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Vue de Cohabitation et espace de rencontre comme moteurs de la nouvelle ruralité au Québec

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Academic year: 2022

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Cohabitation et espace de rencontre comme moteurs de la nouvelle ruralité au Québec

Laurie Guimonda, Myriam Simardb, Anne Gilbertc

RÉSUMÉ. Dans le contexte actuel des recompositions socioterritoriales que connaissent les campagnes qué- bécoises, se façonnent de nouveaux processus d’habitabilité intimement liés à la cohabitation d’individus et de groupes qui n’habitent pas cet espace de la même manière. Cet article propose de dépasser la lecture binaire axée sur les antagonismes opposant les nouveaux ruraux et les ruraux de longue date. Il met de l’avant qu’il faut plutôt s’attacher à leur « espace de rencontre » pour conceptualiser la nouvelle ruralité qui marque ce début du XXIe siècle au Québec. L’espace de rencontre n’est pas sans créer des tensions puisqu’il est l’occasion de confronter rêves et ambitions, usages, visions et aspirations. Il représente une occasion de dialogue et de prise de décision démocratique à partir desquels se construit la nouvelle ruralité.

ABSTRACT. With the actual socio-territorial recomposition occuring in rural Quebec, new habitability processes arise which are closely linked to cohabitation by individuals and groups who do not live in this space the same way. This article suggests going beyond binary reading focused on the antagonisms opposing the new and the long-established rural residents. It also suggests that it is necessary to focus on their « space of encounter » to conceptualize the new rurality that marks the beginning of the 21st century in Quebec. The space of encounter may generate tensions since it is an opportunity to confront dreams and ambitions, uses, visions and aspirations. It represents an opportunity for dialogue and democratic decision-making that shapes the new rurality.

Le fait d’avoir des nouveaux arrivants, ça te fait dire que tu es encore vivant, puis qu’il y a encore des gens qui sont intéressés au milieu rural.

Ce n’est pas quelque chose qui est en voie de disparition. […]

C’est un combat de vivre à la campagne. Si tu veux conserver, il faut que tu te battes.

Il faut que tu sois vigilant, puis il faut que tu sois innovateur.

Tu as une qualité de vie, mais il faut que tu travailles pour la garder.

C’est dans ce sens-là que les nouveaux arrivants ont apporté ce côté sécurisant.

S’ils viennent, c’est parce qu’en quelque part on est encore vivants, puis ils veulent le conserver, puis ils participent. Ça fait que ça remet de la vie.

(Gisèle, 55 ans, rurale de longue date, MRC d’Arthabaska)

Si, malgré leurs importantes mutations récentes, les campagnes existent toujours, comme l’affirme Gisèle, c’est notamment parce que des individus et des familles choisissent de les habiter. En débor- dant l’opposition traditionnelle entre nouveaux et anciens résidents ruraux, notre argumentaire, pré- senté dans ce texte, est construit autour du rôle de leur rencontre dans la redéfinition des campagnes d’aujourd’hui. Cette rencontre n’est pas sans créer

aProfesseure agrégée, département de géographie, Université du Québec à Montréal

bProfesseure honoraire, Institut national de la recherche scientifique

cProfesseure émérite, département de géographie, environnement et géomatique, Université d’Ottawa

des tensions puisqu’elle est l’occasion de confron- ter rêves et ambitions, usages, visions et aspirations.

Elle engendre aussi de nouvelles alliances cons- truites autour d’intérêts et de projets communs. Les échanges et les débats émanant de leur rencontre obligent à revoir les façons de penser et de faire. Ils incitent à s’interroger sur le devenir de l’espace rural et à renforcer, dans une certaine mesure, la réflexion actuelle et prospective à son égard.

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Cet article vise à mieux comprendre de quelle manière la cohabitation d’individus et de groupes qui n’habitent pas la campagne de la même manière et pour les mêmes raisons participe à redessiner les campagnes québécoises. Non seulement la cohabi- tation est une condition fondamentale à l’habitabilité des campagnes, mais elle participe à les façonner, à les construire à l’image de ceux qui les habitent.

L’article présente d’abord le paradigme de la décons- truction de lecture binaire opposant nouveaux et anciens ruraux. Ensuite, il expose leurs représenta- tions de l’avenir de la ruralité des deux municipalités régionales de comté (MRC) qu’ils habitent au Québec. Puis, il propose la thèse de l’espace de ren- contre, qui permet d’ouvrir la porte à des réflexions renouvelées sur la nouvelle ruralité actuelle. L’article se termine par certaines interrogations face aux débats suscités dans l’espace de rencontre.

1. Cohabiter à la campagne : au-delà d’une lecture binaire des nouveaux résidents et des populations plus anciennes Les écrits sur les recompositions socioterritoriales des campagnes ont traditionnellement adopté une lecture binaire axée sur les antagonismes opposant les nou- veaux résidents aux populations plus anciennes. Cette approche est justifiée puisqu’il existe inéluctablement des différences entre ces populations rurales, notam- ment en matière de profils sociodémographiques, d’habitus, de parcours, de besoins, d’attentes, d’usages et de représentations de l’espace dans lequel ils cohabitent. Ces différences ont d’ailleurs déjà été documentées en faisant référence au choc des cul- tures (culture clash; Smith et Krannich, 2000). De ces différences émergent des tensions. Cette approche binaire omet toutefois la signification et la portée de ce qui se produit au-delà du binarisme, au cœur même de la cohabitation.

La déconstruction des grands binarismes tradition- nels (urbain/rural, économie/culture, nature/culture, Occident/Orient, hommes/femmes, global/local, etc.) au sein desquels des rapports de pouvoir sont à l’œuvre est plus que jamais de mise. Les premières catégories riment avec progrès, vigueur et force, tan- dis qu’on associe tradition, valeur et fragilité aux secondes (Barnes, 2003; Cloke et Johnston, 2005).

Échapper à une telle dualité, c’est se concentrer sur

l’entredeux, sur les diversités plutôt que les diffé- rences, sur le discours non dominant et la place que se taillent les minorités à l’intérieur de cet espace hégémonique.

Une des avenues les plus porteuses issues de ce cou- rant, développée surtout par les géographes anglo- saxons, est l’ouverture vers un tiers espace (third space), soit un espace hétérogène et « hybride » empreint de contradictions et d’ambiguïtés qui naît des diffé- rences, donc inéluctablement des tensions (Soja, 1999; Soja et Hooper, 1993; Whatmore, 1999). S’ins- crivant dans le courant postmoderne, le tiers espace en géographie a surtout été abordé dans ses dimen- sions politiques, car il offre la possibilité, notamment aux « minorités » (peuples autochtones, minorités ethniques, personnes malades, femmes, LGBTQI+, etc.), de résister à la majorité et de s’émanciper. Il sert les visées contestatrices de ces groupes marginaux, qui peuvent ainsi faire entendre leur voix et prendre leur place dans un espace hégémonique.

Ce paradigme a fait écho dans les études rurales, notamment après la parution de l’article clé de Philo (1992) intitulé Neglected rural geographies : A review, où l’auteur insiste sur la prise en compte de la réalité cachée des populations oubliées de la campagne. S’en est suivie une panoplie d’études rurales sur les rap- ports minorité/majorité, entre autres pour mieux comprendre les rapports de classe (Cloke et Little, 1997). La recomposition des populations rurales engendre de nouvelles modalités de cohabiter. Notre objectif est de fouiller ces différences pour entrevoir où se créent les fractures et les ponts, et quelles en sont leurs portées. Nous nous attachons ainsi aux processus relationnels d’ensemble, à l’instar d’autres travaux qui creusent le résultat du croisement de représentations et conceptions différenciées de la campagne (Larsen, Sorenson, McDermott, Long et Post, 2007; Matarrita-Cascante, Zunino et Sagner- Tapia, 2017).

Ce texte résulte d’un raisonnement logique ayant structuré nos travaux antérieurs. Une comparaison directe de l’expérience géographique des ruraux nou- veaux et anciens sur divers plans a d’abord été réalisée afin de constater que leurs pratiques de mobilité et leur sens des lieux se rejoignent dans une certaine mesure, mais affichent aussi des différences (Guimond et Simard, 2011). Par exemple, ils parta- gent un sentiment d’appartenance marqué à leur milieu de vie, mais pas nécessairement avec la même

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intensité ni pour les mêmes raisons. En outre, leurs pratiques d’engagement local résultant de cette appar- tenance convergent puisque tous deux ont le désir de contribuer au mieux-être de leur milieu, que ce soit par intérêt collectif ou individuel.

Puis, nous avons poursuivi en démontrant que l’es- pace rural et les lieux de sociabilité les rapprochent au quotidien, quoique subsistent des tensions liées à leur origine rurale ou urbaine, leur classe sociale, leurs expériences antérieures des lieux, la durée vécue dans leur milieu de vie, leur historique familial, leurs repré- sentations et usages de la campagne, etc. (Guimond et Desmeules, 2019; Guimond, Gilbert et Simard, 2014;

Simard, Guimond et Vézina, 2018). Dans l’ensemble, nos résultats sur la nature de leur cohabitation mettent en évidence que celle-ci se fait par la force des choses, et qu’elle est empreinte de fermeture et d’ouverture face à l’autre.

Ces constats ont orienté notre réflexion. Ainsi, nous avons voulu pousser plus loin la compréhen- sion de leurs expériences respectives ou communes et étudier quel type de ruralité ils conçoivent et façonnent, ensemble, dans leur cohabitation. Préci- sions ici que la notion « ensemble » ne revêt pas une connotation idéaliste d’harmonie et de métissage immédiat. Elle implique autant des tensions que des négociations et des rapprochements, et réfère plutôt à la rencontre de divers groupes donnant un nouveau sens à la campagne.

2. La campagne renégociée

« Il y a toujours plusieurs manières de regarder la même chose », raconte une néorurale relatant com- bien ces différents points de vue dynamisent le milieu qu’elle a choisi d’habiter. En effet, chacun a ses propres visées pour ce milieu de vie qu’est la cam- pagne, selon qu’il soit jeune ou plus âgé, travailleur ou retraité, agriculteur ou artiste, décideur ou simple citoyen, bien nanti ou défavorisé, etc. Ses visées sont modelées par ses représentations découlant de ses schèmes de pensée, par ses pratiques quotidiennes, par le sens qu’il leur confère. Elles dérivent également de ses groupes d’appartenance, de sa classe sociale, de sa personnalité, de ses expériences géographiques et sociales antérieures, de ses besoins et de ses attentes, mais aussi du contexte structurel et sociétal plus large dans lequel il évolue. Pour toutes ces raisons, établir des références communes à la campagne est de plus en plus difficile.

Expérimentant de manière similaire la campagne, les deux groupes peuvent se rejoindre dans leurs aspirations et former ainsi des « communautés de relations » au territoire (Ruiz et Domon, 2013).

Nos résultats sur les représentations de l’avenir de leur milieu tant des ruraux nouveaux qu’anciens des MRC de Brome-Missisquoi et d’Arthabaska vont en ce sens1. En effet, cette projection permet de mettre en lumière leurs espoirs et leurs craintes, qui se rejoignent à certains égards et qui oscillent entre optimisme et pragmatisme.

Deux questions majeures émergent de leurs propos et alimentent leurs désirs et leurs inquiétudes.

D’abord, autour de quels usages « leur » campagne évoluera-t-elle? Ensuite, avec qui devront-ils parta- ger le territoire? Il en ressort, pour les deux groupes de ruraux étudiés, une quête d’équilibre.

2.1 Diversification des usages

Les usages de la campagne se diversifient, et les ruraux en sont pleinement conscients. Dans l’ensemble, ils identifient plusieurs changements structuraux dans leur milieu : baisse des activités agricoles et du nombre d’agriculteurs; fermeture d’entreprises liée à la mondialisation; arrivée de chaînes de magasins (grande surface, restauration rapide); vieillissement de la population; diminution des services dans certaines municipalités; présence accrue de gens scolarisés en lien avec une importante mobilité chez les ruraux;

arrivée croissante d’ex-urbains dans les campagnes;

embourgeoisement rural, etc.

Si la campagne d’autrefois était associée à un espace de production, ce qui explique notamment pour- quoi la géographie rurale fut longtemps cantonnée aux questions agricoles, tous la décrivent aujourd’hui comme étant multifonctionnelle. Les interlocuteurs insistent sur la production de diverses activités, non seulement agricoles, manu- facturières et industrielles, mais aussi touristiques, artistiques, intellectuelles, de mise en valeur de l’environnement (naturel et bâti) et de l’histoire.

Certaines de ces activités sont désormais permises grâce aux technologies de l’information et de la communication, dont le télétravail. Les ruraux évo- quent les fonctions récréative et résidentielle des campagnes, lesquelles prennent diverses formes (résidence permanente ou secondaire, multirési- dence, résidence-dortoir). En lien avec les notions de « campagne cadre de vie » et « campagne nature », ils notent la montée d’actions prises pour

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la préserver et la protéger, notamment les paysages et le patrimoine naturel et architectural (Perrier- Cornet, 2002; Simard, 2017; Smith et Phillips, 2001;

Urbain, 2002).

Soucieux de vivre dans un milieu de vie dynamique qu’ils apprécient sensiblement pour les mêmes raisons (grands espaces, beauté des paysages, tran- quillité, accessibilité de la nature, convivialité, etc.), les ruraux nouveaux comme anciens s’inquiètent de la façon dont évoluera leur milieu. Si leurs inquié- tudes semblent communes, la concrétisation de leurs aspirations n’emprunte pas toujours les mêmes chemins et des tensions existent entre chacune des fonctions productive, résidentielle, récréative ou de préservation.

D’abord, dans Brome-Missisquoi comme ailleurs dans la province, la principale irritation semble se situer entre la campagne de production et celle de consommation, soit entre le développement éco- nomique et la création d’emplois, puis la préserva- tion du cadre de vie. Entre les deux vocations, les ponts se font rares, quoiqu’on sente une volonté chez les ruraux de trouver des solutions pour envi- sager un développement plus harmonieux :

Il faut développer une façon de voir et de penser qui harmoniserait deux dimensions : la conser- vation, le respect de la nature et le développe- ment, mais raisonnable. (BMNÉO19)2

Ma peur, ce que je ne voudrais pas qu’il arrive, c’est que l’expansion, la vente de maisons et de terrains et de ci et de ça prenne une telle ampleur qu’on perde le contrôle à un moment donné, puis que [nom du village] ne soit plus beau. […] Non seulement à cause du paysage qui changerait énormément et des arbres qu’on n’aurait plus, puis tout ça, mais aussi à cause de l’eau. (BMLD35)

Pour eux, il semble que l’avenir de la région repose surtout sur des activités qu’ils caractérisent comme étant « minimalistes » telles que l’agrotourisme, l’écotourisme, le cyclotourisme, les arts et la cul- ture. Dans cette MRC, il y a une propension à de telles activités en raison des paysages montagneux, de la présence d’un microclimat favorisant la viticulture et les productions maraîchères, de la présence notable d’artistes, etc. D’après les ruraux, ces activités peuvent générer un développement économique local en mettant en valeur les atouts

du milieu et de ses populations, tout en étant sou- cieuses de la préservation et de la conservation de la ruralité. Cela n’exclut pas toutefois l’émergence de projets de développement moins « minima- listes », tels que des sablières ou de nouveaux quartiers résidentiels plus denses à proximité des villages et qui entraînent aussi des conflits. En cela, ces diverses façons de penser le territoire rural peuvent faire émerger quelque chose de nouveau qui emprunte, souvent de façon inégale, un peu des deux oppositions.

Les Bromisquois s’inquiètent de la perte de la vocation agricole de leur milieu aux dépens d’un développement touristique trop intense et de l’arrivée croissante de touristes et de villégiateurs.

Ils se sentent parfois « envahis » par ces derniers, comme le relate ce rural de longue date agriculteur, qui reconnaît toutefois leur important apport éco- nomique dans le milieu :

Où je suis, c’est beaucoup agrotouristique et je m’attends à ce que le tourisme augmente beaucoup, à un point tel que je suis à la veille de mettre une clôture au chemin chez nous. Je suis dans la zone des vignobles. Il y a tellement de gens qui embarquent chez nous la fin de semaine pour venir voir les chevaux sur la pelouse, qu’un moment donné j’ai de la misère à rentrer dans ma propre cour! (rire) […] Je crois que l’économie va quand même aller relativement bien par rapport justement à l’agrotourisme. (BMLD38)

Les ruraux de Brome-Missisquoi soulignent qu’à l’avenir, des plans d’urbanisme et d’aménagement du territoire devront être mis sur pied ou en appli- cation. Ils déplorent l’absence de volonté actuelle de certains décideurs à cet égard, ce qui entraîne du favoritisme, des irrégularités et des inégalités. Par exemple, les permis de construire ou d’exploitation sont parfois délivrés de façon douteuse et dans des zones protégées. En raison des problèmes d’eau que connaît leur MRC, les Bromisquois révèlent que certains secteurs, dont le massif des monts Sutton, ne peuvent plus supporter de développe- ments non contrôlés. Il faudrait plutôt miser sur des activités récréotouristiques à petite échelle, à l’opposé d’un développement de masse. Dans les faits, cela suscite des tensions, que cet interlocuteur semble réduire à l’opposition entre nouveaux et anciens ruraux :

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J'aimerais ça qu’on trouve une voie d’entente, la voie du juste milieu, comme on dirait. Parce que nous autres [nouveaux résidents], on veut l’envi- ronnement, on veut garder le côté écologique, on veut faire une ville écolo-touristique ou culturo-écolo-touristique, en fait. Mais ça, ce n’est pas la grosse entreprise style [nom d’une multinationale] que voudraient les ruraux. Alors, il faudrait qu’on trouve quelque chose entre les deux. Je crois qu’on s’en va vers une collabora- tion parce qu’on a des médiateurs, on a des gens à travers la ville qui sont logiques, qui sont com- préhensifs. Soyons optimistes. (BMNÉO3) Contrairement à ce que laisse croire ce précédent extrait, les tensions découlent tantôt d’intérêts personnels, tantôt d’intérêts collectifs au-delà des origines rurales ou urbaines, comme le nuancent ces deux interlocuteurs :

On a mené une assez belle bataille contre un projet d’autoroute qui veut se faire dans le coin. […] On était fascinés de voir le mélange de gens. Plus ou moins 50-50 : 50 anciens, 50 nouveaux résidents. On ne s’attendait vrai- ment pas à ce que ça aille si bien. Personne n’avait les mêmes intérêts dans cette histoire- là, mais ça a vraiment bien fonctionné. […]

Chacun amenait une raison différente, mais tout le monde était contre. (BMLD40) D’après moi, il y a beaucoup de compromis qui se font entre les nouveaux et les vieux de la place. (BMLD37)

En comparaison, lorsque les ruraux d’Arthabaska dis- cutent de l’avenir de leur milieu, plusieurs indiquent que le développement économique passe par la santé des entreprises locales et par l’implantation de nou- velles entreprises. Ils insistent sur le développement des parcs industriels, notamment à proximité de l’autoroute 20. La délocalisation outremer d’impor- tantes manufactures dans les secteurs du textile et du bois sur lesquels reposaient l’économie de certaines municipalités ainsi que la disparition des fermes familiales au profit de la concentration et de l’intensi- fication des productions agricoles obligent une restructuration de l’économie locale.

Cela ne manque pas de poser de nombreux défis.

Les ruraux espèrent une diversification des types d’entreprises et des emplois, notamment la hausse des emplois qualifiés en milieu rural. Cela éviterait

une dépendance à un seul secteur de l’économie, comme c’est le cas à Kingsey Falls, où le principal employeur est Cascades inc. Ces extraits d’entre- vues résument bien les témoignages recueillis dans plusieurs municipalités :

Dans l’état des choses, [l’avenir de la munici- palité] repose uniquement sur l’état de santé de la compagnie. Si la compagnie ne va pas bien, le village va shrinker [déprécier]. Si la compagnie va bien, le village va prendre de l’expansion. Si la municipalité réussit à diver- sifier un peu son entrepreneuriat, ça pourrait changer des choses. (ARNÉO14)

On espère beaucoup, avec l’achat des terrains pour le parc industriel près de la 20. Parce que toutes les grosses industries sont quasiment toutes sur le bord de la 20. Puis, le maire a l’air bien confiant, lui aussi. (ARLD30)

D’autres participants ont une vision du développe- ment axée sur des projets à plus petite échelle, comme aménager un sentier pédestre pour mettre en valeur un vieux pont, développer le réseau de pistes cyclables, revitaliser l’école locale inoccupée, mettre en valeur les produits locaux, encourager le développement des petites entreprises :

Je pense qu’on fait de plus en plus attention au rural. Il faut quand même conserver l’agricul- ture. Puis, avec Solidarité rurale, il y a un paquet de petits organismes qui sont à l’écoute des gens et qui essaient de pousser les dossiers. Il y a un monsieur dans la région qui veut essayer de développer les récoltes de choses qui peuvent être comestibles dans les forêts, comme les champignons, certaines baies. Il veut essayer de revitaliser la forêt dans ce sens-là. (ARLD33) Il faut éviter le gigantisme, je pense. Ce n’est pas humain, le gigantisme. On veut revenir à des dimensions plus humaines. À la campagne, c’est possible. (ARNÉO9)

Ainsi, à l’instar des Bromisquois, les ruraux d’Arthabaska soulèvent des inquiétudes face au développement économique de leur MRC ainsi qu’à l’environnement. Plusieurs ont soulevé la question de l’installation ou de la réfection néces- saire des systèmes d’égouts non conformes aux

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normes environnementales dans certaines munici- palités. Leurs visions débordent souvent celles de leur seule MRC :

C’est sûr qu’il va falloir que ça change énormé- ment parce qu’on s’en rend compte. Les der- niers relevés au niveau de la couche glaciaire du Grand Nord, puis les changements climatiques, puis toutes ces choses-là… En tout cas, il n’y a pas uniquement l’agriculture qui est en faute là- dedans : il y a tout le problème de consomma- tion de carburant. (ARLD34)

Je pense que le problème environnemental, il est global. Il est rendu global, donc il faut y participer. (ARLD31)

Dans cette foulée, les ruraux d’Arthabaska déplo- rent les politiques agricoles favorisant les grandes entreprises plutôt que les entreprises familiales. En ce qui concerne les « bons coups », ils relatent avec fierté les initiatives vertes mises en place sur leur territoire, la MRC étant une des MRC pionnières au Québec dans le domaine de la gestion et de la valorisation des matières résiduelles (recyclage, compostage). Sur cette base, certains semblent confiants en l’avenir de leur MRC sur le plan de l’environnement. La tension entre les usages de la campagne semble moins accentuée que dans Brome-Missisquoi.

Les ruraux des deux MRC relèvent des problèmes de zonage qui rendent difficile l’accès à la propriété, entre autres en raison de la réglementation trop stricte liée à la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles.

Pour eux, il est primordial que les municipalités rendent accessibles des terrains et des maisons afin d’attirer de nouveaux résidents pour contribuer à la croissance démographique de leur milieu et à la pérennité des services (Simard et Guimond, 2013). À cet égard, ils soulèvent qu’il faut, pour un meilleur avenir, créer des services de proximité afin de s’adap- ter aux transformations sociodémographiques de la population, dont son vieillissement.

Ainsi, dans les deux MRC, se décèle une volonté de donner une orientation au développement local et régional pour préserver les acquis et les forces du milieu. Celle-ci n’est pas étrangère aux politiques con- temporaines de la ruralité et aux actions prises en ce sens dans l’orientation stratégique des schémas d’aménagement et de développement du territoire dans les différentes MRC du Québec, puis à l’échelle

de la province, notamment dans la Politique nationale de la ruralité 2014-2024 (MAMROT, 2013). Dans l’ensemble, les ruraux associent particulièrement ces forces avec le mode de vie rural, qui se conjugue avec une saine qualité de vie :

La campagne, c’est la campagne. Moi, je crois à la ruralité. Ça existe. C’est un terme qui existe.

Ça veut dire de quoi, la ruralité. C’est un mode de vie. Ça fait que gardons ça. […] Ma vision d’avenir, c’est que ça reste comme ça, là, que ça reste en zone verte, qu’on garde l’équilibre de population, de résidents avec les non-résidents.

[…] Je n’aimerais pas ça qu’on devienne une population-dortoir. Garder cet équilibre-là, puis essayer que l’agriculture se maintienne. Moi, je pense que c’est encore le principal moteur. Puis, à ça se greffe évidemment le tourisme. L’agro- tourisme, j’y crois. Ce n’est pas une formule creuse, là. Pas tourisme à gros. Agrotourisme. Ils viennent acheter nos produits. […] C’est sûr qu’on ne peut plus empêcher le tourisme. Mais j’aimerais qu’il demeure en deuxième. Pas en premier. (BMLD31)

Les propos de ce résident de longue date, qui témoignent de la recherche d’un équilibre tant dans les usages que dans les populations, nous amènent à discuter des représentations d’avenir des ruraux sur le plan sociodémographique.

2.2 Diversification des populations Le second aspect sur lequel les ruraux des deux MRC se sont exprimés quant à l’avenir de leur milieu est explicitement lié à la diversification des populations rurales. Ils notent un engouement accru des urbains pour les campagnes, lesquels s’installeront de façon croissante dans leur milieu de vie, tendance confortée par les statistiques de Solidarité rurale du Québec (2009), il y a plus de 10 ans déjà. La présence des nouveaux résidents et les conséquences de leur arrivée occupent une place éminente dans la vision d’avenir des partici- pants à notre recherche :

Les nouveaux résidents auront un rôle de plus en plus important parce que, par le simple nombre, ils seront bientôt en majorité. Je ne sais pas s’ils le sont déjà, mais ils vont certai- nement imprégner la communauté de leurs besoins, de leurs intérêts, de leurs visions.

(BMNÉO9)

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Ce renouveau est vu, en général, de façon positive et les ruraux se disent ouverts à l’arrivée d’autres résidents, particulièrement les jeunes et les porteurs de projets entrepreneuriaux :

La tendance que je vois est qu’il va y avoir de plus en plus de gens, comme nous, qui vont partir des gros centres et qui vont chercher à être tranquilles. […] C’est une qualité de vie, juste l’air qu’on a, la paix. C’est un beau coin, ici. Puis, tout ça va amener d’autres choses qui manquent dans la région : plus il va y avoir de monde, plus il va y avoir de besoins, puis des gens qui vont offrir des services pour combler ces besoins-là. […] Ces gens qui arrivent de l’extérieur vont créer leur emploi et ils vont peut-être engager des gens. Je pense que c’est ça, l’avenir. (ARNÉO8)

On doit privilégier des jeunes familles avec des enfants, quoiqu’on ne rejette pas ceux qui sont à la retraite. Mais si les jeunes familles viennent s’implanter, eh bien, c’est tout ça qui va revitaliser le milieu. Parce que tu ne peux pas dire : « Venez chez nous parce qu’on a des grosses shops [usines]! On a de la job en masse! » Parce qu’on n’en a pas, de grosses usines. « Venez chez nous parce qu’on a un centre d’achat! » Il n’y a pas de centre d’achat.

[…] Nous, l’avantage qu’on a, dans les milieux ruraux, c’est d’avoir la nature. On a l’espace, on a les arbres, on a les forêts, on a tout ça. Il faut donc travailler plus sur ça. C’est comme ça que tu vas être capable d’aller chercher des familles. (ARLD40)

De plus, les ruraux reconnaissent l’apport de la diver- sité, qui engendre de nouvelles idées, de nouveaux projets, un renouveau dans les associations et dans la politique locale, un changement de mentalité.

Ça dynamise une population ou une commu- nauté d’avoir de la diversité. Je pense que c’est une affaire de piment dans la soupe, un peu, le fait d’avoir à se mélanger. Que ce soit celui qui est là puis qui doit se débrouiller avec ceux qui arrivent, et, à l’inverse, ceux qui arrivent qui doivent se débrouiller avec ceux qui sont là. (BMNÉO21)

C’est toujours bon qu’il y ait du monde de l’extérieur et du monde de la place dans un comité. Ça amène des idées nouvelles, mais

aussi ça laisse tomber certains préjugés parce que c’est dans l’action qu’on voit qu’on n’a pas tant de différences que cela. (ARLD11) The town council, it’s always the old-timers who have been here a long, long time and make all the decisions and they control every- thing. And then the newcomers that have come in, you can see they want change and they’re working for change; but it’s really hard for them to get in because there’s this core group that controls everything. […] But it’s nice, having the new people with the new ideas, and I hope eventually they’ll have a bigger voice. (BMLD30)

I think it is really nice to have this mélange of people. People that have been here for so long, those people that have the stories, the old ways, and then the new people that come and bring their new ideas. I think one thing that we all share maybe is the love of nature, the love of the country, the quiet, the sur- roundings, the area. But everybody has their own interest, I guess. (BMNÉO8)

Toutefois, en pratique, la nouveauté fait peur. Un paradoxe se décèle dans les entrevues. Alors qu’en général, les ruraux des deux MRC souhaitent l’installation de nouveaux résidents, en particulier de jeunes familles pour assurer la pérennité des services et pour favoriser le développement écono- mique, ils veulent toutefois conserver leurs privi- lèges, mais chacun à leur façon.

Un résident de longue date d’Arthabaska nous exposait avec fierté le vaste panorama devant sa demeure, tout en spécifiant qu’il ne fallait pas crier sur tous les toits la beauté de son « spot », redoutant que d’autres le découvrent. Similairement, les nou- veaux résidents aimeraient fermer la porte derrière eux, de peur que la venue accrue d’autres migrants transforme trop les qualités de la campagne qui les ont attirés à priori.

Dans Brome-Missisquoi, les ruraux, tant nouveaux qu’anciens, craignent la perte d’une identité locale, l’exclusion et la « disparition » des ruraux de longue date au profit de l’arrivée de rentiers cossus, tou- ristes et villégiateurs. Cette inquiétude est directe- ment liée à l’embourgeoisement que connaît cette MRC par l’arrivée de résidents de classe moyenne

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et plus aisée, ce qui engendre l’exclusion des popu- lations de longue date moins nanties, comme les jeunes (Simard et Guimond, 2012). Les interlocu- teurs soulignent que ces derniers doivent parfois quitter leur milieu rural d’origine, car ils ne peuvent pas accéder à une propriété ou à un logement en raison de leur coût exorbitant. Cela crée des frus- trations et des inégalités, et met en péril la survie des écoles et d’autres services.

Cette préoccupation par rapport à la « disparition » des ruraux de longue date ainsi qu’à la vocation agricole de leur milieu telle qu’évoquée précédem- ment masque-t-elle une nostalgie des néoruraux cherchant à préserver l’archétype du « campa- gnard » au brin de foin à la bouche? Cette crainte a été observée dans les campagnes anglaises, où de nouveaux résidents gentrifieurs déplorent l’exclu- sion de groupes sociaux faisant partie de leur ima- ginaire de la campagne, comme la classe ouvrière ou les agriculteurs (Phillips, 2002). Quoi qu’il en soit, l’installation accrue de nouveaux résidents pousse certains Bromisquois à se questionner sur la composition des ruraux de demain :

Est-ce que je vais prendre la place des natifs? Je ne le sais pas. En fait, pour l’instant, je suis entre les deux. […] Mais, ce que je sais, c’est que la population se modifie et les natifs, eh bien, on les perd et [dans 20 ans] je serai peut-être la native de quelqu’un d’autre. (BMNÉO12)

Dans les secteurs récréotouristiques, plus notables dans Brome-Missisquoi qu’Arthabaska, plusieurs ruraux nouveaux et anciens appréhendent également une présence majoritaire de résidents secondaires, car ils ne souhaitent pas devenir un « village fantôme » qui ne s’anime que les fins de semaine. Ainsi, certains ruraux de longue date déplorent qu’ils ne connaissent plus leurs voisins et notent un effritement du tissu social, qu’ils associent aussi à la montée des valeurs sociétales individualistes. Le discours des ruraux des deux MRC est explicite : ils ne veulent pas que leur milieu devienne saturé comme la région administra- tive des Laurentides (Mont-Tremblant, Saint- Sauveur, Sainte-Adèle, etc.), localisée au nord de Montréal. Il est surprenant de constater la connota- tion péjorative associée à cette région, qu’ils décrivent comme étant dénaturée, surtout en raison de la pré- sence des Montréalais qui l’investissent comme « leur terrain de jeux ». La pression démographique et le développement économique trop axé sur le tourisme

et la villégiature les inquiètent. Bref, ils semblent prêts à accueillir de nouveaux concitoyens, mais pas n’im- porte qui ni à n’importe quel prix.

Les populations rurales, qu’elles soient nouvelles ou anciennes, adoptent des attitudes protectionnistes similaires de leur milieu de vie, et ce, en dépit de leurs différences sociodémographiques et des stéréotypes communs qui leur sont associés. La durée passée en milieu rural jouerait également un rôle important dans les attitudes de préservation et de conservation du milieu, comme l’ont illustré Brennan et Cooper (2008) à partir d’une vaste enquête quantitative qui leur a per- mis de découper leurs résultats et leurs interprétations selon cette logique. Le nombre de nos entrevues étant restreint, nous n’avons pas pu établir une corrélation aussi évidente dans nos analyses, mais nous décelons toutefois que leurs visées quant à l’avenir de leur milieu se croisent.

Comme le soulignent Roy, Paquette et Domon (2008), « entre l’archétype des locaux, producteurs agricoles intensifs, et celui des néoruraux, environ- nementalistes engagés, il pourrait exister une majo- rité (discrète) de citoyens expérimentant de manière relativement semblable la ruralité contemporaine » (p. 312). Une crainte commune d’être dépossédé de son milieu de vie en devant laisser une place à autrui est ainsi décelée. Les ruraux semblent donc déchi- rés face au partage du territoire.

À travers leur vision d’avenir, on sent que les ruraux recherchent un certain équilibre aussi bien dans les usages de la campagne (productive, résidentielle, récréative, de préservation) que sur le plan sociodé- mographique (nouveaux/anciens résidents, résidents permanents/secondaires, jeunes/personnes d’âges moyens/personnes d’âges mûrs, agriculteurs/non- agriculteurs, résidents des rangs/du village, anglo- phones/francophones, etc.). Cette idée d’équilibre, qu’ils traduisent en utilisant différentes expressions comme « juste milieu », « harmonie », « entredeux »,

« mixte démographique » ou « mélange », est récur- rente dans leurs témoignages.

La campagne en tant qu’objet géographique et les interrogations qu’elle suscite face à l’avenir consti- tuent l’enjeu commun qui rallie les populations rurales, malgré leurs différences. Ces populations sont « rurales » par le fait même qu’elles habitent cet espace. Ainsi, il s’agit de s’attacher à l’objet

« campagne » façonné par la rencontre, plutôt qu’à

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la formule incantatoire du « métissage » ou d’une

« harmonie » entre les populations.

3. Vers une nouvelle ruralité

Le regard des autres offre une occasion de réflexivité sur l’habitabilité et le devenir des campagnes. Nous proposons la notion d’« espace de rencontre », qui est un produit du rapport dialectique entre nouveaux et anciens résidents ruraux, pour conceptualiser la dimension sociétale de l’habiter rural. Le concept d’espace est évoqué ici dans son sens abstrait en fai- sant référence aux différentes possibilités d’occasions de dialogue. La notion de « rencontre » donne une couleur à l’espace en insistant sur le fait qu’à travers ces occasions peuvent se croiser des expériences qui se rejoignent dans une certaine mesure. Ces dernières seraient liées au fait que les ruraux vivent dans un même milieu, se questionnent, sont concernés par les enjeux locaux et partagent des appréhensions sem- blables, bien que leurs aspirations ne se concrétisent pas toujours de la même manière. Le sens que nous donnons à l’espace de rencontre réfère à celui à l’inté- rieur duquel s’opèrent à la fois tensions et négocia- tions, compromis, consensus et nouvelles alliances intergroupes. Il s’agit donc d’un espace d’occasions pour la prise de décision démocratique, enchevêtré du social et du politique.

C’est à travers les différences, les tensions, les débats, les reculs et les compromis tissés dans l’espace de ren- contre qu’est la campagne, que celle-ci se construit.

En raison des différences individuelles et collectives, tout, dans une certaine mesure, devient l’objet de négociations au sein des milieux ruraux contempo- rains, à partir de la couleur choisie pour peindre la caserne de pompiers locale jusqu’à l’élaboration d’un plan d’urbanisme. Teintée par des intérêts souvent divergents, la cohabitation oblige les ruraux à se ques- tionner et à renégocier sans cesse l’espace de leur vie quotidienne. Cela peut engendrer chez eux (mais pas systématiquement) de nouvelles façons de voir l’espace dans lequel ils cohabitent.

Les géographies de la rencontre apportent l’idée des transformations sociales découlant du fait même que des individus se côtoient et cohabitent dans un même espace qu’ils fabriquent ensemble (Valentine 2008).

Cette citation empruntée à Lazzarotti (2006) résume bien notre position :

Chaque habitant, par ses pratiques et les ren- contres qui s’ensuivent, et chaque rencontre, par l’indécis de son résultat, mettent en cause l’ensemble du monde. Bien sûr, le monde ne sort pas renouvelé de chaque rencontre, mais il ne faudrait pas, inversement, négliger le fait que la construction du monde se fait aussi au jour le jour. (p. 93)

Ensemble, les ruraux confèrent à leur milieu de vie des significations profondes façonnées par leurs ex- périences antérieures et actuelles ainsi que par leurs aspirations et leurs pratiques. Nous croyons aussi que le rapport aux autres ouvre la porte à une dynamique tant fermée, marquée par des réflexes d’autodéfense, qu’« ouverte et évolutive, appelant les logiques d’une cohabitation en devenir » (Lazzarotti, 2006, p. 93). Si la nouvelle ruralité naît des différences, ce processus se produit souvent par confrontations et heurts. Les tensions, alimentées par plusieurs facteurs de distan- ciation, représentent un prétexte pour réaffirmer les rapports de pouvoir entre les acteurs, tout en révélant le fonctionnement plus général de la société locale.

La confrontation des différences et les débats autour de la campagne incitent vraisemblablement un processus de démocratie participative dans lequel peuvent s’exprimer divers points de vue sur la confi- guration de la nouvelle ruralité. Ainsi se décèlent, dans les deux territoires étudiés, les manifestations d’une société civile qui s’organise dans le cadre de nouvelles formes de gouvernance. Avec le désengagement de l’État-providence et la décentralisation, une redéfini- tion de la façon d’exercer le pouvoir et de prendre des décisions s’y profile, impliquant tant la société civile que les décideurs politiques, le secteur privé et les organismes communautaires (Jean et Bisson, 2008;

Simard et Chiasson, 2008; Tranda-Pittion, 2008).

Selon cette approche, le citoyen est partie prenante du pouvoir décisionnel et de l’action collective de son milieu. Cette société civile serait propulsée par la diversité des idées, des opinions et des aspirations face aux enjeux locaux, un processus qui s’accentue par la mobilité accrue d’individus aux horizons différenciés.

En témoignent les multiples évènements de concerta- tion impliquant tant les décideurs que les citoyens et les entrepreneurs, voire les chercheurs universitaires (forums citoyens, réunions de concertation publique sur l’avenir des municipalités et des MRC, Journées de

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la ruralité, etc.). Dans une logique à la fois constructi- viste et démocratique, l’échange est inévitablement ce par quoi la ruralité de l’avenir se construira.

Qui plus est, la nouvelle ruralité prend racine dans le dialogue quotidien des ruraux auquel participent d’autres acteurs qui n’ont pas été pris en compte dans le cadre de cette recherche (décideurs, dirigeants d’organisme, entrepreneurs, citadins, promoteurs immobiliers, etc.). Les débats récents et les négocia- tions autour du développement de l’industrie récréo- touristique, des éoliennes, des gaz de schistes, des pipelines, des mégaporcheries, des minicentrales hydroélectriques, du Plan Nord et, plus largement, des paysages et de la gestion de crises, comme celle de la Covid-19, en sont les ferments, malgré les ruptures qu’ils peuvent créer.

Non seulement ces différents acteurs participent à la nouvelle ruralité, mais d’autres éléments macrosco- piques qui s’inscrivent dans un contexte d’incertitude le font aussi, par exemple les transformations de l’éco- nomie rurale (dont l’agriculture) et de l’économie mondiale, l’exploitation des ressources naturelles, les changements climatiques, les tendances sociétales dont la quête d’une meilleure qualité de vie, etc. Ainsi, au-delà de l’espace de rencontre, la nouvelle ruralité découle de processus plus larges émanant d’autres échelles, passant par la région, le pays, le continent et le monde.

Conclusion

En ce contexte où les campagnes sont de plus en plus convoitées, tant pour leurs ressources natu- relles que pour leur aménité et la qualité de vie qu’on leur attribue, nous nous prêtons, pour termi- ner, à un exercice de prospection adoptant un regard inquisiteur quant à cette diversification actuelle et anticipée au cœur de la nouvelle ruralité.

Dans quelle mesure les campagnes les plus prisées atteindront-elles un niveau de saturation de cette diversité et des débats qu’elle suscite? Au sein de cette « lutte des places » (Lussault, 2009), les cam- pagnes deviendront-elles par ailleurs l’apanage d’une élite? La ruée des urbains (néo-ruraux, villégiateurs, résidents de locations touristiques ou autres), vers les campagnes en temps de confine- ment et de distanciation lors de la crise de la Covid-19 suscite aussi de tels questionnements, alors que l'espace physique acquiert une richesse inestimable, notamment en termes de refuge, de sécurité sanitaire et de qualité de vie.

Même si, par la force des choses, les ruraux de longue date et les nouveaux résidents cohabitent au quotidien dans un même milieu, tous n’ont peut- être pas la même capacité d’intervenir dans le débat participant à le construire. Sans tomber dans les clichés faciles, les premiers sont souvent moins scolarisés3 et peuvent se sentir moins sûrs d’eux dans l’arène publique. Ils ont aussi évolué, dans plusieurs milieux, dans une culture politique plus traditionnelle, voire « minimaliste », comme la qualifieraient Chiasson, Gauthier et Andrew (2011). Les seconds, particulièrement les nouveaux résidents de classe moyenne ou aisée, semblent avoir la prise de parole plus facile, mais ils doivent conjuguer leurs aspirations avec les structures déjà en place, dont certaines sont parfois claniques.

Dans l’ensemble, les ruraux sont conscients de ces clivages de classes apparents dans leur vie quoti- dienne. Par exemple, lors de la mobilisation autour d’un enjeu local nécessitant une expertise, certains néoruraux n’hésitent pas à faire intervenir leur réseau (avocats, comptables, artistes, etc.), ce qui peut être bénéfique pour certains individus, moins pour d’autres. Dans l’espace de rencontre, tous n’ont pas les mêmes forces, ni n’ont pas accès aux mêmes réseaux pour faire entendre leur cause. Les rapports de pouvoir et les inégalités, notamment liés aux classes sociales, marquent donc la société civile.

Si, dans les discours, une attitude d’ouverture est valorisée et propulsée vers l’avant, dans les faits, cela ne se passe pas sans difficulté et certains clivages sont difficiles à réconcilier, d’autant plus que les dynamiques locales diffèrent dans chaque milieu. Certains sont plus ouverts, d’autres moins.

S’ils acceptent de s’ouvrir à la différence, les ruraux contemporains devront la reconnaître tant infor- mellement dans les interactions quotidiennes qu’officiellement, notamment par l’entremise de politiques d’attraction, d’accueil et de rétention.

C’est avec ces conditions que se construira une nouvelle ruralité. Le défi réside dans le fait d’apprendre à vivre dans la diversité au quotidien;

de savoir tirer profit de la cohabitation des usages et des individus ainsi que des débats qui en résul- tent dans l’espace de rencontre. Certains contextes d’échange favorisent ces conditions, comme l’es- pace associatif. C’est là que s’enracine un dialogue

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entre des individus cherchant à se convaincre mu- tuellement des visées garantes d’un avenir pour leur milieu. Par les interactions vives et les compromis

que la nouvelle ruralité suscite, cette dernière peut devenir alors un des leviers du développement territorial.

REMERCIEMENTS

Nous remercions chaleureusement les ruraux des MRC d’Arthabaska et de Brome-Missisquoi ayant accepté de contribuer à cette recherche en partageant leur expérience de la campagne. Cette recherche a bénéficié de l’appui financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

NOTES

1 Nous avons réalisé 71 entrevues qualitatives d’environ 90 minutes auprès de néoruraux (47) et de ruraux de longue date (24), auxquelles s’ajoutent plusieurs années d’observation participante.

2 Les sigles suivants sont privilégiés afin de simplifier la présentation des extraits d’entrevues : Arthabaska (AR); Brome-Missisquoi (BM); résident de longue date (LD) et nouveau résident (NÉO).

3 Encore aujourd’hui, le niveau de scolarité des ruraux est moins élevé qu’en milieu urbain, près de 29 % des ruraux ayant un niveau de scolarité inférieur à un diplôme d’études secondaires, contre 20 % des urbains. Ajoutons que la proportion des ruraux détenant un diplôme universitaire est deux fois moindre (10 %) que celle en milieu urbain (22 %) (Statistique Canada, recensement de 2011, cité dans Jean, Desrosiers et Dionne, 2014). Les données de l'Enquête sur la population active menée par Statistique Canada en 2018 laissent poindre une tendance similaire. Par exemple, au Québec, les régions administratives accueillant les principaux centres urbains (c.-à-d. Montréal, Capitale-Nationale, Laval, Outaouais et Montérégie) accusent de plus fortes proportions de population ayant obtenu un certificat, un diplôme ou un grade universitaire (Institut de la statistique du Québec, 2019, p. 23).

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