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«Combien de tours de roue, d arrêts et de départs?»

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Academic year: 2022

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Revue d'études juives du Nord

 

83 | 2022

La SNCF face à la Shoah

« Combien de tours de roue, d’arrêts et de départs ? »

Mémoires de la dimension ferroviaire des déportations, 1942-2022 Christian Chevandier

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/tsafon/4827 DOI : 10.4000/tsafon.4827

ISSN : 2609-6420 Éditeur

Association Jean-Marie Delmaire Édition imprimée

Date de publication : 15 juin 2022 ISSN : 1149-6630

Référence électronique

Christian Chevandier, « « Combien de tours de roue, d’arrêts et de départs ? » », Tsafon [En ligne], 83 | 2022, mis en ligne le 18 juillet 2022, consulté le 24 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/

tsafon/4827 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tsafon.4827

Tous droits réservés

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Tsafon, revue d’études juives du Nord, no 83, juin 2022, pp. 91-110.

«  COMBIEN DE TOURS DE ROUE, D’ARRÊTS ET DE DÉPARTS  ?  »

Mémoires de la dimension ferroviaire des déportations, 1942-2022

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Christian Chevandier Université du Havre

« H

orribles persécutions contre les Juifs. […] Les hommes et les femmes séparées, expédiés en Alle- magne comme du bétail dans des wagons plombés »2. Dans son journal, le 3 septembre 1942, Paul Claudel met en rapport la politique antisémite de Vichy, la déportation en Allemagne, les conditions dans lesquelles elle s’effectue et les chemins de fer. Vingt ans plus tard, Jean Ferrat, dont le père a été tué à Auschwitz, chantait : « Combien de tours de roue, d’arrêts et de départs/ Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir »3. Dès le début, le rôle des chemins de fer dans la destruction des juifs d’Europe perpétrée par les nazis et dans la répression des oppo- sants et résistants lors de la Seconde Guerre mondiale a été connu et sa mémoire s’est transmise, particulièrement en France puisque le génocide a eu lieu plus à l’Est, que les camps de concentrations ne se trouvaient

1. — Cet article reprend notamment, en les actualisant, des éléments développés deux décennies plus tôt lors de deux communications, « La SNCF, les cheminots et la Seconde Guerre mondiale : 1945-2000 », Une entreprise publique pendant la guerre : la SNCF, 1939-1945, Paris, Presses universitaires de France, 2001, pp. 305-321 (Actes du colloque de l’Assemblée nationale, juin 2000), et « Le grief fait aux cheminots d’avoir, sous l’Occupation, conduit les trains de la déportation », Revue d’histoire des chemins de fer, Les cheminots dans la Résistance. Une histoire en évolution, n° 34, printemps 2006, pp. 91-111 (Actes du colloque de Paris, décembre 2005). Nous y renvoyons le lecteur, notamment pour un appareil critique plus fourni.

2. — Paul Claudel, Journal, tome II, 1933-1955, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 412.

3. — Nuit et brouillard, 1963.

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pas sur le territoire français et que la question des transports s’est révélée cruciale4. Si la participation de l’État de Vichy, notamment en mettant sa police et sa gendarmerie au service de l’occupant, a été dénoncée avant même la Libération, ce n’est qu’au cours des deux dernières décennies du xxe siècle que la SNCF et même le groupe social des cheminots, qui jusque-là jouissait d’une réputation flatteuse de participation à la Résis- tance, ont été accusés d’avoir contribué aux déportations. C’est la mise en perspective de la confrontation d’une mémoire valorisante et d’une accusation ignominieuse qui sera effectuée dans les lignes qui vont suivre.

Quels récits se sont opposés ? Quels ont été les enjeux et quelle a été la dynamique d’une dispute dont les aspects juridiques et financiers, pourtant fort prégnants, ne seront pas abordés ?

Conduire les trains pour les Allemands

Le chemin de fer n’a pas été un outil génocidaire. Les trois principaux modes d’extermination à l’œuvre dans les génocides du xxe siècle ont été les camps, de concentration ou d’extermination, les « marches de la mort » et les unités mobiles d’extermination, organisés dans le cadre de la bureaucratisation de la violence extrême5. L’on connaît les camions à gaz, d’abord utilisés en Pologne pour l’Aktion T4, campagne d’extermi- nation des adultes handicapés, et dès décembre 1941 dans le cadre de la politique antisémite. Mais si les chambres à gaz sont bien perçues comme instrument de l’extermination, ce n’est pas le cas des camions. Le chemin de fer a été un élément de modernité du génocide des Arméniens mais, comme pour le génocide des juifs d’Europe, toutes les victimes n’ont pas été concernées. Les Arméniens d’Anatolie orientale furent déportés au printemps et au début de l’été 1915, parcourant le pays, soumis à toutes les exactions de la part de bandits et des populations locales, systémati- quement massacrés. À l’automne, puis pendant l’hiver, ceux d’Anatolie occidentale, plus proches de la voie ferrée, ont été entassés dans des trains de marchandises avant d’être, pour la plupart, mis à mort. Si les trains ont conduit sur le lieu de leur assassinat à peu près la moitié des juifs tués par les nazis, les génocidaires du Cambodge et du Rwanda n’ont pas eu recours à la technologie ferroviaire.

Le rôle que les Allemands ont fait jouer aux chemins de fer français n’en était pas moins perçu dès l’origine et a été très tôt évoqué. Ainsi, une brochure de photographies de Lyon sous l’Occupation parue en

4. — Le camp de Natzweiler-Struthof se trouvait dans l’Alsace annexée par l’Allemagne nazie.

5. — Sur les violences extrêmes, voir Xavier Crettiez et Nathalie Duclos, Violences politiques.

Théories, formes, dynamiques, chapitres VII et VIII, Paris, Armand Colin, 2021, pp. 151-192.

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93 décembre 1944, à peine la ville libérée, en présentait deux dans une page

intitulée « Déportation ». Le second cliché, pris un peu à l’écart sur les quais de la gare de Perrache, devant trois voitures de voyageurs, montre deux cars automobiles vides entre lesquels une quinzaine de civils porte des bagages sous la surveillance de cinq soldats allemands, casqués et armés. La légende précise : « Un instantané unique. Tandis que s’embarque un lamentable cortège de déportés : israélites, femmes, enfants, la consigne est formelle : aucun civil dans un rayon de 200 m.

Et pourtant, au péril de sa vie, sur un quai de Perrache, le photographe a pu saisir cette scène si caractéristique »6. Aucune mention n’est faite de la déportation de résistants ou d’opposants au régime. Les enfants y sont nommés, alors qu’il n’est pas possible d’en distinguer. La persécution des enfants était effectivement un élément de poids dans la dénonciation de la politique raciste des nazis : « À quelle autre époque les enfants furent-ils arrachés à leurs mères, entassés dans des wagons à bestiaux tels que je les ai vus, par un sombre matin à la gare d’Austerlitz ? » demandait François Mauriac en 19437. C’est à propos d’enfants juifs raflés ou déportés que des sources contemporaines ont mentionné des larmes coulant sur des joues de policiers ou de cheminots : « La présence d’enfants bouleverse tant elle semble invraisemblable »8. La sensibilité au sort de ces jeunes victimes est aujourd’hui encore très forte9, et le fait de faire arrêter des innocents, particulièrement des enfants, des femmes et des vieillards, a largement contribué à l’impopularité du régime à partir de l’été 194210. Les Allemands et Vichy en étaient conscients qui mirent au point un stratagème pour « faire croire aux cheminots français et allemands et à tous ceux qui pourraient s’approcher de ces trains que les enfants [étaient]

déportés avec leurs parents »11.

Par leur présence au sein des emprises ferroviaires, les cheminots n’en étaient pas moins perçus comme ayant une indéniable connaissance des infamies qui y étaient commises et c’est bien pour cela que, en mars 1944, un dialogue entre un voyageur et un cheminot qui lui révèle avec force détails ce qui se passe en gare de Compiègne est présenté sur une page d’un journal clandestin. Il s’agit de celui du mouvement « Libre Patrie »

6. — Photos Rougé, Lyon sous la botte, Lyon, Éditions La plus grande France, 1944, p. 27.

7. — François Mauriac, Cahier noir, Paris, Éditions de Minuit, 1947.

8. — Christian Chevandier, Policiers dans la ville. Une histoire des gardiens de la paix, Paris, Gallimard, 2012, p. 823.

9. — Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Paris, Seuil, 2012.

10. — Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, Le Seuil, 1990.

11. — Serges Klarsfeld, Vichy-Auschwitz. Le rôle de Vichy dans la Solution finale de la question juive en France, tome I, 1942, Paris, Fayard, 1983, p. 147.

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dont le fondateur, Louis Pascano, choisit de devenir médecin à la SNCF après la guerre parce qu’un cheminot l’avait sauvé en gare de Compiègne12. Plus largement, le rôle stratégique et tactique des chemins de fer n’était alors en rien ignoré et pouvait se révéler un argument efficace : lorsque Eisenhower a donné l’ordre d’évacuer Strasbourg, libérée par les troupes de Leclerc et proie facile lors d’une contre-offensive allemande, de Gaulle lui a signifié que les Français défendraient la ville. Et à la menace de priver d’essence ses soldats, le chef de la France combattante a rétorqué en des termes qui soulignaient le lien étroit entre la nation et ses chemins de fer :

« En privant les nôtres des moyens de combattre, lui-même s’exposerait à voir le peuple français lui retirer, dans sa fureur, l’utilisation des chemins de fer et des transmissions indispensables aux opérations »13.

Dès 1951, Léon Poliakov abordait l’organisation des convois14. L’as- pect ferroviaire de la déportation n’a de fait jamais été éludé. Comment aurait-il pu l’être ? Il est intégré dans les démarches de commémoration : les plaques dans les gares rendent hommage aux résistants mais aussi aux déportés. Leurs récits et ceux des témoins n’accablent pas les travailleurs du rail qui, le plus souvent, ne sont pas évoqués. S’il est question de leur compassion, lorsqu’une déportée parle des cheminots comme « seule exception dans cette impression permanente d’indifférence générale »15, une mise en perspective des témoignages ne permet pas de la distinguer de celle de l’ensemble de la population française, du personnel de santé par exemple. Ainsi, dans les gares, quelques victuailles étaient transmises aux déportés par les postiers de centres de tri situés dans les zones mar- ginales où étaient stationnés les trains pour le Reich. Des voyageurs aussi firent parvenir à destination les petits papiers lancés par les déportés, et si les témoignages évoquent quand même les cheminots, c’est parce que ceux-ci étaient en situation de découvrir et d’envoyer ces billets. Comme l’écrivait un capitaine de gendarmerie, « le spectacle de ce [s] train [s]

impressionna fortement et défavorablement les populations françaises non juives qui eurent à le voir, dans les gares en particulier »16. La participation de Vichy à la politique antisémite des nazis constitua un tournant dans la perception du régime par l’opinion publique.

12. — « Compiègne 1944 », Vérité, n° 1 (3 mars 1944), reproduit dans Benoît Crauste, Libre Patrie 1940-1944, mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, Paris I, 2005, vol. 1, p. 173.

13. — Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome III, Le Salut, Paris, Plon, 1963, p. 175.

14. — Léon Poliakov, Bréviaire de la haine. Le IIIe Reich et les juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1951, pp. 160-207.

15. — Citée par Eric Conan, Sans oublier les enfants. Les camps de Pithiviers et de Beaune- la-Rolande, 16 juillet-16 septembre 1942, Paris, Grasset, 1991, p. 146.

16. — Serges Klarsfeld, op. cit., p. 162.

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Mémoires cheminotes

Si les historiens permettent de bien connaître la Résistance polymorphe des cheminots17, son illustration la plus emblématique, qui est peut-être celle de l’ensemble de la Résistance, est un cliché de sabotage d’une voie ferrée ou de déraillement d’un train. La fédération CGT des cheminots, dans un ouvrage de 1986 consacré à son histoire et dont le titre, Batailles du rail, est à lui seul significatif, en publie deux, dont une tirée du film de 194618. Dans la réalité, ils ont correspondu à un moment précis, les semaines, voire les jours qui ont suivi le débarquement, et à des actions précises, celles du plan Vert appliqué à cette occasion. Souvent utilisées, les mêmes photographies ont contribué à fixer une mémoire. La fiction, romans et films, ont été des outils et des étapes de la construction dans la nation de cette image de corporation résistante. La Bataille du rail a bien sûr été déterminante. « En évoquant comme sujet l’entité cheminote et non plus les seuls combattants de Résistance-Fer, le texte transférait sur l’ensemble du personnel de la SNCF la légitimité et le prestige acquis par quelques-uns »19, écrit Sylvie Lindeperg. Dans sa thèse, « Images de la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969) : les usages cinématographiques » (Institut d’études politiques de Paris, 1993), et dans celle de Michel Ionascu, « Cheminots argentiques : l’image d’un groupe social dans le cinéma et l’audiovisuel français » (Université de Paris III, 1999)20, Bataille du rail est le film le plus cité. Pour les cheminots, c’est le film sur la Résistance, et il a été rejoint dans la filmographie de cet épisode de l’histoire de France par L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville (1969) d’après un roman de Joseph Kessel (1943) et Un homme de trop de Costa Gravas (1967) d’après le roman autobiographique de Jean-Pierre Chabrol (1958). Réalisé par René Clément sur un scénario coécrit avec Colette Audry, Bataille du rail obtint en 1946 le prix Méliès ainsi que ceux du Jury international et de la mise en scène au festival de Cannes. Son succès fut une surprise et l’autre surprise de l’année fut l’échec d’un film de Marcel Carné, Les Portes de la nuit, dont le « réalisme poétique » était

17. — Voir notamment, parus à la fin du xxsiècle, Georges Ribeill, « Les cheminots face à la lutte armée. Les différentiations sociologiques de l’engagement résistant », actes du colloque de Besançon « La Résistance et les Français : lutte armée et maquis », Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1996, pp. 71-81, et Christian Chevandier, « La résistance des cheminots : le primat de la fonctionnalité plus qu’une réelle spécificité », dans Antoine Prost (dir.), La Résistance.

Une histoire sociale, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997, pp. 147-158.

18. — Jean Gacon (dir.), Batailles du rail, Paris, Messidor, 1986, pp. 103 et 91.

19. — Sylvie Lindeperg, Les écrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), Paris, CNRS Editions, 1997, p. 79.

20. — Elles ont été publiées : voir note supra et Michel Ionascu, Cheminots et cinéma : la représentation d’un groupe social dans le cinéma et l’audiovisuel français, Paris, L’Harmattan, 2001.

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passé de mode. Dans ce dernier film, comme dans beaucoup d’autres, le cheminot apparaît presque naturellement résistant. Aux côtés du résistant Jean, joué par Yves Montand, le personnage le plus sympathique est Raymond, incarné par Raymond Bussières, « chef de manœuvre à la SNCF […], communiste, saboteur » qui raconte avec distance les tortures dont il a été la victime. Il a chez lui une maquette de locomotive et son unique enfant se dit « le pote » de Jean qui le présente ainsi : « C’est un prince, le fils du roi des chemins de fer ». Même la position de Raymond sur l’épuration est symptomatique de celle des cheminots communistes, lorsqu’il dit à celui qui l’a dénoncé à la Gestapo « Tu vois ma main abîmée ? Si j’te la foutais sur la gueule, ça m’f’rait même pas plaisir ». Puis, se tournant vers Jean : « Puisque c’est défendu de faire justice soi-même, faut pas donner l’mauvais exemple ». Trente-deux ans plus tard, lorsque Maurice Pialat veut tourner une scène où, en un éclatant monologue, un ancien raconte la Résistance, c’est tout naturellement un cheminot qu’il choisit21. Ainsi, si dans le monde ouvrier, « du côté de la mémoire politique […], c’est la Résistance qui fait figure d’événement fondateur »22, c’est largement de l’extérieur que sont venus les éléments étayant cette construction pour les cheminots.

Deux mémoires de la Résistance de la corporation se sont longtemps côtoyées, se sont longtemps opposées. La première est celle des militants communistes et des syndicalistes de la CGT23. Le choix par ces derniers des héros cheminots communistes de la Résistance n’est pas dépourvu d’équivoque. C’est le cas de Pierre Semard, arrêté en décembre 1939 et dont l’on comprend bien qu’il n’a pas pu prendre part à la Résistance ; dès lors l’évocation de l’activité résistante fonctionne comme une aporie24. Dès l’Occupation, sa mémoire a été honorée sans par ailleurs toujours renvoyer à une éventuelle participation à la Résistance : ainsi, le tract distribué aux Ateliers de Vitry-sur-Seine pour le deuxième anniversaire de son exécution, le 7 mars 1944, explique qu’il a été « accusé d’avoir œuvré à l’édification ouvrière, interné pour avoir âprement défendu les intérêts de la classe laborieuse des cheminots et assassiné lâchement, les

21. — Les Cahiers du cinéma, n° 550, octobre 2000.

22. — Yves Lequin, « Mémoire ouvrière, mémoire politique : à propos de quelques enquêtes récentes », Pouvoir, septembre 1987, pp. 67-72.

23. — Voir notamment les deux autobiographies de la fédération CGT des cheminots, Joseph Jacquet (dir.), Les cheminots dans l’histoire sociale de la France, Paris, Éditions sociales, 1967, et Jean Gacon (dir.), op. cit.

24. — Sur les récits complexes des tenants de la mémoire cégétiste-communiste sur Pierre Semard et son rôle en 1939-1943, voir la note 5 de l’article cité, Christian Chevandier, « La SNCF, les cheminots… », pp. 308-309.

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97 mains derrière le dos, pour s’être refusé de nier la vérité »25. Son sou-

venir est mis en avant avec celui d’autres communistes morts pendant la guerre, dont des résistants, à l’occasion des manifestations du culte de la personnalité de Maurice Thorez : « De qui la leçon féconde et nécessaire/ Guida Semard Péri Politzer et Fabien/ Lui qui fut le dernier soleil à qui pensèrent/ Ceux de Châteaubriant et du Mont Valérien »26. L’hommage qui lui est rendu dans l’espace public est cependant bien moindre que celui à un autre martyr communiste : il y a en Île-de-France 125 rues Gabriel-Péri pour 53 rues Pierre-Semard. Les voies qui portent son nom sont généralement à proximité d’une gare ou d’un site de la SNCF, donnant un caractère semi-corporatif à une taxinomie, comme si l’espace ferroviaire/cheminot débordait de son emprise. Les cheminots morts du fait de leurs activités dans la Résistance ont été nombreux, et beaucoup ont également donné leur nom à une voie, elle aussi souvent située à proximité d’un site ferroviaire.

La deuxième est la mémoire d’entreprise, celle de la jeune SNCF, créée en 1937 et présentée comme entité résistante, « personne morale » s’étant opposée à l’occupant. Elle a été exposée de la manière la plus achevée en 1968 par Paul Durand dans La SNCF pendant la guerre, sa résistance à l’occupant 27, dans la continuité de discours officiels et d’autres médias : la Vie du Rail avait ainsi, en août 1964, consacré un numéro spécial aux cheminots pendant la guerre. Le personnage emblématique en est Louis Armand, polytechnicien, major de l’École d’application des Mines, ingénieur depuis 1934 à la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM) où il a inventé un procédé de traitement contre l’entartrage des chaudières de locomotives (TIA : Traitement intégral Armand) adopté sur l’ensemble des réseaux de la SNCF28. En rapport dès 1940 avec le BCRA, le service de renseignements de la France libre, très vite dans la Résistance29, déclinant en 1942 le poste de secrétaire général de l’Industrie proposé par Pierre Laval, « arrêté par la Gestapo en 1944 alors qu’il était responsable de la Résistance Fe [r] »30, Compagnon de la

25. — Archives de la Préfecture de police de Paris. Dossier A4-2.389.

26. — Louis Aragon, « Il revient », L’Humanité, 8 avril 1953.

27. — Paul Durand, La SNCF pendant la guerre, sa résistance à l’occupant, Paris, PUF, 1968, 369 p.

28. — Voir ses notices biographiques dans François Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, pp. 348-349 (par Christian Chevandier et Georges Ribeill) et Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique du patronat, Paris, Flammarion, 2010, pp. 29-31 (par Christian Chevandier et Georges Ribeill).

29. — Claude Bourdet, L’aventure incertaine, Paris, Stock, 1975, pp. 213-214.

30. — Service de sécurité de la Défense nationale et des forces armées, rapport du 10 décembre 1955. Pour les rapports des RG sur Louis Armand, notamment lorsque fut évoquée

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Libération, grand officier de la Légion d’Honneur à titre militaire, décoré de la Medal of Freedom américaine et du Distinguished Service Order britannique, Louis Armand incarnait cette résistance institutionnelle.

Alors qu’elles ont cohabité sans trop d’animosité après 1944, les rapports entre ces deux mémoires ont été marqués par la guerre froide, la rupture advenant avec le renvoi du conseil d’administration des représen- tants de la CGT en 194831. Les attaques se multiplient dès lors contre Louis Armand, devenu directeur général puis président de la société nationale.

Elles jouent aussi sur la confusion entre les deux Résistance-Fer, le réseau malaisé aujourd’hui encore à percevoir, ce qui est le gage de l’efficacité de pratiques clandestines dont la fonction était plus opérationnelle que politique, qui a continué le NAP-Fer (Noyautage de l’administration publique), et l’association d’anciens résistants constituée le jour de Noël 1944 et homologuée comme réseau de la France combattante par un décret d’octobre 1947. Le conflit entre ces deux mémoires sœurs et ennemies est un élément important de l’histoire des relations sociales au sein de la SNCF depuis les lendemains des grèves de 1947, ce qui n’empêchait pas dirigeants de la SNCF et syndicalistes d’une CGT longtemps hégémonique dans le groupe social de se côtoyer lors de cérémonies à la mémoire des cheminots résistants. Se mettant en scène en s’opposant, ces deux mémoires s’alimentaient, se renforçaient. Elles gommaient les rares individus qui ont manifesté de la sympathie pour le régime de Vichy ou qui ont collaboré. Elles estompaient également les cheminots résistants d’autres courants de pensée qui ne pouvaient se reconnaître dans ces deux mémoires, la patronale et la communiste, notamment les chrétiens et les socialistes, quelques gaullistes qui ne se réclamaient pas de la mémoire d’entreprise et des militants d’autres organisations syndicales, Force ouvrière et la CFTC puis la CFDT. Tous devaient néanmoins prendre en compte l’image résistante et donc valorisante de la corporation.

Une question se pose cependant, celle de l’origine même d’une mémoire qui fait d’une corporation un héros collectif, héros de la nation et du prolétariat. D’autres groupes sociaux auraient pu bénéficier pleine- ment de cette gloire. Les mineurs ont également participé largement aux combats de la Résistance, y compris en usant des armes classiques de la classe ouvrière. La grève des mineurs du Nord, au printemps 1941, est restée plus célèbre que celle des travailleurs de la Zone sud, à l’automne

l’éventualité de sa candidature aux élections présidentielles de 1965, voir son dossier personnel des Renseignements généraux aux Archives de la Préfecture de police, A4-274.345.

31. — Vincent Auzas, La Mémoire de la Résistance chez les cheminots : construction et enjeux, septembre 1944-novembre 1948, mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, Université de Paris I, 2000.

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99 1942, mouvement parti des Ateliers SNCF d’Oullins pour s’étendre à

d’autres groupes professionnels grâce au savoir-faire des cheminots32. Les représentations ne sont pas négligeables, mais toute perception s’inscrit dans des constructions antérieures et ce n’est pas sa participation à la Résistance qui a rendu le cheminot héroïque. Le ministre de la Production industrielle et des communications de Vichy, Jean Bichelonne, expliquait le 1er mai 1944 que « les criminelles coupures de voies que multiplient les bandes du maquis ont transformé le métier de cheminot en une tâche héroïque et le sacrifice est d’autant plus beau qu’il est accompli dans le silence »33. Tout au long de l’Occupation, dans une région sinistrée, le journal clandestin La Voix du Nord ne manquait jamais de mettre en avant la participation à la Résistance des cheminots. Dès l’été 1941, trois ans avant le débarquement, il annonçait leur participation aux combats de la Libération : « Au poste où ils sont placés, ils auront un jour une nouvelle mission à remplir et […] ils apporteront un concours précieux à la victoire des Alliés »34. Marc Bloch lui-même, lors de l’été 1940, évoquait les cheminots, « héros même à l’occasion »35. Cet héroïsme semblait logique, dans la continuité du comportement des travailleurs du rail pendant la Grande Guerre et de leur attitude en mai et juin 1940.

Michel Ionascu a démontré que, bien avant la guerre, le cheminot était déjà héroïque. Singulièrement, la causalité présumée pourrait en être inversée : le cheminot ne serait pas un héros parce que résistant, il serait résistant parce qu’héroïque, comme si l’indéniable réalité, bien avant la construction mémorielle, s’était due d’être conforme à la représentation.

Mais si l’image du héros cheminot préexiste à la Résistance, les capacités de rébellion de la corporation, qui n’avait pas connu de conflit social depuis deux décennies, s’abstenant notamment de faire grève en 1936, étaient loin d’être une évidence. En 1937, dans Regain, film de Marcel Pagnol d’après le roman de Jean Giono, le paysan dit au cheminot qui enlève sa veste pour prendre la charrue : « En général, les costumes pour obéir, c’est pas des costumes pour travailler ».

Plaques commémoratives et monuments aux morts corporatifs, per- pétuant ceux de la Grande Guerre (ainsi que ceux qui rendent hommage

32. — Christian Chevandier, Cheminots en grève, ou la construction d’une identité (1848- 2001), Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, pp. 186-190.

33. — France Actualité, émission du 5 mai 1944, https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/

afe86004378/journal-france-actualites-emission-du-5-mai-1944 34. — La Voix du Nord, n° 8, 1er juillet 1941.

35. — Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance, édition établie par Annette Becker et Étienne Bloch, Gallimard, « Quarto », 2006, p. 626. Les lignes suivantes n’en évoquaient pas moins sans concession l’attitude de certains cheminots.

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aux victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles)36 peuvent concerner divers groupes sociaux et institutions. Ils se trouvent généralement au sein des emprises où s’exerce cette activité. À destination d’abord du groupe social en question, ils sont plus ou moins accessibles à d’autres citoyens. Dans les hôpitaux, ils peuvent être en des endroits où passent les patients et les visiteurs, mais c’est de l’ensemble des agents hospitaliers, du garçon de service au médecin, que le sacrifice est honoré.

C’est également le cas dans les lycées ou les universités, avec la volonté de promouvoir l’héroïsme patriotique auprès d’une jeunesse appelée à diriger le pays37. Le principe en est cependant de pouvoir tenir une cérémonie commémorative en face du mémorial, l’espace de la commémoration se révélant bâtisseur tout autant que lieu de mémoire. Pour les cheminots, ils peuvent se trouver communément dans des lieux ferroviaires peu accessibles au public, ateliers de réparation, dépôts, bureaux adminis- tratifs où ne pénètrent que les professionnels. La situation des gares est bien différente, puisque les voyageurs y passent et voient les nombreux monuments et plaques, interfaces entre la mémoire du groupe social et l’édification de l’ensemble des citoyens.

Un discours en son temps

Sous l’Occupation, rien de surprenant à cela, ce sont des cheminots qui ont fait fonctionner le chemin de fer. Ce qui signifie qu’ils ont conduit, comme prévu dans les clauses d’armistice, des trains pour les Allemands, aussi bien les convois militaires que ceux qui ont acheminés les déportés outre-Rhin. Cela leur a été, tardivement, reproché. En France, la première manifestation de ce grief se trouve dans un ouvrage de deux historiens d’outre-Atlantique, spécialistes d’une histoire politique de la période, traduit en 1981, Vichy et les Juifs :

Une autre abstention, singulière, se rapporte à l’organisation des chemins de fer français, qui fit en sorte d’opposer une résistance étendue et bien organisée à toutes les exigences allemandes, exception faite des dépor- tations à l’Est. […] Rien ne s’interposa pour empêcher les transports à Auschwitz, même pendant l’été 1944, lorsque le sabotage provoqua de graves déraillements et affecta d’autres convois. Aucun des 85 convois de Juifs déportés ne dérailla ou ne subit d’autres avaries.38

36. — Voire aux « victimes pour faits de guerre », tuées lors de bombardements ou à la suite d’un sabotage. Dans le Vaucluse, les plaques des gares de Cavaillon et de Pertuis n’honorent que ces victimes.

37. — En 1950, 5 % d’une classe d’âge obtenait le baccalauréat.

38. — Michael Marrus et Robert O. Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981.

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101 Cette approche ne prend pas en compte la très fine chronologie, car si

des convois de déportés sont bien partis pour l’Allemagne lors du dernier été d’occupation, la désorganisation a facilité des évasions tandis que les effectifs de ces convois étaient bien moindres : le train parti de la gare de Bobigny le 17 août 1944, deux jours avant le début de l’insurrection parisienne, était composé de 51 prisonniers, dont 21 s’évadèrent, alors que les précédents comprenaient environ un millier de déportés39. Mais c’est surtout mal comprendre l’action de la Résistance sur le réseau ferroviaire, qui ne fut déterminante que dans les jours qui suivirent le débarquement, lorsque son efficacité se révéla décisive en retardant l’arrivée de renforts venus repousser les Alliés. Cette critique s’est ensuite diffusée et même Marc Ferro a pu écrire en 2003, commentant une photographie de plateau de Bataille du rail : « Les cheminots, les premiers à résister… (puis ils laissèrent emmener les déportés) »40. Au milieu des années 1980, l’historien Fred Kupferman, dont le père a été tué à Auschwitz, mettait en contexte cette nouvelle problématique : « Il serait indécent, quand René Clément, dans La Bataille du rail, célèbre l’héroïsme des cheminots, de rappeler qu’il ne s’est pas trouvé un seul cheminot pour refuser de conduire un convoi de déportés »41. En dehors du cas de Léon Bronchart qui a refusé en octobre 1942, en gare de Montauban, en Zone encore non occupée, d’assurer la traction d’un train participant à un transfert d’internés poli- tiques42, qu’en savons-nous de cette absence de refus ? C’est bien une des pistes qu’il faudrait tenter de baliser en histoire sociale des cheminots pendant la Seconde Guerre mondiale. Un refus net et explicite n’aurait sans doute pas obligé les cheminots réfractaires, affrontant leur propre hiérarchie et non les autorités de Vichy ou l’occupant, à passer dans la clandestinité. Mais peut-on déceler une surmorbidité, réelle ou feinte, ou des démissions parmi les conducteurs des trains de la déportation, comme on a pu en constater chez des policiers parisiens au moment des rafles de l’été 194243 ? Peut-être le recours aux dossiers individuels de la Caisse de retraite SNCF ou des archives interrégionales conservées à Béziers, après l’établissement de listes de conducteurs grâce à des archives qu’il conviendrait de dénicher, pourrait-il nous apporter des précisions.

39. — Zoé Castel, L’organisation de la déportation dans deux gares du département de la Seine : Le Bourget-Drancy et Bobigny (1940-1944), mémoire de master 2, École des hautes études en sciences sociales, 2021, pp. 160-161.

40. — Marc Ferro, Cinéma, une vision de l’histoire, Paris, Éditions du Chêne, 2003, p. 79.

41. — Fred Kupferman, Les Premiers beaux jours, 1944-1946, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 175.

42. — Christian Chevandier, La guerre du travail, de la crise à la croissance, Paris, Belin, 2017, pp. 181-190.

43. — Christian Chevandier, Été 44. L’insurrection des policiers parisiens, Paris, Vendémiaire, 2014, pp. 307-315.

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Au milieu des années 2000, pour l’exposition Les Cheminots dans la Résistance qui renouvelle celle de Résistance Fer, Louis Gallois fait une allusion sans équivoque :

Pendant quatre ans, le chemin de fer constitue pratiquement le seul mode de transport pour les moyennes et longues distances, des voyageurs comme des marchandises. Son rôle, pendant la guerre, est aussi déter- minant, utilisé pour le pire par les uns, moyen de lutte contre l’occupant et la barbarie pour les autres.44

Les trains de la déportation ont même été en 2005 l’objet d’un livre, Les Convois de la honte45, mais le créneau éditorial de l’éditeur tout comme l’indigence du contenu révèlent plutôt, de manière paradoxale, une carence d’intérêt de la part d’éventuels lecteurs déjà rassasiés par les travaux que des chercheurs ont consacrés à ce thème. Dans le groupe social des travailleurs du rail, le travail mémoriel, depuis les années 1990 et en réaction à cette accusation, s’est réorganisé autour de la participation des cheminots, notamment des chauffeurs et mécaniciens, à l’acheminement des convois de déportés jusqu’à ce qui était alors la frontière du Reich, en Moselle annexée. À nouveau grief, nouvelle approche d’un phénomène qui était considéré comme marginal : en 1979, c’est pour minorer ses responsabilités que Jean Leguay, ancien délégué en Zone occupée du secrétaire général de la police de Vichy s’attribuait une action proche de celle du « chef de gare qui faisait partir les trains »46. Il n’était pas possible d’identifier précisément la participation d’un cadre de la SNCF à de telles actions de collaboration, alors que cela était aisé au sein des institutions de répression, et c’est ainsi que, au premier jour de l’insur- rection d’août 1944, des policiers résistants ont arrêté un commissaire qui avait « la responsabilité du transfert au matin du 21 août 1942 d’un millier de personnes, dont plus de 600 enfants, entre le camp de Drancy et la gare du Bourget d’où elles sont déportées à Auschwitz »47.

Un tel blâme était dans le nouvel air du temps, celui des années 1980- 1990 où d’autoproclamés procureurs reprochaient tout et son contraire.

Sans doute ceux qui réprouvent les cheminots d’alors pour n’avoir pas fait dérailler leurs trains leur feraient-ils grief, si cela s’était passé, d’avoir

44. — La Lettre de la fondation de la Résistance, numéro spécial 2005, Les cheminots dans la Résistance, p. 3.

45. — Raphaël Delpard, Enquête sur la SNCF et la déportation, Paris, Michel Lafon, 2005.

Pour une critique sur le fond, voir Georges Ribeill, « Logistique militaire, wagons et… Shoah », Le Rail, n° 115 (février-mars 2005), pp. 38-40.

46. — Le Monde, 30 mai 1979.

47. — Christian Chevandier, Été 44, op. cit. pp. 391-392.

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103 ainsi tué des déportés pour en épargner éventuellement d’autres, tout

comme certains reprochent aux Alliés de ne pas avoir bombardé les camps d’extermination :

Si ces bombardements avaient été effectués, s’ils avaient fait parmi les internés, comme le donnent certaines estimations, de 10 000 à 15 000 victimes, si les nazis avaient continué de mettre à mort des Juifs par dizaines de milliers, en revenant par exemple aux fusillades des temps des Einsatzgruppen, peut-être que la célébration du soixantième anniversaire de la libération d’Auschwitz verrait se développer une polémique sur le thème : était-il bien utile de tuer sous les bombes des détenus pour en épargner éventuellement d’autres ?48

De même, il fut un temps où était regretté que l’action des cheminots, des résistants et des Alliés ait rendu plus lent, plus insupportable pour les victimes, l’acheminement des derniers convois de déportation et, sur le moment, il y eut même de vives discussions dans les wagons sur l’opportunité d’une évasion49.

En l’an 2000, Gilles Perrault faisait le point sur la perception de l’histoire du groupe social : « Au cours des décennies précédentes, la corporation était […] considérée comme incarnant, mieux qu’aucune autre, l’esprit de résistance »50. Une douzaine d’années plus tôt, préfaçant un recueil de témoignages d’enfants de juifs et de nazis allemands ou autrichiens, il n’en faisait pas moins état d’un « petit fonctionnaire qui faisait arriver à l’heure les trains de la mort ». À l’exception des descen- dants des victimes, dont il ne faut pas oublier qu’ils sont des rescapés, les Allemands et Autrichiens interviewés semblent régler les comptes de leur génération avec la précédente. L’un d’entre eux, fils de cheminot, n’hésite pas à dire que « [s] es parents étaient mauvais, infâmes. Du poison coulait dans leurs veines, et leur haleine sentait le souffre » et précise : « Mon père travaillait aux chemins de fer du Reich. Avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre »51. Pourtant, dès la fin du siècle, cette question semble avoir perdu sa prévalence. Dans un ouvrage autobiographique paru en 1997, Simone Lagrange consacrait au trajet ferroviaire qui l’a menée de Drancy à Auschwitz un chapitre aussi douloureux que poignant

48. — Annette Wieviorka, Auschwitz, 60 ans après, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 224.

49. — Voir ainsi Alain Quillevéré, Alfred Bihan 1917-1945. Itinéraire d’un Trégorois mort en déportation, mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, université de Paris I, 2005, vol. 1, p. 143.

50. — Lettre à l’auteur, 16 mars 2000.

51. — Peter Sichrovsky, Naître coupable, naître victime. Des enfants de nazis et de jeunes juifs d’Autriche et d’Allemagne témoignent, Paris, éditions Maren Sell, 1987, pp. 8 et 142.

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sans évoquer une seule fois les conducteurs du convoi52. Trois ans plus tard, la synthèse d’un philosophe, Questions sur la Shoah, ne néglige pas les aspects matériels essentiels, comme les chambres à gaz homicides, sans aborder le problème des transports ferroviaires53. L’ouvrage très critique, SNCF. La machine infernale54, publié un an plus tôt, s’il lui est arrivé de s’aventurer dans l’histoire ferroviaire et cheminote, n’évoque pas, par un biais ou un autre, la Seconde Guerre mondiale. Même lorsque le sujet n’est pas directement en rapport avec la déportation, le train est encore souvent convoqué tout au long de la première décennie du xxie siècle pour suggérer un sort funeste ou annoncer un reportage sur la protection accordée aux persécutés55 tandis que le monde ferroviaire reste une référence dès qu’il s’agit de la Résistance.

Cette chronologie de la problématisation de l’histoire des cheminots pendant la Seconde Guerre mondiale se retrouve aussi dans les travaux des historiens sur le monde cheminot. Dans les années 1980, pas un mot sur la persécution des juifs dans mon mémoire de maîtrise traitant des dix premières années de la SNCF, mais dix ans plus tard l’évocation d’un

« train de déportés juifs dont la plupart périrent gazés à Auschwitz » dans une exposition organisée par la Région de Lyon de la SNCF56. Pas un mot de Georges Ribeill dans Le personnel de la SNCF publié en 1982, mais il y consacre des articles rigoureux dans Historail à partir de 200857. Cette chronologie n’est cependant pas vraiment ferroviaire puisqu’elle concerne l’ensemble des groupes professionnels. L’historien Jean-Louis Robert remarquait dans la conclusion qu’il donnait en 1992 au colloque sur les ouvriers en France pendant la Seconde Guerre mondiale, que la persécution antisémite était à peine évoquée, et il fallut attendre la dernière décennie du siècle pour que cette question soit abordée par

52. — Simone Lagrange, Coupable d’être née. Adolescente à Auschwitz, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 39-47.

53. — Gérard Rabinovitch, Questions sur la Shoah, Paris, Milan, 2000.

54. — Nicolas Beau, Laurence Dequay et Marc Fressoz, SNCF. La machine infernale, Paris, Le Cherche Midi, 2004.

55. — « Certains rails, certains quais ont mené à l’enfer. Ce terminus, celui du Cham- bon-sur-Lignon, était un refuge » [premier plan sur un aiguillage], Journal de 20 heures, TF1, 8 juillet 2004.

56. — Christian Chevandier, Bœufs et Voituriers, les travailleurs des Ateliers SNCF d’Oullins (1938-1947), mémoire de maîtrise, Université Lyon II, juin 1986 et Christian Chevandier, Anne Sarazin, Les cheminots de la Région de Lyon pendant la guerre, exposition présentée dans les gares et sites ferroviaires de la région lyonnaise, printemps 1995, puis au Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation, Lyon, hiver, 1996.

57. — Georges Ribeill, Le Personnel de la SNCF, tome III, Contraintes économiques, issues techniques, mutations professionnelles et évolutions sociales. Les cours successifs d’une entreprise publique, Paris, Développement et aménagement, 1982 ; voir notamment sa participation au dossier « SNCF et déportation » dans Historail n° 4, janvier 2008.

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105 des scientifiques travaillant sur des groupes professionnels, des artisans

coiffeurs aux universitaires. En cela, les quatre tomes du rapport de Christian Bachelier de 1997, « La SNCF sous l’occupation allemande », tout comme le colloque de 2000, « Une entreprise publique pendant la guerre. La SNCF pendant la guerre », voulus et impulsés par la SNCF dont les dirigeants voulaient que la question soit étudiée par des chercheurs à partir de toutes les archives disponibles58, s’inscrivent également en leur temps.

La question des mouvements sociaux, qui ressurgit dans le monde du rail à partir du milieu des années 1980, s’appuie notamment sur la mémoire corporative de la Résistance, et les grévistes ne se privent pas de conjuguer le verbe « résister » en ces occasions. Au cours de la grève de 1995, à Sotteville-lès-Rouen, les sifflets des trains évoquaient le « temps [des] parents, [des] grands-parents au moment où il y a eu des grandes actions, la guerre par exemple »59. Les sirènes des locomotives renvoient à une scène de Bataille du rail dont Sylvie Lindeperg a souligné l’implicite référence à un moment où le parti communiste était puissant au sein du groupe social : « La ‘séquence des otages’, tout particulièrement, relève d’un montage dont la forte activité évoque l’école soviétique »60. Mais l’influence se révèle plus large et, après le putsch en Pologne de décembre 1982, les cheminots d’Oullins ont fait retentir la sirène des Ateliers pour une grève de solidarité, comme leurs prédécesseurs pour les grèves de 1942 et 1944. Sans devoir pour autant la réfuter totalement, sans doute faut-il considérer comme marginale l’hypothèse d’une attaque contre le groupe social, par le biais de la mise en cause d’un des éléments forts de sa mémoire structurante, parce qu’il est devenu la corporation emblématique de la lutte sociale. La chronologie comme les rythmes de l’énoncé de ce grief démontrent que ce n’est pas déterminant. Le reproche est apparu au tout début des années 1980, à un moment où les cheminots n’avaient pas cette réputation de combativité sociale, qu’ils n’ont acquise que lors du mouvement de 1986, et si celui de 1995 s’est aussi déroulé au moment où le reproche était communément formulé, les nombreux mouvements sociaux des cheminots au xxie siècle n’ont pas donné lieu à la réitération de ces propos.

Le calendrier de mémoires aux rythmes différents est ici éloquent. À celle des héros s’est peu à peu substituée celle des victimes qui a pris le

58. — Voir l’allocution d’ouverture de Louis Gallois, président de la SNCF : https://39-45.

sncf.com/wp-content/uploads/2020/11/SNCF39-45_Colloque_2000_Allocution_Louis_Gallois.pdf 59. — TF1, 1er décembre 1995.

60. — Sylvie Lindeperg, op. cit., p. 76.

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pas dans les années 198061, d’où des ressentiments réciproques à l’égard d’une mémoire qui semble désormais jouir d’une plus grande visibilité ou de celle à laquelle est reprochée une hégémonie passée. Même si l’on ne tient pas compte des enjeux judiciaires et financiers, il n’est pas sur- prenant que le grief soit venu des États-Unis, au calendrier dissemblable et où l’importance des deux groupes porteurs de mémoire se manifestait de manière différente. Au xxie siècle, l’attention se porte désormais sur les comportements individuels, parfois en une micro-histoire qui permet de percevoir ce qui échappait dans une histoire politique et dans celle des institutions, voire en des discours dont on sait à quel point, lorsque la clandestinité ou au moins la discrétion est requise, le biais est considérable. Ainsi, le convoi dit du « train fantôme », parti de Toulouse début juillet 1944 et parvenu à Dachau fin août, a donné lieu dans la deuxième moitié des années 2010 à deux documentaires diffusés par des chaînes de télévision et à plusieurs publications, qui tous insistent sur les secours aux déportés apportés le 18 août dans une petite ville du Vaucluse par la population ainsi que sur le soutien de cheminots qui a permis à certains d’entre eux de s’évader, parfois en leur fournissant des vêtements ou simplement une casquette de la SNCF qui les ont aidés à se faire passer pour des employés de la gare. Le rapport d’un commissaire des Renseignements généraux de Toulouse explique le 2 octobre 1944 :

Au moment du débarquement en gare de Sorgues, le personnel de la SNCF de cette gare sous l’impulsion du chef de gare Kaufmann s’est dépensé sans compter pour permettre l’évasion du plus grand nombre de détenus possible. C’est ainsi qu’une trentaine de détenus, dont moi, ont pu réussir à prendre la fuite malgré la surveillance très serrée effectuée par les gardes allemands. [Ce rapport, explique son auteur, a été rédigé]

… afin que l’action de ces cheminots ne passe pas inaperçue. […] En toute connaissance du danger qu’ils couraient, [ils] se sont cependant efforcés de sauver le plus grand nombre de déportés possible.62

Et c’est à partir du début des années 1990 que « l’Odyssée des 800 Déportés du Train Fantôme » fit l’objet de l’intérêt souhaité en 1944 par certains d’entre eux pour se prolonger jusque dans les années 2020, avec la publication d’une bande dessinée63. Le travail considérable mené par

61. — Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation : une histoire de la sensibilité, Paris, Cerf, 2011, et Michel Messu, L’Ère de la victimisation, Paris, Payot, 2018.

62. — Rapport du commissaire Raymond Heim, reproduit avec de nombreux témoignages de cheminots et d’habitants de Sorgues recueillis au début des années 1990 sur le site de l’Amicale des déportés du train fantôme, http://www.lesdeportesdutrainfantome.org/ville_sorgues.htm

63. — Il ne s’agit pas du seul cas d’aide apportée par des cheminots à l’évasion d’un groupe de déportés. Voir Monique Heddebaut, « Sans armes face à la rafle du 11 septembre 1942 dans la

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107 Thomas Fontaine et son équipe sur les cheminots victimes de la répres-

sion64, jeu d’échelle qui va des tragiques sorts individuels au comportement collectif d’un groupe social, est un élément important de compréhension de l’époque et donc de réponse à la question fort légitime de la respon- sabilité des travailleurs du rail dans l’œuvre de mort du IIIe Reich.

Une « juste mémoire ? »

Pourtant, ce reproche fait aux cheminots n’est pas le premier. Il s’ins- crit dans une histoire, celle de la réception de la technologie ferroviaire, et la première déception fut peut-être celle des saint-simoniens, persuadés que le chemin de fer pourrait amener la paix en rapprochant les peuples et constatant, lors des guerres du Second Empire, qu’il a surtout permis à des troupes de se rendre plus rapidement sur les champs de bataille65. Mais pendant la Grande Guerre, ni la technologie ferroviaire ni ceux qui la mettaient en œuvre ne furent mis en cause alors que le chemin de fer a été essentiel pour la mobilisation tout au long de ces années. Au cours de l’entre-deux-guerres, l’abondante littérature pacifiste n’a pas mis en évidence une spécificité ferroviaire et rien n’a changé à ce propos pendant la drôle de guerre. À la fin du xxe siècle, le grief demeura circonscrit à un élément précis, celui des trains de la déportation pendant les années d’occupation. La mémoire de la résistance des cheminots en fut ébranlée puisque, par le procès qui leur était fait d’avoir conduit les locomotives qui ont tracté ces convois, l’influence, la probité, la réalité même de leur engagement furent peu ou prou mises en cause, mises en doute. Parce que d’autres ont failli en conduisant ces trains, les cheminots ne pourraient pas se targuer de l’héritage des travailleurs du rail qui ont combattu les nazis.

Or, la mémoire cheminote de la Résistance a une fonction. Elle construit et structure une identité professionnelle forte et prenante. Forte par la dignité qu’elle accorde, à travers les années, à travers les généra- tions, à un groupe social. Prenante aussi par les obligations qu’elle crée.

Ne négligeons pas la nécessité d’une mise en perspective avec d’autres éléments, notamment technologiques, et cette dynamique évoque la continuité qui marque l’identité des conducteurs de locomotives élec- triques qui ont refusé d’entériner une rupture avec celle des mécaniciens

"’Zone rattachée’ à Bruxelles " », Tsafon, revue d’études juives du Nord, n° 70, automne 2015-hiver 2016, pp. 119-168.

64. — Thomas Fontaine (dir.), Cheminots victimes de la répression 1940-1945. Mémorial, Paris, Perrin/SNCF, 2017.

65. — André Lefevre, Sous le Second Empire : Chemins de fer et politique, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1951, p. 418.

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et chauffeurs du temps de la vapeur. La mémoire de la vapeur, comme celle de la Résistance, donne dans les dernières décennies du xxe siècle, et aujourd’hui encore, une identité valorisante aux travailleurs du rail.

En se construisant aux lendemains de la nationalisation, elles ont joué un rôle essentiel dans la fusion des identités de réseau des anciennes compagnies privées. Consciemment ou non, chacun des acteurs du monde ferroviaire le perçoit.

Pour un fonctionnaire révulsé par les ordres de Vichy et la politique allemande, le refus constitue donc une réaction marginale. Plus souvent, la désobéissance s’inscrit dans le cadre de l’activité professionnelle. De l’ordre appliqué a minima au sabotage, la gamme des comportements est vaste, les possibilités de contourner, de ruser, sont multiples.66

Le constat de Laurent Joly peut s’appliquer à l’ensemble de la popu- lation laborieuse. Sous l’Occupation, le primat de la fonctionnalité a incité les cheminots résistants à ne passer que le plus tard possible dans la clandestinité, fut-ce au prix de grands sacrifices. Lorsque la presse clandestine exhortait en 1941 « Il faut rester à son poste »67, elle n’évoquait même pas les cheminots tant cela eut été incongru. Tout autant que la participation aux activités des réseaux et mouvements de la Résistance, c’est l’entraide, la résistance au quotidien qui eurent toute leur part dans cette action, avec l’exemple, maintes fois cité parce qu’il s’agissait d’une pratique généralisée, des cheminots faisant parvenir à bon port, lorsque cela était possible, les petits mots jetés des trains par les déportés et conservés par des proches comme des reliques de victimes du nazisme68. Nous sommes bien là, également parce que la dialectique intentionnalité/

fonctionnalité s’y présente comme essentielle, au sein de ce qui était une forme de résistance. En cela, le comportement des cheminots ne différait pas de celui de nombre de Français qui, malgré les risques, n’hésitèrent pas à porter secours à ceux que poursuivaient les Allemands69 et l’on sait que c’est notamment la protection apportée par la population qui a permis de limiter en France la portée de la politique génocidaire nazie70.

66. — Laurent Joly, L’État contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Grasset, 2018, p. 184.

67. — La Voix du Nord, 20 août 1941.

68. — Pour l’itinéraire d’un de ces messages, ramassé et envoyé à ses destinataires par des gardes-barrière, Alain Quillevéré, maîtrise citée, vol. 1, pp. 142-143 et vol. 2, p. 38.

69. — Claire Andrieu, Tombés du ciel. Le sort des pilotes abattus en Europe, 1939-1945, Paris, Tallandier/Ministère des Armées, 2021, troisième partie, « Aux sources de la Résistance : cacher les Alliés en France », pp. 171-272.

70. — Jacques Semelin, La survie des juifs en France, 1940-1944, Paris, CNRS Éditions, 2018.

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109 C’est presque un demi-siècle plus tard qu’émerge la question de la

conduite des trains de la déportation, paraissant atteindre ceux-là même qui se sont battus contre les régimes antisémites du gouvernement de Vichy et de l’Allemagne nazie. Ce calendrier correspond sans nul doute à celui de l’histoire et de la mémoire de la déportation et du génocide, mis en évidence par Annette Wieviorka et dont la thèse soutenue en 1991 s’inscrit dans cette problématique historiographique71. Dès lors, il est devenu presque impensable de l’oublier, et cela renvoie à un aspect anthropologique de la tragédie de l’extermination des juifs par les nazis, incompréhensible si l’on n’insiste pas sur le fait que ces millions de victimes n’ont pas eu de sépulture, que le souvenir que l’on en a est indispensable et que l’oubli serait le parachèvement de leur assassinat.

Pour les cheminots, la question de la mémoire ne se pose pas en des termes semblables.

Certains voudraient que la France ait été résistante ou collaboratrice, innocente ou coupable, et ces affirmations tranchées sont l’ultime recours de la polémique. Cette instrumentalisation de l’histoire permet de soutenir l’éloge ou le blâme, mais elle interdit de comprendre et d’expliquer. […]

Les déchirures du corps social ne cicatrisent pas par le refoulement, et l’anathème échoue à les conjurer ; il faut les assumer et les surmonter par un effort d’intelligence. C'est-à-dire d’histoire.72

Dans la dernière phrase de l’introduction de La Résistance. Une histoire sociale, ouvrage qu’il a dirigé, Antoine Prost ramène l’historien à sa mission, à sa fonction, loin de polémiques quelque peu vaines qui revivifient d’inextinguibles souffrances. La réalité, la portée, les circons- tances et les effets du rôle de la SNCF dans les déportations de persécution et de répression sont de mieux en mieux connues, y compris grâce à des recherches qui n’ont pas mis la question des transports au centre de leur problématique73.

Les nombreux travaux menés à ce sujet des années 1980 aux années 2000 ont assurément contribué à apaiser les discussions et relativisé la pertinence du grief. Sans doute, l’inscription du groupe social au sein de l’ensemble de la société en a-t-elle été fragilisée. Véritable lieu de mémoire de la collectivité nationale, cette mémoire du monde du rail lui

71. — Annette Wieviorka, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992 ; voir aussi Sarah Gensburger, « Les figures du juste et du résistant et l'évolution de la mémoire historique française de l'occupation », Revue française de science politique, n° 2, 2002, pp. 291-322.

72. — Antoine Prost (dir.), op. cit., p. 8.

73. — Par exemple Denis Peschanski, La France des camps. L’internement 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002, pp. 332-334.

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permettait de transcender le groupe d’appartenance fixé sur des valeurs qui lui sont propres, liées notamment à des impératifs professionnels.

Encore ébranlé par des mutations technologiques pourtant anciennes, le groupe social des cheminots craint le bouleversement que constituerait la perte de sa reconnaissance comme une corporation à part, héroïque et altruiste. À la croisée des perceptions et constructions individuelles et collectives, c’est sans doute ce qui, au-delà d’éventuelles péripéties judi- ciaires74, commerciales et financières75 loin cependant d’être négligeables lors de la première décennie du xxie siècle, se joue par le grief fait aux cheminots et leur manière de s’en défendre. L’historien ne peut alors que se demander si le philosophe, qui a identifié « ce retour obstiné des apories de la mémoire au cœur de la connaissance historique », n’a pas raison qui plaide pour une politique de la « juste mémoire »76.

74. — Notamment des requêtes déposées par des déportés devant des tribunaux adminis- tratifs contre la SNCF, Le Monde, 29 août et 3 octobre 2006.

75. — Désirant répondre à des appels d’offre dans plusieurs États des États-Unis d’Amé- rique, la SNCF a versé 60 millions de dollars à la suite de l’accord signé en décembre 2014 par des diplomates français et américains et le gouvernement fédéral s’est engagé à « immuniser la SNCF contre toute poursuite judiciaire » qui aurait pu porter préjudice à ses projets, La Tribune et Le Monde, 6 décembre 2014.

76. — Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 168.

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