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Des femmes et des plantes, Wi K

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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AURÉLIE MÉNARD

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COR MALEFICARUM1

Mathurin marchait depuis de longues heures dans la forêt, quelque part entre Cavanac et Cazilhac. Il avait quitté les sentiers depuis le crépuscule pour éviter les mauvaises rencontres de grands chemins et il s’était finalement égaré. Il n’avait rien sur lui si ce n’est quelques liquettes, un sou et son luth qui constituaient son maigre trésor. Les bois se faisaient plus sombres au fil des heures, Mathurin avait le sentiment de tourner en rond, prisonnier d’une foule de chênes et de hêtres. Peu à peu, il se laissa gagner par l’épuisement, la faim et la frayeur. Seul dans les bois à la nuit tombée, son imagination s’attisait : chaque bruissement devenait inquiétant. Au milieu de l’obscurité, le vent lui porta le chant d’un oiseau de nuit inconnu. Il tendit l’oreille et reconnut distinctement une voix féminine qui fredonnait. Il s’avança dans sa direction en tâtonnant dans le noir.

Tandis qu’il arrivait à l’orée d’une clairière, c’est à cet instant qu’il la vit pour la première fois. Son corps nu s’offrait à l’éclat pâle de la pleine lune. Elle chantait, dansait, les bras levés comme pour célébrer dans la joie la lumière de l’astre nocturne. Elle était seule dans la nuit douce, surgissant de l’ombre et des arbres comme une apparition. Planqué derrière des genévriers, notre marcheur cru voir une sorte de succube. On raconte bien de sombres histoires par cette contrée ; innombrables sont celles de voyageurs charmés par les esprits de la nuit, qui perdent leur âme dans les feux de l’enfer.

Il aurait voulu prendre ses jambes à son cou, mais il resta cloué sur place, en proie à une crise d’étouffement soudaine causée par la panique. Tétanisé, il se mit à respirer bruyamment ce qui attira l’attention sur lui.

- Qui va là ? demanda l’apparition d’une voix ferme.

Elle s’arrêta de danser, se rhabilla à la hâte. Sondant l’obscurité à la recherche de cette respiration sifflante, elle se dirigea lentement dans sa direction, sans faire craquer une feuille, comme si elle flottait dans les airs. Quand elle s’approcha de lui, il était au bord du malaise. Quand Elle posa un genou au sol, alluma une lanterne qu’elle leva près de son visage.

- N’aie pas peur… prononça-t-elle doucement.

Mais il n’y avait rien à faire, il était pétrifié. Elle s’avança dans la lumière et c’est là qu’il vit son étrange et perçant regard : un œil clair et un œil sombre, posés sur une longue face diaphane le regardaient jusqu’à sonder son âme. Haletant, il chercha son air et finit par perdre connaissance.

Lorsqu’il s’éveilla, il était allongé sur une paillasse avec une écuelle de gruau posée sur son chevet. Hagard, il regarda autour de lui. Au plafond séchaient des

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plantes : mollette2, herbe de saint Guillaume3, grande absinthe, chasse-diable4 et sourcils de Vénus5. Il se redressa sur sa couche et la vit près de l’âtre, occupée à préparer une mixture. Sans se retourner elle lui lança :

- Tu as repris tes esprits. Maintenant mange. Tu as besoin de forces.

Plus affamé qu’effrayé, il se jeta sur l’écuelle avant de se ressaisir. Il se mit à humer le gruau d’un air soupçonneux. Alors elle se retourna et lui lança d’un air narquois :

- Si j’avais voulu te tuer, crois-tu que j’aurai attendu que tu te réveilles ? Alors il se jeta avidement sur la pitance, sans lever le nez vers son hôte. Elle s’approcha avec son breuvage à la main et vint s’asseoir près de lui. Quand il eut terminé, elle lui tendit le bol en lui disant :

- Bois, c’est de l’herbe aux poumons6. C’est bon pour prévenir les crises d’asthme.

Étonné qu’elle sache comment soulager son mal, il vida son bol en la dévisageant. Plus il la regardait, moins elle l’effrayait. Elle n’avait rien d’un succube, même pas les cheveux roux ! Ils étaient de la couleur du seigle, elle ne portait pas de coiffe. Elle semblait assez jeune même si l’on devinait aisément qu’elle avait franchi la fraîcheur de la pucelle. Son corps élancé était cependant vigoureux, comme peut l’être celui d’une femme habituée à se passer des hommes. Sa voix mezzo parlait posément.

- Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle quand il eut terminé son infusion. - Mathurin.

- Et que faisais-tu dans la nuit, seul par ici ?

- Je me suis perdu, j’arrive de Limoux et voulais regagner Carcassonne avant la tombée du jour.

- En effet, tu es bien loin de la route. Que vas-tu faire là-bas ?

- Je suis musicien et comédien, on m’a dit que les rues y sont bonnes payeuses. - Ah ! Ah ! Ah ! s’exclama-t-elle. Alors je devrais déjà te payer pour cette bonne farce !

Puis en retrouvant son sérieux, elle le regarda droit dans les yeux. Son regard le troubla profondément.

-Tu ne raconteras pas ce que tu as vu ce soir ? - Non, répondit-il la voix un peu chevrotante. - Sais-tu au moins ce que je faisais ?

- Non. Il frémit, car l’idée du succube lui revint à l’esprit.

- Eh bien, je prenais un bain de lune… Sais-tu à quel point c’est bon ? Non, bien sûr. Tu devrais y goûter… C’est ça, allons profiter de la fin de la nuit !

Il aurait probablement détalé comme un lapin si elle ne l’avait pris par les mains en lui souriant. Elle l’entraîna au-dehors de sa chaumière. Le firmament 2 Molette : bourse à pasteur

3 Herbe de saint Guillaume : aigremoine 4 Chasse-diable : millepertuis

5 Sourcils de Vénus : achilée millefeuille 6 Herbe aux poumons : pulmonaire

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s’offrait à eux dans tout son gigantisme. C’était comme une parcelle d’infini picté de poussière d’argent. Il leva le nez et se laissa happé par la beauté de la nuit.

- Vois-tu, ce soir c’est celui que je préfère, lui dit-elle, c’est le solstice d’été. Il y a très longtemps, les anciens fêtaient cette date pour la prospérité des moissons, pour s’attirer abondance et protection.

Ils marchèrent lentement dans les hautes herbes. On y voyait clair, la lune dans le ciel était si grosse qu’on aurait pu la toucher. Elle mit doucement ses bras autour de son cou. Il la regardait. La lumière lunaire donnait des reflets bleutés à son visage et il la trouva belle.

- As-tu toujours peur, lui demanda-t-elle en posant ses longs doigts sur son cœur.

- N… non, bégaya – t – il un peu ému.

Il sentit ses mains douces défaire les boutons de sa chemise. Il n’avait plus envie de fuir. Dans l’instant, il se retrouva nu sous le regard de Séléné7 et de cette femme étrange dont il ignorait encore le nom. À son tour, elle se dévêtit et l’invita à s’allonger dans l’herbe auprès d’elle pour admirer le ciel. Il s’étendit dans les herbes tièdes et sentit une force magnétique s’exercer sur son corps, comme si sa peau buvait les rayons de la lune. Il se sentit plein et serein, tel qu’il ne l’avait plus éprouvé depuis sa tendre enfance. Il s’abandonna à une douce torpeur. Il était bien et souriait.

- Qu’elle est belle et gironde, cette grosse blonde, laissa-t-il échapper.

Elle rit en se relevant sur son coude et chantonna comme pour le narguer : - Mathurin le comédien, farceur et poète à ses heures.

Elle déposa un baiser sur ses lèvres qu’il lui rendit aussitôt. Ils s’aimèrent jusqu’aux heures de la rosée.

Agnès. Elle s’appelait Agnès.

Mathurin devint un ami et venait souvent la voir. Que ce soit pour se remettre de ses pérégrinations ou pour le plaisir de partager la chaleur de sa couche. Il savait au fond qu’il n’était pas le seul à la visiter. Elle ne parlait pas de ses amants et ne l’interrogeait jamais sur ses fréquentations. Secrètement désireux d’être son favori, il lui rapportait toujours de ses voyages une épice, une essence ou une étoffe. Il s’était habitué à son regard, à la voir parler aux plantes lors de ses cueillettes. Elle qui, toujours encline à l’accueillir de bon cœur ne semblait pas développer d’attachement à son égard. Cependant lorsqu’il reprenait la route, elle pensait toujours à lui glisser une petite bourse de tussilage séché pour en bourrer sa pipe ou un peu de molène pour soulager ses crises d’asthme.

Grâce à elle, il avait appris à reconnaître les plantes qui le soulageaient. À chacun de ses départs, elle lui passait une commande sans doute pour avoir la certitude qu’il reviendrait la voir.

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Il lui fallut quelques années avant qu’Agnès daigne lui parler un peu de son histoire : les gens l’appelaient « la Vair » à cause de ses yeux vairons mais aucun ne savait son véritable nom. Orpheline, elle avait appris à lire dans un couvent quelque part en Lorraine. Elle se plaisait à lui raconter que lorsque la mère supérieure en voyant ses yeux si différents (et ayant décelé chez elle bien plus que de la jugeote), avait déclaré ce verdict qui transformerait sa vie :

- Manifestement cette enfant est à moitié ange et à moitié démon. Qu’on la confie à la sœur bibliothécaire, qu’elle recopie les Saintes Écritures jusqu’à ce que le pouvoir du Saint-Esprit purge le Malin de cet œil malade.

Ainsi pendant de nombreuses années, elle pût étudier librement des textes précieux, des codex et les travaux d’Hildegarde de Bingen.

C’est un incendie qui lui fit quitter le monde des livres et la jeta sur les routes jusqu’à Brive où elle gagna sa vie quelques années en faisant la « petite main » chez un apothicaire. Ces années la comblèrent mais son besoin d’indépendance lui fit quitter son maître et elle partit en direction des Pyrénées. Là, elle trouva une modeste chaumière au cœur de la forêt de Palajanel. Elle se rendait au marché les dimanches pour y vendre de la vannerie, des coussins de bétoine sèche pour ceux qui dormaient mal et d’autres drogues pour les petits maux du quotidien. Les gens venaient la voir et lui demandaient son avis pour toutes sortes de malaises. Ses yeux vairons étaient sa signature :

- Va voir la Vair ! Tu ne peux pas la confondre, elle a un œil bleu comme un ciel d’été et l’autre obscur comme une nuit sans lune.

Ceci ne manquait pas d’éveiller la crainte et la fascination chez le tout-venant. Au fil du temps, elle était devenue celle que les miséreux venaient consulter quand les médecins demandaient trop cher ou qu’ils ne trouvaient plus rien à répondre à leur patient. Celle vers qui se tournaient les esprits en détresse, lorsque les cierges brûlaient en vain et que les prières demeuraient sans réponse. Celle que l’on venait voir la tête encapuchonnée, à qui l’on demandait conseil sous la cape pour les affaires embarrassantes.

« La Vair », en retrait du peuple mais si proche de lui. Elle connaissait toutes les disputes, les retrouvailles, les secrets de familles et les confidences des amants. Jamais il ne lui serait venu à l’idée d’en faire commerce ou chantage. Chaque parole accueillie dans son oreille tombait dans un écrin bien scellé.

Elle était la part d’ombre et de lumière pour beaucoup d’habitants de la région. Elle soulageait bien des âmes et elle avait finalement trouvé la paix qu’elle recherchait depuis longtemps. Malheureusement, rien n’est jamais acquis et le venin des croyances l’emporte souvent sur les lumières de la raison et du cœur. Même au nom de Dieu, certains finissent par détruire des anges. Divins et démons s’abritent autant sous les jupons que sous les soutanes.

Ce soir d’hiver, Mathurin était auprès d’Agnès pour qu’elle lui soigne une vilaine plaie à la jambe qui ne voulait pas cicatriser. Pendant qu’elle préparait un

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cataplasme de farines d’épeautre, de haricots et de poudre de fenouil, on se mit à tambouriner à sa porte :

- La Vair, je t’en prie ouvre ! Ma petite Alice… Elle va… Elle meurt !

C’était la voix de la bonne Louise, l’intendante de la maison Pennautier. Agnès ouvrit en hâte et reçut dans ses bras le corps meurtri d’une très jeune fille au visage tuméfié qui semblait avoir perdu connaissance. Agnès l’allongea près du feu et l’examina quelques secondes avant de jeter un rapide coup d’œil à la Louise.

- Comment êtes-vous venues jusqu’ici… demanda-t-elle un peu nerveuse. - J’ai pris le fiacre… Il fallait bien presser !

- Tu as fait comme tu as pu la Louise, mais ça pourrait m’attirer des ennuis… À ces mots, la pauvre femme s’effondra en pleurs au-dessus de sa fille, et son dos se voûta sous le poids du désespoir. Agnès se rapprocha d’elle, lui posa la main sur l’épaule et lui dit :

- Sèche tes larmes, va me chercher de l’eau et fais-la chauffer. Toi, Mathurin, apporte-moi mon mortier, je vais aller chercher le bocal de feuilles de scolopendre. Cette brute a manqué de lui briser le crâne comme une noix .

Elle nettoya les plaies de la jeune victime et évalua la gravité de ses blessures. La Louise caressait le front de sa fille, elle gémissait « Jésus, Marie, Joseph… » en se signant à tout-va.

Alice avait été rouée de coups, des ecchymoses importantes sur son ventre enflé attira l’attention d’Agnès qui lui demanda :

- Depuis combien de temps n’as-tu pas eu tes lunes ?

La petite malheureuse venait de reprendre conscience et se mit à gémir. Ses yeux imploraient de l’aide.

- Il m’a prise de force… dit-elle la voix étranglée. Il m’a forcée pendant des mois…

- Qui t’a fait ça ? - Le fils du maître…

- Te voilà dans une bien vilaine affaire…

- J’étais venue lui dire que j’étais pleine. Elle se remit à pleurer, secouée de sanglots. À ces mots, la mère affolée leva les bras au ciel :

- Quel malheur, quel malheur ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

Agnès posa son oreille d’un air soucieux sur le ventre endolori de la jeune fille. - Le fils Pennautier ne voulait sûrement pas s’encombrer d’un bâtard avant ses noces ! dit-elle courroucée, ce mauvais père t’a tellement battue que l’enfant dans ton giron ne grandira plus.

Elle prit la main d’Alice dans les siennes.

- Il faut que tu comprennes que si l’enfant reste dans ton ventre, il causera ta perte. Je n’ai pas d’autre choix que de t’aider à expulser ce fruit de la violence hors de toi.

La jeune fille se remit à sangloter en proie à des sentiments opposés de reconnaissance et de profonde colère.

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Agnès lui fit lécher sur sa main de la poudre de Langue de Cerf8, lui prépara une potion d’armoise et de rue puis roula entre ses doigts une petite boulette de pavot qu’elle lui demanda d’avaler. La petite, sous l’effet de la drogue, se laissa aller au sommeil dans les bras de sa mère.

Après un répit d’à peine une heure, elle se réveilla brusquement en se tenant le ventre, en proie à de violents spasmes. Agnès lui administra une légère dose de Belle-dame et se posta entre ses jambes. Elle se mit à exercer des points de pressions à différents endroits sur l’abdomen. Quelques contractions plus tard, elle recueillit entre ses mains un avorton sanguinolent et inerte qu’elle déposa dans une écuelle. Elle se tourna vers Mathurin et lui ordonna :

- Avant de tourner de l’œil, va donc enterrer ce petit ange. Nous sommes tous des êtres de lumière, creuse-lui un coin tranquille et adresse-lui une prière. Dis-lui que ce n’est pas pour cette fois-ci.

Complètement hébété, il lui obéit emportant avec lui le triste paquet. Il erra dans la nuit glacée avant de s’arrêter au pied d’un grand chêne. Il se mit à creuser la petite sépulture à même les mains qu’écorchait le sol gelé. Il regarda le petit cadavre, à peine plus gros que le poing, qui ressemblait à une larve aveugle. Il le posa délicatement dans la terre et pria pour qu’il regagne les bras du Créateur. Bouleversé, il revint à la chaumière et ne s’aperçut pas qu’une ombre s’échappait de sous les fenêtres.

Au bout du cinquième jour, Alice était en état de quitter le refuge de la Vair. Jusqu’à la fin de la convalescence de sa fille, Louise qui s’y rendait chaque jour, lui rapportait des affaires et les dernières nouvelles. Elle tenait son secret bien gardé et se contentait de dire que sa fille avait trouvé une autre place de lavandière ailleurs. Agnès leur avait conseillé de rester discrètes, voire pour Alice de fuir quelque part où l’on n’irait pas la chercher. Il fut entendu pour Louise d’envoyer sa fille chez sa tante à Saint-Girons.

- Maintenant que tu tiens sur tes jambes, lui dit la Vair, il te faut quitter cet endroit. Si tu reviens à la maison Pennautier, je ne donne pas cher de ta peau. Il pourrait le prendre comme un affront. Prends ton balluchon et va te choisir une autre vie que celle-ci. Souviens-toi qu’aucun homme n’a le droit de cogner une femme et que tu n’es coupable de rien.

Le vent glacial pour témoin, elle l’embrassa sur le front et lui indiqua la direction de la grande route. Louise inonda de larmes le visage de sa fille en lui promettant qu’elle serait bien plus en sécurité loin d’ici.

Ce matin de décembre, Alice entra dans la cité de Carcassonne, dissimulée sous une pèlerine qui couvrait son visage encore marqué de contusions. Les marchands ambulants s’en allaient et venaient des hauts remparts de la ville. Dans le tohu-bohu des carrioles et des criées en patois, Alice se fraya comme une ombre parmi les charretiers en leur demandant s’ils pouvaient l’avancer sur la route de Pamiers. Elle 8 Langue de cerf : asplenium scolopendrium. Variété de fougère. Scolopendre

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joua de malchance car aucun ne passait par Saint-Girons. La plupart allaient à Toulouse. Elle se dit qu’en se rapprochant des teinturiers, elle aurait plus de chance. Aussi, elle franchit le pont-levis de la porte de Narbonne et guetta du regard la moindre couleur pastel qui l’amènerait vers un appaméen.

Au détour d’une ruelle, entre les volutes de vapeur qu’expiraient les chevaux, elle reconnut Firmin, le cocher des Pennautier, celui-là même qui l’avait menée à demi-morte chez la Vair. À sa vue, son sang ne fit qu’un tour et elle se mit à blêmir. À la même seconde, Firmin sentit des picotements dans sa nuque et tourna la tête dans sa direction. Alice croisa son regard le temps d’un éclair : elle comprit qu’il l’avait reconnue. Elle profita du désordre qui régnait dans la rue pour se faufiler dans une venelle et se mit à marcher hâtivement vers les remparts. Là, elle sauta dans une carriole qui traversait le pont-levis et quitta la ville sans se retourner.

Firmin n’avait pas quitté la Place du Grand Puits. Les yeux perdus dans le vague, son corps tremblait, transi d’effroi. Il resta quelques instants immobile au milieu de la cohue, le visage blanc comme un linceul. Il l’avait laissée pour morte ! Il l’avait vue ce soir-là, au travers des carreaux embués, la Vair et ses potions, la Vair extirpant la fausse couche de son ventre puéril, et tout ce sang ! Cela ne pouvait être autre chose que l’apparition d’une revenante ou le jeu pervers de forces maléfiques… Firmin se signa et pressa le pas vers la basilique Saint-Nazaire pour aller à confesse.

- Pardonnez-moi mon père parce que j’ai péché…

Firmin, le visage entre ses mains jointes, s’était rapproché de la grille du confessionnal et parlait presque en chuchotant.

- Je viens de voir dans la rue le spectre d’une revenante.

Le père Arsène se redressa sur son banc et tendit l’oreille à son fidèle : - Je vous écoute mon fils…

Alors Firmin lui raconta :

- Une nuit, une des servantes est venue me chercher à la taverne. Elle était paniquée et me demanda de l’aide, me promettant une grasse offrande si je gardais le silence. J’étais saoul et sans le sou, j’ai accepté. Elle me guida dans sa chambre où gisait la petite Alice… Vous l’auriez vu mon père ! Elle est pourtant si douce et si jolie… Il renifla avant de poursuivre : On aurait dit que le Diable en personne avait dansé la gigue avec le corps de cette pauvrette ! Je savais que le cadet du maître était bourru, mais j’ignorais à ce point… J’aidais sa mère à la charger dans le fiacre et nous sommes partis vers la forêt. Je suivais les indications de la Louise, moi je n’y voyais rien dans ce noir ! Je les ai laissées là et je suis reparti. Un peu plus loin, je me suis souvenu que la vieille ne m’avait pas réglé alors j’ai attaché les chevaux et je suis revenu à pied. Je passais devant la fenêtre et j’ai vu… Sa voix se brisa, il se mit à se signer frénétiquement.

- Qu’avez-vous vu mon fils, demanda le Père Arsène qui se fit plus attentif qu’à l’accoutumée.

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- Je jure devant la Vierge que la petite avait plus besoin d’un corbillard que d’un guérisseur. Pourtant, je l’ai vue se réveiller d’entre les morts et s’agiter en poussant des cris comme une possédée. Elle a expulsé quelque chose entre ses jambes avant de sombrer à nouveau dans l’inconscience. La Vair l’a pris pour le mettre dans un bol… J’ai pensé qu’elle en ferait son repas. Je me suis enfui et je n’ai plus osé demander mon dû à la Louise… Et ce matin, il y a de ça à peine une heure, je vois Alice, droite sur ses jambes avec le regard froid, pâle comme un fantôme et ensuite disparaître de ma vue dans la même seconde !

- L’âme de cette pauvre enfant innocente est sûrement prisonnière des limbes. Cette affaire relève d’un acte de grave hérésie. Pour la délivrer et qu’elle ne revienne plus vous hanter, vous devez vous confesser au nom du Seigneur et des fondements de notre sainte-Mère l’Eglise. Vous avez accumulé les péchés de curiosité et d’avidité, mon fils et vous avez assisté au sabbat de deux sorcières.

- Je m’en repends mon Père. Mais une sorcière la Louise ? défendit Firmin, elle est bien loin d’avoir un don… Son seul talent, c’est celui d’obéir. C’est pourquoi le maître aime la savoir à cette place et qu’il y tient. Elle brouterait du foin si le maître la payait pour le faire. Elle n’officiait en rien cette nuit-là… Par contre la Vair, on lui prête certains pouvoirs…

Le père se pencha plus près et déclara d’un ton solennel.

- Votre confession est aussi une déposition dont le contenu doit faire appel au jugement de Dieu et à la justice des hommes. Outre la jeune fille dont vous parlez, votre âme est elle aussi en bien mauvaise posture. Je vous conseille vivement de témoigner et de me dire tout ce que vous savez sur cette nécromancienne. Pourriez-vous retrouver son repaire ?

Firmin baissa la tête en poussant un long soupir, avant de souffler : - Peut-être bien.

Il aurait préféré égrainer des « Pater Noster ».

Mathurin revint à la chaumière d’Agnès un soir d’hiver et pressentit que quelque chose n’allait pas. Les poules étaient livrées à elles-mêmes, la porte entrebâillée, le feu était éteint et au-dessus flétrissait une décoction de feuilles de ronce. La maison, sans sa propriétaire, semblait avoir perdu son apparence de réconfort et de chaleur. Tout était sombre et froid. Il cherchait un indice qui aurait pu justifier la raison de son absence lorsque ses yeux tombèrent avec horreur sur une missive d’arrestation clouée sur la table. Elle datait de deux jours. Mathurin sentit le sol se dérober sous ses pieds. Réalisant le drame qui s’était passé, il courut éperdu vers la cité.

Dans la geôle humide et glaciale, Agnès à demi-consciente malgré les nombreux coups qu’elle avait reçus, tentait de bouger ses mains emprisonnées dans de lourds anneaux de fer. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle était enfermée là, terrifiée, affamée, son corps nu transi de froid. Elle se souvenait que des gardes étaient venus la chercher pour la jeter hors de chez elle en l’accusant de

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sorcellerie. Sans lui laisser le temps ou l’opportunité de se défendre, ils l’avaient enfermée dans cette tour aux pierres suintantes et couvertes de vermine. Ils l’avaient mise aux fers puis battue en proférant des insultes. Ils la forçaient à avouer de commercer avec le diable, de s’accoupler avec des bêtes ou de manger des enfants… Mais de la bouche d’Agnès ne sortaient que cris et pleurs, ce qui ne faisait qu’exciter la pluie de coups qui s’abattait sur elle.

Maintenant qu’on lui laissait un peu de répit, elle rêvait qu’elle marchait dans sa clairière au parfum mellifère, elle revoyait la spirale des fougères qui se déroule, la féminité du coquelicot qui se déploie au soleil, les aigrettes des pissenlits emportées par le vent. Son corps se dissolvait dans la chaleur d’un crépuscule d’été. Puis le bruit des chaînes se remettaient à tinter, son corps redevenait atrocement lourd et imprégné de souffrance. Sa colère, qui jusqu’ici la maintenait consciente, s’étiolait de plus en plus pour laisser place à l’abandon serein des martyrs. Quelque chose en elle s’était brisé et avait libéré une force paisible qui lui faisait quitter son corps. Elle comprit qu’il était temps de faire le deuil de la vie.

Le son métallique du loquet résonna, la porte s’ouvrit et trois hommes entrèrent. L’un d’eux, vêtu en soutane, commanda aux bourreaux de tirer sur les chaînes de manière à ce que la victime soit hissée à hauteur de ses yeux. Agnès se retrouva les bras au-dessus de la tête, les orteils touchant à peine le sol. Un des visiteurs s’approcha d’elle. Malgré l’odeur nauséabonde ambiante, Agnès sentit passer un effluve d’ail et de sueur. Une grosse main velue lui redressa la tête en lui tirant les cheveux en arrière et une haleine putride lui postillonna au visage.

- Est-ce que c’est bien cette traînée ? demanda le Père Arsène aux hommes restés derrière lui qui n’étaient autres que le fils Pennautier et Firmin. Le cocher s’avança, constata malgré son visage tuméfié qu’il s’agissait bien de la Vair et quitta la pièce dès que son maître lui en donna l’opportunité. Pennautier demanda à la prisonnière si « la gamine était bien morte ». Agnès mentit en lui confirmant qu’elle avait succombé à ses blessures.

- J’aurai pu acheter ton silence comme j’ai acheté celui de sa mère, dit-il, mais je ne fais pas confiance aux femmes comme toi. Je les préfère dociles et prévisibles. Mais à présent que tu ne ressembles plus qu’à une chienne écorchée, ton sort m’importe peu.

Empoignant toujours sa victime, le prêtre lui proféra à la face qu’elle était accusée de pratiquer le sabbat et d’avorter les créations de Dieu au profit de Satan.

- Avoue ! lui hurla-t-il.

Agnès avait déjà compris qu’elle était perdue et que rien ne la sauverait. Ouvrant difficilement les yeux, elle regarda le religieux qui bavait de colère et lui dit : - Vous m’avez déjà condamnée. Ce que vous appelez « sorcellerie », je l’appelle « savoir ». Un savoir bien plus ancien que celui de votre Testament. Si je me tais, vous me torturerez jusqu’à la mort et si j’avoue, vous me ferez brûler. Ainsi ce n’est ni à Dieu ni au Diable que je m’en remets mais à la Mort.

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Le Père Arsène se recula pour mieux la toiser dans sa vulnérabilité puis d’un regard habité par une lueur perverse, il s’adressa aux bourreaux :

- Gardez-la vivante jusqu’à demain. D’ici là, faites-en ce que vous en voulez… Mathurin courait comme un chien perdu, épouvanté, les yeux embués de pleurs et la tête en proie à d’horribles suppositions. Malgré la crainte que l’issue soit fatale à son amie, il nourrissait cependant l’espoir de la voir, de replonger ses yeux dans son regard, d’entendre sa voix, de toucher sa peau encore une fois, juste une toute dernière fois… Il traversa la cité jusqu’à la Tour de l’Inquisition. De la sinistre bâtisse, on entendait parfois des cris s’échapper la nuit. Il longea les lices9, tâtonnant les murs comme un aveugle, s’arrêta sous les fenêtres larges comme des meurtrières, l’oreille tendue prête à reconnaître sa voix, le nez humant l’air à la recherche de l’odeur de sa peau… Quelque chose ! Un indice improbable ! Il se mit à implorer miséricorde.

- Je suis sûr qu’elle est en vie !…

Enfin, d’épuisement, il se laissa choir le long du mur d’enceinte. L’air froid lui engourdit les doigts, ses paupières lui pesaient trop et il s’assoupit quelque temps. Son sommeil fût de courte durée car déjà le clocher sonna l’heure des Laudes. Des crieurs se mirent à sillonner la ville pour convoquer le petit peuple sur le parvis de Saint-Nazaire et annoncer le jugement d’une sorcière. Mathurin se leva d’un bond malgré ses articulations transies de froid. Son cœur se mit à battre la chamade. Dans son esprit embrouillé, il se mit à lui parler :

- Vais-je te voir ? Se pourrait-il qu’on t’épargne ? J’ai tellement prié Agnès ! J’ai prié comme jamais je ne l’ai fait auparavant.

En quelques heures, les gens sortirent de chez eux et progressivement, ce qui commença par de petits affluents découlant des rues, finit comme un large fleuve qui se massait devant la basilique où l’on y avait installé une estrade.

Avant le lever du jour, Agnès fut menée hors de sa cellule. Les bourreaux la traînèrent dans un souterrain qui allait jusqu’au château comtal. Elle savait qu’elle allait mourir dans les heures qui suivraient et cette idée avait fini par la soulager, car elle serait enfin délivrée de sa douleur et de la laideur humaine. Le tunnel qu’ils empruntèrent était jonché de cafards et de rats qui fuyaient à chacun de leurs pas. Un effluve pestilentiel et caractéristique frappa le nez d’Agnès : c’était l’odeur de la mort noire. Ils remontèrent jusqu’à la courtine où ils lui posèrent des chaînes. Au-delà de l’enceinte, on entendait les voix de la foule qui s’était amassée sur la place.

Enfin les portes du château s’ouvrirent, lourdes comme des plaques de caveau. Des tambours battants ouvrirent le cortège. À peine l’accusée avait-elle franchi le seuil que déjà la foule d’une seule voix se mit à tonner : « Sorcière ! » en lui jetant des détritus et des pierres. Mathurin joua des coudes pour se frayer un chemin parmi les badauds. Il ne voyait rien sauf les masses imposantes de deux bourreaux qui 9 Lices : espace intermédiaire délimité par les deux remparts d’un château fort

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soutenaient par les aisselles une maigre capture, vacillante et en loques. Près de lui, il entendit :

- On dirait bien la Vair ?

- Vraiment ! Celle qui m’a soigné le genou ? Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire ? Au fil de la foule, Mathurin entendit plusieurs allusions à Agnès qui n’avait rendu que de petits et grands services. Malgré tout, la majeure partie de la foule grondait, furieuse, entraînée par un fanatisme macabre. Certains du haut de leurs fenêtres, vidaient leurs pots de chambre sur le cortège, tandis que d’autres escaladaient les remparts pour ne rien manquer du spectacle.

La Vair chemina la longue rue sous les quolibets, les injures, les crachats et les gestes obscènes. Mathurin essayait tant bien que mal de la suivre sur son triste chemin de croix. À chacun de ses pas, il décelait les marques de torture qu’elle avait subi depuis deux jours. Elle était vêtue d’une simple robe en grosse toile sur laquelle il devinait par les traces de sang coagulé, les terribles assauts dont elle avait été victime. Ses poignets entravés et ses chevilles portaient des bracelets violacés. Son visage maculé de sang était boursouflé à la pommette, son œil sombre d’habitude si vif était devenu écarlate. Un coquard gonflait sa paupière. Une coulée sanguinolente souillait sa tenue depuis l’abdomen jusqu’aux pieds. Ses épaules marquaient les saillies anormales de ses os : elles étaient disloquées, elle était passée à l’estrapade10. Plus il se rapprochait d’elle, plus il chavirait dans un abîme de chagrin et de rage. Le corps de cette femme qu’il avait serrée dans ses bras quelques jours auparavant, ce visage qu’il avait tenu entre ses mains pour y déposer un baiser… Le retrouver maintenant violenté et humilié… À présent, chaque regard porté sur sa peau, à chacune de ses blessures découvertes, il en ressentait la brûlure dans sa propre chair.

Elle arriva sur la place, la foule se scinda pour la laisser passer. Elle marchait pieds nus sur le pavé glacé, exténuée et grelottante de froid, la tête basse, ses cheveux collés en grosses mèches pendaient tristement autour de son visage.

Mathurin était à présent à proximité, il pouvait presque la toucher. Elle trébucha et s’écroula sur le sol. Tandis que les spectateurs riaient de la voir vautrée à terre, d’autres redoublaient les jets d’immondices sur elle. Mathurin se précipita pour la relever. Harassée, elle se retint à son bras et leva les yeux vers ce bon samaritain. En le voyant, son œil bleu se mit à luire d’un faible éclat.

- Mon ami, balbutia-t-elle entre ses lèvres fendues, pars vite et reviens tard . Elle empauma ses mains aussi fort qu’elle put. Les bourreaux les séparèrent et ils la poussèrent en avant sans ménagement.

- Tu veux l’accompagner jusqu’au bûcher ? lança l’un d’eux à Mathurin avant de partir d’un rire gras.

Enfin on la hissa sur l’estrade où se tenait le Père Arsène et dans l’ombre, le fils Pennautier. Le prêtre leva les bras en signe de silence et désigna l’accusée offerte au regard de tous. D’une voix forte il prêcha :

10 Estrapade : méthode de torture où le bourreau attache les bras de la victime à des cordes, le plus souvent derrière le dos, puis la hisse pour la suspendre et la laisse tomber brusquement jusqu’à ce que les os se brisent

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- Nous sommes ici pour rendre justice et purger de la cité des forces du Mal… Agnès Cabrera, dite la Vair…

À ses mots une rumeur parcourut la foule, certains s’étonnaient qu’elle puisse porter un vrai nom de baptême, d’autres ne l’avaient pas reconnue dans cet état de désolation et s’en offusquaient.

Mathurin, les yeux rivés sur elle, ne pouvait s’en détacher et bien que ses lèvres fussent scellées, des mots de révolte lui brûlaient la langue. Le religieux reprit son discours :

- Cette femme est passée à la Question, car on l’a surprise en train d’officier pour le diable. Le deuxième jour, elle a avoué les chefs d’accusation suivants : coupable d’hérésie, coupable de soigner en invoquant des esprits malins, coupable de fornication et coupable de pratiquer l’avortement ! Pour cela, la cour la condamne à brûler vive porte de l’Aude.

Mathurin serra les poings si forts qu’il s’en fit saigner les paumes. Pour lui, elle était jugée hérétique parce qu’elle n’allait pas à la messe, parce qu’elle guérissait avec des plantes les maux que les médecins ignoraient soigner, parce que c’était une femme libre et qu’elle invitait les autres à faire de même… Il regarda autour de lui les visages qui l’environnaient, il en reconnaissait certains qui venaient de temps en temps à la chaumière. Il les regardait rester cois, les yeux rivés au sol. Maintenant, c’est le goût du sang qui lui envahit la bouche à force de serrer les dents. D’une voix ostentatoire et éraillée, il cria au cœur de la foule :

- Cette femme m’a sauvé la vie ! Puis une autre voix un peu plus loin, celle d’une femme :

- Elle m’a accouchée de trois filles, elles sont belles et en santé ! Une autre s’éleva à son tour :

- Elle a soigné mon fils de la phtisie ! proclama un homme à l’autre bout de la place.

Un murmure parcourut la foule. Sur l’estrade, tandis qu’Agnès souriait douloureusement, le Père Arsène tonna sur les gens en brandissant le Malleus Maleficarum11 :

- Je vous impose le silence ! Ne voyez-vous pas que cette créature diabolique vous a perverti en vous accordant des faveurs ! Vous vous êtes laissés amadouer par ses pouvoirs d’enchanteresse ! Prenez garde au jugement que vous lui faites, car il est écrit que le scepticisme est la plus grande hérésie pour un chrétien !

Ensuite, il se radoucit pour ne pas perdre la face et garder la faveur du peuple. - Cependant, j’entends et prends en considération vos témoignages. C’est pourquoi, dans la grande miséricorde du Seigneur, je décide d’adoucir la peine de cette servante de Satan… La Vair, avant le bûcher vous serez strangulée jusqu’à ce que mort s’ensuit. L’exécution est immédiate et sans appel.

11 Malleus Maleficarum : en 1486, Jacob Sprenger et Henrich Kramer, publient une œuvre intitulée Malleus

Maleficarum, en français le Marteau des Sorcières. Ce livre réédité près de vingt-huit fois, est un manuel destiné au

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Les tambours annoncèrent la reprise du cortège. On la traîna sans ménagements jusqu’à la porte de la ville. La foule suivait l’accusée, toujours avide d’assouvir leurs yeux d’horreur. On entendait par-ci : « Si c’est pas malheureux de finir comme ça » et par là : « Je savais bien qu’elle était pas nette la Vair ! »

Un peu plus loin, Mathurin reconnu Louise, le nez dans son mouchoir qui essuyait ses larmes en hoquetant. Ceux qui consultaient la Vair régulièrement s’en retournaient chez eux la tête basse et les bras ballants.

- On ne peut rien faire pour elle, c’est trop tard, lâcha un badaud à demi-voix. Mathurin suivait les pas d’Agnès, il voulait qu’elle sente qu’il était près d’elle. Il était anéanti, impuissant. Il la regardait se faire malmener tandis que d’autres éclataient de rire en la voyant tomber. Ils la menèrent jusqu’à une butte où se dressait le bûcher puis on la souleva jusqu’au mât qui le surplombait. Le bourreau lui lia les mains et les pieds. On la badigeonna avec une mélasse puante et poisseuse. Alors le prêtre se plaça devant elle et lui dit :

- L’accusée a-t-elle quelque chose à déclarer avant que ses cendres soient emportées aux quatre vents ?

Agnès leva péniblement sa tête ballante, elle reconnut Mathurin au premier rang et lui adressa un sourire plein de regrets. Réunissant ses dernières forces, elle s’adressa à la foule d’une voix claire :

- J’emporte avec moi tous vos secrets et je vous livre ceux-ci : j’ai été torturée et condamnée sur des ouï-dires et sans espoir de défense. J’ai été jetée dans les geôles des puissants qui vous régissent mais sachez-le : il y a sous ces beaux palais bien plus de rats et de mouches que vous ne puissiez en compter…

Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’Arsène avait fait signe au bourreau de faire taire l’insolente. Il la cogna et lui ouvrit la tempe. Elle perdit connaissance. Le religieux fit un deuxième geste et le bourreau passa derrière elle, commença à enrouler une corde rugueuse autour de son cou délicat et se mit à garrotter lentement jusqu’à blesser sa peau fragile…

Mathurin s’effondra à terre, vomit de douleur et rampa hors des clameurs du peuple hargneux. Il quitta la porte de l’Aude en courant vers les bois, il s’arrêta pour regarder derrière lui : une triste fumée noire s’échappait des remparts. Il pleura toute la nuit, ivre de chagrin. Au petit matin, il se rappela des mots de la Vair : « Pars vite et reviens tard… Des rats et des mouches… » Il quitta la ville en hâte pour n’y revenir que six ans plus tard.

Pendant ces années, la peste avait dévasté Carcassonne. Ces derniers mots qui avaient été entendus comme une provocation était en fait un avertissement.

Aujourd’hui plus personne ne se souvient de la Vair ni de sa vie volée pour s’être affranchie des normes de son époque. Cette femme érudite que l’on avait désignée comme un danger alors qu’elle était en réalité une sentinelle.

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FLEUR BLEUE

Concentré, Jacques vaporisait d’eau une plante succulente tout en battant la mesure avec son pied. Délicatement, il glissait ses doigts sous chaque feuille pour les lustrer d’un geste précautionneux comme on prendrait la main d’une jeune fille pour la demander en mariage. Il pouvait passer des jours entiers sans voir défiler les heures, toujours avec la même joie, à repiquer, rempoter, arroser, tailler et bouturer sans relâche.

- Et tout de suite, Johnny Hallyday avec Viens danser le twist…

Jacques augmenta le volume de son transistor et se mit à remuer les lèvres au son des paroles. Ces instants de play-back lui prêtaient une voix. Il dodelinait de la tête, toujours affairé à son travail méticuleux. Il savourait ces instants, seul au fond de la fleuristerie, entouré de végétaux de toutes sortes comme dans un écrin de verdure aux mille senteurs. Même si les plantes n’avaient pas d’oreille, il était convaincu que la musique les aidait à s’épanouir. Il se laissait gagner par la mélodie et s’imaginait vêtu d’un costume sombre, les cheveux longs, grattant la guitare devant un public frénétique de jeunes filles en fleurs et récoltant sur scène des bouquets de déclarations enflammées.

Soudain il fut tiré de sa rêverie par la voix de baryton de Gérard : - Baisse donc ta musique de sauvage et viens m’aider à la caisse !

Jacques poussa un soupir de lassitude et éteignit le transistor. Abandonnant son rêve au milieu des hélénies, il se présenta devant son patron, les épaules rentrées prêt à subir ses habituelles remontrances.

- Enfin te voilà bougre d’âne ! Tu vois bien qu’il y a du monde en boutique ; à écouter ton tintamarre tu n’as pas entendu la sonnette de l’entrée. En plus d’être muet, il manquerait plus que tu deviennes sourd ! Va donc me chercher la commande de Madame Gervais et vite…

Jacques fit un petit mouvement de tête en direction de la cliente pour s’excuser de son absence et tourna les talons pour confectionner sous ses yeux un joli bouquet de lys blancs. Avec une grande habileté, il sortit les fleurs de l’eau, accommoda quelques fines brindilles d’herbe des ours au feuillage délicat puis, pour parfaire sa composition, il agrémenta le tout de quelques roses rouges. Le résultat était parfait, équilibré, harmonieux. Madame Gervais était aux anges : ce petit plus improvisé la comblait d’admiration.

- Ne soyez pas si dur avec ce pauvre garçon monsieur Gérard, il a un vrai talent et je suis ravie de son service.

Gérard maugréa dans sa barbe pour ne pas contredire sa cliente et jeta un œil mauvais au muet qui lui, aspiré à sa tâche comme tout bon artiste qu’il était, finalisait le bouquet en l’entourant d’un papier cristal. Jacques s’approcha tout sourire de la cliente, rassuré que l’on considère son travail à sa juste valeur.

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- Il n’est pas sourd madame, s’en amusa Gérard, ce benêt a juste oublié de parler.

Jacques se mordit les lèvres, incapable de lui jeter une bonne répartie à la face. Se sentant exposé, il se recroquevilla sur lui-même en espérant qu’on l’oublie rapidement.

- Oh, pardon jeune homme, rougit la cliente. En tous cas, je tiens à vous féliciter pour votre savoir-faire, beaucoup de mes amies qui sont passées par ici ont eu des mots élogieux quant à vos bouquets.

Puis elle s’adressa à Gérard qui piquait un fard de jalousie.

-Ce bon monsieur Gérard est j’imagine un excellent professeur, sévère mais juste, comme les grands maîtres.

Le fleuriste regonflé dans son ego, fit tinter la caisse puis ajouta d’un ton qui se voulait modeste :

- Certes madame Gervais a vu juste. Ce garçon est doué, mais il lui reste encore beaucoup à apprendre. Que voulez-vous, il se contente de m’imiter comme un singe savant. Et encore, comme l’animal, il ne lui manque que la parole !

Depuis dix-sept ans d’épreuves, ce genre de discours, Jacques l’avait entendu des centaines de fois. Après la guerre, on lui avait attribué le triste statut de « pupille de la Nation ». On lui avait donné un nom : celui du jour où il avait été retrouvé au milieu d’une ville dévastée par les bombardements. Il n’avait aucun souvenir de ses parents, il avait été trimballé d’un orphelinat à un autre, seul à traîner dans les parcs et les jardins. Il n’avait aucun ami à cause de son mutisme. Bien qu’il sût lire, écrire et compter, personne n’avait pu lui tirer la moindre syllabe.

Les médecins avaient décrété, après l’avoir examiné sous toutes les coutures, qu’il était capable de parler mais souffrait d’un mutisme sélectif, causé par un profond traumatisme. D’autres plus expéditifs, s’entendaient sur une débilité légère, et ne lui accordaient que peu d’espoir quant à son intégration dans la société.

Plus tard, on lui avait trouvé une place chez le fleuriste qui l’accepta davantage pour la pension que lui versait l’État que par charité. On lui attribua une petite chambre de bonne, offerte à tous les vents en hiver et aux touffeurs en été.

Jacques y avait construit son petit espace de liberté. À la boutique, il s’était senti à son aise au milieu de ses silencieuses merveilles florales. Finalement, il goûtait sa chance, celle des gens simples qui se contentaient de peu et n’en espéraient pas plus.

Loin d’être stupide et à la surprise de son tuteur, il avait appris le métier avec une facilité déconcertante. Sa grande sensibilité le fit passer maître en la matière, même si c’était Gérard qui en récoltait les lauriers. Pour le modeste garçon, c’était le tribut à payer pour avoir un toit et un emploi satisfaisants. La boutique se portait à merveille depuis son arrivée. Temple du végétal, la petite fleuristerie strasbourgeoise était à l’image du jardin d’Éden où se côtoyaient les fleurs exotiques, savamment entreposées sous serre à l’abri des saisons et des intempéries. Jacques aspirait secrètement à atteindre le niveau de madame Prévost : une célèbre fleuriste de

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Port-Royal au XIXᵉ siècle, qui paraît-il, avait la faculté de lire dans l’âme des gens et crééait des bouquets inédits qui émerveillaient le Tout-Paris.

Pour l’heure, Jacques se contentait de la modeste notoriété de ses compositions. En rentrant chez lui, il reconnaissait parfois l’une de ses jardinières sur un rebord de fenêtre, un de ses bouquets offert amoureusement sur un banc public, une boutonnière fleurie au hasard d’une rue. Ces petites surprises l’emplissaient d’une joie délicate.

Les saisons défilaient dans la quiétude des journées de labeur bien remplies. Cependant lorsqu’il se couchait dans son lit froid, il sentait que quelque chose lui manquait : quelque chose de doux et de réconfortant comme la chaleur d’un baiser, la douceur d’une caresse. Il se disait que ce genre de choses n’arrivait qu’aux autres. Après tout, il s’en était bien sorti, il devait se réjouir d’en être arrivé là ! Loin des dortoirs froids et crasseux, loin des quolibets des autres gamins qui le tourmentaient sans cesse.

Les souvenirs de cette période s’éparpillaient dans sa mémoire : les calendulas qui poussaient dans la cour, les buissons d’abélias le long des allées, le paulownia sous lequel il aimait s’allonger et où parfois il lui semblait sentir la sève battre dans ses racines . Mais il y avait aussi le gros Jean, celui qui entraînait les autres à le jeter dans la fosse aux orties et l’affublait de surnoms ridicules tels que « tête-à-poux » et « la carpe ». Un patron bougon ne valait pas une bande d’une dizaine de gamins sans scrupules. Même si le fruit de son art pouvait passer sur le mérite d’un autre, le plus modeste remerciement était pour lui la plus douce des consolations.

Pour combler sa carence affective, il partageait les reliefs de ses maigres repas avec les chats des alentours qui le gratifiaient de furtives caresses en venant se frotter contre ses chevilles. Durant de longues soirées, ils se regardaient dans le silence du soir qui tombe. Dans sa bulle que personne ne venait troubler, à part un vieil électrophone qui était son bien le plus précieux, il parvenait à marmonner entre ses lèvres quelques mots pour ses amis ronronnant : « Viens ». « Tiens ». « Câlin ». Il autorisait quelques félins à venir se rouler en boule sur son lit pour s’apporter mutuellement un peu de chaleur et d’affection. Ainsi, ils s’endormaient paisiblement bercés par leurs lentes respirations.

Un matin d’automne, Jacques se réveilla de belle humeur. La lumière au lever du jour était dorée, les feuilles roussies jonchaient les trottoirs encore déserts. Il y avait quelque chose dans l’air qui lui promettait une belle journée. Comme à son habitude, il se rendit à la fleuristerie, se mit au volant de la vieille goélette du patron et se hâta au marché aux fleurs pour ravitailler les étals de la boutique. Il fallait presser, dans quelques jours, les bonnes gens allaient fêter tour à tour la Toussaint et l’Armistice de la Grande Guerre. Que de souvenirs douloureux ornés de chrysanthèmes et de gerbes monumentales ! Aux pieds des stèles commémoratives, après avoir dépensé des sommes astronomiques en devoir de mémoire, chacun essuierait une larme en fleurissant les tombes des combattants disparus.

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Jacques voyait d’ici Gérard se frotter les mains, augmentant le prix des fleurs de cimetière et des couronnes mortuaires. Il s’extirpa de ses morbides réflexions et se mit à déambuler sur le marché, au hasard des criées matinales entre les stands bigarrés de fleurs fraîchement arrivées de Hollande. L’agitation battait son plein, le bruit des vendeurs haranguant les badauds le rassurait, le berçait.

Lui qui passait le clair de son temps dans un silence de caveau, il aimait se trouver ici, au milieu de la cohue bruyante. Il s’amusait à capter la tonalité des différentes voix, comme autant de signatures vocales. Celle qu’il préférait parmi toutes les autres était celle de Georges, son fournisseur officiel. C’était un brave homme aux tempes grises chez qui rien ne semblait perturber la bonne humeur. Il avait un cœur gros comme le monde et le timbre bienveillant de sa voix détonnait avec son apparence rustique d’ancien vétéran. De cette époque, il n’avait gardé qu’une épaisse moustache qui lui cachait la lèvre supérieure et une allure bancale à cause de sa jambe de bois.

Malgré (ou peut-être grâce à) sa terrible expérience, il avait jugé bon d’aimer la vie comme s’il vivait son dernier jour. Toujours enclin à la plaisanterie et à la bouteille, il était le seul à avoir apprivoisé notre jeune héros en faisant fi de son mutisme.

- Salut l’ami ! lui lança notre bonhomme en portant la main à sa bouche en guise de bonjour (c’était le seul signe qu’il connaissait).

Jacques répondit par le même geste et son visage s’illumina d’un sourire radieux.

- Alors mon p’tit, poursuivit-il, je t’aide à charger ta guimbarde ?

Le garçon hocha la tête. Ils portèrent les cagettes jusqu’au véhicule, Georges boitillant et déblatérant à tout-va. Il n’avait rien perdu de sa vigueur et il lui était impossible de garder sa langue dans la poche. Il tapait la causette sur le temps qu’il faisait, le résultat du tiercé et les seins de Brigitte Bardot. Jacques lui répondait en levant le nez au ciel ou en secouant la tête en signe d’approbation. Enfin lorsque le chargement fut complet, Georges asséna une claque retentissante sur la frêle échine de son acolyte et lui posa sa sempiternelle question :

- Et toi, quand est-ce que tu te trouves une mignonne ?

À quoi Jacques répondit comme toujours par un haussement d’épaules, les mains tournées vers le ciel.

- Bah, ça viendra… lui répondit l’autre, persuadé que ce n’était qu’une question de temps. T’es un bon gars avec une bonne bouille, reprit-il, y en aura bien une qui sera moins bavarde que les autres et qui t’aimera pour autre chose que ta conversation. À chaque pot son couvercle ! Regarde-moi, même éclopé, je me suis bien déniché une jolie veuve. Et pour être franc avec toi, il y a bien une autre raideur que celle de ma jambe qu’elle aime bien tâter, la bougresse ! Ah ah !

Hilare, il tapa sa quille contre le sol en remontant la ceinture de son pantalon. Le garçon fut secoué par une série de hoquets que lui causait son rire discret. Il remonta dans sa fourgonnette et salua son ami.

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- À la prochaine mon p’tit pote ! lui lança Georges. Le moteur pétarada et Jacques le vit s’éloigner peu à peu dans son rétroviseur.

Jacques ouvrit la boutique, prépara les étalages sur le trottoir et profita, avant l’arrivée de Gérard, d’un moment musical. Il tourna l’interrupteur du transistor et mit le son à son maximum. L’appareil hurla dans la boutique :

- Hit the road Jack, and don’t you come back no more, no more, no more, no

more…

Entraîné par la musique, il s’empara d’un balai avec lequel il se mit à danser. Il l’envoyait d’un bras sur l’autre, se déhanchait diablement tandis qu’il balayait l’entrée en faisait voler des pétales autour de lui. Soudain, il entendit des petits rires. Alors il exécuta un demi-tour sur lui-même et se trouva nez à nez avec un trio de jeunes filles qui étaient entrées sans faire de bruit. Il lâcha son balai sur le sol, un peu embarrassé et surpris. Pour se redonner de la contenance, il essuya ses mains moites avant de leur faire signe de rentrer et se posta derrière le comptoir. D’un geste discret, il baissa la musique et en bon professionnel, attendit qu’on lui adresse une commande. Il considéra les trois filles qui semblaient être liées par un air de famille. Elles étaient toutes jolies. La plus âgée devait avoir vingt-cinq ans, elle avait l’air sévère, sans sourire mais possédait le charme troublant des femmes condescendantes . La plus jeune ne semblait pas excéder quinze ans : taillée comme une brindille de graminée, elle portait deux tresses brunes qui encadraient un visage mince et pâle. Elle avait l’air réservé et mal à son aise. Par contre la troisième irradiait de beauté. Elle semblait se situer entre les âges des deux précédentes. Celle-ci lui faisait l’effet d’un rayon de soleil. Très élégante dans sa robe vichy rouge, elle prit la parole en s’avançant vers lui. Sa fraîcheur et son enthousiasme éclipsaient les deux autres.

- Bonjour, tu dois être Jacques. Papa parle souvent de toi…

- Oui, et pas qu’en bien , rétorqua la plus âgée, dont la froideur de ton assombrissait le joli visage. La cadette ignora la réplique de son aînée et poursuivit d’une voix suave :

- Je te présente Pimprenelle, dit-elle en désignant l’accusatrice. Celle qui se cache, c’est ma jeune sœur Iris. Elle pointa du bout de son joli doigt la benjamine restée en retrait près de la porte. Et moi, c’est Lila… acheva-t-elle en secouant ses cheveux roux vénitiens.

Jacques, captivé, ferma sa bouche bée dans un claquement de dents. Après un silence un peu gêné, Pimprenelle reprit le cours de la conversation :

- Tu sais bien qu’il est muet, lança-t-elle à sa sœur, tu t’attendais à une réponse ?

- Ah oui, suis-je bête ! répondit Lila. Son rire cachait la gêne.

-Notre père est grippé, il nous a demandé de récupérer la recette et de vérifier les comptes, renchérit sèchement l’aînée.

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Jacques fit son plus beau sourire en guise de réponse, sortit l’argent du tiroir-caisse sans quitter Lila des yeux. Jamais il n’avait vu un si joli minois lui sourire de cette manière. Il en était tout retourné et manqua de renverser un bac de tulipes en allant récupérer le livret des recettes.

Les deux autres déambulaient dans la boutique. La plus jeune effleurait les sensitives du bout de ses doigts, silencieuse, comme perdue dans ses pensées. La plus âgée enfonçait son doigt dans la terre des jardinières suspendues pour vérifier qu’elles ne manquaient pas d’eau. Lila, elle, se penchait sur le comptoir, le visage dans les mains et regardait d’un air absent l’étalage de fleurs, tout en offrant innocemment à la vue de Jacques son décolleté rebondi. Les gouttes de sueur perlaient au front de l’adolescent. Il luttait avec acharnement pour garder sa contenance, s’empêchant de loucher sur les deux lunes d’opale qui tentaient constamment son regard. Il ouvrit le cahier pour qu’elle puisse y vérifier les comptes. Pimprenelle prit les choses en main, elle s’approcha en poussant du coude sa sœur cadette, et se mit à vérifier les comptes.

- Mmm, c’est bon, tout a l’air en ordre, annonça-t-elle en plissant des yeux. - Bah bien sûr, Papa dit que tu es honnête, répondit Lila avec sa voix doucereuse.

- Moui, il dit surtout qu’il est trop stupide pour frauder, susurra Pimprenelle entre ses dents, les yeux rivés sur ses calculs.

Jacques n’eut pas le temps de relever cette attaque gratuite, car la benjamine qui jusque-là se tenait à l’écart, s’approcha du comptoir à son tour et déclara à mi-voix pour qui voudrait bien l’entendre :

- Bon ben moi maintenant, je veux ma fleur.

Jacques ouvrit les bras en guise de réponse pour annoncer qu’elles avaient carte blanche pour choisir ce qu’elles voulaient.

- J’aimerais que tu décides pour nous, déclara Lila en battant des mains, j’espère que tu sauras nous conseiller. La voisine nous a confié que tu es doué pour ça.

Il passa en revue la boutique d’un regard et se mit à fureter dans les rayonnages en quête de la fleur appropriée. Poli, il commença par Pimprenelle et lui choisit un hortensia, symbole de beauté froide et d’indifférence. Un bégonia pour la plus jeune, synonyme de cordialité et enfin pour Lila, il tendit un bouquet de gardénia qui voulait dire « Vous êtes adorable ». La première parut insensible à cette offrande et s’en contenta sans remerciement. La plus jeune lui accorda un sourire amical. Quant à la cadette, elle déposa un chaste baiser sur la joue du garçon.

Après ses offrandes, le trio sortit de la boutique en badinant. Jacques resta un moment statufié, les yeux rivés sur les trois filles qui s’enfuyaient dans la rue. Pendant un moment, il ferma les yeux pour graver ce bel instant au plus profond de sa mémoire.

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Le soir même, il se coucha en pensant à la jolie Lila. Il posa sa main sur sa joue pour raviver le souvenir de cette délicieuse rencontre. Cette caresse toute nouvelle, ce geste tendre inattendu, le troubla profondément.

Il guetta pendant plusieurs semaines le retour des trois sœurs mais en vain. Il supportait mieux les railleries de son chef en pensant que si ce râleur avait pu engendrer de si nobles créatures, c’est qu’il devait y avoir du bon chez ce rustre personnage. Sa sensibilité, exacerbée par cet amour naissant, lui faisait composer de magnifiques bouquets qui partaient comme des petits pains. Il mélangeait les senteurs, les fleurs et les feuillages en somptueuses symphonies végétales qui remportaient un succès unanime auprès des clients.

Il retourna au marché aux fleurs où Georges l’attendait comme à son habitude, avec sa pipe et son verre de jaja.

Le vieil homme comprit rapidement que quelque chose de nouveau s’était passé quand il vit le garçon poser les mains sur son cœur pour ensuite les faire s’envoler comme des ailes d’oiseau.

- Te voilà amoureux ! Sa voix se mit à couvrir celles de tous les crieurs du marché. Alors il entama une danse maladroite et claudicante.

- Alors ? Qui est l’heureuse élue ?

Jacques s’empressa de lui tendre une branche de lilas.

- Ça alors, c’est Lila, la fille de ton fleuriste ! Tu n’as peur de rien Roméo ! Puis il se mit à chanter : L’amour est enfant de bohème qui n’a jamais jamais connu

de loi ! Et elle, est-ce qu’elle t’aime ?

Le garçon leva les mains au ciel puis il posa délicatement sa main sur sa joue en fermant les yeux et lui rejoua la scène.

- Ah, elle joue la séduction la donzelle ! Prends garde à toi, car elle sait les faire tourner les cœurs tendres comme le tien. À ton tour de la charmer, comment vas-tu t’y prendre ?

À ce jeu-là, Jacques était parfaitement novice et son visage exprima l’inquiétude. Il tendit le doigt vers son ami.

- Bien sûr je t’aiderai fiston, répondit Georges dont le sourire fit remonter les commissures de sa moustache jusqu’aux oreilles. Jacques fit mine d’écrire sur sa main.

- Une lettre ? Bah, n’est pas poète qui veut. Que pourrait-on trouver comme déclaration originale ?

Il se gratta sous la casquette et après quelques minutes de réflexion, son regard s’illumina :

- Fais donc avec ce que tu sais faire de mieux : dis-lui avec des fleurs ! Les femmes sont sensibles à ce genre d’attention.

Ravi, Jacques opina du chef. Ils s’échangèrent une accolade et deux claques dans le dos à s’en faire décoller la plèvre, comme ils savaient si bien se dispenser lorsqu’ils étaient heureux.

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L’idée se mit à germer dans l’esprit du jeune homme avec la rapidité d’une graine de clématite en terrain fertile. Le jour, il se livrait en secret à son petit exercice de mise en scène floral et notait ses idées sur un carnet. La nuit, ses rêves se peuplaient de corolles et de calices aux teintes pourpres et violines.

Souvent Gérard le surprenait dans ses rêveries pendant le travail sans se douter qu’une de ses filles en était la cause. Il trouvait toujours quelque chose à lui reprocher malgré son travail zélé, que ce soit sur sa façon de couper les tiges en biseau avant de les mettre dans l’eau ou bien la quantité de sucre qu’il mettait dans les vases d’amaryllis. Il utilisait le moindre prétexte pour accabler son apprenti. Jacques laissait glisser sur lui les reproches comme l’eau sur une feuille de nénuphar . Il lui répondait par un sourire convenu tout en chantant dans sa tête : Le temps ne fait rien à

l’affaire : quand on est con, on est con…

Courroucé par cette tranquillité désinvolte, son patron s’en prenait aux tiges des forsythias. Il se vengeait sur elles à coup de maillet tandis qu’il pestait intérieurement contre cet imbécile si docile.

Les premiers frimas de décembre déposèrent une fine dentelle de givre sur le rebord des carreaux. Bientôt ce serait le temps de vendre les poinsettias, les branches de houx et les boules de gui. Jacques se languissait toujours à l’affût de l’apparition divine de la jeune demoiselle au regard azur. Il espérait que Gérard fut de nouveau malade pour déléguer ses obligations à ses filles, lui laissant la paix de diriger la boutique seul et tranquille.

Georges passait le soir avant la fermeture quand le chef n’était pas là. Il retrouvait Jacques pour une partie de cartes et vider quelques canons en bonne compagnie. Il s’asseyait dans l’arrière-boutique pendant que son jeune ami s’affairait à composer les bouquets de Noël. De temps en temps, quand il était saoul, il poussait la chansonnette lorsque la radio passait un titre qu’il connaissait. Il s’en donnait à cœur joie et reprenait les paroles à sa sauce, sa voix détonnant avec celle de la chanteuse, ce qui faisait pouffer Jacques de rire. Ce dernier en oubliait un peu son anxiété. Malgré l’humeur maussade que la morne saison apportait avec elle, il régnait le soir au fond de la fleuristerie, le soleil de l’insouciance et de l’amitié.

Jacques lui montrait ses notes et Georges l’aidait à ajuster ses idées. Il retint le mélange de myosotis et de roses blanches avec un feuillage de chico. Cette création portait le message caché suivant : « Ne m’oubliez pas, mon amour est timide mais sincère. » Ce choix était à la fois simple et gracieux. Georges conquis, complimenta l’artiste :

- Tu es un poète sans le verbe mon ami. Même si tu savais parler, les mots d’un Saint-John Perse ou d’un Supervielle n’égaleraient jamais l’élégance de tes fleurs.

Un soir, alors que l’heure était bien avancée et qu’ils étaient tous les deux passablement ivres, ils entendirent la sonnette tinter. Jacques frémit, car il avait fermé la boutique depuis un moment. Il ne pouvait s’agir que de Gérard, étant le seul en possession du double de la clé. En hâte, il fit signe à Georges de se cacher derrière

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des arbustes. Si c’était le chef, il allait leur remonter les bretelles en leur hurlant que la fleuristerie n’était pas le troquet du coin… Pire, il pourrait perdre sa place ! Mais à la place de la carrure bourrue du fleuriste apparut la frêle silhouette d’Iris, la tête engloutie entre son gros bonnet de laine et une large écharpe qui lui couvrait le nez. On y voyait dépasser deux pommettes roses surmontées de deux yeux couleur myosotis. Elle avait l’air embarrassée de s’être introduite sans s’annoncer. Jacques, soulagé, lui fit signe gentiment d’approcher pour venir se réchauffer. Alors Georges déboula de derrière sa cachette en entraînant avec lui un parfum de chèvrefeuille quelque peu fermenté :

- Mais c’est la petite dernière ! Comment vas-tu trésor ?

- Vous êtes là Georges ? rétorqua la jeune fille en découvrant son sourire de son écharpe. Jacques observa la scène avec circonspection.

- Ne t’en fais pas, cette petite est bonne comme du pain blanc. Elle ne dira rien à son père, le rassura Georges.

Puis il posa sa grosse moustache sur les joues roses de la gamine en y claquant deux bises sonores. Il ajouta en aparté à son compère, avec le ton du secret :

- Elle m’apporte un peu d’eau de vie au marché en échange de mes leçons d’échecs …

Et tandis qu’ils devisaient gaiement, Iris en oublia presque la raison de sa venue.

- Mes sœurs m’envoient récupérer les clés de la goélette.

- Ma pauvre petite, c’est toi qui dois te fader ce mauvais temps à leur place ! - Oh je m’en fiche ! J’aime bien venir ici : c’est calme et ça sent bon répondit-elle. Puis elle se tourna vers Jacques et d’un air timide lui demanda :

- Tu veux bien me donner une fleur ? »

Ce dernier lui adressa un sourire complice et lui montra la composition de myosotis blancs qu’il venait de faire pour avoir son avis. Iris écarquilla les yeux d’émerveillement.

- C’est magnifique ! C’est pour moi ?

- Ah non, celui-là est pour ta sœur Lila . C’est beau, hein ? Tu veux bien lui apporter ? Et surtout n’oublie pas de dire que c’est de la part de Jacques ! répondit Georges en lui envoyant un clin d’œil à la dérobée.

La fille laissa échapper un petit « oh » discret. Alors Jacques disparut à l’arrière-boutique, revint avec un bouquet de mauves et de lobélies et le lui tendit. Ce présent fit renaître le sourire sur son visage. Georges ajouta :

- Dans le langage des fleurs, c’est pour dire qu’il éprouve pour toi de bonnes pensées pures et douces.

- Ça c’est bien gentil, merci Jacques répondit Iris toute heureuse d’avoir son propre bouquet.

Le garçon s’en trouvait ému et l’aida à remettre son bonnet, toute chargée qu’elle était avec le trousseau de clés et les bouquets sur chaque bras. Enfin avant de repartir, elle se tourna vers les deux compères :

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- Rassurez-vous, je ne dirai rien à Papa. Puis en regardant le muet, elle posa le doigt sur sa bouche en guise de promesse et repartit dans la nuit froide.

- Brave petite, souffla Georges en rallumant sa pipe. Elle a la tête bien remplie celle-là ! Et ça doit pas être facile pour elle tous les jours : avec Pimprenelle qui est mauvaise comme la gale et Lila qui n’a pas inventé l’eau tiède…

À ces mots, Jacques lui lança un regard de feu.

- Bon, fit Georges confus en se frappant les cuisses, c’est pas tout, mais ma femme va me faire une scène si je ne rentre pas avant dix heures. Ne m’en veux pas l’ami, j’ai un peu bu et ma langue se délie trop. J’ai hâte de savoir si ton bouquet a fait son effet .

Puis il enfila sa veste trouée aux poches et sortit à son tour.

Jacques ferma la boutique peu de temps après, fébrile de connaître l’issue de sa déclaration en espérant ardemment que le message serait bien compris. Il regagna son logement avec la voix de Pétula Clark dans la tête qui lui chantait Roméo.

Les fêtes de Noël et du Nouvel An passèrent sans réponse de Lila. Bientôt la campagne vit éclore boutons d’or, pâquerettes et pissenlits. La nature reprit des nuances printanières, la montée de sève rhabillait les arbres et les pruniers bourgeonnant de fleurs délicates. Jacques avait couvé son désir durant toute la morte saison. Il en perdait l’appétit et le sommeil, devint de plus en plus anxieux et s’abîmait dans le travail. Ses jeunes années faisaient fleurir en lui une envie toujours plus forte pour la cadette du fleuriste.

Ce dernier avait eu vent du présent que l’apprenti avait fait à sa fille. Il n’avait pas oublié de lui signaler que sa fantaisie de cadeau devait être dûment payée et consignée dans le cahier des recettes. Jacques combla sans rechigner le trou de la caisse et se mit à penser que dans son cœur à lui, subsistait une béance qui ne demandait qu’à être remplie.

Ainsi, la belle n’avait pas relevé un traître mot de sa déclaration ou alors elle n’en avait cure… Cette dernière hypothèse lui glaça le sang, aussi il se repassa mille fois dans sa mémoire la scène de leur rencontre pour se réconforter.

Un matin, il fut enfin exaucé : les trois sœurs revinrent à la boutique. Attifée comme une Jacky Kennedy de campagne, Pimprenelle passait en revue les fleurs qu’elle voulait commander pour ses fiançailles. Lila encore plus jolie que dans son souvenir, exerçait sans y paraître ses charmes sur le garçon qui ne demandait que ça. En lui lançant une œillade, elle lui adressa cette gratification :

- Au fait, merci pour le joli bouquet que tu m’as offert à Noël, c’était une délicate attention pour les fêtes.

Cette fois, elle portait une robe courte à pois bleus et restait assise sur la chaise haute derrière la caisse. Lorsqu’il tournait les yeux dans sa direction, elle exécutait un jeu de jambes digne d’une danseuse des Folies Bergères, découvrant ainsi discrètement l’agrafe de sa jarretière. Jacques, dont les yeux manquaient de sortir de leurs orbites, s’échappa un moment dans l’arrière-boutique pour éviter que son émoi

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