Lettre ouverte
aux marchands du Temple
D U M Ê M E A U T E U R
LES PASSIONS DU DIMANCHE.
CARNETS MONDAINS. ( G r a n d p r i x de l ' h u m o u r . ) PARIS LA NUIT.
MADAME N'EST PAS SERVIE.
PETIT PRÉCIS DE SOCIOLOGIE PARISIENNE. ( P r i x T a l - l e m a n t des R e a u x . )
ULTRA-GUIDE DE REAUVILLE.
A p a r a î t r e :
COMMENT AVOIR LE DERNIER MOT SANS ÊTRE BOXEUR.
PHILIPPE BOUVARD
Lettre ouverte aux marchands
du Temple
ÉDITIONS ALBIN MICHEL
2 2 , RUE HUYGHENS
PARIS
La collection « Lettre ouverte » est animée par Jean-Pierre Dorian
© Éditions ALBIN MICHEL, 1967.
AVERTISSEMENT
Je tiens à rassurer immédiatement ceux qui pourraient trouver bizarre qu'un moraliste d'occasion ne connaissant rien à la théologie ni au droit canon (mes amis s'accordent à saluer mon ignorance encyclopédique) veuille donner un coup de balai dans les établissements voués au culte du Seigneur. Il ne s'agit plus, comme au temps de Jésus, de chasser les marchands du Temple ; il convient de leur dire qu'on n'est pas dupe de leur manège et qu'on ne les confond point avec les vrais desservants, quelque effort que fassent ces derniers pour ressembler à des marchands.
On me dira sans doute : « Vous qui êtes si peu pratiquant, en quoi la présence
de marchands dans ces temples que vous ne fréquentez pas vous concerne-t-elle ? » A ceux-là je pourrais répondre qu'étant peu religieux, je n'en ai pas moins un grand besoin des biens de consommation et que mon paradis à moi se situant au niveau des produits manufacturés, de l'automobile ou de l'immobilier, j'enrage de ne plus trouver les boutiquiers dans leur boutique et de devoir aller les tra- quer jusque dans les sacristies. Cette comparaison liturgique est d'ailleurs inexacte parce que trop restrictive.
E n vérité, le Temple existe partout où l'esprit devrait conduire les hommes.
Mais notre époque est si peu spirituelle et le service tellement peu souvent célébré qu'il y a de quoi concevoir quelque inquié- tude. Les corporations et les spécialités sont comme les individus. Elles devien- nent dangereuses quand leur pouvoir prend trop d'importance. La hiérarchie sociale, sans cesse remise en cause par le progrès, la réussite des uns ou l'impéritie des autres, n'a jamais été plus surpre- nante et plus désordonnée. Dans un monde où — en dehors de quelques soi-
rées libres après des congrès de partis politiques — une énorme distance semble séparer un ministre d'une péripatéti- cienne, il est bon de dire, à l'un comme à l'autre, qu'ils font à peu près le même métier. Comme il n'est pas mauvais de rappeler aux producteurs de cinéma ou aux directeurs de théâtre que la grande nappe culturelle sur laquelle, astucieuse- ment, ils étalent leurs marchandises, ne dissimule jamais complètement le faux marbre de l'éventaire.
D'aucuns déploreront sans doute que la matière grise soit devenue autant une matière première, et que l'on rencontre à chaque détour de couloir dans les endroits consacrés à l'Art ou voués à la méditation des individus peu scrupuleux, parfois analphabètes mais sachant tou- jours compter. Ce n'est pas cet aspect du problème qui me gêne et je trouve aussi normal qu'on puisse gagner sa vie en pensant qu'en exploitant le travail d'un penseur. Le proxénétisme intellectuel est une stimulation nécessaire dans un milieu surtout constitué de paresseux.
Mais je n'aime pas qu'on essaie de nous
faire confondre le monsieur qui pense et le monsieur chargé d'appeler l'attention du chaland sur le penseur.
Bref, je ne veux pas être dupe. Je veux bien y aller de ma petite piécette au moment de la quête, mais je ne veux pas qu'on me force à me mettre à genoux lorsque les imposteurs intermédiaires de l'art, du pouvoir ou de la culture disent leurs messes noires.
Les militaires, pour qui je ne nourris autrement nulle forme d'estime parti- culière, me paraissent avoir des idées très saines sur la place qui revient à chacun. En dehors de la défunte cava- lerie où l'on donnait du « Mon Lieute- nant » à un vulgaire adjudant, on n'a jamais vu traiter de général un colonel.
Eh bien, je ne veux pas tenir pour des maîtres ceux qui n'ont comme talent que celui d'exploiter le talent d'autrui.
Je ne souhaite pas qu'ils puissent créer une apparence de similitude entre leurs soucis sordides et les angoisses de la création.
Cela dit, comme j'appartiens à la phalange très réduite des gens qui s'obsti-
n e n t à p e n s e r que p e r s o n n e fût-il journa- liste, h a u t fonctionnaire, capitaine d'infanterie ou m ê m e m a g i s t r a t n ' a le d r o i t de r e n d r e la justice, m a seule ambi- tion est de t i r e r la s o n n e t t e d ' a l a r m e . Comme de toute façon, le t r a i n roule m a i n t e n a n t trop vite p o u r qu'on puisse r e n v e r s e r la v a p e u r et a r r ê t e r le convoi, en écrivant cette lettre o u v e r t e ( seul procédé qui p e r m e t t e d ' a f f r a n c h i r ses c o n t e m p o r a i n s sans avoir à t i m b r e r u n e enveloppe), je m'offre u n e petite satis- faction et ne cause v é r i t a b l e m e n t de c h a g r i n à qui que ce soit.
Finalement, on le sait, rien n'inquiète plus les r e s s o r t i s s a n t s d'une société conservatrice que les valeurs séculaires qui s'écroulent (en B o u r s e ou ailleurs). Je r a s s u r e r a i bon n o m b r e de p e r s o n n e s estimables en f r e d o n n a n t à m a m a n i è r e , d a n s les pages qui vont suivre, le f a m e u x leitmotiv « Le veau d ' o r est t o u j o u r s debout ». P o u r tout dire enfin j ' a i m e bien les m a r c h a n d s . Je ne d é t e s t e pas les Temples, m a i s séparément...
LETTRE OUVERTE
AUX LECTEURS (DE JOURNAUX)
Messieurs,
Je m'adresse à vous de préférence aux fabricants de sensationnel, car si l'on n'a pas souvent le gouvernement que l'on souhaite, on possède toujours la presse que l'on mérite. A part certains quoti- diens gouvernementaux qui doivent être considérés comme des bulletins inté- rieurs sans aucune portée, on n'a jamais vu vivre durablement un journal sans lecteurs. Tant que vous continuerez à vilipender deux heures par jour certains périodiques et à les lire — fût-ce distrai- tement — trente minutes par semaine, aucun changement notable ne sera à espérer. Mais ne serait-ce pas trop pénible que de vous demander de sacrifier simul-
tanément un objet de lecture et un sujet de conversation ?
Il y a un malentendu à la base du prodi- gieux succès de la presse moderne. D'un côté, ceux qui lisent les journaux croient qu'ils sont faits par des personnages puis- sants, subtils, informés et intègres et, de l'autre, ceux qui les fabriquent fei- gnent de considérer qu'ils écrivent pour des gens d'un niveau intellectuel et moral supérieur. Ce phénomène explique — sans les justifier — les tirages de nombreux périodiques et bon nombre de promotions dans la Légion d'honneur.
Sans doute ce parti pris aide-t-il à vivre ? Et le jour où l'on s'avisera que, dans le meilleur des cas, le journalisme consiste à faire écrire des gens qui n'ont pas le baccalauréat, à l'usage de gens qui ne possèdent pas le certificat d'études, n'aura-t-on pas fait disparaître sans aucun profit une précieuse grâce d'état ?
En attendant, que se passe-t-il ? On part du principe réconfortant que tout lecteur a des lettres (au sens noble du mot) alors qu'il ne dispose souvent que des vingt-six signes de l'alphabet. De
même, on s'imagine que le journaliste est un spécialiste éminent, un puits de science, un Pic de la Mirandole au service d'un quotidien ou d'un hebdomadaire, un Cas sandre dans l'oreille duquel les dieux et les gouvernements déversent directe- ment des informations de p r e m i è r e importance.
De son côté, le rédacteur de service œuvre avec l'espoir que son humble copie sera parcourue goulûment par des prix Nobel. Il y a là, selon le degré d'opti- misme de l'observateur, un phénomène de contamination, ou d'osmose, qui demeure le plus souvent superficiel. A fréquenter des gens très élégants et à faire parler des érudits, on ne le devient pas souvent soi-même. Mais on a toujours l'impression de l'être.
Le journaliste qui a confessé un grand biologiste ou un écrivain célèbre s'ima- gine, une demi-heure plus tard, le déposi- taire de toute une culture. Et, le lende- main matin, lorsque son article est sorti, c'est au tour de cinq cent mille lecteurs de se croire, eux aussi, les égaux d'un grand homme.
Et l'on touche peut-être là aux véri- tables raisons de succès de la presse moderne.
Car, que sont les grands journaux sinon les dernières maisons d'illusion encore légalement ouvertes ?
En dehors des entreprises de specta- cles, aucune firme commerciale ne dis- pense autant qu'eux le simulacre du génie et de la connaissance.
Mais d'abord, qu'est-ce que le journa- lisme ?
Est-ce l'art d'expliquer à ses contem- porains ce que l'on ne comprendra jamais soi-même ? Le talent de ne parler que de celui des autres ?
Un métier à mi-chemin entre la contre- bande et la fonction publique ? une pro- fession marginale où l'on est tantôt hors la loi, tantôt décoré ?
Disons que, toutes proportions gar- dées, le journaliste de l'époque atomique évoque irrésistiblement Napoléon I sous les voûtes de Notre-Dame le 2 décembre 1804. Il pose lui-même, sans aucun secours, la visière des penseurs sur sa tête en déclarant à peu près ceci :
L E T T R E O U V E R T E A U X M A R C H A N D S D U T E M P L E
Après avoir longtemps fréquenté les chantiers de construction, les réunions électorales, les galeries de peinture, les studios de cinéma, les répétitions générales, les ateliers de méca- nique et les petits bars mal famés, Philippe Bouvard a fini par s'apercevoir que cer- tains promoteurs d'immobilier, politiciens, amateurs d'art, producteurs, directeurs de théâtre, garagistes et certaines péripaté- ticiennes possédaient une ressemblance dont on ne s'était pas encore avisé. Toutes ces catégories sociales et professionnelles four- nissent en effet des effectifs importants à ce que l'on a appelé au début du christia- nisme « les marchands du Temple ». Les temples ont peu à peu disparu. Les marchands restent... E t faute de pouvoir vendre leur âme à Dieu ou au diable, ils essaient main- tenant de liquider au plus haut cours des marchandises souvent suspectes. Sans parler du trafic d'influence qui constitue, dans tout pays organisé, le fondement du commerce local...
Parus :
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Robert Escarpit Lettre ouverte à Dieu Albert Simonin Lettre ouverte aux voyous
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A paraître : Georges Elgozy / Pierre Gaxotte / Paul Guth / Jacques Laurent / Jean-François R e v e l / A n d r é Ribaud...
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