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Texte intégral

(1)

L es écrivains

et Le discours de La guerre

Textes réunis et présentés par

François-Xavier L

avenne

& Olivier o

daert

novembre 2009 n° 3

(2)

Interférences littéraires

d

irection

Hubert Roland, directeur (F.N.R.S. - U.C.L.) David MaRtens, directeur-adjoint (F.N.R.S. - U.C.L.)

Marie Jennequin, secrétaire (F.N.R.S. - U.C.L.)

c

omité derédaction

Stéphanie danvoye (U.C.L.) Paul-Augustin depRoost (U.C.L.)

Marie HoldswoRtH (U.C.L.) Guido latRé (U.C.L.) Olivier odaeRt (U.C.L.)

Myriam wattHee-delMotte (F.N.R.S. - U.C.L.)

c

omitéscientifique

Olivier aMMouR-MayeuR (Université de Tokyo) Franca BRueRa (Université de Turin) Christian CHeleBouRg (Université de la Réunion)

Nicola CReigHton (Queen’s University Belfast) Michel delville (Université de Liège)

Klaus H. KiefeR (Luwig-Maxilimians-Universität München) Isabelle KRzywKowsKi (Université de Reims)

Isabelle MeuRet (Université Libre de Bruxelles) Reine MeylaeRts (Katholieke Universiteit Leuven)

c

omités deLecture

Les membres du comité de lecture sont déterminés en fonction des problématiques de chaque numéro de la revue et en concertation avec la direction et le comité de rédaction de la revue. Chaque article proposé par les directeurs de publication est soumis à deux lecteurs indépendants.

1, Place Blaise Pascal, 1348 Louvain-la-Neuve (Belgique) http://www.uclouvain.be/sites/interferences

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L

es écrivains

au cœur des discours de La guerre

À peine savons-nous qu’on meurt au bout des champs

Et ce que l’aube fait l’ignore le couchant Nous errons à travers des demeures vidées Sans chaînes sans draps blancs sans plaintes sans idées

Spectres du plein midi revenants du plein jour

Fantômes d’une vie où l’on parlait d’amour […]

L’ère des phrases mécaniques recommence L’homme dépose enfin l’orgueil et la ro- mance

Qui traîne sur sa lèvre est un air idiot Qu’il a trop entendu grâce à la radio Vingt ans L’espace d’une enfance et n’est-ce Pas sa pénitence atroce pour notre aînesse Que de revoir après vingt ans les tout petits D’alors les innocents avec nous repartis1 (Aragon, Vingt ans après)

Quand la voix de la guerre efface toutes les autres voix, quand son hurlement inarticulé tend, dans ses notes les plus graves, au silence de la mort, la bouche bée des témoins tétanisés reste le plus souvent vide. Momentanément. Car, même si le cadre des représentations quotidiennes gît brisé à ses pieds, et même si le langage semble impuissant à circonscrire son déferlement, la guerre, paradoxalement, ins- pire. En détruisant un ordre symbolique, elle en appelle naturellement un autre : l’invalidité de l’ordre antérieur, promulguée du fait même de son incapacité à endi- guer le chaos de la guerre, demande la création d’un autre ordre et de tout temps, les écrivains ont répondu à cet appel d’air symbolique. La situation de guerre induit en effet une nouvelle situation d’écriture pour celui qui se voit sommé de répondre

1. Louis aRagon, « Vingt ans après », dans Le crève-cœur ; Le nouveau crève-cœur, Paris, Gallimard,

« Poésie », 1980, pp. 11-13.

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à la cruelle question d’Hölderlin : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? »2, ou de se taire à jamais. Quand elle n’est pas l’événement déclencheur qui conduit à l’écriture, elle oblige l’écrivain à sortir de son rôle et à s’engager dans le présent.

La guerre entretient avec la parole un rapport particulier, intime et ambigu, tendu entre la sécheresse des mots d’ordre, l’emphase des harangues, les cris de douleur ou de victoire, l’abondance des récits de souvenirs patiemment tissés et l’aporie des silences qui les grèvent ou les bloquent. La guerre appelle la parole, utilise la parole, passe par la parole. Elle n’est pas qu’objet du discours, elle tend aussi à le configurer. Toute guerre, pour être guerre, doit être formalisée par un acte de langage, une déclaration de guerre en bonne et due forme à laquelle répondra symétriquement la signature d’un armistice, un traité de paix, la notification d’une capitulation sans conditions, voire un simple cessez-le-feu obtenu au cours de né- gociations, parole fragile et parfois vite trahie. En outre, si, durant son déroulement, les lois qui régissent la vie courante en société sont abolies, la guerre n’en est pas moins une activité extrêmement réglementée, ce qui la distingue d’un simple acte de violence (attentat terroriste, razzia, pillage)3. Elle est en effet régie par des cou- tumes, des lois, des conventions dont la non-observance par l’un des belligérants le renverra irrémédiablement du côté de la barbarie.

Si la situation de guerre repose sur un discours juridique, elle est également encadrée et accompagnée par la parole, car le conflit commence à s’écrire officielle- ment en même temps qu’il se fait. La guerre débute, d’ailleurs bien souvent, avant sa déclaration officielle, dans le discours, par la mise en œuvre d’un imaginaire polarisé qui en prépare le déclenchement et influence son déroulement4. Si la guerre prend place à la frontière et a souvent pour enjeu sa délimitation, sa frontière temporelle doit, elle-même, être déconstruite. Il est frappant que les guerres sont couramment nommées par des dates, qui les encadrent comme des bornes étanches, ou par une durée, procédés qui circonscrivent le phénomène guerrier en le découpant au sein de la chronologie et en réduisent la portée en le donnant à lire comme un temps à part, en marge de la temporalité de la vie quotidienne des sociétés. Pourtant, même si son irruption peut être vécue par les contemporains comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, la guerre, telle une tumeur, a souvent ses racines profondément enfoncées dans le temps de paix qui la précède et qu’elle rongeait déjà. De même, elle poursuit son œuvre souterraine par-delà sa fin officielle pour parfois ressurgir ou disséminer ses métastases après une brève rémission. La guerre ne serait-elle que le crescendo au sein d’une longue partition qui à tout moment pourrait s’enliser dans

2. « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? », strophe tirée de l’élégie Pain et Vin, citée dans Maurice BlanCHot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1955, p. 329.

3. Michaël walzeR, dans son essai Guerres justes et injustes, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2006 pose la question du jugement porté sur la guerre, c’est-à-dire des situations et des modalités en fonction desquelles l’usage de la violence pourra être considéré comme légitime. Dans la définition de ce qui peut être considéré comme une guerre « juste » (mais qui peut à chaque instant basculer dans l’injustice), le philosophe insiste notamment sur la théorie de la guerre et la notion de conven- tion acceptée tacitement ou non par les belligérants : « Je propose d’appeler convention relativement à la guerre l’ensemble constitué par l’articulation des normes, des coutumes, des codes professionnels, des préceptes juridiques, des principes philosophiques ou religieux et des accommodements réci- proques qui informent nos jugements sur le comportement militaire » (p. 115). La notion de crime de guerre, qui découle de l’existence de ce droit de la guerre, est la preuve que toutes les formes de violences ne sont normalement pas acceptées en temps de guerre.

4. Laurence van ypeRsele, « Des mythes contemporains aux représentations collectives », dans Questions d’histoire contemporaine. Conflits, mémoires et identités, s. dir. ead., Paris, P.U.F., « Quadrige », 2006, pp. 37-38.

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la répétition de la danse de mort d’un rigodon5 ? Dans l’appréhension des discours de la guerre, ses seuils constituent des moments cruciaux de basculement, à la fois instants de rupture et d’aboutissement qui, dans le même geste, périment l’ordre antérieur et lui donnent sens en jouant le rôle de révélateurs de ses aspects cachés.

Le regard ne pourra donc se contenter d’embrasser le seul conflit, mais se portera également sur son amont et son aval qui le mettent en perspective. Il se révèle alors dans sa double dimension d’événement météorique – vision qui est de nature à faire ressortir son absurdité – et dans la logique d’une continuité qui permettra éventuel- lement de défendre sa légitimité.

Toute guerre suppose par ailleurs une préparation qui n’est pas uniquement matérielle ; elle demande une mobilisation de forces sociales, militaires et spirituel- les, autour d’une justification, fût-elle minime, fût-elle un simple prétexte de nature à autoriser le recours à la force6. Il importe donc de mettre en évidence les valeurs et les intérêts convergents sur lesquels elle repose, le système de représentations par- tagées qui entraînera un consensus suffisant dans un groupe donné pour le pousser à consentir les efforts et à courir les risques que suppose tout conflit. L’engagement dans la guerre peut se faire sous le coup de l’enthousiasme, de la pression sociale, d’une nécessité vitale ou de la coercition ; il peut être également l’expression d’un consentement résigné. Dans ce contexte, la propagande, dont la diffusion peut être aussi bien horizontale que verticale8, joue un rôle crucial. Le positionnement de la littérature par rapport à elle, qu’elle se mette à son service ou choisisse de l’affron- ter, doit dès lors être interrogé. Les écrivains sont en effet au cœur de la cité ; ils reçoivent l’influence de ce que les historiens ont appelé la « culture de guerre »9 en même temps qu’ils participent à sa construction, à sa diffusion ou à sa dénoncia-

5. Ce terme est employé métaphoriquement par Céline pour désigner la guerre et la structure de l’Histoire. Il donne en particulier son titre au dernier tome de la trilogie allemande qui relate la fuite de l’auteur au milieu de l’Allemagne en feu de la Deuxième Guerre mondiale.

. « La théorie de la guerre a toujours joué un rôle dans les arguments officiels ayant trait à la guerre. Aucun dirigeant politique ne peut envoyer des soldats au combat en leur demandant de risquer leur vie et de tuer d’autres individus sans les assurer de la justice de leur cause et de l’injustice de celle des ennemis. Et si l’on fait usage de la théorie, il est également inévitable qu’on en fasse un mauvais usage » (Michaël walzeR, op. cit., pp. 3-38).

. Les représentations sociales, en tant que structures signifiantes qui ordonnent le chaos du réel, jouent un rôle crucial dans la situation de guerre qui les active, les remet en question, les radicalise. Elles sont en effet des moteurs d’action et d’explication du réel, comme l’a montré Denise Jodelet, « Représentations sociales : un domaine en pleine expansion », dans Les représentations so- ciales, s. dir. ead., Paris, P.U.F., « Sociologie d’aujourd’hui », 1989, pp 4-9. Elles ont une fonction cognitive et pragmatique ; elles servent à la justification du comportement, ainsi qu’à la construction identitaire. Suivant la typologie définie par Serge Moscovici, elles peuvent être qualifiées d’hégémoni- ques lorsqu’elles sont partagées par tous les membres d’un groupe social ; elles sont dites émancipées quand elles sont le produit des interactions entre différents groupes ; enfin, certaines représentations générées au cours d’un conflit sont qualifiées de polémiques par leur caractère clivant (Serge MosCoviCi,

« Notes towards a description of social representations », dans European Journal of Social Psychology, t.

18, 1988, pp. 211-250 ; Laurent liCata, Olivier Klein & Nicolas van deR linden, « Sens commun et histoire. L’étude des représentations sociales », dans Questions d’histoire contemporaine. Conflits, mémoi- res et identités, op. cit., pp. 39-64).

8. L’acception courante de la propagande la voit comme un objet imposé d’en haut par un pouvoir. Toutefois, la diffusion de la propagande peut également se faire de manière horizontale au sein d’un groupe comme le montrent Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker à propos du mythe du bourrage de crâne (14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 2003, pp. 130-132).

9. L’idée d’une « culture de guerre » a été introduite par Stéphane Audoin-Rouzeau et An- nette Becker pour la Première Guerre mondiale (Stéphane audoin-Rouzeau et Annette BeCKeR,

« Violence et consentement : la “culture de guerre” du premier conflit mondial », dans Pour une histoire culturelle, s. dir. Jean-Pierre Rioux et Jean-François siRinelli, Paris, Seuil, 199, pp. 251-21. Il convient toutefois d’être prudent dans la manipulation de ce concept et a fortiori dans son application à d’autres guerres, comme le souligne Thierry Lemoine. Il suggère également de ne pas considérer la culture de guerre comme un ensemble monolithique, mais de parler des cultures de guerre. Thierry

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tion. À cette mobilisation des esprits répond, lors de la sortie de guerre, leur longue et délicate démobilisation10. Une étude des imaginaires qui entourent un conflit de- vra donc se montrer attentive au sens que revêt la guerre pour ses différents acteurs – pour ses différentes catégories d’acteurs. Ce sens, loin d’être figé et monolithique, évolue au cours du conflit, entre son début et sa fin puis au fil des générations successives qui le reçoivent et en portent la mémoire. Plus que du discours de la guerre, il convient donc de parler des discours de la guerre qui s’enchevêtrent, se renforcent, s’infléchissent et entrent eux-mêmes en conflit. « Pas de récit de guerre sans guerre des récits » note ainsi Jean Kaempfer11, ce qui invite à considérer chaque témoignage dans une perspective dialogique, c’est-à-dire dans ses interactions au sein de la nébuleuse de discours de son temps et des discours qu’il reçoit du passé.

Ces discours de la guerre ne se marquent pas uniquement au niveau social ; la guerre imprime également son sceau sur l’usage le plus quotidien et le plus intime du langage. Elle est « l’ère des phrases mécaniques » comme le souligne Aragon.

Elle impose ses codes d’énonciation, ses grades, ses appels, ses termes techniques, ses explications stratégiques12, son argot, ses chansons de soldat... Mais la guerre bride également la parole. Le pouvoir peut ainsi être tenté de contrôler la langue, de créer des mots, d’en interdire d’autres, d’en modifier le sens, d’imposer des expres- sions, notamment pour nommer l’ennemi intérieur ou extérieur13… La violence du

leMoine, « Cultures de guerre, évolution d’un concept », dans Questions d’histoire contemporaine. Conflits, mémoires et identités, op. cit., pp. 133-14.

10. Le phénomène de la sortie de guerre a reçu ces dernières années un intérêt particulier notamment en ce qui concerne la Première Guerre mondiale. Voyez, par exemple, Sortir de la grande guerre : le monde et l’après-1918, s. dir. Stéphane audoin-Rouzeau et Christophe pRoCHasson, Paris, Tal- landier, 2008 ; Comment (se) sortir de la grande guerre ? Regards sur quelques pays « vainqueurs » : la Belgique, la France et la Grande-Bretagne, s. dir. Stéphanie Claisse et Thierry leMoine, Paris, L’Harmattan, « Struc- tures et pouvoirs des imaginaires », 2005 ; John HoRne, Démobilisations culturelles après la grande guerre, Paris, Noesis, « 14/18 Aujourd’hui – Today– Heute », 2002, pp. 45-53 et le dossier Sorties de guerre au XXe siècle, s. dir. Bruno CaBanes et Guillaume piKetty, dans Histoire@Politique. Politique, culture, société.

Revue électronique du Centre d’Histoire de Sciences Po, n° 3, novembre-décembre 200 (http://www.his- toire-politique.fr/index.php?numero=03&rub=dossier&item=22). Les contributions réunies dans cette revue élargissent la problématique à d’autres conflits et abordent particulièrement la question de la démobilisation culturelle. La démobilisation n’est, en effet, pas que militaire et économique, comme le souligne J. Horne (op. cit., p. 45) : « Nous sommes habitués à voir la démobilisation sous ses angles militaires et économiques […] se reconvertir à la paix, c’était par définition rembobiner le film des deux mobilisations […]. Cependant, le fond de la mobilisation pour la guerre s’opéra à un autre niveau, celui des valeurs, des représentations, des imaginaires des populations concernées. Ceci implique que le rétablissement de la paix nécessitât une autre forme de démobilisation – celle des

« cultures de guerre » qui avaient caractérisé la vie collective durant le conflit ».

11. Jean KaeMpfeR, Poétique du récit de guerre, Paris, Corti, « Les Essais », 1998, p. 11.

12. La stratégie est un langage qui contient une justification, ce que fait remarquer Michaël walzeR, op. cit., pp. 64-68. Elle vise à décrire et à donner une forme à des situations souvent confu- ses ainsi que des repères dans leur déroulement. Sans ces termes auxquels peuvent se raccrocher les acteurs du conflit, tout discours cohérent sur la guerre deviendrait impossible, de même que mener la guerre elle-même, c’est-à-dire coordonner les mouvements des hommes. Le langage manifeste ainsi son ambition tout illusoire de plier la guerre à son contrôle théorique, d’enfermer chaque situation potentiellement dangereuse ou non prévue sous une étiquette, une catégorie qui en es- tompe le caractère déstabilisant et rend la situation intelligible, à défaut d’être maîtrisable (percée, retraite, euphémisée en redéploiement). Pour le littéraire, la remise en cause de la performativité de ce langage théorique a donné des scènes marquantes comme celle de Fabrice à Waterloo dans La Chartreuse de Parme ou l’épisode des cartes d’état-major et de la recherche de Barbagny dans Voyage au bout de la nuit. Le langage autojustificatif de la stratégie qui veut faire apparaître la guerre comme une activité rationnelle y est tourné en dérision, ce qui la fait apparaître dans sa réelle dimension de chaos immaîtrisable.

13. L’hypocrisie du langage est fréquente en temps de guerre. L’écrivain qui travaille la langue se trouve ainsi confronté à l’usage d’une langue en guerre. Spontanément les acteurs et les obser- vateurs sont amenés à user d’expressions toutes faites et des termes convenus face à une situation délicate, voire dramatique. Cette utilisation de la langue a pour fin de maquiller la réalité ou d’assurer la propagande. La guerre peut en effet être l’occasion d’une manipulation du langage qui accompa-

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temps se marque ainsi jusque dans le lexique si bien que la victime peut se retrouver privée des mots qui pourraient dire son expérience dans un monde où le langage détourné a perdu une partie de son pouvoir de signification. Cette confiscation de la parole passe par l’imposition d’une histoire officielle et par la censure qui est l’une des caractéristiques du temps de guerre. Les voix discordantes sont ainsi ren- voyées dans la clandestinité, contraintes de lutter pour s’imposer, voire de circuler sous le manteau. L’écrivain dans le conflit est souvent un écrivain en résistance14. La censure qui le menace confirme que sa plume n’est pas une arme à sous-esti- mer puisqu’elle exprime en creux la crainte qu’inspire une parole libre et le danger qu’elle peut représenter. C’est que la guerre, événement d’une rupture, suscite des contre-discours de rupture. Si, comme le dit Antoine Compagnon, la littérature est recherche et puissance de questionnement fondamental sur les valeurs15, il n’est pas étonnant que le travail de l’écrivain occupe une place centrale dans la constitution des discours de la guerre et qu’en retour, la guerre occupe une place particulière au sein de la littérature.

Parmi la myriade infinie des événements de l’histoire profane, le conflit armé a suscité le premier l’attention des auteurs : les grandes épopées, comme les pre- miers récits mythico-historiques, font la part belle aux combats. Par la tradition orale, puis par l’écriture, les hommes assurent ainsi prioritairement la mémoire des conflits ancestraux et glorifient les héros, modèles de conduite à l’aune desquels se mesurent les hommes du présent, créateurs des lignées dans lesquels ils s’inscrivent.

Mais la guerre n’est pas qu’un motif de commémoration et de célébration, elle est avant tout un puits d’interrogations16, qui lézardent les certitudes et minent les discours qui embaument les plaies à vif qu’elle laisse1. Des textes fondateurs aux romans contemporains, il n’est pas d’écriture du conflit qui n’émane de la profonde nécessité métaphysique engendrée par la guerre. Le conflit qui rompt l’équilibre des sociétés et des vies humaines, qui confronte les individus à l’irrémédiable, ne cesse de fasciner l’homme. La voix de la guerre l’interroge, avec la dernière violence, quant à sa nature, à l’éthique de son agir, à son identité individuelle et collective. Le temps du conflit est, en particulier, celui où l’homme se confronte de la manière la plus concrète et la plus immédiate à l’angoisse de sa finitude. Il y est mis en présence du spectre angoissant de la rupture de sa propre vie, mais également de la fin du

gne celle de la mémoire que nous analyserons ci-dessous. Des pouvoirs peuvent en effet pratiquer ce que les Chinois appellent la « rectification des noms » (Michaël walzeR, op. cit., p. 29). L’idéolo- gie peut ainsi imprégner profondément les usages quotidiens du langage, comme l’a montré Victor KleMpeReR pour la langue totalitaire du nazisme ( LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque Idées », 1996). Ce brouillage de la langue qui vient renforcer le caractère indicible de l’expérience est analysé dans le contexte du franquisme dans ce numéro Sophie Milquet (voir « Le roman comme lieu de mémoire : l’esthétique des fosses communes dans l’œuvre d’Augustin Gomez-Arcos »).

14. Il ne faut pas rappeler le rôle qu’ont joué les intellectuels et les écrivains dans la résistance française durant la Seconde Guerre mondiale.

15. Ces questions ont été abordées par Antoine CoMpagnon, La littérature pour quoi faire ?, Paris, Collège de France/Fayard, 200.

16. L’Iliade débute ainsi sur le questionnement du sens de la mort des héros. L’interrogation engendrée par la stupeur face à la guerre peut aboutir à la crise du sens qu’illustre le célèbre cri de Bardamu dans Voyage au bout de la nuit : « La guerre en somme c’était tout ce qu’on ne comprenait pas », Louis-Ferdinand Céline, « Voyage au bout de la nuit », dans Romans I. Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, Paris, Gallimard, « NRF/ Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 12.

1. Pour un exemple des rapports entre les discours de commémoration et le deuil dont ils ne pourront jamais combler le gouffre voyez par exemple Carine tRevisan, Les fables du deuil. La grande guerre : mort et écriture, Paris, P.U.F., « Perspectives littéraires », 2001.

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monde ou, du moins, de son monde, celui dans lequel s’enracinait son existence.

Pendant la guerre, la mort cesse ainsi d’être une potentialité reléguée à un futur plus ou moins lointain pour devenir une réalité présente et pressante. Sur le champ de bataille, les cadavres en décomposition, qui sont d’ordinaire cachés, sont exposés au grand jour ; la mort s’y révèle sous ses aspects les plus lisibles, ceux que les sociétés tentent normalement de refouler. L’expérience de la guerre appelle ainsi, plus que toute autre, une réponse de l’imaginaire puisque, comme l’a montré Gilbert Du- rand, l’imaginaire « manifeste l’effort de l’être pour dresser une espérance vivante envers et contre le monde objectif de la mort »18.

Si la guerre pose avec insistance la question de la mort, elle oblige également les individus et les groupes à se définir eux-mêmes face à un autre menaçant et pose de manière aiguë le problème de l’identité, qui ne peut être séparé de celui de la to- talisation existentielle. Or, la question de la mémoire et du témoignage, que pose le conflit, révèle le rôle que peut jouer l’écriture lorsque les hommes doivent affronter un passé traumatisant. Il n’est pas possible de vivre avec un « passé qui ne passe pas »19 et qui tétanise la mémoire, un passé inassimilable qui pèse à chaque instant de son poids (de) mort sur le présent. Face au risque de la hantise, Ricœur suggère que des événements qui paraissent à la limite des possibilités de représentation doivent, au contraire, stimuler l’exploration de modes d’expressions alternatifs20. L’expérience d’un temps de violence paroxystique engendre tout à la fois l’urgence brûlante de dire et l’incapacité de mettre des mots sur la déchirure intime. Le silence et le ressassement sont alors, pour le témoin, les deux faces d’un même blocage, d’une mémoire em- pêchée21, phénomène que Paul Ricœur rapproche du travail douloureux du deuil.

De plus, la difficulté de dire qu’éprouve le survivant est souvent exacerbée par les

18. Gilbert duRand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1969, p. 499. La problématique temporelle est également au cœur de la poétique de Jean BuRgos (Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Seuil, « Pierres vives », 1982). Celui-ci distingue trois types d’écritures qu’il relie aux trois grands modes syntaxiques de l’imaginaire dégagés par Gilbert Durand. Ils correspondent à des gestes de survie face au temps : la stratégie de la révolte contre le temps, le refus de la temporalité et enfin l’acceptation de sa fuite dans l’écriture de la ruse.

19. L’expression est reprise à l’essai de Éric Conan et Henry Rousso : Vichy un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, « Pour une histoire du XXe siècle », 1996.

20. Paul RiCœuR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 2000, p. 33.

21. Pour Paul Ricœur, le phénomène de la mémoire empêchée est lié à la problématique du deuil (voyez également Tzvetan todoRov, « La mémoire et ses abus », dans Esprit. Le poids de la mémoire, n° , juillet 1993, pp. 34-44). Cette mémoire blessée, voire malade, se rapproche des mécanismes de refoulement et de la compulsion de répétition. Le trop de mémoire ou le trop peu de mémoire sont ainsi les deux expressions d’une mémoire blessée et aboutissent à une paralysie de l’activité mémorielle. « Le trop de mémoire rappelle particulièrement la compulsion de répétition, dont Freud nous dit qu’elle conduit à substituer le passage à l’acte au souvenir véritable par lequel le pré- sent serait réconcilié avec le passé […] on peut parler, si l’on veut, de mémoire-répétition pour ces célébrations funèbres […]. Si tel est le cas, alors le trop peu de mémoire relève de la même réinter- prétation. Ce que les uns cultivent avec délectation morose, et ce que les autres fuient avec mauvaise conscience, c’est la même mémoire-répétition. Les uns aiment s’y perdre, les autres ont peur d’y être engloutis. Mais les uns et les autres souffrent du même déficit de critique ? Ils n’accèdent pas à ce que Freud appelait travail de remémoration » (Paul RiCœuR, La mémoire, l’Histoire, l’oubli, Paris, Seuil,

« Points. Essais », 2000, p. 96). Si le passage par l’écriture peut faire ressurgir le souvenir et l’organiser en un récit cohérent qui permettra de réconcilier le présent avec les blessures du passé, la littérature peut également s’apparenter à la compulsion de répétition d’un trauma collectif qui est ressassé. Si le texte peut être le lieu d’un décentrement, il peut également révéler l’autocentrement d’une com- munauté dans une commémoration compulsive de l’événement. La hantise du passé étudiée par Henry Rousso (Henry Rousso, La hantise du passé, entretien avec Philippe petit, Paris, Les éditions Textuel,

« Conversation pour demain », 1998) concerne en effet tous les domaines de la vie sociale et cultu- relle. Elle s’exprime autant dans le dit que dans les non-dits. Au plan de ce que Paul Ricœur appelle la mémoire manipulée et la mémoire obligée, elle aboutit d’une part au déni du passé et d’autre part à l’impératif du devoir de mémoire qui peut devenir une exhortation obsessionnelle à commémorer qui court-circuite le travail de deuil.

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relations entre les strates collectives et individuelles de la mémoire qui peuvent en- trer en conflit, ce qui fait que le souvenir personnel se voit privé des cadres sociaux22 dans lesquels il pourrait s’enraciner et vivre. Pour celui qui a vécu des événements traumatisants, il peut alors être impossible de faire exister son souvenir personnel au sein de la mémoire officielle23. Toutefois, comme le souligne Vincent Engel, la littérature peut être un recours pour lever les obstacles qui entravent la mémoire d’un événement traumatique. Face à la triple impossibilité qui le font apparaître ini- maginable, indicible et intransmissible, il importe d’imaginer, de dire, de transmettre malgré tout24. La guerre, expérience dont la commotion touche à l’inénarrable, est en effet un défi lancé à la narration25 qui demande la mise en œuvre de formes souvent inédites et trouve en particulier à s’exprimer dans des récits brisés, des esthétiques du fragment qui reproduisent, dans la structure même de la langue et du texte, la violence des événements dont elles portent la trace. Le lent travail de l’écriture et de la mise en récit26, la distanciation2, que met en œuvre la transposition fictionnelle, permettent de suivre les fractures intimes qui brisent le temps biographique et de donner forme et sens à ce qui restait indicible.

La littérature autobiographique au sens large (autobiographies plus ou moins romancées, récits de vie, témoignages) permet de mobiliser des fragments d’expé- rience et de les assimiler. En outre, parmi les différentes modalités discursives, il y a lieu de s’interroger sur le pouvoir de la fiction lorsque les hommes sont placés de- vant la nécessité de ressaisir un passé douloureux, de lui donner un sens et de tenter d’en assurer la mémoire. La béance qu’ouvre la fiction au sein de la quotidienneté

22. Il revient à Maurice Hallbwachs d’avoir mis en évidence l’existence des cadres sociaux de la mémoire (Maurice HallBwaCHs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994).

23. La manipulation de la mémoire peut aller jusqu’à la menace de l’effacement pur et sim- ple du passé. De tout temps, les souverains ont essayé de contrôler aussi bien la mémoire de leur règne que de celui de leurs prédécesseurs. L’existence d’une personne, d’un fait, d’une période peut ainsi être purement et simplement niée. L’Egypte, Rome, les Incas ont connus de tels phénomènes de damnatio memoriae. Toutefois, comme le souligne Tzvetan Todorov (Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, pp. 9-11), les tyrannies du XXe siècle ont systématisé leur mainmise sur la mémoire et ont montré une capacité sans précédent à maquiller, voire effacer les moindres traces du passé. Les mensonges prennent alors la place de la vérité qui en retour ne peut plus être entendue et apparaît mensongère.

24. Vincent engel, « Le procès de Shamgorod, 2000, Le procès de Shamgorod d’Élie Wiesel

“imager” l’inimaginable mal », dans Imaginaires du mal, s. dir. Paul-Augustin depRoost et Myriam wattHee-delMotte, Louvain-la-Neuve, Le Cerf – Presses universitaires de Louvain, 2000, pp. 25- 259 ; id., Fiction : l’impossible nécessité. Sur les récifs des sirènes naissent les récits des silènes, Asmodée Edern Éditions, Ohain, 2006 ; id., « Fascisme et nazisme : le triomphe d’une fiction », dans imaginaires de Guerre : l’Histoire entre Mythe et Réalité, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, pp. 46- 49 ; id., De l’histoire à la fiction, de la fiction à la mémoire, conférence des midis de l’Institut de Littérature de l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), jeudi 22 novembre 2001 ; id., Écritures et mémoires du conflit. Échange avec Vincent Engel, conférence dans le cadre de la journée d’études « Écri- vains en conflit » organisée par François-Xavier lavenne et Olivier odaeRt, le 22 novembre 200 à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve).

25. Jean KaeMpfeR, op. cit., pp. 8, 24 et 255-256 souligne ce caractère irracontable dont la nécessité du dépassement induit des choix esthétiques, une poétique particulière et l’exploration de formes narratives inédites : « La guerre assurément c’est ce qui ne se raconte pas. Mais de même que les plus belles descriptions s’annoncent souvent en déclarant leur impossibilité (c’était un chaos indes- criptible…), l’inénarrable n’a jamais empêché les narrations d’exister » (pp. 255-256).

26. La mise en récit est cruciale pour l’appropriation du temps et de l’expérience comme le souligne Paul RiCœuR dans Temps et récit. T. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, « Points essais», 1983, p. 1 : « Le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ». La mise en intrigue est, en effet, un dynamisme intégrateur qui est lié à une configuration temporelle.

2. Tzvetan todoRov, La mémoire et ses abus, op. cit., pp. 34-44 souligne qu’une distanciation réflexive est nécessaire au passage de ce qu’il appelle la mémoire littérale à la mémoire exemplaire.

Il nous semble que la fiction peut jouer un rôle dans ce processus. Le comme si fictionnel permet le décalage, le décentrement.

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lui confère une puissance de révélation28 et en fait un lieu de construction et de mise en question de l’identité29. Le comme si qui l’inaugure fait qu’elle est habilitée à explorer, sur le mode imaginaire, les potentialités non effectuées du passé. Elle peut, à sa guise, prendre possession du réel, l’interroger et le reconstruire dans l’espace transitionnel qu’elle délimite. Cette puissance tient à l’ontologie spécifique qui la caractérise. Elle est, pour reprendre la définition de Jean-Marie Schaeffer, une feintise ludique, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur le pouvoir créateur de l’imagination, mais elle est également partagée, ce qui la différencie du leurre30. Elle est, en effet, destinée à être donnée au lecteur qui va accepter de s’immerger dans l’autre réel que lui ouvre le texte et faire vivre l’événement raconté dans son imaginaire. Ceci explique que les dédicaces de romans, comme Le Feu ou Les Croix de bois, associent le livre qui s’écrit à un monument dressé à la mémoire des morts, à la destination de ceux qui n’ont qu’une image fausse de la guerre. Cependant, le texte n’est pas qu’une sépulture ; la littérature a le pouvoir de créer des mondes qui échappent au temps et dans lesquels le passé peut reprendre vie. De Proust à Céline ne retrouve-t-on pas chez beaucoup d’écrivains le rêve orphique d’arracher à la mort le passé disparu ?

La littérature est ainsi un vecteur de perpétuation et d’interrogation des mé- moires et des identités à l’interface des sphères individuelles et collectives. Leurs constructions et leurs gestions reposent sur la mise en œuvre de la narration31. Au plan personnel, elle permet en effet, comme le souligne Joël Candau, de « donner du sens aux consécutions d’une vie, à une série d’actions décousues, fragmentées, à la discontinuité du réel, à une “poussière d’événements personnels” »32. Le récit est également le principe moteur de la définition des identités collectives. Si un débat33 a longtemps opposé les tenants de la dimension individuelle de la mémoire aux défen- seurs de son caractère collectif34, il apparaît aujourd’hui que loin d’être séparées, ces deux strates de la mémoire se constituent sous la forme d’un réseau continu dont l’articulation est le produit des codes de la narration35. Dans cette innutrition réciproque,

28. Pour François Coupry, la fiction est « cette puissance de se décaler par rapport au réel, afin de lui donner une perspective, un sens » (Notre société de fiction, Paris, Édition du Rocher, 2001, p.

9). Jean-Marie sCHaeffeR, Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, « Poétique », 1999, pp. 61-133 considère que la fiction est susceptible d’être un outil cognitif privilégié. Il montre qu’elle est un trait essentiel de l’humain et qu’elle est le terme d’un processus d’apprentissage par imitation. L’imitation ludique joue, en effet, un rôle important dans le développement de l’être humain. Grâce à elle, l’homme peut se mettre à la place de l’autre, voir le monde par ses yeux, imiter son comportement et le prévoir.

L’imitation entraîne donc des représentations mentales que chaque être est capable de créer et d’as- similer. Or, ce qui vaut pour les feintises ludiques vaut pour les feintises artistiques.

29. François-Xavier lavenne, Virginie RenaRd & François tolletFiction, Between Inner Life and Collective Memory. A Methodological Reflection, dans The New Arcadia Review, vol. 3:Memory and the inner life, 2005, pp. 1-11 (http://www.bc.edu/publications/newarcadia/meta-elements/pdf/3/fiction.pdf).

30. Jean-Marie sCHaeffeR, Pourquoi la fiction ?, op. cit., pp. 133-231.

31. Paul RiCœuR, « L’identité narrative », dans Revue des sciences humaines, t. LXXXXV, n° 221, janvier-mars 1991, pp. 35-4 ; id. Temps et récit, tome III, Paris, Seuil, « Points essais », 1985, pp. 439-448 ; id., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, « Points essais », 1990 ; Joël Candau, Mémoire et identité, Paris, P.U.F., « Sociologie d’aujourd’hui », 1998, pp. 63-3 souligne que, lorsque le sujet se raconte, le travail de la mémoire est une maïeutique de l’identité. Candau précise qu’il « serait erroné de vouloir évaluer cette identité narrative à partir des critères du vrai et du faux en rejetant purement et simplement les anamnèses qui ne semblent pas crédibles ». Cette narration qui permet une totalisation existentielle se fait dans des échanges entre l’individu et la collectivité, entre l’intériorité du « je » et l’extériorité du « il ».

32. Joël Candau, op. cit., pp. 63-65.

33. Les termes de ce débat sont résumés par Paul RiCœuR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., pp. 112-16.

34. Maurice HallBwaCHs, La mémoire collective, Paris, P.U.F., « Bibliothèque de sociologie contemporaine », 1950.

35. Arno J. MayeR, « Les pièges du souvenir », dans Esprit. Le poids de la mémoire, 1993, pp. 49- 50. Sur la question de la mémoire collective voyez également Joël Candau, op. cit. ; Jean-Claude

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striée de tensions36, la littérature, qui est dans son essence échange et transmission, peut jouer un rôle crucial3 de médiateur entre les mémoires vives des individus et la mémoire des collectivités. Dans cette perspective, la question de la réception de l’œuvre apparaît déterminante. Des productions comme le roman populaire, la bande dessinée ou le ro- man de jeunesse, qui sont destinées à un vaste public, se révèlent d’une importance capi- tale, comme en témoignent les articles consacrés à ces champs de recherche réunis dans ce volume. L’étude des imaginaires ou une approche de type sociologique ne peuvent toutefois jamais omettre la dimension esthétique du texte. C’est en effet parce qu’il est un objet esthétique que le texte touche à la structure affective de la mémoire, l’affectivité étant en effet un facteur d’intensification et d’enracinement du souvenir38. Une attention particulière doit donc être accordée aux procédés stylistiques et aux images dont l’im- pact sur le lecteur donne son efficacité à la construction textuelle.

L’espace qu’ouvre l’écriture est essentiel pour dire, transmettre et interroger l’expérience de la guerre. Ce temps de crise, dans le cours de la vie des individus et des groupes auxquels ils appartiennent, peut être vécu comme nécessaire, salu- taire ou absurde. Confrontés à l’incertitude des temps, à la violence et à la terreur du combat, les sociétés et les hommes qui les composent doivent reconstruire et instrumentaliser l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et symétriquement celle qu’ils ont de l’ennemi39. Comme le soulignent Laurence Van Ypersele et Étienne Cléda, l’ex- périence de la guerre fait que les hommes sont mis à nu dans leurs imaginaires comme dans leur corps 40. Ces périodes de crise peuvent ainsi les amener à se raccrocher à la force ras-

desCHaMps, Dario paez et James penneBaKeR, « Mémoire collective et culture », dans La mémoire sociale : identités et représentations sociales, s. dir. Stéphane lauRens & Nicolas Roussiau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, pp. 245-25 ; Nicolas Roussiau & Christine BonaRdi, « Quelle place occupe la mémoire sociale dans le champ des représentations sociales ? », dans ibid., pp. 33-49 ; Jean viaud, « Contribution à l’actualisation de la notion de mémoire collective », dans ibid., pp. 21-32 ; René ReMond, « La transmission de la mémoire », dans Pourquoi se souvenir ?, s. dir. de Françoise BaRRet- duCRoCq, Paris, Grasset, 1999, pp. 8-91.

36. Il n’existe pas de dichotomie entre les mémoires individuelles et collectives. La frontière qui les sépare est fluctuante et poreuse. Leur construction et leur relation sont le fruit d’un dialogisme. Cette arti- culation peut produire des effets de syntonisation lorsque les différentes couches de mémoire convergent, entrent en écho et se renforcent. Cette situation est caractéristique des célébrations durant lesquelles la communauté communie réunie autour du souvenir d’un événement. Or, l’on sait le rôle central que joue le verbe, et particulièrement la littérature, dans ces circonstances, particulièrement au moyen des genres épidictiques que sont l’éloge et le blâme. Une telle convergence est également caractéristique de la culture de guerre, moment où la nation se rassemble autour de ce qu’elle considère comme son identité et où tou- tes les références au passé qui la fonde sont convoquées : « La hantise du futur fait ressurgir les fantômes du passé » (Pierre Laborie cité dans Laurence van ypeRsele, Questions d’histoire contemporaine, op. cit., p. 38).

À l’opposé, les différentes strates de mémoires peuvent entrer en compétition et entraîner des conflits mémoriels. Les deux positions extrêmes sont, dans ce cas, le déni de mémoire qu’entraîne sa manipulation et l’impératif tyrannique du devoir de mémoire (sur les us et abus de la mémoire voyez Paul RiCœuR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., pp. 6-112 ; Tzvetan todoRov, Les abus de la mémoire, op. cit.).

3. Cette importance de la littérature est notamment soulignée par Véronique Bonnet (Conflits de mémoire, Paris, Karthala, « Hommes et sociétés », 2004, pp. 8-9).

38. Sur le lien entre la mémoire et l’émotion : Daniel sCHaCteR, À la recherche de la mémoire : le passé, l’esprit et le cerveau, Paris, De Boeck, 1999, pp. 246-259 ; Jean-Yves tadié et Marc tadié, Le sens de la mémoire, Paris, Gallimard, « Folio essais »,1999, pp. 104-106 ; 11-119.

39. La littérature de guerre est un terrain particulièrement riche pour les études imagologiques, branche de la littérature comparée qui étudie l’image de l’étranger dans la littérature (Jean-Marc MouRa,

« L’imagologie littéraire : Essai de mise au point historique et critique », dans Revue de Littérature comparée, n° 3, 1992, pp. 21-28 ; Daniel-Henri pageaux, « De l’imagerie culturelle à l’imaginaire », dans Précis de littérature comparée, s. dir. Pierre BRunel et Yves CHevRel, Paris, P.U.F., 1989, pp. 134-161). Dans la lit- térature de guerre, l’étranger est l’ennemi, celui qu’il faut tuer ou par lequel l’on risque d’être soi-même tué. Mais il est également celui avec lequel il est possible de fraterniser par delà les antagonismes des deux camps.

40. Laurence van ypeRsele, Imaginaires de guerre, l’histoire entre mythe et réalité, op. cit., p. 492.

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surante et simplificatrice des stéréotypes41. La littérature, qui se nourrit aux sources des représentations collectives, charrie souvent de telles images. Toute guerre génère son ha- lot de représentations patriotiques, d’images glorieuses et épiques, réactivées en période de tension et puisées dans un vaste fond culturel et littéraire. Le geste de l’écriture peut aboutir à leur déconstruction polémique, à un jeu ironique autour de ce qui est perçu comme des poncifs ou à leur affirmation, dont l’extrémité sera la production d’une lit- térature cocardière. Il ne faut pas oublier que la littérature peut se mettre au service de la machine guerrière et se faire littérature de combat, parfois pour le pire, en alimentant les représentations qui sous-tendent le conflit pour exacerber la haine de l’autre. Dans ce contexte, il faut accorder une attention particulière au genre du pamphlet, parole vis- cérale, dictée par l’urgence, dont Marc Angenot souligne qu’elle est directement en prise sur l’actualité à laquelle elle réagit et qu’elle tente d’infléchir42.

Toutefois, le conflit, s’il peut entraîner un raidissement de l’identité menacée, peut également déboucher sur une remise en cause de la culture de guerre et de la vision qu’elle impose de l’autre. Depuis toujours, la guerre alimente les rêves de paix des hommes ; le sentiment de son absurdité nourrit celui d’une communauté humaine qui réunirait les belligérants :

Deux armées aux prises, c’est une grande armée qui se suicide […] Arrêter les guerres ! Est-ce possible ! Arrêter les guerres ! La plaie du monde est ingué- rissable.43

Écrire contre la guerre passe alors par ce que Jean-Marc Ferry44 appelle l’iden- tité reconstructive, concept qui prolonge l’identité narrative et qui implique un né- cessaire décentrement. Or, l’espace textuel peut être, pour le lecteur comme pour l’écrivain, le lieu de ce décentrement. La fiction offre, en particulier, la possibilité de juxtaposer des points de vue différents, voire antagonistes ; elle a le pouvoir de mettre en scène des personnages qui vont donner un visage aux victimes ou à l’abstraction qu’est l’ennemi et permettre de s’immerger dans son vécu et dans ses perceptions. En outre, elle permet d’imaginer des rencontres et des dialogues qui seraient impossibles dans le réel. Ceci implique d’être attentif à l’évolution de la per- ception du conflit et de l’ennemi au fil de l’œuvre d’un auteur. Celle-ci peut varier, dans le mouvement de l’écriture, en fonction des enjeux du présent et des besoins de la gestion de l’identité par l’acte de la narration.

La guerre peut également mettre en question la vision que l’homme a de lui- même et bouleverser la manière dont il se définit jusque dans son rapport à l’animal.

À l’image du héros, qui s’élève au-dessus du commun et atteint l’immortalité par ses

41. Les stéréotypes sont des formes de représentations sociales dont la force réside dans la simplification, la stabilité dans la durée, la répétition et la production d’un espace collectif et éga- lement de jugements hâtifs. Sur les stéréotypes et leur rapport à la littérature voyez Jean-Louis dufays, Stéréotype et lecture, Liège, Mardaga, « Philosophie et langage », 1994 ; Paul-Augustin depRoost, Laurence van ypeRsele, Myriam wattHee-delMotte, Jean-Louis dufays & Jean-Louis tilleuil,

« Archétype, mythe et stéréotype : pour une clarification méthodologique », dans Mémoire et identité.

Parcours dans l’imaginaire occidental, s. dir. Paul-Augustin depRoost, Laurence van ypeRsele, Myriam wattHee-delMotte, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2008, pp. 1-53.

42. Marc angenot, La parole pamphlétaire : contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982.

43. Henri BaRBusse, Le Feu. Journal d’une escouade, Paris, Gallimard, « Folio plus. Classiques », p. 11.

44. Jean-Marc feRRy, L’éthique reconstructive, Paris, Cerf, 1996.

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actes de bravoure, s’oppose la sensation d’une bestialisation du combattant amené à bafouer chaque jour le premier commandement : Tu ne tueras point. L’on peut alors observer un glissement de la notion de barbare. Si, historiquement, elle est d’abord appliquée à l’autre, l’expérience de la boucherie héroïque, pour reprendre l’expression de Candide, peut amener l’homme à la découverte horrifiée du « barbare en soi ».

Cette bestialisation est-elle transitoire ? Est-elle une adaptation aux circonstances du combat ou révèle-t-elle cet obscur instinct de mort qui fut inspiré à Freud par les combats de 14-1845 ? Le phénomène guerrier risque en effet toujours de fracturer la confiance optimiste et sereine dans l’homme, dans le progrès et dans les bienfaits de la civilisation :

Notre affliction et notre désillusion provoquées par le comportement non ci- vilisé de nos concitoyens du monde durant cette guerre étaient injustifiées.

Elles reposaient sur une illusion à laquelle nous nous étions laissés prendre. En réalité ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu’ils ne s’étaient absolument pas élevés aussi haut que nous l’avions pensé d’eux.46

Les historiens, les romanciers et les chroniqueurs ne peuvent, dès lors, faire l’économie d’une prise de position quant à l’axiologie propre au conflit auquel ils sont confrontés et aux modalités pratiques du combat. À partir de quel moment la violence est-elle perçue comme barbare ? Quelle éthique permettait de différen- cier son expression légitime de son expression aveugle ? Dans l’Iliade ou dans les chansons de geste se dessine un code de la guerre qui encadre l’affrontement. Il définit l’attitude que se doivent d’adopter les combattants ainsi que les valeurs qu’ils respectent et défendent. Dans ce contexte, un concept semble particulièrement im- portant dans l’étude de l’imaginaire qui entoure le conflit, celui de la Croisade, qui définit la guerre comme juste, ce qui implique qu’y participer est un devoir moral.

Or, cette notion venue du Moyen-Âge est réactivée dans la culture de guerre en 14- 18 et est au cœur des romans qui interrogent ce conflit.

Écrire le conflit impose également de mettre des mots sur la vie intérieure de ses acteurs. Il est, en particulier, intéressant d’étudier l’impact de l’expérience guerrière sur la perception du temps et de l’espace. La guerre détermine, en effet, un chronotope particulier, défini dans son opposition à celui de la paix. Si, d’un siècle à l’autre, de l’introduction de la trêve de Dieu à la bataille continue de 14-18, des campagnes napoléoniennes à l’éclair de l’apocalypse atomique, le rythme de

45. Sigmund fReud, Essais de psychanalyse : Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ; Au- delà du principe de plaisir ; Psychologie des foules et analyse du moi ; Le moi et le ça, trad. Serge JanKélévitCH, Paris, Payot, 2001. Cette question de la nature humaine que pose l’expérience de la guerre chez les sol- dats qui en sont, à la fois, acteurs et victimes est exprimée par Genevoix : « Pitié pour nous, forçats de guerre qui n’avions pas voulu cela, pour nous tous qui étions des hommes, et qui désespérons de jamais le redevenir (Maurice genevoix, Ceux de 14, Paris, Durassier, 1950, t. II, p. 143-144).

L’explication la plus rassurante est celle d’une brutalisation causée par la guerre et par la nécessité de survivre dans un milieu d’extrême violence. Cette transformation, qui éloigne les êtres de ce qu’ils conçoivent comme l’humanité, pourrait donc être réversible une fois la paix revenue au terme peut-être d’une période de réadaptation. Le pessimisme célinien renverse la perspective. Pour Céline ce n’est pas la guerre qui provoque une barbarisation des comportements humains, mais le barbare qu’est l’homme dans son essence qui déclenche les guerres et se jette dans le charnier pour assouvir son obscure pulsion de mort : « On est puceau de l’horreur comme de la volupté […] Qui aurait pu croire avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? À présent j’étais pris dans cette fuite en masse vers le meurtre commun, vers le feu…

Ca venait des profondeurs et c’était arrivé » (Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, op.

cit., p. 14).

46. Sigmund fReud, op. cit., p. 24.

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l’affrontement peut considérablement varier, le chronotope de la guerre a la particu- larité de confronter l’homme à la déstructuration du cadre spatio-temporel familier.

Le surgissement de cet autre temps et de cet univers en rupture par rapport à la quotidienneté laisse entrevoir le caractère potentiellement initiatique d’une telle ex- périence4. La transformation à la fois corporelle et spirituelle qu’entraîne l’épreuve de la guerre peut toutefois être connotée de manières très diverses. Sera-t-elle une transfiguration héroïque ; une douloureuse illumination pacifique, ou une contre- initiation qui détruit le sujet, comme dans Voyage au bout de la nuit où l’expérience qui devait permettre d’obtenir des réponses, voire d’apprendre à maîtriser la vie, ne débouche que sur l’angoisse et la crise du sens ?

Toute écriture de la guerre est en effet d’abord une lecture de la guerre qui se doit de se positionner par rapport à des questions fondamentales. Elles permettent de comprendre comment l’écrivain situe ou définit son travail d’écriture face à elle.

Quels en sont les objectifs, avoués ou non ? Quels peuvent en être les effets publics ou privés ? Comment la parole émerge-t-elle du conflit et peut-elle être mobilisée par lui ? En quoi le geste de l’écrivain répond-il à la menace de la guerre, à la peur de la mort ou à la peur de la disparition de son identité ou de sa civilisation ? À l’inverse, si dire, c’est faire, que veut dire la guerre ? Et comment dire un faire (ou un subir) la guerre ? Comment l’entreprise d’écriture justifie-t-elle l’explosion de cette violence ou la dénonce-t-elle ?

La diversité des réponses qui leur sont apportées émane directement de l’in- finie variété des situations identitaires, historiques, politiques, religieuses ou person- nelles des écrivains, c’est-à-dire de leur rapport intime au conflit qu’ils décrivent.

L’historien et le poète épique s’effacent volontiers au profit des événements ou des exploits des héros, tout en se maintenant dans le cadre d’un imaginaire collectif ou d’une idéologie. C’est pourquoi on ne sait rien ou presque de l’auteur de La Chanson de Roland, même si l’on sait pour quelles raisons ce texte a traversé les âges et, comme le montre Tania Van Hemelrijck dans ce numéro, comment il fut redé- couvert et instrumentalisé à une époque cruciale de l’histoire de France. Le statut social de l’écrivain l’a par ailleurs longtemps soumis aux exigences de protecteurs divers et il n’est pas jusqu’aux poètes ou aux théologiens qui n’aient versé dans la défense des intérêts de leur mécène, tout en se ménageant parfois des espaces subtils de contestation, comme le montre Marie Jennequin au sujet du chroniqueur Jean Molinet. À l’époque moderne, par contre, l’expression personnelle et militante d’une expérience combattante est devenue monnaie courante. Ce numéro met en lumière plusieurs exemples plus ou moins notoires, en examinant notamment des textes méconnus d’écrivains renommés tels que Melville ou Drieu La Rochelle, ou en s’intéressant aux cas moins célèbres, mais tout aussi passionnants, de Vivier ou de Kourouma. Quelle que soit la situation des écrivains de la guerre, il convient de ne jamais oublier, comme le souligne Roger Chartier48, la tension entre les capacités

4. Si l’on se réfère au schéma initiatique défini par Simone vieRne (Rite, roman, initiation, Greno- ble, Presse universitaire de Grenoble, 198), il faut constater que nombres de récits de guerre épousent cette structure, comme si l’expérience combattante se prêtait de manière particulière à une telle mise en forme narrative. Ils débutent, en général, par le récit de l’engagement, c’est-à-dire du départ pour le lieu du combat qui est situé en marge de l’espace-temps de la vie courante. Là, les combattants sont soumis à des épreuves qui les exposent au risque de la mort et qui les transforment profondément.

48. Roger CHaRtieR, Au bord de la falaise. L’Histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 198, p. 101

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inventives des individus et les contraintes et les normes qui limitent plus ou moins fortement ce qu’il leur est possible de penser et d’énoncer à un moment donné.

*

* *

Ce faisceau de questionnements que le conflit pose à la littérature et que la lit- térature jette sur le conflit traverse les articles réunis dans ce numéro. Si nous avons choisi de les présenter dans l’ordre chronologique, il apparaît qu’un vaste dialogue s’installe entre des textes éloignés d’un point de vue géographique ou temporel.

Le premier article de ce numéro, en particulier, bâtit des ponts entre un passé lointain et notre temps : Tania Van Hemelryck, dans un texte intitulé « La Chanson de Roland aux XIXe, XXe et XXIe siècles, De la glorification nationale à l’instru- mentalisation idéologique » montre en effet comment la plus célèbre chanson de geste française a été redécouverte par les philologues du XIXe siècle à la faveur de la montée des nationalismes va-t-en-guerre, c’est-à-dire, comment le discours de la guerre a infléchi sensiblement ce discours prétendument indépendant qu’est la science. Tout en encadrant le spectre temporel de ses investigations, cet article in- troduit donc ce numéro d’Interférences littéraires en posant la question de la validité et de l’indépendance des discours critiques face aux discours littéraires et aux discours de la guerre.

Marie Jennequin questionne, quant à elle, l’indépendance des écrivains de- vant les discours officiels en s’intéressant au chroniqueur et poète Jean Molinet qui dénonça les exactions commises par les armées françaises sur les populations du Duché de Bourgogne en 14, suite à la mort prématurée et problématique en termes de succession de Charles le Téméraire. Elle montre notamment que cette dénonciation de la violence du conflit s’accompagne, dans l’œuvre de Molinet, d’une remise en question du modèle rhétorique et historiographique élaboré par ses prédécesseurs. Le conflit pose à l’écrivain des problèmes de représentation qui suscitent à la fois une certaine fascination morbide, mais aussi un renouvellement de ses procédés d’écriture et une interrogation sous-jacente quant à sa fonction.

Très loin de là, dans le temps et dans l’espace, Ariane Lüthi propose une ré- flexion connexe sur le parcours de Melville en analysant ses poèmes sur la guerre de Sécession, à partir d’une traduction inédite de Battle pieces and Aspects of the War (18) par Thierry Gillybœuf. Mondialement célèbre comme romancier, en particulier grâce à Moby Dick, Melville fut aussi poète et abandonna d’ailleurs le roman à l’occasion de la publication du recueil en question, ce qui n’est pas sans signification quant aux rapports entre son activité littéraire et la guerre. Comme le montre Ariane Lüthi, Melville fut bouleversé par la violence de la guerre civile qui déchira son pays pendant cinq ans et tous ses écrits ultérieurs à ces événements s’en ressentent profondément. En particulier, Melville semble avoir cherché à créer dans ses poèmes les lieux d’une mémoire du conflit, dont le pathétique puisse inspirer la paix.

Avec l’article suivant s’ouvre une vaste page consacrée au premier conflit mondial. Comme on sait, de par sa violence extrême et aveugle, son industriali- sation, sa durée ou son étendue, la Grande Guerre occupe une place cruciale dans

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