière dont le sujet est « pris et torturé par le langage » [6]. Notre clinique regorge de moments où, pris au pied de la lettre, le discours n’est plus là pour faire lien social mais pour l’empêcher. Nous observons dans la psychose cette

«déconnexion», parfois«entre le langage et le vivant».

C’est spécifiquement cet aspect mortifère de la déliai- son que l’institution essaie de soigner en interrogeant le désir singulier et en essayant de le raccrocher au lien social.

Après moult organisations et réorganisations de l’équipe, nous avons testé plusieurs manières de fonc- tionner. Les patients étaient séparés en deux unités, fallait-il scinder l’équipe en deux ? Comment ? Selon quels critères ? Fallait-il alors doubler notre travail ?

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C’est-à-dire, participer à deux relèves le matin et l’après- midi ainsi qu’à deux réunions cliniques ?

Finalement une partie de l’équipe (les infirmiers et les médecins) avait pris des postes fixes dans les deux uni- tés et le reste de l’équipe (assistante sociale, cadre de santé et psychologue) alternait entre les deux lieux. Nous avons voulu conserver une réunion clinique par semaine en réunissant«les deux parties de l’équipe»dans des locaux administratifs du secteur. Cette tentative de survi- vance identitaire s’est avérée complètement inopérante sur un plan clinique. Entre autres raisons, la déterrito- rialisation et la déconnexion de ces temps d’élaboration du lieu de soin rendaient ces temps inconsistants et éloi- gnés de la pratique quotidienne.

La présence et la participation à certains moments cliniques plutôt qu’à d’autres s’est décidée finalement après un travail de supervision d’équipe. Par néces- sité clinique nous avons intégré progressivement les réunions communautaires, les supervisions d’équipe et certaines activités thérapeutiques des équipes d’accueil.

Intégrer pleinement ce nouveau fonctionnement a impli- qué un travail de deuil mis en acte par la mise en suspens des certaines manières de travailler. Une réflexion col- lective a été nécessaire pour s’autoriser à intégrer les dynamiques de travail des nouvelles équipes sans avoir l’impression de renoncer à notre état «d’attente »de retrouver notre unité. La dimension de l’accueil a été pri- mordiale pour rester au travail dans les prises en charges aussi éclatées.

Notre perte radicale de repères nous a amenés à questionner, malgré nous au départ, collectivement en suite,les conditions d’une continuité clinique dans une identité d’équipe. Elle nous a menés à questionner les fondamentaux. . .Les événements avaient laissé le tra- vail d’équipe fonctionnel mais morcelé et ambivalent, d’où ce sentiment si vif d’avoir traversé, par effet de transfert, un état psychotique. Un état qui nécessitait des soins pour pouvoir continuer à soigner, «soigner l’hôpital pour soigner les malades » prenait tout son sens. . .

De la même manière que la langue institution- nelle nous traverse malgré nous, notre définition du soin comme notre discours à propos d’un patient oriente notre écoute. C’est d’ailleurs dans cette cas- cade de transferts que se tissent les prises en charge institutionnelles.

L’équipe a vécu des moments de partage mais aussi d’errance pendant la période des travaux et ce dans ce sens que parfois, la notion du collectifne fonction- nait pas. Il nous a fallu le vivre pour constater qu’un ensemble des soignants ne fait pas du collectif.

En plus, c’est abstrait pour certaines instances de l’hôpital car comment expliquer à l’administration qu’une équipe ne se définit pas par un«nombre suf- fisant de soignants»et que malgré notre bonne entente avec les équipes qui nous accueillaient, nous voulions récupérer notre unité le plus tôt possible.

Perdre la boussole

La boussole donne le nord comme le diapason donne le la.

Une des questions qui se pose ici, c’est d’affirmer que pour nous, perdre le nord, c’est parfois une pos- sibilité intéressante que nous donne toute boussole – suivre ou pas la direction. Comme la différence entre un cadre (thérapeutique) qui se pose, et un règlement intérieur qui s’oppose, avec des fonctions différentes et donc une utilisation différente, la direction que l’on prend peut parfois devenir erratique. Je garde le cap en le perdant. Comme dans l’analyse où l’on donne une direction à la cure, mais où l’on accepte des résis- tances, des détours, des errements, des impasses même que l’on baptise alors pudiquement contre-indication.

C’est-à-dire, comment se saisir de cette opportunité de

«perdre la boussole»pour donner une direction nou- velle à notre travail ? Comment subvertir le tragique pour en faire un événement ? Un événement au sens de la psy- chothérapie institutionnelle, c’est-à-dire, quelque chose qui bouscule, qui rompt avec la routine et les habitudes.

Avec Oury, nous pouvons nous demander, comment faire pour que l’éclatement/morcellement devienne une

«greffe d’ouvert»[7, 8].

Le problème souvent rencontré avec le quotidien dans l’institution est le ronronnement imposé par la routine et la nécessité de cadrer et d’anticiper la ren- contre. L’automatisme de répétition est avant tout un anxiolytique très puissant et c’est pour cela qu’il s’avère mortifère parce qu’il tait (ou il tue) le spontané et la nouveauté, étant souvent vécus comme dangereux car menac¸ant le groupe dans son intégrité.

Dans ce sens, une des manières d’éviter la pente totalisante des rapports institutionnels est du côté des

« rapports de dé-complétude » [9] car même quand la parole est libre et quand nous circulons dans des espaces ouverts«un discours est toujours endormant, sauf quand on ne le comprend pas – alors il réveille»[10].

Quand la chance est offerte au malentendu, le langage n’est pas synonyme de communication et le transfert n’est pas la seule communication entre deux subjec- tivités qui se retrouvent ; il est, tout au contraire, le savoir-faire avec le ratage permanente entre des désirs et des demandes qui ne recouvrent pas [11].

Nous nous servons de la notion de«greffe d’ouvert» pour questionner de quelle manière cet événement ins- titutionnel peut aussi être une chance d’élaboration nouvelle des pratiques, une nouvelle ouverture dans un service ouvert. Mais très vite, nous nous sommes aperc¸u que cette greffe n’était possible que dans un tissu, troué certes, mais quelque part un peu solide. Et là, les fon- dations sont la conditionsine qua nonpour réinventer, pour recréer.

Revenir au radical donc a été nécessaire. Le radical, c’est aussi la racine de toute chose, le commencement du temps où le verbe s’est fait chair, ce qui souligne que

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parler de commencement c’est déjà inscrire les mots et les choses de fac¸on ambiguë. Comme le dit Kant, il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pra- tique cela ne vaut rien [12]. La radicalité c’est l’énergie, l’intensité, comme une réponse apportée à la question posée. Dans une équipe, par définition pluridiscipli- naire, la réponse à la question posée importe moins que l’action de répondre. À la question du patient « puis- je sortir » c’est le positionnement du questionné qui sera important. Oui, non, je vais me renseigner. . . et la réponse sera validée par l’équipe quels que soient les désaccords. Or, le risque zéro nous infiltre telle- ment que l’instantanéité de la réponse disparaît souvent.

Alors que la réponse, bonne ou mauvaise, fait acte

« d’ouverture». La difficulté est donc de répondre de sa place, mais aussi en son nom, et la maturité d’une équipe sera l’acceptation de cette réponse même si individuellement, chacun aura tendance à privilégier sa propre réponse. Dans le contexte de l’institution et du soin, prendre position dans la relation de transfert c’est surtout prendre un risque : penser chaque rencontre comme inédite malgré toutes les pentes totalisantes offertes par l’environnement institutionnel (nosologie, protocoles, etc.). Assumer une position à partir de son désir de soignant (qui est toujours singulier mais orienté par la pratique collective) vaut mieux que l’« aphani- sis » [13], au sens de l’évanouissement du sujet du désir au profit d’un néant silencieux. Cette non-réponse par excellence, parfois entachée de politiquement cor- rect, peut se cacher derrière le protocole et les règles immuables et anonymes. Ainsi, la pratique quotidienne demande en permanence l’engagement d’un désir au singulier même si tout positionnement a des retombées en cascade. L’important c’est de décider et d’assumer.

Assumer, ce n’est pas endosser la responsabilité, c’est proclamer que tout positionnement a des effets positifs et négatifs et que choisir n’est pas forcément éliminer, comme en politique, choisir c’est aussi exercer ses pré- rogatives dans toute leur ampleur.

On peut à tout moment décider. Ainsi Churchill quand il décide de retirer l’aviation anglaise du front en mai 40, ce qui lui permettra plus tard de gagner la bataille d’Angleterre ; d’évacuer les soldats anglais et non franc¸ais à Dunkerque ; de bombarder la flotte franc¸aise à Mers-el-Kébir, ce qui montre qu’il est prêt à tout pour éviter le ralliement de cette flotte à l’Allemagne ou d’évacuer les œuvres d’art de Coventry au mépris de la population.

Ces quatre positionnements parmi les dizaines de décisions à prendre au quotidien par un Premier ministre britannique en temps de guerre, ont tous donné lieu à d’innombrables discussions mais ont participé à éviter la défaite de l’Angleterre. La victoire finale étant la résul- tante de bien d’autres décisions dont celle assumée de s’allier avec le«diable»Staline pour vaincre le nazisme.

Dans le jeu du normal et du pathologique, même si le substantif radical renvoie de plus en plus au patholo-

gique, ne serait-ce que par son dérivé de radicalisation, nous voudrions montrer l’aspect normal mais non nor- matif de la radicalité de l’institution. «On soigne par ce que l’on est », disait le psychanalyste Nacht et Talleyrand ajoutait«méfiez-vous de votre premier mou- vement, c’est le bon». Encore faut-il être en mouvement, oserions-nous dire.

La même année, en plus de la fermeture d’une unité d’hospitalisation, le secteur a vécu un autre changement, aussi riche en enseignement : la relocalisation provi- soire de notre hôpital de jour extramuros dans l’enceinte de l’hôpital en raison de gros travaux. Ce bouleverse- ment a généré au niveau des patients des mouvements attendus : mise en congé, recrudescence de certains symptômes, etc. mais aussi de l’inattendu. Par exemple, une augmentation et une diversification de la fréquen- tation des activités thérapeutiques plus nombreuses car soutenues par l’infrastructure hospitalière. L’inattendu, favorisé par l’instantanéité, le transitoire, est un moteur transférentiel important souvent négligé car présentant trop de risques.

Les identités multiples : de l’exil à l’asile

Les entours du groupe (les murs ici) articulent le travail du collectif, du groupe soignants-soignés se retrouvant quotidiennement à partir de temps informels mais aussi des temps définis comment les réunions d’équipe, la réunion communautaire et les activités thé- rapeutiques. Les murs donnent un cadre aucollectifnon pas au sens spatial mais au sens identitaire permettant d’entourer l’histoire d’un ensemble et de penser les liens transférentiels.

Au moment de rejoindre les services qui nous ont accueillis, nous étions confrontés à un paradoxe : comment s’intégrer dans une nouvelle équipe tout en gardant sa propre identité d’équipe ? La question est difficile. L’impression de se fondre dans une nouvelle manière de travailler impliquait souplesse tout en gar- dant quelque chose qui nous rattache à notre histoire, à notre secteur, à notre identité de groupe.

Pour les équipes d’accueil, la question n’était pas moins simple. Notamment pour celle d’entre elles qui n’était pas un pavillon d’entrants mais un pavillon de long séjour. La crise psychotique s’était invitée à l’intérieur d’un quotidien beaucoup plus cadré et ritua- lisé de ce que nous avions l’habitude de côtoyer. Nous avons rencontré ainsi une manière radicalement diffé- rente de voir les choses, de percevoir les événements, de déployer le temps. . .Nos définitions et nos traitements d’une«crise»dite«grave», d’un état maniaque, d’un passage à l’acte, etc. n’étaient pas les mêmes.

Tout cela a pris du temps, la notion « d’identité multiple » nous a paru opératoire. Se servir ou non des expériences des uns et des autres pour réfléchir ensemble et non pas pour se sentir attaqué dans sa

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manière de travailler implique beaucoup de confiance d’une part et d’autre. L’asile trouvé au sein de l’hôpital nous avait permis de ne pas être en exil mais il pous- sait aussi aux revendications identitaires. Questionner sans imposer, se laisser questionner sans se sentir attaqué. . .

Les débuts de la cohabitation dans la belle-famille pro- fessionnelle avaient des airs de chasse au trésor. Nous avons donc dû essayer de retrouver nos places dans les nouvelles équipes, apprendre à connaître leurs fonc- tionnements, et surtout recréer du lien avec les autres équipes pour ainsi se faire confiance. Nous avons dû aussi laisser de côté certaines fac¸ons de travailler : accepter de moins faire d’activités ensemble, moins d’accompagnements à l’extérieur et de faire preuve d’autant plus de disponibilité, se chercher dans l’hôpital et donc contacter plusieurs unités pour nous trouver, ainsi prendre plus de temps pour des difficultés qui n’existaient pas auparavant.

La notion de l’asile n’est autre que l’accueil, l’accueil de la différence et ne peut qu’impliquer une part d’exil pour celui qui se risque à la rencontre afin d’être réveillé au discours de l’autre.

Le sentiment de perte de la fonction d’accueil de l’équipe soignante a provoqué une perte identitaire importante, traduite notamment par le départ de plu- sieurs membres de l’équipe. Ces départs ont été sûrement liés à une insécurité et à une incapacité de l’institution à réussir à nous projeter dans le futur, avec des dates d’ouvertures très souvent repoussées et une absence d’informations sur les travaux. Ce sentiment de perte renvoyait à toutes les choses que nous étions et que nous n’étions plus : nous n’étions plus tous là au même endroit, au même moment, les patients non plus, nous n’étions plus dans le même espace de travail, allant même à n’être plus une équipe tellement nous étions perdus. Nous critiquions même cette perte des conflits qui pouvaient être parlés et parfois réglés dans un même lieu. L’existence du conflit a souvent été un outil d’élaboration importante, elle se traduit dans le tra- vail quotidien par la possibilité en équipe de supporter des avis divergents, d’en discuter, pour penser et élabo- rer ensemble.

Ce travail pluridisciplinaire permettait d’exprimer une conscience collective [14] majeure dans l’accompagnement médicosocial des patients. Selon le sociologue Guy Rocher :«appartenir à une collectivité, c’est partager avec les autres membres assez d’idées ou de traits communs pour se reconnaître dans le “nous”»

[15]. Comme dans toute équipe, nous avons des points de vue contradictoires, parfois même des conflits qui nécessitent un même lieu pour être réglés.

L’incendie provoqua une perte des repères avec un sentiment d’isolement et d’éclatement du groupe car«le sentiment d’appartenance ne peut pas se former isolé- ment chez l’individu »[15]. Nous nous sommes rendu compte que le sentiment d’appartenance à l’équipe

était porté notamment par les murs de l’unité car ils assuraient une pensée collective et une élaboration commune.

Conclusion

Cette expérience nous a conduits à revisiter lescondi- tions nécessairespour accueillir la souffrance et la folie.

Des coordonnées qui sont en lien avec le temps et l’espace mais aussi avec notre capacité de nous mettre en question, de sortir des«zones de confort», de recom- mencer parfois, de se réorganiser, d’inventer. . .

Nous avons pu constater que cette capacité de réin- vention n’est pas possible sans un socle commun, ce que nous avons appelé ici«la radicalité»et qui n’est autre qu’un littoral éthique. Le travail du soin n’est possible que sous certaines conditions, notamment à partir de :

–l’analyse du transfert singulier et institutionnel, –la mise en valeur et la mise en pensée de l’identité d’un secteur (d’où l’importance de conserver une unité d’hospitalisation par secteur) afin d’assurer une circu- lation – des soignants, des soignés. . . du transfert – cohérente,

–la prise en compte de l’histoire des patients mais aussi de nos histoires avec les patients1,

–la capacité d’une équipe à requestionner ses pra- tiques apparemment instituées, c’est-à-dire la mise en question permanente de notre complicité, incons- ciente la plupart de temps, dans les processus d’institutionnalisation. Une des manières de défaire les dispositifs de pouvoir asilaire consiste bien à les interro- ger.

On pense la clinique : décrétons, agissons, prenons de mauvaises décisions.

Pour une part, les tenants de la psychothérapie ins- titutionnelle exercent dans un temps parfois immobile, figé, osons le dire parfois passéiste, qui après le virage institutionnel et la«casse»des grands hôpitaux psychia- triques, décidée il faut le dire plus par des économistes que par des grands penseurs, privilégient parfois une institution où la pensée prime tellement sur l’action que celle-ci est proche de l’ensemble vide.

Reconstruire une clinique c’est peut-être repartir de l’inutilité des gestes, des mots, des choses. La radicalité sera prise comme quelque chose d’indépassable. Un peu comme en chimie où le radical libre n’est que le siège d’un possible qui, une fois qu’il accueille une molécule devient lié le plus souvent irrévocablement. La radicalité comme une déconstruction jusqu’au niveau que l’on ne peut dépasser, les fondations.

1L’historicisation de notre pratique, de par la mise en place de temps collectifs, a été un outil important pour éviter la ségrégation et l’anonymisation des rencontres cliniques.

(7)

Sainte-Beuve disait dansLes causeries du lundique

«la philosophie qu’on affiche cesse d’être de la philo- sophie»[16] et nous pouvons dire la même chose sur l’éthique, nous rejoignons ici Diderot, pour qui«plutôt s’user que se rouiller»[17].

Il reste à espérer que les gens qui nous gouvernent ne se souviennent pas seulement qu’on a pu fonctionner un an et demi avec trois pavillons pour quatre secteurs.

Comme disait la reine Victoria ayant appris que l’homme descendait du singe selon Darwin :«j’espère que c¸a ne se saura pas trop».

Liens d’intérêts les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt en rapport avec cet article.

Références

1.Oury J, Depussé M. À quelle heure passe le train. Conversations sur la folie. Paris : Calman-Lévy, 2003.

2.Chaperot C, Celacu V. Psychothérapie institutionnelle à l’hôpital géné- ral : négativité et continuité. L’information psychiatrique 2008 ; 84 : 445-53.

3.Tatossian A.«L’aliénation schizophrénique». In :La phénoménologie des psychoses. La Plaine Saint Dénis : Le cercle herméneutique, 2012.

4.Kaës R.«Le travail psychanalytique dans les groupes». In :Les voies de l’élaboration. Paris : Dunod, 1982.

5.Freud S.«Les psychonévroses de défense». In :Névrose, psychose et perversion. Paris : PUF, 1973. pp. 1-14.

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7.Oury J.«Entretien avec Henry Maldiney». In :Création et schizophré- nie. Paris : Galilée, 1989.

8.Germain P, Caron R. Que faire ? La greffe d’ouvert en thérapie institu- tionnelle.Le Journal des psychologues2018 ; 356 : 58-61.

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11.Lombardi G. Une limite au pas-de-dialogue.«La psychanalyse et ses interprétations». Hétérité2004 ; 4 : 13-6.

12.Kant E. Théorie et pratique. Droit de mentir. Paris : J. Vrin, 1967.

13.Ernest J. Le développement primaire de la sexualité chez la femme.

Revue franc¸aise de psychanalyse 1929 ; 92-109. Disponible sur : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5445932p (consulté le 29.9.2017).

14.Durkheim E. De la division du travail social. Paris : Les Presses Uni- versitaires de France, 1967.

15.Rocher G.«L’idéologie du changement comme facteur de mutation sociale». In :Le Québec en mutation. Montréal : Editions Hurtubise, 1973.

pp. 207-21.

16.Sainte-Beuve CA (1851-62). Causeries du lundi. T. 1. Paris : Gar- nier frères; 18. Disponible sur : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k37436c (consulté le 29.9.2017).

17.Sainte-Beuve CA (1851-62).Causeries du lundi. T. 3. Paris : Garnier frères; 18. Disponible sur : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k374382 (consulté le 29.9.2017).

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