• Aucun résultat trouvé

Dettes publiques, inflation et fuite des capitaux : le capital et la politique économique après la Première Guerre mondiale

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Dettes publiques, inflation et fuite des capitaux : le capital et la politique économique après la Première Guerre mondiale"

Copied!
18
0
0

Texte intégral

(1)

Working Paper

Reference

Dettes publiques, inflation et fuite des capitaux : le capital et la politique économique après la Première Guerre mondiale

FARQUET, Christophe

Abstract

"La « fuite des capitaux » était un novum. Ni en 1848, ni en 1866, ni même en 1871, on n'avait assisté à pareil événement. Et pourtant son rôle fatal fut patent dans le renversement des gouvernements de gauche français, en 1925 puis de nouveau en 1938, ainsi que dans la formation d'un mouvement fasciste en Allemagne." (Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944).

FARQUET, Christophe. Dettes publiques, inflation et fuite des capitaux : le capital et la politique économique après la Première Guerre mondiale. 2018

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:102212

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

1 / 1

(2)

Dettes publiques, inflation et fuite des capitaux

Le capital et la politique économique après la Première Guerre mondiale

Christophe Farquet

Faculté des sciences de la société, Université de Genève Janvier 2018

La « fuite des capitaux » était un novum. Ni en 1848, ni en 1866, ni même en 1871, on n’avait assisté à pareil événement. Et pourtant son rôle fatal fut patent dans le renversement des gouvernements de gauche français, en 1925 puis de nouveau en 1938, ainsi que dans la formation d’un mouvement fasciste en Allemagne.

(Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944).

Au commencement était la dette

Après la Première Guerre mondiale, en Europe, tous les gouvernements se confrontèrent à un nouveau problème économique, celui de la résorption des dettes publiques. Non que les déficits étatiques fussent inconnus à la Belle Epoque. Bien au contraire, en dépit des principes théoriques qui étaient censés guider son fonctionnement, le régime de l’étalon-or avait fait montre d’une certaine souplesse à l’égard du respect de l’orthodoxie budgétaire. L’ère de l’impérialisme avait d’ailleurs connu son lot de crises des dettes publiques et d’interventions intéressées des puissances, en Tunisie, en Egypte, en Grèce et, évidemment, dans l’Empire ottoman. Toutefois, les données du problème se posaient différemment, désormais.

Quantitativement, dans les grands pays, les dettes publiques avaient atteint un niveau inégalé, au point qu’elles menaçaient tout le système économique. Comme, en France, en Italie et en Allemagne surtout, les gouvernements avaient décidé de financer les coûts de guerre par le recours aux crédits, au lieu d’alourdir suffisamment les charges fiscales, les dettes s’étaient amoncelées. En France, à la fin du conflit, la dette publique devait dépasser de deux fois le revenu national. En clair, l’Etat, dans le pays qui avait été le plus gros prêteur international sur les marchés européens avant la guerre, était au bord de la banqueroute. Contrairement à un mythe tenace, il n’en était pas tellement différemment en Grande-Bretagne. Même si le système d’imposition directe était plus efficace, la dette publique atteignit en 1918 un niveau presque similaire à celui de la France. Le cas britannique, on y reviendra, divergeait essentiellement parce que le crédit public était plus sain, c’est-à-dire que la dette était consolidée par des emprunts à long terme.

Ce saut quantitatif conduisit à une politisation nouvelle de la dette. Ce n’était plus uniquement une question de finance publique : la dette devint un problème monétaire, elle concentra les conflits entre les classes sociales, elle attisa les tensions dans les relations internationales. Les

(3)

finances publiques n’avaient certes jamais été des dossiers confinés aux technocrates : il suffit pour s’en convaincre de penser aux querelles intestines entre les dirigeants français qu’engendra, avant la guerre, l’introduction de l’impôt progressif sur le revenu. Toutefois, une fois éloigné le spectre de la révolution, la dette devint la préoccupation politique centrale de tous les gouvernements. Ce serait à peine exagéré d’affirmer que, jusqu’au milieu des années 1920, l’histoire européenne fut, avant tout, une histoire de la dette publique. Les politiques économiques étaient dictées par l’inflation qu’elle avait générée et par la déstabilisation des monnaies qu’elle avait causée. Les conflits entre les partis politiques se focalisaient sur la répartition des coûts de guerre entre les divers groupes de la société. Quant aux relations internationales entre les grandes puissances, elles furent elles-mêmes dominées par la répartition des coûts de guerre parmi les anciens pays belligérants, par l’entremise du règlement des réparations de guerre exigées à l’Allemagne et des dettes interalliées.

A vrai dire, il ne pouvait en être autrement. La dette publique conduisit à des bouleversements économiques si profonds que l’on serait tenté de les qualifier de révolutionnaires.

L’hyperinflation détruisit totalement la valeur de la monnaie en Allemagne, dans le pays qui disposait de la plus forte capacité industrielle en Europe après la guerre, ruinant quantité de petits rentiers. Le non-règlement des créances des réparations poussèrent les Français à occuper la Ruhr. Plus généralement, l’arbitrage entre l’impôt et l’inflation transforma durablement la structure économique des anciens pays belligérants et influa sur les rapports de force internationaux. Si New York dépassa la City, ce fut largement parce que les séquelles financières laissées par la guerre furent bien moindres aux Etats-Unis, entrés tardivement dans les hostilités, et parce qu’ils devinrent les créditeurs de la Grande-Bretagne. Et, à partir de 1923, l’histoire de la stabilisation politique de l’Europe fut inséparable de l’histoire des finances publiques : le fameux retour à la normale des années 1920 signifia, partout, réforme monétaire, restauration conservatrice, austérité budgétaire.

Imposition ou inflation

A l’armistice, deux options se présentèrent à tous les gouvernements afin d’amoindrir les dettes laissées par le conflit. Il pouvait mettre en œuvre des plans de rigueur budgétaire ou laisser la dette se détruire d’elle-même grâce à l’inflation qu’elle avait elle-même déclenché. Tous les gouvernements affirmèrent orienter leur programme économique vers le premier objectif, mais presque la totalité d’entre eux appliquèrent, en réalité, le second. Il ne s’agissait pas là de quelques stratagèmes machiavéliques préétablis, du moins pas immédiatement après la guerre.

Peu à peu cependant, dans plusieurs pays, une politique de l’inflation prit forme, sans que les dirigeants l’avouassent. Ce qui, au départ, était unanimement reconnu comme un fléau économique à éradiquer devint au début des années 1920 une solution commode pour se défaire du problème de la dette. La décennie qui suit la Grande Guerre fut ainsi très paradoxale. Alors que les conceptions théoriques de la science économique n’évoluèrent guère et que la gauche avait elle-même du mal à se défaire des principes orthodoxes de l’étalon-or, en revanche, les politiques économiques furent très variées et novatrices. Il ne serait pas faux d’avancer que ce fut à ce moment-là que les politiques proto-keynésiennes de deficit spending virent le jour, et non durant la Grande Dépression. Mais tout ceci fut, avant tout, le fruit d’une vaste improvisation.

(4)

En Grande-Bretagne, cependant, les dirigeants optèrent résolument pour la rigueur dans le but de raccrocher la livre sterling à son niveau d’avant-guerre. Ils y parvinrent en 1925 et rétablirent l’étalon-or. Il en fut à peu près de même chez les Neutres, ainsi qu’aux Etats-Unis, sans que l’effort financier exigé par la déflation ne fût aussi considérable compte tenu du poids relativement modéré des dettes publiques. Le choix britannique eut des conséquences dramatiques. Parmi toutes les grandes puissances économiques, l’Angleterre connut la croissance la plus faible durant les années 1920. Elle fut virulemment atteinte par la crise de reconversion au début de la décennie et, par la suite, la conjoncture économique demeura très peu vigoureuse. Pendant l’entre-deux-guerres, l’économie britannique resta constamment en récession, excepté quelques courtes périodes de reprise. Les premières victimes en furent les industriels et les ouvriers. Avant la Grande Dépression, le taux de chômage ne s’abaissa que très rarement en dessous du seuil de 10%, et les salaires, qui avaient augmenté à la fin du conflit, fléchirent. Cette morosité économique avait des racines profondes : l’industrie britannique avait raté le passage à la seconde révolution industrielle pendant la Belle Epoque et souffrait, avant la guerre, d’un manque de compétitivité et d’obsolescence. Quoi qu’il en soit, la politique de rigueur aggrava considérablement ses difficultés. La force relative de la monnaie britannique entrava les exportations et la hausse des taux d’intérêt renchérit le coût des investissements.

L’industrie anglaise fut crucifiée sur une croix en or.

Pourquoi le choix de cette politique ? Cela s’expliquait d’abord par la volonté, partagée par de larges franges des élites britanniques, de rétablir la suprématie monétaire et financière britannique d’avant-guerre. La Grande-Bretagne avait été le pilier du système du gold standard et détenait de loin le plus volumineux portefeuille d’investissements étrangers au monde. Or, cette position hégémonique était désormais clairement menacée par l’affirmation de la puissance financière américaine et par les accès de faiblesse de la livre par rapport au dollar. A l’ère des impérialismes, pouvoir financier et pouvoir politique étaient allés de pair. Le retour à la parité de la livre eut donc une primauté absolue dans l’esprit de maints dirigeants britanniques. Il en allait de la survie de l’Empire et de la place de la Grande-Bretagne dans le concert des nations. La stabilisation monétaire devint un objectif presque religieux, comme si, par quelques dons mystiques, le rattachement à l’or pouvait effacer de lui-même les séquelles laissées par la guerre. Il va sans dire, cependant, que la politique de rigueur était soutenue par de puissants intérêts. La City, comment en douter ?, influença considérablement le choix d’une stratégie politique mortifère pour l’économie anglaise. Et elle en fut la principale bénéficiaire.

Pendant la seconde moitié des années 1920, les banques anglaises connurent une période très faste. Le système monétaire international ne fut pas dominé par les Etats-Unis. Il fut bipolaire, avant que les Français n’entrassent eux-mêmes dans la compétition. Mais les banquiers londoniens ne furent pas les seuls à défendre ce programme : ils bénéficièrent de nombreux relais pour le faire valider par l’Etat. La Banque d’Angleterre soutint ardemment la revalorisation de la livre pour retrouver le rôle de pivot international qu’elle avait avant la guerre. Le Trésor britannique, très proche des milieux financiers, avait aussi ses propres intérêts : la contrainte budgétaire augmenta son pouvoir de contrôle sur les autres départements de l’Etat britannique. Cette politique souleva des oppositions ou, du moins, certains dirigeants eurent quelques hésitations à l’appliquer, compte tenu de son incidence économique. Il était frappant toutefois de constater que les industriels se liguèrent contre elle surtout après le retour à la parité-or, à un moment où la contestation n’avait que très peu de chance d’aboutir.

Pour qu’un tel effort financier pût être mis en pratique, il ne suffisait pas que de forts intérêts la soutinssent. Il fallait encore que la Grande-Bretagne eût les moyens de l’entreprendre. Or, l’Etat

(5)

britannique bénéficiait d’un double avantage en comparaison des pays du continent européen.

Il disposait premièrement d’un système fiscal plus efficace. Après la Première Guerre mondiale, les taux d’impôt sur les revenus et la fortune décuplèrent dans tous les pays belligérants. A vrai dire, l’accroissement fut bien plus sensible en France et en Allemagne qu’en Grande-Bretagne.

Toutefois, en raison de l’inefficacité des contrôles, du sous-développement de l’appareil de perception, et de l’opposition virulente des contribuables aux impôts, l’écart entre la théorie et la pratique fiscale était plus profond sur le continent. Peut-être, cela tenait-il pour une part à ce que les Britanniques avaient été habitués de longue date à l’impôt sur le revenu. Son instauration remontait à 1842, tandis que l’impôt général ne fut introduit qu’au début de la Grande Guerre en France. Mais la relative efficacité de système d’impôts britannique résultait aussi de ce que l’imposition à la source des revenus était bien plus développée que dans les autres pays européens et qu’il était plus malaisé de contourner ce mode de perception. Car, en réalité, l’impôt progressif sur le revenu, prélevé sur déclaration, n’atteignait que les riches Anglais et ne contribua que très peu à la restauration budgétaire. La Grande-Bretagne disposait, en outre, d’un second atout : la surface de son marché financier. Cela permit de convertir ses dettes publiques en emprunts à long terme, et d’éviter les malheurs de la dette flottante, le choléra financier du premier après-guerre qui déclenchait inévitablement une spéculation à la baisse sur les changes. Finalement, un équilibre s’institua : l’Etat parvint à rétablir rapidement son budget, tout en maintenant une dette publique à un niveau très élevé pendant toutes les années 1920, redistribuant par le paiement des intérêts aux rentiers une bonne part des impôts qu’il payait.

Ce système, par un cercle vertueux, accentua le consentement fiscal et la confiance des investisseurs en les obligations britanniques.

Telles étaient les paradoxes multiples du retour à la parité de la livre sterling. Pendant les années 1920, alors que la Banque d’Angleterre prêchait les vertus de l’orthodoxie libérale, la place financière la plus importante d’Europe supportait la quote-part fiscale la plus lourde et une des dettes publiques les plus considérables. Un autre paradoxe résidait en ce que, tandis que le programme d’austérité était destiné à soutenir la position de la livre contre celle du dollar dans le système monétaire international, le gouvernement britannique s’empressa de reconnaître ses dettes de guerre contractées auprès des Etats-Unis et signa, en 1923, un accord très défavorable avec son homologue américain. Et, surtout, pendant que les élites européennes n’avaient pas de mots assez forts pour clamer leur admiration devant le redoutable effort financier entrepris par la Grande-Bretagne, le pays traversait, en réalité, une période de morosité économique. Très peu d’économistes s’en souciaient : jusqu’à la Grande Dépression, c’était le taux de change qui déterminait l’appréciation de la vitalité économique et, non, le produit intérieur brut. Quant au chômage, n’était-il pas un ajustement nécessaire pour assainir l’économie après les années de guerre ?

Dans les autres pays d’Europe occidentale qui avaient gagné la guerre, en France, en Italie et en Belgique, la politique fut, par contre, inflationniste. A la fin d’une longue période de dépréciation monétaire, certes interrompue entre 1920 et 1922, le franc fut stabilisé, à partir de la seconde moitié de l’année 1926, à un cinquième de son taux d’avant-guerre. Pourquoi le gouvernement français n’avait-il pas suivi la voie britannique ? Somme toute, jusqu’en 1924, ce fut une droite conservatrice, peu encline aux expérimentations monétaires, qui domina la vie politique. La France était elle-même une puissance financière de premier ordre avant la guerre, ce qui aurait dû également favoriser la stabilisation monétaire. S’il n’en fut pas ainsi, ce fut principalement en raison de l’impact de la guerre sur l’économie française et des réparations.

Et, une fois que la spirale de l’inflation et de la dépréciation fut enclenchée, il fut bien difficile

(6)

de la cesser. La défiance des porteurs de bons, le jeu de la spéculation sur les changes et la fuite des capitaux se cumulèrent. Lorsque le Cartel des Gauches arriva au pouvoir en 1924, il eut à peine quelques mois de répit, puis, une fois que son programme financier et les hausses d’impôts furent présentés, le pays plongea dans une crise budgétaire et monétaire presque sans interruption jusqu’à l’avènement du gouvernement d’union nationale mené par Poincaré en été 1926.

La guerre avait en effet profondément atteint l’économie française. On ne comprend pas les contentieux internationaux d’après-guerre sans prendre en considération ce fait tout simple : les combats et les destructions eurent lieu, sur le front Ouest, presque exclusivement sur les territoires français et belge. Il en résulta une situation assez étrange à la fin du conflit : l’économie du principal vainqueur de la guerre était plus profondément détériorée que celle de l’Allemagne vaincue, dont le territoire n’était pas occupé et l’appareil de production était intact.

Le Traité de Versailles fut assurément un pacte entaché d’une grande maladresse. Il suffit pour s’en convaincre de lire son fameux article 231. En ce sens, il n’était pas acceptable pour la population allemande. Il n’empêche qu’il ne fut pas un diktat : contrairement au second après- guerre, l’intégrité territoriale de l’Allemagne fut largement maintenue et sa capacité de production ne fut pas fondamentalement touchée par les clauses discriminatoires. Il laissait une économie française, meurtrie, de 40 millions d’habitants face à celle allemande, forte de ses 60 millions. Tout ceci était d’autant plus inquiétant que les Britanniques refusèrent d’accorder un pacte de sécurité aux Français pour garantir définitivement la réorganisation des frontières de l’Europe. Quant aux réparations, dont le montant ne fut pas déterminé à la Conférence de Paris, une fois passées les premières déclarations outrancières des dirigeants français, elles furent établies à un niveau supportable pour l’Allemagne à partir de 1921. Les 132 milliards de marks- or n’étaient qu’une somme factice, la créance réelle valant 50 milliards environ, destinés pour un peu plus de moitié à la France. Les annuités exigées par l’Entente nécessitaient, à peu près, que l’Allemagne hissât ses charges d’impôts au niveau de ceux en Grande-Bretagne. Jusqu’en 1924, cependant, elle s’y refusa.

Il était, dans cette situation, très peu probable qu’un gouvernement français pût exiger de ses citoyens un effort financier similaire à celui entrepris en Grande-Bretagne. Pendant que la reconstruction pesait sur le budget de l’Etat, le laxisme fiscal s’installa, les dirigeants français disant compter sur le versement de réparations qui ne venait pas pour combler les déficits. Il est vrai que les moyens financiers dont disposait le gouvernement français étaient moindres en comparaison de la Grande-Bretagne. Le crédit français fut fatalement atteint par la guerre : non seulement, dans le jeu des dettes interalliées, la France était débitrice nette, en raison des emprunts contractés aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, mais encore les immenses placements financiers effectués en Russie avant la guerre furent perdus à cause de la révolution.

Par ailleurs, le système d’imposition directe ne fut réformé en profondeur qu’après le conflit, ce qui ne facilita ni le travail de l’administration ni le consentement des contribuables, confrontés soudainement à une croissance vertigineuse des taux d’impôt. Toujours est-il que ces difficultés auraient probablement pu être surmontées dans une autre situation politique. En raison de la menace de la concurrence allemande et des exigences insatisfaites de réparations, l’attentisme financier devint la politique la plus opportune. La faute de la crise monétaire était rejetée sur l’ennemi historique de la France.

L’histoire financière du premier après-guerre fut jalonnée de paradoxes. Le paradoxe français fut le suivant : cette politique économique se révéla la plus satisfaisante au point de vue de la

(7)

croissance et de l’emploi. L’Etat dépensait des sommes rondelettes qu’il n’avait pas, ce qui servit à réamorcer la pompe de l’économie et à atténuer la crise de reconversion. La dette publique nominale certes augmentait, mais sa valeur réelle baissait par l’inflation qu’elle générait. Le franc devint une monnaie faible, ce qui eut l’avantage de stimuler les exportations et de protéger l’industrie de la concurrence des produits étrangers. Le monde entier dénonçait le chaos monétaire français, attribuant sa cause à l’Allemagne, à l’obésité étatique, aux résistances des contribuables ou à la légèreté caractéristique des mentalités de race latine.

L’apocalypse se dessinait. Le pays, pourtant, n’était pas loin du plein-emploi.

Rétrospectivement, cette politique semble se rapprocher bien plus des principes keynésiens que n’importe quelles mesures économiques adoptées pendant la Grande Dépression, le New Deal compris. On l’a dit, elle n’était pas un programme à proprement parler, puisque très peu de dirigeants assumaient publiquement son orientation. Même si certains industriels admettaient les bienfaits de l’économie inflationniste, les coalitions gouvernementales françaises chutaient en raison de la dépréciation monétaire. N’était-ce pas une bonne preuve que cette politique était essentiellement la conséquence d’une situation fortuite ?

En Allemagne, en revanche, il y eut bel et bien une politique inflationniste. Après la guerre, le mark se déprécia plus rapidement que le franc, exception faite de la stabilisation temporaire qui intervint entre mars 1920 et le printemps 1921. Il n’empêche que les gouvernements tombaient sur d’autres dossiers jusqu’au déclenchement de l’hyperinflation : Scheidemann démissionna en raison du Traité du Versailles, Bauer du putsch de Kapp, Müller de l’échec aux élections et de la fin de la coalition de Weimar, Fehrenbach des Réparations. A cause de l’ampleur du bouleversement politique et des conflits sociaux, l’inflation fut, d’abord, la solution préconisée par les industriels pour éviter la révolution. La dépréciation monétaire, en stimulant les exportations, offriraient des emplois aux ouvriers, ce qui atténuerait leurs penchants radicaux.

Immédiatement après la guerre, les patrons concédèrent ainsi aux salariés une indexation des revenus. Par ailleurs, comme en France, l’inflation avait bien entendu d’autres avantages, comme l’amoindrissement de la valeur réelle de la dette. Mais, au début des années 1920, la dépréciation monétaire devint surtout le meilleur prétexte pour revendiquer face à l’Entente une insolvabilité vis-à-vis des réparations de guerre : comment payer les milliards de marks-or, alors que la valeur du mark chutait beaucoup plus rapidement que l’accroissement de la masse monétaire ? Puisque l’opposition au Traité de Versailles était un impératif catégorique de la politique allemande, inflation et révision allèrent de pair.

Certains industriels voulurent la destruction totale du mark. L’existence d’une politique du pire est attestée par les archives. Toutefois, la majorité des politiciens allemands n’envisagèrent pas, avec satisfaction, cette perspective. L’hyperinflation, en désorganisant totalement le système économique allemand, fit perdre maints bénéfices de la politique inflationniste. En 1923, le pays était manifestement exsangue, le chômage monta en flèche. Ce qui s’était passé, c’était simplement qu’après le printemps 1922, la dépréciation ne devint plus du tout maîtrisable devant la fuite des capitaux. Puis l’inflation s’alimenta d’elle-même, par l’anticipation de la hausse des prix. Jusqu’à ce que tout ceci s’écroulât comme un château de cartes, après l’occupation de la Ruhr.

(8)

L’économie politique de l’inflation et la fuite du capital

En dépit du prix payé pour que la livre valût une fois pour toute ses 4,86 dollars, les banquiers londoniens et les rentiers britanniques se sortirent donc honorablement de la période de troubles monétaires qui avait suivi la guerre. Les perspectives n’étaient-elles pas réjouissantes pour la puissance financière britannique ? Certes, l’Etat avait considérablement grossi et un Premier travailliste avait pour la première fois gouverné le pays pendant quelques mois. Cependant, les fortunes britanniques n’avaient pas été détruites par l’inflation, le hot money affluait vers la City, les dépôts des Big Five gonflaient, la Banque d’Angleterre utilisait la Société des Nations pour étendre son influence sur les pays neufs à l’Est de l’Europe. L’inflation européenne offrait de jolies opportunités à l’expansion financière. Au moment où la dépréciation des monnaies devenait intolérable, les gouvernements étaient contraints de s’adresser aux grandes places financières pour amorcer vers leur économie le mouvement de reflux des capitaux. La finance britannique, avec sa monnaie forte et sa puissance retrouvée, put rêver ainsi d’un retour à la normale où elle occuperait le rôle qui avait été le sien à la Belle Epoque. Le parangon du gold standard possédait de gros bras financiers, au bout desquels scintillaient des belles bagues en or qui suscitaient l’envie de la toute la société européenne. Mais son corps économique était souffrant. A vrai dire, c’était la musculation monétaire qui l’avait rendu malade.

Pourrait-on affirmer qu’à l’inverse les fortunés, les classes rentières et les banques furent sacrifiés sur le continent devant la nécessité de combattre le chômage et de maintenir la capacité de production et d’exportation industrielle ? Cette affirmation serait très excessive. Il ne faudrait pas croire que les fortunes étaient irrémédiablement condamnées, après la guerre, à être amoindries soit par l’impôt, soit par l’inflation. Alors qu’en Grande-Bretagne, l’Etat reversait une partie de ce qu’il prenait aux capitalistes et que les plus fortunés d’entre eux ne se privaient guère d’utiliser toutes sortes de mécanismes de soustraction fiscale, en France et en Allemagne, il était possible d’échapper tant à l’alourdissement de la fiscalité qu’à la dépréciation monétaire.

Il est vrai que, pour beaucoup de détenteurs de capitaux, le premier après-guerre fut une période néfaste. Les pertes sur les placements extérieurs, causées par le conflit et les troubles qui s’en suivirent, furent considérables. L’Allemagne perdit, du fait des saisies et des dépréciations monétaires, presque la totalité de son portefeuille d’investissements étrangers de l’avant-guerre.

Sans que la diminution fût aussi drastique, chez les pays vainqueurs, la valeur des placements extérieurs s’amoindrit énormément ce, d’autant plus que maints capitalistes, habitués aux changes fixes du gold standard, firent le pari erroné d’une revalorisation des monnaies dépréciées.

Mais comment expliquer alors que les fortunes mobilières furent reconstruites après les inflations européennes avec une rapidité surprenante ? Pendant la seconde moitié des années 1920, en Allemagne, le capital réapparut, en effet, comme par magie. On doit d’abord relever que, dans un premier temps, l’inflation stimula souvent les affaires financières. La volatilité des changes ouvrit l’opportunité à toutes sortes de pratiques spéculatives, ce dont témoignait le développement du système bancaire allemand et autrichien. L’inflation, ensuite, fut un moyen commode d’éviter de payer les impôts. En Allemagne, les détenteurs de capitaux purent éluder très aisément leurs charges fiscales en repoussant l’échéance du règlement de leurs impôts, leur valeur se dépréciant avec la hausse des prix. Ce privilège n’était pas accordé aux salariés, dont l’impôt sur le revenu était prélevé à la source. Sans doute le manque de recettes fiscales fut-il un facteur déterminant dans le déclenchement de l’inflation. Toujours est-il que, par la suite, la causalité s’inversa : l’inflation contribua au manque de recettes fiscales. Partout, les impôts

(9)

extraordinaires sur le capital, destinés à la sortie de la guerre à apporter une contribution essentielle à la réduction des dettes publiques, périclitèrent avec la dépréciation monétaire ; ils furent soit transformés en des impôts modérés, atteignant uniquement le revenu retiré de la fortune, soit simplement abandonnés.

Mais la valeur du capital diminuait avec la dépréciation monétaire. Il restait une unique solution pour se soustraire à la fois à la fiscalité et à l’inflation : la fuite du capital. Le placement de la fortune à l’étranger prit ainsi des dimensions inouïes au début des années 1920. Au centre de l’Europe, la Suisse devint la terre d’asile des capitaux fugitifs des bourgeoisies allemande, autrichienne, française et italienne. Les fortunes expatriées jouissaient à l’intérieur de la Confédération des conditions qui étaient la norme durant la Belle Epoque : stabilité du change, absence presque totale d’impôts sur les capitaux importés, dérégulation financière et, last but not least, un secret bancaire très hermétique qui les préservait des tentatives de contrôles étatiques. Un marché de l’évasion fiscale vit le jour, où se mêlaient les pratiques les plus diverses, dépôts d’argent, gestion de titres, recyclage de capitaux, création de sociétés holdings.

D’autres places financières profitèrent de l’afflux des fortunes en fuite. Les Pays-Bas se transformèrent en un centre offshore fonctionnant au profit de l’Allemagne. Les dépôts de la City contenaient le produit non-rapatrié des exportations commerciales. Les Etats-Unis, les pays scandinaves, l’Espagne aussi, contribuèrent à l’économie de la fuite du capital. Si les historiens n’ont pas pris l’entière mesure du phénomène, c’est qu’il a été en partie masqué par la dépréciation des changes : comme les capitaux partaient depuis les pays aux devises avariées pour se diriger vers les centres bancaires aux monnaies fortes, l’importance de la fortune expatriée n’apparaissait pas toujours nettement. Quoi qu’il en soit, les montants en jeu étaient considérables. Au début des années 1920, au minimum 7 milliards de marks-or avaient quitté l’Allemagne depuis la guerre. Ce montant correspondait à près du double de la valeur de tous les dépôts des banques allemandes. Bien qu’il fût exporté pendant une période de dépréciation accélérée du mark, il était presque l’équivalent de la somme de tous les placements extérieurs effectués par l’économie allemande pendant la Belle Epoque.

L’Allemagne fut donc saignée à blanc par ses capitalistes. Son économie fonctionnait grâce à la création artificielle d’une masse monétaire de plus en plus immense, mais dont le rythme ne suivait pas celui de la dépréciation du mark. Sa fortune, elle, avait fui. L’hémorragie financière n’était pourtant pas une simple affaire individuelle. La fuite du capital fut partie intégrante de l’économie politique de l’inflation. Pour les grands industriels allemands, si influents politiquement, les gains générés par les opportunités laissées à l’expatriation des capitaux étaient innombrables. La fuite du capital accentuait, d’abord, les avantages de l’inflation : elle accélérait la dépréciation de la monnaie, stimulant les exportations et armant politiquement le Reich contre le paiement des réparations. Elle présentait en même temps l’immense avantage de pouvoir préserver les profits de l’inflation, tout en éludant les charges fiscales. Les barons de la Ruhr en firent abondamment usage en conservant leurs bénéfices hors du pays ou en les laissant en devises étrangères lorsqu’ils les rapatriaient en Allemagne. Ceci décupla leur force financière à l’intérieur du Reich. Ce fut de cette manière qu’un personnage comme Hugo Stinnes se construisit un immense empire aux ramifications internationales. La fuite du capital présentait, finalement, un avantage politique pour l’avenir : elle précipitait le retour à des politiques économiques plus favorables aux milieux capitalistes. La preuve n’était-elle pas faite que les impôts sur le capital étaient inefficaces ? Maintenant que la dette avait été détruite par la dépréciation monétaire, leur fonction première avait d’ailleurs disparu. Dans un cercle vertueux, l’exode des fortunes faisait table rase des mesures économiques qu’il éludait. Ainsi,

(10)

au début de l’année 1923, en pleine hyperinflation, le secret bancaire fut partiellement rétabli en Allemagne.

Or, l’hémorragie financière ne fut guère combattue par les autorités allemandes. Au contraire, ils la tolérèrent remarquablement. Le contrôle des changes ne fut institué qu’après le déclenchement de l’hyperinflation et, au moins jusqu’à l’occupation de la Ruhr, il demeura extrêmement laxiste. Une surveillance avait certes été instituée précédemment sur l’exportation du capital, cependant elle fut, dans la pratique, très sommaire. En ce qui concerne les affaires industrielles, ce furent les représentants des entreprises privées qui l’appliquèrent. Il est vrai que l’économie de la fuite du capital ne profita pas à l’ensemble des possédants. Les petits porteurs, qui avaient fait montre de leur patriotisme en souscrivant aux emprunts nationaux, furent ruinés par l’inflation. L’exode des fortunes contribua à dissocier les intérêts du grand capital de ceux des classes moyennes, ce qui eut des conséquences politiques funestes. Par ailleurs, certains capitalistes qui avaient participé à l’hémorragie financière furent victimes du monstre qu’ils avaient eux-mêmes contribué à créer : l’hyperinflation détériora à tel point le fonctionnement de l’économie allemande qu’ils durent réaliser leurs placements extérieurs.

Quant aux systèmes bancaires des pays aux changes dépréciés, ils furent profondément affaiblis, au profit des autres centres financiers.

L’économie politique de l’inflation avait donc un coût important. Pour les pays qui sombrèrent dans l’hyperinflation, il est fort probable finalement que celui-ci ait été dans l’ensemble plus élevé qu’il ne l’aurait été si une politique de rigueur avait été adoptée. Toujours est-il qu’après la guerre, une alliance informelle fut nouée entre les détenteurs de capitaux des pays belligérants d’Europe continentale et les places financières qui accueillirent leurs fortunes. Elle permit la préservation d’une partie du capital face aux impôts et à l’inflation. En toute logique, s’ils entendaient stabiliser leur monnaie, les gouvernements étaient désormais acculés à obtenir l’aval des détenteurs de l’argent exilé et des centres bancaires aux liquidités abondantes pour faire refluer le capital. Il fallait que les conditions offertes fussent toutefois très attractives.

C’était le chantage qui eut lieu partout en Europe à partir du plan de stabilisation monétaire de l’Autriche, amorcé à l’automne 1922 à la Société des Nations. Il eut une fonction nodale dans la restauration conservatrice.

Le miracle de la confiance et les crédits internationaux

Les spécialistes de l’histoire financière ont pris l’habitude d’orner les textes qu’ils écrivent de toutes sortes de sophistication mathématique. Ces équations enjolivent leurs articles, un peu à la manière des enluminures. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient quelques penchants mystiques. Lorsqu’ils cherchent à expliquer les stabilisations monétaires entreprises pendant les années 1920, ils recourent à la magie.

La petite Autriche eut le privilège immense d’être la première à être sauvée miraculeusement, par la Société des Nations. N’était-ce pas là la preuve la plus flagrante de la mission humaniste dont s’était dotée l’organisation genevoise ? Bientôt, les miracles se succédèrent. En Allemagne, ce fut le plan Dawes, qui devait permettre à partir de 1924 le financement des réparations par de l’argent américain. Deux ans plus tard, Poincaré eut le chic français de se passer des crédits anglo-saxons : son arrivée au pouvoir suffit à redresser le change. Au même moment, en Belgique, ce furent les banquiers qui avaient contribué à la chute du gouvernement

(11)

en pariant à la baisse sur le franc belge qui se chargèrent avec l’aide de l’étranger d’accomplir le tour de magie. Entretemps, l’Europe de l’Est avait succombé à la mystique monétaire : la Hongrie, la Grèce, la Bulgarie, la Pologne, la Roumanie, toutes eurent droit à l’antidote imparable des plans internationaux de stabilisation. L’essence miraculeuse était partout identique. Il s’agissait de rétablir la confiance pour attirer à nouveau les capitaux qui avaient déserté les économies inflationnistes. La recette indiquée, pour ce faire, se déclinait en trois étapes : annonce d’un programme de déflation avec le soutien de la finance internationale, lancement d’un grand emprunt sur les places financières étrangères pour réamorcer le courant des placements, accentuation des politiques de rigueur et de la libéralisation afin de conforter l’attractivité du marché national.

C’était le mécanisme fondamental du retour à la normale libérale en Europe après 1923. Si les années folles furent si conservatrices, au point de vue des politiques économiques, ce fut donc surtout parce qu’après la révolution et l’inflation, le capital fut en mesure d’exiger d’être dignement rémunéré. Et il le fut : pour les emprunts internationaux, le 7% remplaça le 3% de la Belle Epoque. A première vue, tout ceci pouvait paraître parfaitement légitime : après les errements de l’après-guerre, qui avaient débouché sur les hyperinflations, il était grand temps de remettre de l’ordre dans les politiques monétaires et financières, moyennant quelques ajustements douloureux. Mais les exigences des créditeurs internationaux et les velléités de s’empresser de retourner à n’importe quel prix à l’âge d’or d’avant-guerre furent si outrancières qu’elles poussèrent les économies vers un nouveau désastre. Aux folies de l’inflation succédaient les excès de l’austérité. Souvent, en réalité, la rigueur orthodoxe fut plus douloureuse que les expérimentations précédentes. L’équation était simple : plus la monnaie était dépréciée et plus le pays était faible politiquement, plus élevées étaient les exigences des programmes de stabilisation. Ainsi, les économies de l’Europe de l’Est furent littéralement décimées par ces plans. Bien avant la Grande Dépression, elles plongèrent en récession.

L’Allemagne, en dépit de l’hyperinflation, put s’en sortir plus honorablement grâce à sa puissance et la volonté internationale de garantir sa stabilité politique et sa vitalité économique.

Toutefois, elle ne connut pas après le plan Dawes une période d’intense prospérité : la conjoncture fut très variable jusqu’en 1929, l’économie allant de phases de croissance à des phases de ralentissement. En été 1926, le taux de chômage atteignit 18%. La France, elle, qui se passa de la tutelle anglo-saxonne et dont le change ne s’était détérioré que modérément en comparaison de l’Allemagne, redevint à la fin de la décennie une puissance financière de premier ordre.

Rien ne démontre mieux le fonctionnement des programmes de stabilisation monétaire que l’action de la Société des Nations en Autriche, amorcée à l’automne 1922. Ce fut le grand œuvre du Comité financier de l’organisation genevoise, ce club informel composé de banquiers privés, de banquiers centraux et de hauts fonctionnaires, dominé par la Banque d’Angleterre. Le succès qu’il obtint fut si éclatant qu’il servit de modèles pour tous les autres pays. A l’annonce de la préparation d’un plan financier, alors que l’Autriche était en hyperinflation, la couronne se stabilisa immédiatement. Le miracle de la confiance opérait, et cela n’était pas étranger à ce que la commission chargée du redressement autrichien représentait directement les intérêts de ceux dont il fallait restaurer la confiance. Dans cette situation, le Comité financier aurait donc pu se contenter d’exigences modérées pour assainir les finances et la monnaie. Il n’en fit rien.

Il dicta des conditions draconiennes, imposant le licenciement de 100 000 fonctionnaires et une tutelle internationale sur la politique budgétaire et la banque centrale. Il choisit, par ailleurs, de lancer un emprunt international à la somme gigantesque pour la petite Autriche et sa monnaie

(12)

dépréciée. Son montant correspondait aux trois quarts environ de celui qui serait accordé à l’amorce du plan Dawes à l’Allemagne, un pays dix fois plus peuplé.

Tout le paradoxe résidait en ce que le programme de stabilisation endetta artificiellement l’Etat autrichien, alors que la dette avait été précédemment liquidée par l’inflation. L’emprunt de stabilisation devait servir à consolider les déficits étatiques pendant plusieurs années jusqu’à ce que l’équilibre budgétaire fût atteint. Profitant de la situation exceptionnelle engendrée par l’hyperinflation, le Comité financier surévalua totalement les besoins. L’équilibre budgétaire fut rétabli en une année. La dette créée par l’emprunt, elle, resta, obligeant le gouvernement à mendier son produit auprès des créditeurs et à se soumettre à leurs conditions, pendant que le versement des intérêts transférait une part importante des recettes étatiques à ses derniers.

Auparavant, les souscripteurs de l’emprunt purent profiter d’une affaire juteuse et sûre. Dans la situation internationale tendue de l’année 1923, il était difficile d’en trouver une meilleure en Europe, l’emprunt portait un taux d’intérêt de 7% environ et il fut garanti par les grandes puissances. Pour préserver la fameuse confiance, le gouvernement autrichien n’eut de cesse par la suite d’accentuer la libéralisation financière, pendant que les taux d’intérêt augmentaient vertigineusement. Il liquida presque intégralement l’imposition progressive sur les revenus des capitaux et les taxes sur les transactions financières. Tout allait pour le mieux pour ces Messieurs de Genève : l’Autriche devint un eldorado pour les capitaux spéculatifs et le nouveau shilling, créé en 1924, fit montre d’une stabilisation remarquable. On le surnomma le dollar des Alpes.

Il va sans dire que la cure fut extrêmement douloureuse pour l’économie autrichienne. Le chômage grimpa et resta à une moyenne de 12% jusqu’à la Grande Dépression. Les industries subissaient en effet des coûts prohibitifs de financement. Quant au commerce, il stagnait. La libéralisation financière n’actionna pas en Europe une libéralisation commerciale. En dépit des appels de la Société des Nations, les protections douanières, introduites après la guerre, furent largement maintenues pendant les années 1920. A vrai dire, ce paradoxe était consubstantiel à la méthode choisie pour stabiliser les monnaies. Comme la confiance nécessitait un démantèlement de la fiscalité progressive, le budget ne pouvait être rééquilibré que par des baisses des dépenses et des hausses des taxes indirectes. Or, bien que les réductions de dépenses fussent entreprises lors des plans de stabilisation, aucun gouvernement ne parvint à les ramener au niveau d’avant-guerre de telle sorte que les droits de douane occupaient une fonction cruciale dans le financement public. L’Etat était incontestablement plus enveloppé durant les années 1920 qu’en 1914. En ce sens, le retour à la normale libérale fut inachevé. Mais cette autre infraction à l’orthodoxie ne semblait pas gêner démesurément les détenteurs de capitaux, puisque le prix de l’interventionnisme étatique ne reposait que peu sur leurs épaules. D’autant plus que, grâce aux programmes de stabilisation, il pouvait influer directement sur les politiques économiques. Partout, les impôts progressifs furent drastiquement abaissés lors des consolidations monétaires : en France, son taux fut immédiatement divisé par deux. Les contrôles, pour combattre l’évasion fiscale et la fuite des capitaux, furent progressivement levés. Le spectre de l’inquisition fiscale et de l’inventaire des fortunes s’éloigna. A la fin de la décennie, les systèmes d’impôts et les régulations financières des pays européens convergeaient vers ceux des paradis fiscaux. Durant un bref instant, on put croire à un retour définitif au libéralisme financier de l’avant-guerre. Plus encore que la Belle Epoque, la seconde moitié des années 1920 marqua l’apogée politique de la finance internationale. Les nécessités du redressement monétaire avaient mis les gouvernements européens à sa merci.

(13)

The so-called Roaring Twenties

Au milieu des années 1920, les placements internationaux avaient donc été réactivés. Les fuites des fortunes de l’après-guerre, depuis les pays inflationnistes vers les centres financiers, laissaient la place à des exportations de capitaux en sens inverse. L’étalon-or fut progressivement restauré. En dépit des modernisations technologiques et des améliorations des méthodes de production, exception faite des Etats-Unis et des Neutres, la plupart des économies occidentales étaient souffrantes après le choc déflationniste qu’on leur avait administré. La croissance du commerce était très lente, les salaires stagnaient, le chômage perdurait. Ainsi étaient les Roaring Twenties. Mais les flappers dansaient.

Les Années folles furent conservatrices. Cette droitisation de la politique européenne fut intimement associée aux stabilisations monétaires. Aucun gouvernement de centre-gauche ne parvint, en effet, à raccrocher la monnaie à l’or. Le capital tolérait peu, durant l’entre-deux- guerres, de telles coalitions, quand bien même elles faisaient barrage, comme en Allemagne, à la révolution. L’inflation, la dépréciation des changes et la fuite des fortunes ne firent pas seulement table rase de l’imposition égalitaire d’après-guerre. Elles eurent raison des coalitions de gauche. La confiance n’avait pas qu’une dimension économique, elle était également politique. Le conservatisme fut un impératif à la stabilisation.

En Grande-Bretagne, ce fut après que MacDonald et Snowden chutèrent, en octobre 1924, que la livre fut définitivement stabilisée par le cabinet tory de Baldwin. En France, Herriot et Clémentel durent déposer les armes en 1925 en raison de l’opposition des détenteurs de capitaux et de la Banque de France à leur programme financier. Jusqu’en juillet 1926, des coalitions cartellistes se succédèrent, alors que la fuite du capital et la spéculation à la baisse alimentaient la crise du franc. Lorsqu’un gouvernement d’union nationale accéda au pouvoir, elle put être stoppée. En Belgique, il en fut de même. Après l’échec de la stabilisation entreprise par le gouvernement de Poullet et Vandervelde, Jaspar forma en 1926 une large coalition à orientation affairiste. Franqui et Houtart, issus de la Société générale et de la Banque de Bruxelles, furent chargés de la mise en œuvre du programme financier. En Autriche, les sociaux-démocrates abandonnèrent les rênes du pays pendant l’inflation aux très conservateurs chrétiens-sociaux.

Le prélat Seipel appliqua les exigences de la Société des Nations. En Allemagne, finalement, la coalition de Weimar, dominée par les sociaux-démocrates, avait disparu, en 1920 déjà. Après l’hyperinflation, le conservatisme se consolida. Ce fut la droite du parti catholique qui dirigea le pays jusqu’en 1928. Les gouvernements des chanceliers Marx et Luther excluaient de leur rang les sociaux-démocrates, ceux qui avait fondé la République. Ils ne craignaient pas, en revanche, d’intégrer parfois des représentants du DNVP, l’extrême-droite anti-démocratique.

En 1925, on le sait trop bien, ce fut d’ailleurs le plus éminent symbole du militarisme prussien Hindenburg, qui remplaça le social-démocrate modéré Ebert à la présidence.

Car, à vrai dire, les années 1920 furent autoritaires. Il suffit, pour s’en convaincre, d’élargir le spectre géographique. Au Sud et à l’Est de l’Europe, dans la plupart des pays, la démocratie battait en retraite avant l’éclatement de la crise des années 1930. L’Italie, en 1922, l’Espagne, une année plus tard, et le Portugal en 1926 virent l’avènement de dictatures. A l’Est, il n’en allait guère différemment : avant la Grande Dépression, la Hongrie de Horthy et la Pologne de Pilsudski n’étaient de loin pas les seuls régimes autoritaires. L’Albanie et la Yougoslavie les avaient rejoints, et quand la démocratie subsistait, comme en Bulgarie ou en Roumanie, elle n’était pas beaucoup plus qu’un régime de pure façade. La Tchécoslovaquie faisait

(14)

naturellement exception. La Société des Nations pouvait l’exhiber pour prouver les succès de la démocratie libérale dans les pays neufs de l’Est, d’autant plus que l’économie tchécoslovaque se portait assez bien. Benes devint la figure de proue de l’organisation genevoise. Cependant, ce que ses dirigeants ne disaient pas, c’était que la Tchécoslovaquie était un des très rares pays à avoir stabilisé sa monnaie sans recourir à un grand programme selon les principes défendus par son Comité financier. La Hongrie et la Bulgarie furent supervisées, comme l’Autriche, par la Société des Nations. La Pologne et la Roumanie appliquèrent des plans similaires, incluant un contrôle étranger sur les politiques nationales. La Tchécoslovaquie, elle, avait certes reçu des crédits étrangers, mais en proportion moindre, et elle avait pu éviter une supervision internationale. Elle n’était pas le modèle du système libéral-conservateur défendu à Genève.

Elle était l’exception qui confirmait la règle.

Indéniablement, les tendances autoritaires étaient associées à la restauration financière.

L’autoritarisme contribua, d’abord, à mettre en échec les partis de gauche et les syndicats, il poursuivait en ce sens des objectifs semblables aux détenteurs de capitaux. En octobre 1922, l’accession au pouvoir de Mussolini en Italie ne fut pas du tout accueillie comme l’avènement d’un révolutionnaire de droite. Les élites conservatrices européennes applaudirent très unanimement un retour à l’ordre. Ce n’était pas qu’une illusion : la nomination du libéral de Stefani aux Finances était propre à garantir la confiance. Parmi les toutes premières mesures économiques du régime fasciste, il fut choisi de démanteler l’imposition progressive des capitaux : la mise au nominatif des titres, permettant le contrôle des valeurs mobilières, cessa, les droits sur les successions furent liquidés, l’impôt sur la fortune, très fortement abaissé. A l’Est, les grandes puissances démocratiques ne s’opposèrent aucunement à l’autoritarisme.

Après les troubles révolutionnaires, ces régimes faisaient barrage à la gauche, et ils étaient plus aisés de mener avec eux des politiques clientélistes autour de l’octroi de crédits internationaux.

Mais l’autoritarisme n’était pas seulement un préalable à la restauration financière, celle-ci le renforça. Les exigences des programmes de stabilisation étaient si drastiques qu’il était extrêmement difficile de les faire valider par des parlementaires, élus démocratiquement. Les conditions imposées par la Société des Nations en Autriche furent appliqués à l’aide des pleins- pouvoirs, ce qui explique aussi l’empressement des chrétiens-sociaux de les accepter. A vrai dire, dans les pays d’Europe occidentale, qui conservèrent leur régime parlementaire et qui ne furent pas mis sous tutelle, un autoritarisme financier s’affirma lors des consolidations monétaires. En France, en Belgique, en Suisse aussi, les gouvernements prirent l’habitude, de concert avec les banques centrales et les banques privées, de contourner les parlements, lorsque le change du pays était en jeu. L’étalon-or valait bien quelques entorses à la démocratie.

Le retour aux parités fixes des monnaies correspondait donc à une restauration d’un ancien régime, celui de la Belle Epoque, des années glorieuses des rentes stables, de la démocratie formelle, de l’impérialisme financier. On vit Poincaré, en août 1926, convoquer l’Assemblée nationale à Versailles pour annoncer la création d’un fonds de stabilisation. Tout le processus de redressement financier était soutenu par de puissants intérêts économiques et politiques. Rien de miraculeux, donc. Mais il est vrai qu’après l’inflation, la vénération de l’or eut quelque chose d’irrationnel : le métal jaune devint un fétiche. A lui seul, il symbolisait le retour à la normale.

Il fallut plusieurs années de dépression pendant la décennie suivante pour détruire la fascination pour la relique barbare.

L’étalon-or était un but en soi. Mais il était aussi un moyen pour aboutir à la réalisation d’objectifs politiques. Après les stabilisations, le carcan monétaire et la libéralisation des

(15)

mouvements de capitaux empêchèrent que les politiques économiques déviassent des canons de l’orthodoxie. Le retour à l’étalon-or fut également une arme de politique étrangère. La Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la France usèrent des crédits pour élargir leur sphère d’influence à l’Est de l’Europe. Comme les Britanniques dominaient le Comité financier de la Société des Nations, les Français choisirent donc de mener leurs propres programmes de stabilisation. Ils contournèrent l’organisation genevoise, en 1928-1929, en Roumanie. Il n’en était pas allé autrement des Etats-Unis, lors de la stabilisation monétaire polonaise, deux ans plus tôt. L’impérialisme connut quelques belles années dans les pays neufs d’Europe de l’Est, jusqu’à l’éclatement de la crise bancaire en 1931.

Vers l’autarcie

Le rétablissement de l’étalon-or fut un échec au point de vue de la croissance économique et, pour peu qu’on ait quelques affinités avec la démocratie, la même conclusion s’impose concernant la politique. Or, il n’en fut pas autrement pour la monnaie. Les changes ne fluctuèrent certes que très peu jusqu’à la dépréciation de la livre sterling en septembre 1931.

Mais la durée de vie du gold exchange standard – la nouvelle dénomination attribuée l’étalon- or parce que certaines devises étaient formellement accrochées non à l’or, mais aux grandes monnaies – fut extrêmement courte, puisque le processus de stabilisation ne s’était achevé qu’à la fin de la décennie. Derrière son apparente stabilité, le nouveau système monétaire était, en effet, une poudrière. L’étalon-or était bien plus instable qu’avant la guerre. La première raison à cela était la concurrence entre les places financières. New York, en dépit des réserves d’or accumulées pendant le conflit et de la dépendance de l’Europe à l’égard des capitaux américains, n’assuma pas la position que Londres avait occupée avant la guerre. Ceci se traduisit, entre autres, par la politique très protectionniste adoptée par le gouvernement américain : l’Europe, débitrice des Etats-Unis, ne pouvait rééquilibrer sa balance des paiements par le commerce si bien qu’elle était condamnée pour garantir la stabilité des devises à s’endetter de plus en plus auprès du marché américain. Le système international de l’étalon de change-or n’avait pas de centre directeur. La coopération monétaire qui s’institua entre les instituts d’émission se traduisit surtout dans ce que les banques centrales s’accordaient sur les principes de base de l’orthodoxie financière. Elle dissimulait une féroce compétition entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour s’assurer une position dominante. L’affaire se compliqua à la fin des années 1920 lorsque la Banque de France entra dans la course. Comme le franc français fut stabilisé à un taux sous-évalué et que les capitaux furent rapatriés massivement après 1926, elle put accumuler les réserves de changes et d’or. Paradoxalement, la livre sterling devint au contraire une monnaie peu sûre, en raison de sa surévaluation et de la faiblesse des réserves de la Banque d’Angleterre. En germe, la crise de la livre sterling de 1931 se profilait.

Deuxièmement, les pays débiteurs européens attirèrent essentiellement des investissements à court terme après les stabilisations monétaires. A la fin des années 1920, près des neufs dixièmes des capitaux importés en Autriche étaient formés de tels placements. Bientôt, les Etats de l’Est durent les importer, grâce à l’élévation vertigineuse des taux d’intérêt, uniquement pour financer le remboursement des emprunts à long terme. C’était peut-être là que résidait l’échec le plus cinglant de la restauration financière des années 1920 : le courant des investissements internationaux reprit en direction des économies pauvres en capitaux, mais ce furent majoritairement des placements spéculatifs qui suivirent le mouvement, peu propices à

(16)

développer les économies et susceptibles de se retirer au moindre signe de déstabilisation. Et ils se retirèrent, à partir du printemps 1931, précipitant les pays d’Europe centrale et de l’Est dans la plus grave crise financière de l’époque contemporaine. La confiance n’avait été que très partiellement rétablie : les banques et les investisseurs se montraient frileux et ne s’engageaient dans ces économies qu’avec l’assurance de gains très élevés et la possibilité de quitter rapidement ces marchés. Il est vrai que l’acuité du problème différait d’un pays à l’autre.

L’Allemagne fut mieux lotie : elle attira, près d’un tiers des investissements mondiaux effectués entre 1924 et 1931, et la moitié d’entre eux environ étaient des placements à long terme.

Visiblement, les investisseurs étrangers avaient une confiance, relative, dans le crédit allemand.

Ils avaient tort. L’Allemagne fut la première grande économie dont le système bancaire s’effondra lors de la crise financière de 1931.

Car le cas de l’Allemagne mettait en évidence une troisième déficience de l’étalon-or des années 1920 : l’incapacité pour les dirigeants d’une démocratie à soutenir les politiques requises par le système monétaire international. On a surtout retenu l’intervention américaine lors du plan Dawes. N’était-elle pas ingénieuse ? Le capital affluait des Etats-Unis vers l’Allemagne, celle- ci acceptait de payer les réparations aux pays de l’Entente, qui avaient ainsi les moyens de régler les dettes interalliées. Tout ceci dessinait un joli triangle de flux financiers, reproduit dans chaque bon manuel d’histoire économique. N’était-ce pas, au moins sur ce point, un succès probant du retour à la normale libérale ? Mais l’image était trompeuse. La France ne paya pas ses dettes interalliées jusqu’en 1929. Quant aux Allemands, s’ils acceptaient momentanément de s’acquitter des annuités des réparations, ils ne cachaient pas que le surendettement international avait pour objectif de lier à tel point le sort des pays étrangers à celui de l’économie allemande que leurs dirigeants seraient rapidement contraints de céder devant une demande de révision des réparations. Le bien-intentionné Stresemann était un fervent partisan d’une telle politique ; elle aboutit à un premier abaissement des annuités lors de l’élaboration du plan Young en 1929. Le fameux flux triangulaire de capitaux n’était pas beaucoup plus qu’un mirage.

Il dissimulait, par ailleurs, un autre courant financier international : l’exportation des capitaux allemands en Allemagne. A observer attentivement les statistiques sur les mouvements financiers entre 1924 et 1931, on ne peut être que frappé par l’ampleur des placements de Suisse et des Pays-Bas en Allemagne. Alors que quatre dixièmes environ des capitaux exportés venaient des Etats-Unis, la part de l’ensemble des centres bancaires neutres était presque aussi importante, le solde venant en majorité de la Grande-Bretagne. Or, les placements de ces places offshore étaient issus, pour la moitié au moins, du recyclage de capitaux allemands. Certains historiens sont allés jusqu’à évoquer qu’en tout, quarante pourcents des investissements étrangers venaient en réalité d’Allemagne. Que cela signifiait-il ? Rien d’autres qu’en dépit de la restauration conservatrice, les capitaux allemands ne toléraient qu’à moitié la République. Ils acceptèrent, jusqu’au début des années 1930, de demeurer en mark et de s’investir à l’intérieur de l’économie nationale. Mais, dans une large proportion, ils refusèrent de contribuer au financement de l’Etat : le flux circulaire des capitaux, par l’entremise des Pays-Bas ou de la Suisse, était essentiellement la conséquence des pratiques d’évasion fiscale des industriels et des personnes fortunées. Car, en Allemagne, au contraire des dictatures de l’Est de l’Europe, les acquis sociaux de l’après-guerre ne furent pas profondément remis en cause pendant la seconde moitié des années 1920, et la surface étatique demeura assez considérable, du moins en comparaison de l’avant-guerre. Suprême humiliation pour les capitalistes allemands, une partie des impôts servait désormais à remplir les caisses de l’Etat français. De tout cela, en dépit

(17)

de l’amoindrissement des charges fiscales sur les hauts revenus après l’hyperinflation, il ne pouvait en être question. Pendant la seconde moitié de l’année 1928, les fuites de capitaux s’intensifièrent. La réactivation des contentieux sur les réparations, les signes de fébrilité de l’économie allemande après l’affaiblissement du courant d’investissements américains et la formation d’une coalition dirigée par le social-démocrate Müller en étaient les causes. L’exode ne cessa plus. Il fut bientôt rejoint par le retrait des capitaux étrangers. L’histoire de la sortie de guerre semblait se répéter.

Il n’en fut pas ainsi. Entre le krach de Wall Street et l’éclatement de la crise bancaire européenne, l’Allemagne, comme tous les autres pays européens, opta pour une politique déflationniste. Sa rigueur aggrava la crise économique et contribua aux succès électoraux des nazis et des communistes, mais elle permit d’éviter une dépréciation du mark. A partir de 1930, le chancelier Brüning contourna le parlement pour accentuer la cure de déflation. Le souvenir de l’hyperinflation justifiait cette politique, aussi absurde puisse-t-elle paraître rétrospectivement. L’approfondissement de la crise légitimait, par ailleurs, des demandes d’abaissement des annuités des réparations. L’inflation avait pu être une politique du pire face aux exigences françaises au début des années 1920, désormais c’était la déflation qui servait la cause de la révision. Après l’écroulement du Kreditanstalt en Autriche au printemps 1931, l’hémorragie prit des dimensions extraordinaires en Allemagne, comme dans les pays d’Europe de l’Est. Ni le moratoire d’Hoover sur les dettes et les réparations, ni les quelques centaines de millions glanés auprès de la Banque des règlements internationaux n’étaient en mesure de contrer l’effondrement du système financier allemand. Pour sauver le mark, le gouvernement bloqua les placements étrangers à court terme.

C’était la première étape vers l’autarcie. La rupture avec les principes du libéralisme financier des années folles était totale. Pourtant, celui-ci ne fut pas enterré. Après que la livre sterling dut elle-même être dévaluée, ce fut la France qui prit les rênes de l’étalon-or. De volumineux emprunts internationaux furent accordés aux pays d’Europe de l’Est, des programmes de stabilisation, suivants des principes proches de ceux des années 1920, furent appliqués sous la supervision de la Société des Nations en Autriche et en Hongrie, un bloc-or fut fondé par les pays aux changes non-dépréciés lors de la Conférence de Londres de 1933, après la dévaluation du dollar. L’or avait la vie dure : pour autant que les gouvernements européens ne fussent pas acculés financièrement à l’abandon du gold standard, ils semblaient y tenir à tout prix. Les membres du bloc-or connurent une récession plus longue, jusqu’à ce qu’ils fussent contraints de dévaluer. En septembre 1936, les trois derniers pays capitulèrent. Aux côtés de la France du Front populaire, on trouvait les deux paradis fiscaux suisse et néerlandais. Entretemps, alors que les puissances occidentales se divisaient sur le choix entre déflation ou dévaluation, l’autarcie avançait en Europe centrale et en Europe de l’Est. En Allemagne, les nazis parachevèrent l’édifice financier en instituant un moratoire sur le transfert de toutes les créances étrangères, en renforçant les sanctions contre l’exportation des fortunes et en multipliant les accords de clearing.

Les nazis firent montre d’une susceptibilité remarquable au sujet des fuites de capitaux : en 1936, le délit était passible de la peine de mort. Tout cela s’inscrivait dans une certaine continuité avec les politiques des précédents gouvernements. Mais la radicalité des mesures nazies avait des racines plus profondes. Les classes moyennes allemandes, surreprésentées dans l’électorat fasciste, avait été les plus affectées par l’hyperinflation. Pendant que les grands capitalistes profitaient intensément de l’économie de la fuite des capitaux, leurs rentes furent

(18)

détruites. La rhétorique anticapitaliste des nazis n’empêcha pas que le système économique offrît après 1933 des opportunités considérables de profit. Il était hautement significatif toutefois que, sur ce dossier, ils se montrèrent particulièrement intransigeants. Il est vrai qu’ils surent firent preuve d’une certaine tolérance, lorsque de hauts intérêts dictaient l’assouplissement : les konzerns allemands continuèrent à utiliser les holdings étrangères et les nazis ne firent guère pression contre le secret bancaire suisse. Ces réserves n’enlevaient rien à la radicalité des mesures entreprises. Les nazis allèrent infiniment plus loin que le Front populaire en France. Car il y avait plus que cela. Pour les nazis, les Juifs étaient immédiatement associés aux fuites des capitaux. Les Juifs, c’était le cosmopolitisme, la finance internationale, le capitalisme spéculatif. Comme les fortunes errantes et le hot money, ils erraient, sans patrie, de pays en pays, en se vendant aux plus offrants. L’aboutissement du processus fut la transformation du Reichsfluchtsteuer. Les nazis prirent le soin d’obliger les Juifs lorsqu’ils quittaient le pays de payer une taxe spoliatrice sur la fortune. Désormais, les ennemis intérieurs de la nation ne pouvaient plus placer leur argent à l’étranger. C’étaient eux qui devaient émigrer, en abandonnant leurs capitaux à l’Allemagne.

On ne comprend pas l’attraction sur la population allemande de la constitution d’une Volksgemeinschaft, sans faire référence à la fuite du capital après le conflit. La Volksgemeinschaft, ce fut l’Allemagne ensemble qui travaillait à la reconquête de sa puissance en se défaisant de tous les opposants, c’était l’Allemagne unie qui retrouvait la vigueur propre à sa race en se lavant de ses impuretés, c’était l’Allemagne entière qui retrouvait sa fierté nationale, et préparait sa revanche contre la France. Mais c’était aussi l’Allemagne qui empêchait à tout prix que certains pussent se défiler devant les obligations imposées par ce tour de force en envoyant l’argent à l’étranger. Le paradoxe était évident. L’économie de guerre nazie permit aux grands industriels, ceux qui avaient probablement le plus profité de l’inflation, d’engranger une seconde fois les plus beaux dividendes.

Références

Documents relatifs

[r]

COMITÉ SCIENTIFIQUE : Laurence Baudoux, Maître de conférences HDR, histoire de l’art, Université d'Artois, Arras / Arnaud Bertinet, Maître de Conférences en Histoire du

Este cambio geopolítico tuvo implicaciones importantes sobre el nacionalismo endógeno, el papel de las comunidades inmigradas en el Caribe, la actividad diplomática desplegada

Nous nous intéresserons dans le présent article au cas de la disparition d’archives pendant la Première Guerre mondiale, lors de l’affrontement entre les troupes allemandes

La création des chaînes privées en Europe La télévision de service public exerce plus de poids au fur et à mesure des années, et même si elle tente de faire jouer

Si l’Autriche envahit la Serbie, la Russie qui éprouve une sympathie profonde pour les Serbes entrera dans le conflit, et si la Russie intervient pour défendre la Serbie,

Nous avons fait connaissance la dernière fois avec un homme qui avait réussi à remotiver les Français

Blessés britanniques et allemands, bataille de la crête de Bazantin (Somme), 19 juillet 1916... Une