FACULTÉ DE
MÉDECINE
ET DEPHARMACIE
IDE BORDEAUX
ANNÉE 1894-95 N° 105
DES
IDÉES DE GMDEDD
DANS LA MÉLANCOLIE
THÈSE POUR LE DOCTORAT EN MÉDECINE
PRÉSENTÉE ET SOUTENUE PUBLIQUEMENT LE 31 JUILLET 1893
Jean-Léopold DUBOURDIEU
Ancien externe des Hôpitaux
Interne del'Asile des Aliénéesde Chateau-Picon
Né àBéziers (Hérault), le lerfévrier 1867.
EXAMINATEURS IDE 3Li_A_ THESE
MM. PITRES, professeur, président.
BOURSIER, professeur, y
MOUSSOUS, agrégé,
(
juges.CASSAET, agrégé \
Le Candidatrépondra aux questions qui lui seront faites sur les diverses parties de l'enseignement
médical
BORDEAUX
IMPRIMERIE A'e CADORET
17—ruemontj1éjan—17
1895
I' » /'
Dli IËDECINÏ ET DE PHARMACIE DE BORDEAUX
M.
.MM. MICE...
AZAM.
PITRES Doyen.
PROFESSEURS :
Professeurs honoraires.
Clinique médicale Cliniquechirurgicale.., Pathologie interne
Pathologie et thérapeutique générales Thérapeutique
Médecine opératoire Clinique obstétricale
Anatomie pathologique
Anatomie
Histologie et Anatomie générale Physiologie
Hygiène
Médecinelégale Physique
Chimie
Histoire naturelle Pharmacie Matière médicale.
Médecine expérimentale Clinique ophtalmologique
Clinique des maladies chirurgicales des enfants.
Clinique gynécologique
AGREGES EN EXERCICE SECTION DE MÉDECINE /
Pathologie interne et Médecine légale
MM. PICOT.
PITRES.
DEMONS.
LANELONGUE.
DUPUY.
VERGELY.
ARNOZAN.
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Pathologie externe.
Accouchements.
SECTION DE CHIRURGIE ET ACCOUCHEMENTS
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DENUCE.
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SECTION DES SCIENCES ANATOMIQUES ET PHYSIOLOGIQUES Histoire naturelle. N.
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Anatomie et Physiologie, j ^
SECTION DES SCIENCES PHYSIQUES
Physique MM. SIGALAS.
Chimieet Toxicologie DENIGES.
Pharmacie BARTHE.
COURS COMPLEMENTAIRES
Clin, interne des enfants Sliu. des mal.sypliil. etculan...
Clin, des mal. des voies urin....
Mal. dularynx, desoreilles et dunez.
A. MOUSSOUS DUBREUILH.
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MOURE.
Maladies mentales.... MM. RÉGIS.
Pathologie externe .. DENUCE.
Accouchements... RIVIÈRE.
Chimie DENIGÈS.
Zoologie BEILLE.
Le Secrétaire de laFaculté, LEMAIRE.
«I hèsesPar délibération du 5 août 1879, la Faculté a arrêté que les opinions émisesdans les qui lui sontprésentées doivent être considérées comme propres à leursauteurs
et qu'elle n'entend leur donner ni approbation ni improbation. »
A MON PÈRE
A MA MÈRE
A MA SŒUR ET A MON
BEAU-FRÈRE
A MES PARENTS
A MES AMIS
A mon Cousin
Monsieur le Docteur
MICÉ
Professeurhonorairede laFaculté deMédecinede Bordeaux,
RecteurdeVAcadémiede C1ermont-Ferrand.
ChevalierdelaLégiond'honneur.
. ' . ■ '
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. ' .. -%v.
A MES MAITRES DE LA
FACULTÉ
ETDES HOPITAUX
A Monsieur le Docteur PONS
Médecin enchef de l'Asile de'S Aliénées deChâteau-Picon
A mon Président de Thèse
Monsieur le Docteur PITRES
Doyende laFaculté deMédecine de Bordeaux,
Professeur deCliniquemédicale, Chevalier de la Légiond'honneur,
Membre correspondant de l'Académie de Médecine,
Membrecorrespondant de laSociété de Biologie.
DES
IDÉES DE GRANDEUR
DANS LA
MÉLANCOLIE
AVANT-PROPOS
Dans un article paru
dans la Gazette médicale de Paris de
1893, intitulé « Note
historique
etclinique
surle délire des
négations »,
M. le Dr E. Régis dit
enterminant :
« J'aurais voulu, à propos
de la pseudo-mégalomanie
oudélire d'énormité, tenter une
étude spéciale des idées de
gran¬deur dans la mélancolie, et aussi discuter
la place nosologique
à attribuer au délire des négations et
d'énormité de la mélan¬
colie anxieuse... ».
C'est cette étude des idées de
grandeur
que nousallons
essayer
de faire dans
notremodeste travail, qui certainement,
laisse beaucoup à
désirer, mais qui peut-être,
nousl'espérons,
sera repris
plus tard
parquelqu'un de plus expérimenté que
nous.
Mais avant d'aborder notre sujet,
qu'il
noussoit permis
d'adresser ici
publiquement
nossincères remercîments à nos
professeurs de la Faculté de médecine
de Bordeaux, ainsi qu'à110s maîtres des
hôpitaux
qui ontdirigé
nos pas tant dans lathéorie que
dans
la pratiquede
la science médicale.Nous tenons à remercier également M. le Dr Pons de nous
avoir initié à la
pathologie
mentalependant
notre séjour àl'Asile des Aliénées de la Gironde,séjour dont nous garderons
un charmant souvenir.
Que M. le Dr Régis reçoive l'assurance de notre
parfaite gratitude
pour la bienveillance aveclaquelle il nous aaidé dansla confection du travail qui marque la fin de nos études et dont il nous a
inspiré le
sujet.Nous prions enfin M. le professeur Pitres, qui nous a fait
l'honneur
d'accepter
laprésidence
de notre thèse, de vouloirbien recevoir nos respectueux remerciements.
INTRODUCTION
SEMÉlOLOGIE GÉNÉRALE DES IDÉES DE GRANDEUR. LEURS FORMES CLINIQUES
Les idées de
grandeur
sontdes idées délirantes
quel'on
rencontre dans diverses sortes d'affections mentales, et qui
revêtent diverses formes suivant l'affection dans
laquelle elles
se manifestent.
Tout d'abord, nous les trouvons dansune affection à
laquelle
on a donné dans ces derniers temps une
place dans la nosolo¬
gie
mentale,
nousvoulons parler de la monomanie ambitieuse
ou
mégalomanie,
termefréquent du délire des persécutions.
Dans cette affection, ces idées sont des idées ambitieuses,
c'est-à-dire queles
malades
atteintsde
cetteaffection
secroient
de
grands
personnages; les uns se croientde grands
généraux,d'autres se considèrent comme des souverains, d'autres ver¬
sent dans le domaine religieux et se composent une
tête
et unvisage
rappelant
la tête et le visagedu Christ. En
un mot,comme le dit Dagonet, « les traits de son visage,
la manière de
se tenir, de se mouvoir, sa démarche originale, sa pose
excentrique, la bizarrerie de ses manières, tout
dans
son exté¬rieur forme chez le
mégalomaniaque
unensemble de phéno¬
mènes suffisants pour
faire
reconnaître àl'œil
exercéde l'ob¬
servateur la nature des conceptions
délirantes alors même
que celles-ci ne se manifesteraient pas d'unemanière évidente
».Ces malades ressemblent à des acteurs de
tragédie chargés
— 14 —
de
quelque
rôleroyal,
quicontinueraient
enpublic
etdans le
costume de leur
emploi,
à jouerleur
personnage.Ces mêmesidées ambitieuses se retrouvent à peu près
dans
le délire des
grandeurs faisant
suite audélire des
persécutions.Les
paralytiques
généraux, à une certaine période de leur maladie, présentent des idées ambitieuses. De ces malades,l'un se croit un
grand
inventeur, et invente en effet, mais tou¬tes ses inventions sont absurdes; l'autre se croit un
grand
musicien, un
grand
poète,il
estprince, roi,duc,
évêque. Outreces idées ambitieuses, les paralytiques présentent souvent des
idées de richesses, c'est-à-dire qu'ils croient
posséder
deschâteaux
magnifiques, des villes
entières, ils sont riches à millions, à milliards. Mais ce délire de grandeurs, à l'encontrede celui du
mégalomaniaque,
qui estcohérent, continu, a pourcaractéristique
d'être
absurde, mobile, contradictoire, incohé¬rent.
Le Dr Klein, dans sa thèse inaugurale, dit que le délire des
grandeurs possède
un traitfondamental
et caractéristiquecommun à toutes les formes qu'il peut revêtir: c'est
l'exagéra¬
tion morbide du sentiment du moi, chez le malade qui en est
atteint.
Ce caractère du délire des
grandeurs,
qui est exact pour lesformes que nous venons d'en signaler précédemment, n'estpas
tout à faitvraipour
la forme
qu'il revêtdans la mélancolie.C'est bien, si l'on veut,uneexagération du moi chez lemélancolique,
que
de
se croireimmortel
oubien
de croirequ'il
est l'Anté¬christ, mais c'est une exagération opposée à celle des autres
malades; c'est de
l'orgueil faussement
interprété; c'est de lapseudo-mégalomanie,
commele dit Cotard, dans
une commu¬nication dont nous
parlons dans
notrehistorique.
— 15 —
HISTORIQUE DES IDEES DE GRANDEUR DANS LA
MÉLANCOLIE
Les auteurs anciens rattachaient
les idées de grandeur à la
mélancolie, mais cela ne veut pas
dire qu'ils avaient étudié
ces idées dans la mélancolie, car
ils
nedistinguaient
quedeux
formes de folie : la manie et la
mélancolie, division qui
semaintint
pendant des siècles. 11 faut arriver à Esquirol pour
voir s'introduire des divisions
nouvelles dans la folie; enfin,
avec Bayle,
la paralysie générale est décrite et Ch. Lasègue
découvre le délire des
persécutions.
Quant à
l'histoire des idées de grandeur dans la mélancolie,
elle est liée à celle du délire
des négations qui commence
avec Cotard. En effet, en 1880,
dans
unecommunication faite
à la Société
médico-psychologique
sousle titre Du délire
hypochondriaque dans
uneforme grave de la mélancolie
anxieuse, Cotard
appela l'attention
sur uneforme délirante
particulière qui n'avait cependant pas jusqu'alors échappé aux
observateurs, mais dont on
n'avait
pas,selon lui, reconnu la
réelle importance.
Il signalait dans cette observation l'idée de
ne
pouvoir jamais mourir qu'il comparaît à l'idée d'immorta¬
lité qu'on retrouve
chez les persécutés chroniques mégaloma-
niaques.
Peu après, le même médecin publia une étude plus
complète de
cetteforme délirante particulière qu'il dénomma
alors : Délire des négations.
En 1884, M.
Séglas fit
paraître, sousle titre de Note sur un
cas demélancolie anxieuse,une
observation détaillée du Délire
des
négations de Cotard, accompagnée d'une intéressante ana¬
lyse
psychologique.
En 1888, M. Cotard,
dans
unecommunication à la Société
médico-psychologique
surle délire d'énormité, donnait les
conclusions suivantes :
1° A une
période plus
oumoins
avancéedu délire
anxieux,se
produit
souvent unepseudo-mégalomanie
caractériséeprincipalement
pardes idées d'immortalité, d'immensité,
etc.,pseudo-mégalomanie,
que je proposede désigner
sous le nomde délire d'énormité, pour
la distinguer du
véritable délire degrandeur
;2° Ce délire d'énormité peut
aboutir dans
certains cas à devéritables idées de
grandeur;
3°
L'apparition d'idées de grandeur
à une période avancéed'un délire
chronique n'est
pas spéciale au délire des persécu¬tions.
Puis parut, en 1889, le mémoire de M. Séglas : Des idées de négation.
Ces cinq
documents
constituent à peu près tout ce que l'onsait sur le délire des négations. Nulle part ailleurs il n'est
décrit d'une façon spéciale, tout en étant cependant cité par¬
fois, par certains auteurs, comme un élément constituant
d'états
psychopatliiques divers.
C'est ainsi, par exemple, que M. Journiac, dans sa thèse inaugurale, exposant deux obser¬vations de délire
hypochondriaque
chez desdégénérés,
notel'apparition
desidées
de négation et de l'idée d'immortalitéde Cotard à un certain moment de l'affection.
M. Cullereseul, dans son Traitépratique des maladies men¬
tales, consacre quelques
lignes
au délire des négations, maisil résume seulement les idées de Cotard, sans les discuter.
Comme on levoit,
l'historique du
délire des négations et par suite des idées de grandeur dans la mélancolie est très sim¬ple et ce sont en somme
les
œuvres de Cotard qui résumentl'ensemble de nos connaissances sur la question.
CHAPITRE PREMIER
ORIGINE DES IDEES DE GRANDEUR DANS LA
MÉLANCOLIE
Nous Pavons déjà
dit, les idées de grandeur dans la mélan¬
colie sont assez souvent associées au
délire des négations et
même tirent leur origine
du même délire
quel'on trouve dans
cette forme mentale. Mais avant
d'aller plus loin,
nousdevons
dire ce que nous
entendons
pardélire de négations. Nous
distinguerons en
effet les idées délirantes simples de néga¬
tions du délire des
négations
que nousconsidérons comme
le complexus
symptomatique comprenant les idées de néga¬
tions,
auquel M. Régis
aproposé de donner le nom de syn¬
drome de Cotard, qui pour nous aura
la signification de délire
systématisé.
On sait que
le délire de la mélancolie se compose, d'une
façon
générale, d'idées tristes, telles qu'idées de ruine, cl im¬
puissance,
cl'hypochondrie, de damnation, de déshonneur, et
surtout de
culpabilité
etde criminalité imaginaires.
Outreces idées, il en est une autre
variété qui,
comme nousl'avons vu, n'a été étudiée que
dans
cesdernières années et
qui est assezfréquente,
nousvoulons parler des idées de
négation.
IDEES DE NEGATION
Ces idées peuvent se
présenter chez les malades sous des
aspects assez
différents,
pourque l'on puisse en distinguer
3 D.— 18 —
plusieurs
variétés suivant leurobjet
ou suivant leurs caractères généraux.Tantôt, en effet, c'est la constitution
physique,
la structure,les fonctions, l'existence des différents organes du corps qui
sont l'objet des négations des malades. Leurs organes ne fonc¬
tionnent
plus
comme auparavant; leur sang ne circule pas,leurcœur ne bat pas, etc., ou bien leurs organes sont détruits : ils n'ont plus
de
sang, de cœur, delangue,
d'estomac, de cer¬veau, etc.
Tantôt la négation porte sur la personnalité moraleou intel¬
lectuelle du malade, qui se
plaint
de n'avoirplus
de facultés,de pensée, de cœur, de sentiments;
quelquefois
le malade niesa personnalité sociale, son état civil; il n'a
plus
de nom, plus d'âge, plusde
parentsLa négation peut aussi porter sur le monde extérieur; les
choses ou les personnes sont détruites 011 ont perdu leurs
qualités
caractéristiques. Parfois même elle porte sur des abs¬tractions. Le
plus
souvent, à cette période, la négation estsystématisée, universelle; il n'est rien que ces malades ne
puissent nier. C'est ainsi qu'une malade du Dr J.
Séglas
pré¬tendait n'avoir plus de nom; ses parents n'étaient plus ses parents; « tout
le
monde est mort, la terre neproduit plus
rien; il n'y a plus personne sur terre, plus de blancs, plus de nègres,
plus d'Afrique,
plusd'Amérique,
plus d'étoiles, plusde printemps, plus d'hiver, plus de saisons. Les arbres sont bien des arbres, mais ils ne sont plus comme auparavant; ils
sont morts. Des jours! il n'y en a plus. Plus d'années, plus
de siècles; il n'y a rien, il n'y a qu'elle qui existe ».
Certains malades vont même encore plus loin et nient jus¬
qu'à leur propre existence.
A côté de ces idées de négation véritables, on doit en
placer
d'autres qui ont avec elles une
analogie
notable, ce sont les— I!) —
idées d'immortalité et d'énormité qui constituent
les idées de
grandeur dans la mélancolie.
o
II
IDÉE D'IMMORTALITÉ
L'idée d'immortalité, qui est la conséquence logique, si l'on peut s'exprimer ainsi,
des idées de
négation se rencontre chezcertains mélancoliques.
Nous venons de voir, en effet, que certains malades disent qu'ils n'ont pas
d'organes, de
sang,de
cœur, etc. ; de là à dire qu'ils ne mouront pas,il
n'y a qu'un pas. La mort étant lerésultat de l'arrêt des fonctions organiques, elle ne peut avoir
lieu chez eux. Il ne peut y avoir arrêt de fonctions, puisqu'il n'y a
plus d'organes.
Ces malades prétendent qu'ils ne mourront pas, parce que leur corps n'est pas
dans
lesconditions ordinaires d'organisa¬
tion. Les uns n'ont plus
d'os,
de chair; d'autres ont un cœurde pierre; ils
disent
aussi que s'ils avaient pu mourir, ilseraient morts
depuis longtemps; ils
sont dans un état quin'est ni la vie, ni la mort; ils sont morts vivants.
Ils ne faudrait pas croire cependant pour cela que ces malades ne cherchent pas à se détruire. Assez souvent, bien
qu'ils
en aientl'idée,
ils ne sesuicident
pas; cela pour eux en effet est inutile, puisqu'ils nedoivent
pas mourir;quelquefois
cependant ils mettent leuridée
à exécution, et celalorsqu'ils
sont trop pressés par
leurs idées de culpabilité
et de crimina¬lité poussées à l'extrême.
L idée d'immortalité est déjà une idée de grandeur, puisque
les malades s'assimilent à un être supérieur, surnaturel, à
Dieu.
Ces immortels cependant, comme onpourrait se
l'imaginer,
— 20 -
sont loin d'être heureux. Ils croient, en
effet,
ques'ils
nedoi¬
vent pas
mourir, c'est justement
pourendurer éternellement
leurs maux. En un mot, l'immortalitéest pour eux un genre
de supplice.
Nous allons voir dans les observations
qui suivent quelques exemples de malades; présentant des idées d'immortalité ces
malades sont d'ailleurs tous négateurs.
OBSERVATION I
(Dr JulesCotajrd, Annales médico psychologiques,1880).
Nous observons depuis plusieurs années,
M. Falret
etmoi,
une ma¬lade qui présente un assez
singulier délire hypoehondriaque. Elle
affirmequ'elle n'a plus de cerveau,
ni nerfs, ni poitrine, ni estomac,
ni boyaux, il ne lui reste
plus
quela
peau etles
osdu
corpsdésorga¬
nisé (ce sont là ses propres
expressions). Ce délire de négations s'é¬
tend même aux idées métaphysiques qui étaient naguère
l'objet de
ses plus fermes croyances;elle n'a plus d'âme, Dieu n'existe
pas,le diable
non plus. Mlle X...,
n'étant plus qu'un
corpsdésorganisé, n'a
pasbe¬
soin de manger pour vivre,
elle
ne pourramourir de mort naturelle,
elle existeraéternei/en/ent, à moins qu'elle ne soit brûlée, le
feu
étantla seule fin possible pour elle.
Aussi M11® X... ne cesse de supplier qu'on les fasse brûler (la peau
et les os), et elle a fait
plusieurs tentatives
pour sebrûler elle-
même.
A l'époque où M"e X... a été
placée (en 1874, elle avait alors 43 ans),
sa maladie datait déjà de deuxans au moins; le début
avait
été marquépar une sorte
de
craquementintérieur dans le dos,
serépercutant dans
la tête.
Depuis ce moment, Mlle
X... n'a
cesséd'être
enproie à
unennui, à
des angoisses qui ne
lui laissaient
aucun repos,elle errait
comme uneâme en peine, et allait demander
des
secourschez les prêtres
etles
médecins. Elle fit plusieurs tentatives de
suicide, à la suite desquelles
elles fut amenée à Vanves. Elle se croyait alors damnée; ses
scrupules
religieux la portaient às'accuser de
toutes sortesde fautes, et,
en par¬ticulier, d'avoir mal fait sa première communion. Dieu,
disait-elle, l'a¬
vait condamnée pour l'éternité, et
elle subissait déjà les peines de
l'enfer, qu'elle avait bien
méritées, puisque
toute savie n'avait été
qu'une série de mensonges,
d'hypocrisies
etde crimes.
Peu de temps après son placement, à une époque
dont elle-même
fixe la date, elle a compris la vérité, c'est
ainsi qu'elle qualifie les
con¬ceptions délirantes négatives que
j'ai indiquées
encommençant, et elle
s'estlivrée,pourfaire comprendrecette
vérité,
à toutes sortesde violences
qu'elle appelait des actes de
vérité, mordant, griffant, frappant les
per¬sonnes qui l'entouraient.
Depuis quelques mois
Mlle
X... estplus calme, l'anxiété mélancolique
a sensiblement diminué; Mlle X... est ironique, elle rit, plaisante, elle
est malveillante et taquine, mais le délire ne paraît
nullement modifié;
M110 X... soutient toujours avec énergie
qu'ellè n'a plus ni
cerveau,ni
nerfs, ni boyaux, que la nourriture est un
supplice inutile
etqu'il n'y
ad'autre fin pour elle que le feu.
OBSERVATION II
(Extrait d'une observationde M. Culleke).
Femme, 37 ans, pas d'hérédité, caractère
naturellement gai. Pas
d'accès antérieur d'aliénation mentale.
L'accès se déclare à la suite d'un chagrin profond causé par
la
perted'une nièce que la malade avait
adoptée. Délire mélancolique
avecanxiété. Idées de ruine, de culpabilité; elleestruinée,
perdue, maudite,
elle est la cause de la mort de sa nièce. Idée de damnation : elle a perdu la religion,
compromis les
sœurs,elle est damnée. Hallucinations
de la vue : elle voit des diables et des monstres.
En même temps, idées de
négations
:elle n'a plus de chair; elle n'a
rien plus que des nerfs. Elle n'a plus rien dans le ventre, ses viscères
sont déplacés.
Quelquesjours après on constate des idées d'immortalité combinées
avec des idées de négation : elle ne mourra jamais, elle souffrira tou¬
jours et pendant l'éternité. Il n'y a plus de paradis, plus de sœurs de
charité, plus rien. Tout est changé dans le monde, il n'y a plus rien
à la place « Il n'y a plus de bon Dieu, je l'ai détruit moi-même et je
suis damnée ».
Après une durée d'un mois environ, cet accès mélancolique anxieux
se calme un peu, peut-être sous l'influence de lamorphine àhaute dose
mais ii mesure qu'il se calme, il s'établit une dyspnée de plus en plus
violente. A ce moment (un mois environ après ce début), l'angoisse et les idées délirantes ne surviennent plus qu'à certains intervalles et par accès. La malade s'occupe un peu.
Nous noterons dans cette observation, outre l'idée d'immor¬
talité, une autre idée de
grandeur
: Lamalade
adétruit
Dieuelle-même.
OBSERVATION III
(Extrait d'une observationde M. Ramadier).
Homme, 49 ans,héréditévésanique chargée.Accès mélancoliqueayant débuté en 1887 à la suite de perte d'argent.
Au début unetentative de suicide,puisidées deruine etde culpabilité.
D'autres tentatives de suicide, puis idées de ryine et de culpabilité.
D'autres tentatives de suicide, il la suited'excès de boissons.
Entré à l'asile en 1888avec anxiété, gémissements. On va l'écorcher
vivant, lejeter auxbêtes féroces. Il l'a bien mérité, ilest un grand cou¬
pable, etc.
Six mois après l'admission, apparition des idées de négation et des
idées d'immortalité. Il doit vivre éternellement et toujours souffrir.Il n'a plus de sang dans les veines. Ensuite extériorisation des idées de néga-
- 23 —
tions : Vous croyez que vous existez, vous autres? C'est une chimère.
Tout est chimère. Rien n'existe que moi, et je durerai toujours. — Refus fréquents de manger et nouvelles tentatives de suicide.
Le malade demeure dans le même état jusque vers la fin de 1889,
époque à laquelle on le perd de vue, sa famille l'ayant retiré de l'asile.
OBSERVATION IV
(Prise par M. Ciiakon, dans le service de M. E. Coktyl, à l'asile de Bailleul).
Femme, 39 ans, pas d'hérédité vésanique, d'après les renseigne¬
ments fournis par la famille, mais la malade présente plusieurs stig¬
mates physiques de dégénérescence. — Aucune affection sérieuse jus¬
qu'à l'âge de 36 ans. — A cet âge apparaît, sans cause
appréciable,
un premier accès vésanique caractérisé par de la dépression mélancoliqueet de latendance au suicide. Guérison complète après deux mois.
L'accès suivant, nouvel accès de mélancolie, est caractérisé par de l'anxiété, des idées hypochondriaqne : elle n'a pas de gorge, pas de
membres, plus rien ; par l'idée qu'elle est immortelle, elle n'a pas de
corps, et cependant elle ne mourra pas; par des idées de suicide, elle
avale des épingles. — Ce second accès s'améliore progressivement, et
la malade sort de l'asile complètement guérie.
Nouvel accès, en 1892, nécessitant une troisième admission à l'asile.
Ce nouvel accès ressemble absolument au précédent. — Remarquer qu'on ne constate pas d'idées de négation portant sur le monde exté¬
rieur — anesthésie de toute la surface cutanée. Hallucination de l'ouïe.
•V- Elle dit que sa vue est perdue, et qu'elle voit noir.
Cet accès était en voie de décroissance à l'époque où l'observation
nous a été communiquée.
OBSERVATION V
(Résumé d'une observation de M. Cullere, page 24, no 15).
Femme, 45 ans, héréditaire, père mort dans le cours
d'un accès de
mélancolie anxieuse.
On ignore les circonstances du début
de l'accès; quand la malade fut
amenée à l'asile, elle était dans l'étatsuivant : Délire
mélancolique
avec anxiété, idées de suicide, idées d'immortalité. Elle nedoit
pas mourir,elle le saitbien, etcependant elle cherche à se tuer.
Elle parle d'elle à
la troisième personne.
Quelques joursaprès, ledélire
hypochondriaque s'accentue davantage,
elledemande à grands cris qu'on lui ouvre
la tète, afin de laisser sortir
le liquide qui lui comprime la
cervelle. Elle n'a plus ni bouche, ni
intestins Elle est pourrie. Elle injurie
Dieu qu'elle traité de vieille
canaille, de vieux propre à rien.
Puis elle demande la mort, il faut qu'on la brûle, c'est le
seul
moyende la détruire.
Cet état persiste, sans grand changement,
pendant cinq mois, puis
une amélioration survient qui s'accentue progressivement et
la malade
sort guérie, se rendant parfaitement compte
des divers incidents de
samaladie.
Nous devons noter ici la guérison
de la malade.
OBSERVATION V
(Résumé d'une observation de M. Cullere, page 25, n° 17).
Femme, 44 ans, ménopause en voie d'établissement, hérédité vésa- nique.
Préoccupations hypochondriaques de nature
physique anciennes qui
finissent par aboutir à un accès de mélancolieavec anxiété,
idée qu'elle
est perdue et qu'elle va mourir. On l'enterrera
vivante. Idées hypochon-
driaques : Elle est bouchée, les aliments qu'on l'oblige à prendre
1'-étouffent sans la nourrir. Tentative de suicide.
Quelques jours après, idées de négation d'ordre métaphysique : Elle
est athée, il n'y a pas de Dieu, et idée d'immortalité. Elle nepeutpas mourir, elle doit souffrir éternellement.
L'accès dure sixmois et setermine par la guérison. Ily a aujourd'hui près de 12 ans qu'elle est guérie, et depuis cette époque la malade n'a éprouvé aucun trouble intellectuel.
A neter encore la guérison.
OBSERVATION VI (résumée).
(I)1' E. Régis).
Sommaire : Hérédité, arthritisme, mélancolie anxieuse par accès :
premier accès à 38 ans; second accès à 55 ans; troisième à 67; actuel¬
lement, quatrième accès (68 ans). A chacun des accès, réunion de tous les symptômes du délire typique des négations de Cotard : anxiété mélancolique; idées de damnation et de possession; propension au
suicide, auxmutilations volontaires; analgésie, idées hypoehondriaques
de non-existence et de destruction de divers organes, du corps tout entier; idée de ne pouvoirjamais mourir.
Mm» veuveN... est âgée de 68 ans. Sa mère, âgée de 92 ans, est vi¬
vante et bien portante. Son père, mort, dit-on, d'unaccident, s'est, en réalité, suicidé dans un accès de mélancolie. Sa fille, âgée de 42 ans,
est atteinte d'une véritable cachexie nerveuse. Son (ils, âgé de 48 ans,
arthritique, est sujet àdes crises de lypémanie consciente, et son petit-
fils estactuellement en traitement pour neurasthénie psychique.
La malade, de constitution lymphatico-nerveuse, estune arthritique ; elle a la face couverte d'un acné caractéristique.
A 38 ans, elle a eu unpremier accès de mélancolie à forme anxieuse,
pour lequel elle a été traitée dans un établissement d'aliénés. D'après
les renseignements très précis de sa famille, cet accès aurait été exac¬
tement semblable aux suivants, et se serait accompagné des mêmes symptômes caractéristiques.
4 D.
— 2G -
La malade guérit assez rapidement de cet accès et reprit sa vie de
famille; dix-sept ans plus tard, à 55 ans, second accès de mélancolie anxieuse, absolument analogue, pour lecpiel l'internement ne fut pas
pratiqué, et qui fut également suivi de guérison. Douze ans après, à 67 ans, c'est-à-dire l'année dernière, au mois de juillet, troisièmeaccès de mélancolie anxieuse, toujours avec les mêmes caractères, terminéau bout de trois mois. Le 27 février 1892, après quelquesjours de ma¬
laises généraux et desensation de faiblesse extrême, apparition brus¬
que d'un quatrième accès, durant lequel j'ai pu observer et étudier la malade, de concert avec son médecin.
L'accès actuel a débuté par une phase d'agitation anxieuse avec
plaintes, exclamations douloureuses, blasphèmes impulsifs, à laquelle
a succédé une phase d'immobilité calaleptiforme avec mutisme et refus d'aliments. Plusieurs alternatives de ce
genre se sont produites consé¬
cutivement,7 sans intermittence régulière.O
Le 24 mars, jour de ma visite, je tvouve la malade couchée, la tèle
tournée versle mur, les yeux fermés, ne bougeant pas. C'est à grand peine qu'on la décide à se tourner et à ouvrir les yeux. Elle paraît fati¬
guée, affaiblie, et son éruption d'acné lui couvre la face comme d'un masque de rouge vif.
Je l'interroge : elle finit par répondre à toutes les questions, mais après un temps, lentement, en réduisant au minimum le nombre de
motsà dire, eten séparantpar un intervalle chaque syllabe,absolument
comme le ferait une poupée articulée. Elle m'explique ainsi qu'elle est
enpierre « statue », « matière inerte », « espèce de chose » ou « sa¬
leté », et qu'e//e nepeutmourir, ce qui est sa grande désolation. Elle
n'a ni yeux, ni tèle, ni cheveux, ni langue, ni cœur, ni aucun organe;
* elle parle d'elle en disant « ça ». « Ça, est unematière inerte, ça n'est
pas creux, c'est comme du bois ». » Ça a environ un lni50 de long, les
mains et lespieds extrêmement petits, tout petits, la tête très grosse ».
« Ça est damné, possédé par le diable ».
Elle accepte bien, quoique avec un peu de résistance, d'avaler quel¬
ques liquides, mais comme elle n'a ni bouche, ni rien, elle affirme que
ça ne coulepas dans le corps,maisque ça se répand surla serviette, qui
est « imperméable ».
-V
— Ti —
Priée de s'asseoir sur son lit en vue de faciliter l'auscultation, la ma¬
lade dit d'abord qu'elle ne peut pas; puis lorsqu'on la soulève, elle se
meut avec raideur et tout d'une pièce, réalisant dans ses mouvements par saccades mimiques caractérisque des automatesde Vaucanson. Bien
entendu, elle n'a ni pouls, ni cœur, ni poumons, ni respiration.
L'idée qu'elle est en matière inerte remonte très loin : d'après les renseignementstrès explicites de la famille, elle s'est manifestée dès son
premier accès et c'est son retour qui chaque fois annonce le début de
la récidive. Le plus souvent, la malade traduit sa conviction délirante
en disant qu'elle est « en pierre », une « statue », « espèce de chose »,
« de composition spéciale », qu'elle ne vit pas comme tout le monde qu'elle n'a pas d'organes », et elle explique cela en disant que sa mère,
étant enceinte d'elle, avait visité un musée de cire, ce qui l'avait trou¬
blée, au point de la faire accoucher d'une statue.
La conséquence de ce délire, chez elle, comme chez toutes les malades de cette espèce, est l'idée qu'elle ne peut mourir et que,
comme Athasvèrus, elle est éternellement condamnée à traîner lepoids
de son infortune. Durant ses premiers accès, elle a à diverses reprisés
tenté de se mutileret de sedonnerlamort; maisellecomprend qu'étant
en pierre, en statue, elle n'arrivera jamais à mourir, ce qui la désole.
Aussi ne fait-elle plus à proprement parler de tentatives de suicide,
les considérant comme absolument inutiles; mais elle essaie de trouver
un moyen quelconque de disparaître à toutjamais. Ce qu'elle voudrait,
c'est qu'on l'oubliât et qu'on l'enfermât dans une armoire, sans plus s'occuper d'elle, car elle fait honte aux siens par son aspect; elle est bien sûre qu'après des centaines etdes centaines d'années on la retrou¬
verait là, toujours dans le même état, parce qu'elle n'est pas en chair
mais en matière inerte. A plusieurs reprises, sous l'influence de cette
idée, elle est allée s'enfouir dans divers endroits, comme un meuble mis au r encart. Une fois entre autres, il y a quelques années, son mari
et son fds ne la trouvant plus nulle part l'ont cherchée pendant une
journée et demie, on a fini parla trouver dans le grenier sous un amas de vieilleries, dans la posture et l'immobilité d'une statue, attendant
« non la mort, mais l'éternité ». D'autres fois, dans l'anxiété de ses
— 28 —
crises, elle s'est laissée tomber à terre, n'accusant aucune douleur, et
on craint toujours dans ses accès, non pas qu'elle cherche à se tuer, elle est convaincue que c'est impossible, mais qu'elle s'élance sur le parquet, dans le feu ou du haut d'une fenêtre, croyant qu'elle ne peut
se faire du mal. Souvent, elle supplie l'entourage ou le médecin « de
la faire disparaître, de la mettre entre quatre murs, ou de la précipi¬
ter au fond de la mer ou de la jeter au feu ». Mais alors, lui dit-on,
vous brûlerez? « Oh! non, répond-elle, je suis d'une matière, espèce
de composition que le feu ne peut détruire malheureusement, car je
voudrais être mortelle. C'est précisément le malheur, carje nemourrai jamais ».
Elle croitêtre possédée etdamnée, etlorsqu'on lui demandedesexpli¬
cations sur son langage pathologique, elle dit, que ce n'est pas elle qui parle, mais bien lediable qui la possède. Unjour qu'elle se lamen¬
tait sur son étrange nature, elle ajouta que le « Créateur » l'avait laite
ainsi. Son médecin lui dit : « le bon Dieu »? Non dit-elle je ne puis
prononcer ce mot, « je suis le diable ou quelque chose du diable ».
Et elle reprend : « Il fallait un expiateur et c'est ça que le Créateur a
choisi ».
Mme X..., après des alternatives de paroxysme et d'accalmie, est
revenue depuis quelques semaines à l'état calme; son médecin prétend
cpie pendant sa période de calme son délire resteà l'état latent.
III
DES IDEES D ENOBMITE
L'idée d'immortalité que nous retrouvons dans toutes les
observations que nous venons
de
citerest, avons-nous dit, uneidée de grandeur.
Elle
se trouve souvent associée à d'autresidées délirantes
mélancoliques, analogues
à elle, pour consti¬tuer un délire que
Cotard appelle délire d'énormité,
et quiserait mieux nommé, croyons-nous avec M. Régis, par asso¬
ciation des deux caractères opposés qui