G. K REWERAS
Approche bayesienne des phénomènes « paranormaux » (contribution à une analyse de la notion de croyance)
Mathématiques et sciences humaines, tome 81 (1983), p. 59-66
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APPROCHE BAYESIENNE DES PHENOMENES
"PARANORMAUX"
(CONTRIBUTION
A UNE ANALYSE DE LA NOTION DECROYANCE)
G.
KREWERAS*
Pour les
professionnels
de la recherche et del’enseignement scientifique,
les
phénomènes
dits"paranormaux"
neméritent,
enrègle générale,
que leplus
total
mépris.
Le fait même d’enpàrler
est leplus
souvent mal vu et la par-ticipation
de savants à desexpériences
censées révéler de telsphénomènes
est
regardée
comme une preuve de naïveté ou comme uneregrettable perte
de temps.De leur côté les militants du
paranormal (télépathie, télékinésie, etc.)
ont, àl’égard
des milieuxscientifiques,
deuxtypes principaux
d’attitudes.Les uns
pratiquent
une hostilitéquasi-systématique :
la science estquali-
fiée
d’officielle,
comme s’il en existait une autre, seule soucieuse de véri-té,
dont ils seraient lesporte-parole.
Pour ceux-là lescepticisme
des scien-tifiques
est la preuve même de leur mentalité bornée etobtuse,
et leur man-que de
goût
pour le"dialogue’’
est assimilé àl’autoritarisme,
bête noire denotre
époque.
* Université Paris VI .
riences
qui
relèvent de laprestidigitation
ou dutrucage. Quelques-unes,
dans le
passé,
ont réussi à ébranler des savants candidesqui
ont, par la sui- te, servi deporte-drapeau
involontaires à des charlatans avérés. En revanchebeaucoup, parmi
lesplus récentes,
ont pu être entourées deprécautions
tellesqu’elles
ont tourné à la confusioncomplète
de leurs initiateurs : lesplus
célèbres sont les
expériences
deprétendue
torsion de métaux à distance.Regardons
deplus près
le cas de latélépathie,
ou transmission d’infor- mation d’un individu émetteur à un individurécepteur
sans intermédiaire sen-soriel connu. Il y a eu,
dit-on,
de coûteusesexpériences
réalisées par l’ar- muéeaméricaine,
et l’oncomprend
l’intérêt desétats-majors
pour leurs résul- tats, L’un des traits communs à cesexpériences
est que leurinterprétation
nécessite en
principe
laparticipation
destatisticiens,
La tâche de ceux-ciest en effet de faire autant que
possible parmi
les résultatsexpérimentaux
la
"part
du hasard". Sije prédis
trois fois de suite le résultat d’une par- tie depile
ouface,
meprêtera-t-on
un talent de divination ? Sans doute pas, yon dira
plutôt que j’ai
eu "de lachance",
Mais sije
leprédis dix, vingt
fois de suite ? Un calcul de
probabilités
interviendra ici tout naturellement pourguider
la conclusion.Statistique
etprobabilités
formentaujourd’hui
une branche bien éta-blie des
mathématiques appliquées (certains
y voient même deux branches dis-tinctes).
Elles ont leurschaires,
leurspublications,
leurscongrès.
Le sta-tisticien
apparaît
ainsi comme unspécialiste,
et c’est cequ’il
veut êtrequand
il confronte ses travaux à ceux de sespareils.
Mais lastatistique
adonné de telles preuves de son utilité
qu’elle
tend à fairepartie
dubagage
de
beaucoup
d’autresdisciplines :
onenseigne aujourd’hui
des éléments destatistique
aux futursmédecins,
aux futurséconomistes,
et à biend’autres, puisque
desquestions
du type"qu’est-ce
queje
peux conclure de tel ou tel ensembled’observations
?" se posent en fait à tout le monde. Le statisticienest donc aussi une sorte de
généraliste.
Or il existe en
statistique
un célèbrethéorème, appelé
"deBayes",
audemeurant assez
facile
à établir dupoint
de vuetechnique,
etqui
porte sur les"probabilités
descauses".
Ce théorèmeindique
comment laprobabilité
quenous attribuons à une des causes
possibles d’un phénomène
se trouvemodifiée par l’observation
même de cephénomène.
Illustrons par un
exemple
la manière dont ce théorème deBayes
formalise certaines attitudes oucomportements qui
nous semblent tout naturels dans la viequotidienne. J’appelle
un ami autéléphone
sans savoir s’il est chez luiou pas. Plusieurs sonneries viennent de retentir et il n’a
toujours
pasrépon-
du. Il est clair que si ça a sonné dix
fois, je
conclurai vraisemblablementqu’il
n’est paslà ;
chacun de nous al’expérience
de sentir une telle certi- tude s’installerprogressivement
à mesure que les sonneries se succèdent. Mais d’où vient cedegré
croissant de certitude et que faudrait-il pour lepréci-
ser ? Un
premier
facteurimportant
est la connaissance des habitudes de moncorrespondant :
sije
sais parexpérience
quelorsqu’il
est là ilrépond
j’insisterai peut-être.
Mais si par contreje
me doute à l’avancequ’en
cettesaison il a des chances sérieuses d’être
parti
en vacances,je
trouverai sansdoute que dix fois suffisent pour être
pratiquement
sûrqu’il
est en effetparti.
Revenons au
para-normal.
Il y a ceuxqui "y croient"
et ceuxqui "n’y
croient
pas" : positions
extrêmes dont oncomprend,
sans avoir besoin pour cela du théorème deBayes, qu’elles
soient peu favorables àl’expérimentation.
Attribuer à certains évènements de la vie réelle des
probabilités rigoureuse-
ment
égales
à 0 ou à 1 relève d’une sorte de refus du monde que certains qua-lifieraient de
paranoïaque ;
et unparadigme
fameux de laphysique
nous ap-prend
même que l’eau mise sur le feupeut geler
au lieu debouillir,
et celaavec une
probabilité qui
n’est pas0,
tout en étantvertigineusement proche
de 0 .
Force est donc
d’introduire
desdegrés
de croyancecompris
entre 0 et1, lesquels
sontprécisément
les"probabilités
apriori"
du théorème deBayes :
le théorème rend alors compte de la manière dont
l’expérience
influence cesprobabilités
pour en faire des"probabilités
aposteriori" (qui
deviennentéventuellement,
si elles serapprochent beaucoup
de 0 ou de1,
desquasi- certitudes).
Voici donc une
expérience simpliste
detélépathie.
Onjoue
àpile
ou fa-ce devant un
sujet
"émetteur" et celui-ci estsupposé
transmettre son informa- tion à unsujet "récepteur" placé
dans une autrepièce,
àqui
l’on ne communi-que que le
rythme
desépreuves
et non leursrésultats,
maisqui
est censéavoir révélation de ceux-ci.
Chaque épreuve
donne lieu à un "succès" ou un’’échec"
et, si le hasardagit
seul(et
si lapièce
n’est pas"pipée" !),
suc--cès et échec ont tous deux des
fréquences
à peuprès égales.
Si latélépathie
était
productible
àvolonté,
il y aurait 100 % desuccès,
et lepremier
échecsignifierait
que latélépathie
n’existe pas ; c’estpourquoi
une telleexpé-
rience peut être
qualifiée
de"simpliste".
Mais la
revendication
des tenants de latélépathie
estplus
subtile quecela,
car elle estd’apparence plus
modeste : nous neprétendons
pas, ce se- rait avouent-ilsridicule,
à 100 % desuccès,
mais à(mettons)
60%,
et noussommes
prêts
à nous soummettre àl’expérience. L’examen
des conditions aux-quelles
une telleexpérience pourrait
êtreprobante
estl’objet
de cequi
suit.
Nous avons
déjà
admis que laprobabilité
apriori, appelons-la
p, pourque la revendication soit
justifiée
nepeut
pas être totalementéliminée.
Ce p sera voisin de
0, peut-être égal
à0,1,
pour lesceptique
et au contrai-re voisin de 1 ,
peut-être égal
à0,9,
pour le convaincu . Il seracommode,
pour la
suite,de parler
nonplus
desprobabilités
p mais des nombrew = 1-p
que nous
appellerons
des niveaux deconviction,
ouplus
brièvement des’’convictions" :
lesconvictions, qui s’étagent
de 0 à +00 , seront ainsi1/9
pour le
sceptique
et 9 pour leconvaincu.
Il résulte du théorème de
Bayes (peu importe
ledétail,
d’ailleurs trèssimple,
ducalcul)
que dans les conditions que nous avonssupposées, chaque
succès
augmente
la "conviction" de 20 % etchaque
échec la diminue de 20 % .Il faut
donc,
cela va desoi,
unegrande
différence entre le nombre de succèset le nombre d’échecs pour
changer
l’ordre degrandeur
de laconviction.
Ain- si supposons pour commencerqu’une
série de dixépreuves
donne 6 succès et 4c’est-à-dire
augmentée
de22p3 % .
Lesceptique
demeuresceptique
et leconvaincu n’est que
légèrement plus convaincu, L’expérience,
comme chacun lesent
bien,
est insuffisante pour que l’ons’approche
sérieusement d’une cer-titude.
Pour passer
d’un scepticisme (conviction 1/9)
à une conviction assezsolide
(conviction 9),
il fautdavantage d’expériences puisqu’il
faut multi-plier
la conviction initiale par 81 . Combiend’épreuves
faut-il pourcela,
en supposant
qu’elles
fournissent succès et échecs dans laproportion préten-
due
(60
% et 40%) ?
Le calculindique
218 : c’est lapuissance
àlaquelle
il faut élever le nombre
(1 2)0’6 (0,8)°,4
pour obtenir à peuprès 81 ,
Il
s’agit
ici d’ordres degrandeur puisque
lest7convictions"
ont un ca-ractère
psychologique qui
seprête
mal aux évaluationsprécises.
Mettons que 200épreuves,
avec 120 succès et 80échecs,
suffiraient à entamer considéra- blement lescepticisme
d’un incrédule et le conduiraient àprendre
assez for-tement au sérieux les
prétentions
destélépathes,
Dans le cas des
hypothèses qui
viennent d’êtrefaites,
le résultat du calcul recoupe assez bien l’intuition. Peut-êtrequelqu’un
d’autreexigerait-
il 500
épreuves
pour seconvaincre,
au lieu de200 ;
celaprouverait simple-
ment ou que son
scepticisme
initial étaitplus prononcé,
ouqu’une
convictionégale
à 9 ne serait pas assez forte pour le sens habituelqu’il
attache aumot "convaincu".
Bien entendu les
convictions
initiale et finalen’interviennent
pas seu-les dans de tels calculs : ce
qui joue
aussi un rôleimportant,
c’est cequi
aété fixé au
départ
à0,6 ,
c’est-à-dire le "niveau derevendication".
Sil’équi-
pe
expérimentale
avaitrevendiqué
seulement 55 % de succès pour prouver l’exis-tence de la
télépathie
au lieu de60 ’,
les sériesd’épreuves
auraient dû êtrebeaucoup plus prolongées (876
au lieu de218). Paradoxalement, plus
lapréten-
tion est
modeste, plus l’expérience
éventuellementjustificative
estlongue.
Peut-on passer à la limite ?
Non,
carprétendre
à 50%’seulement desuccès,
c’est renoncer dès le
départ,
en donnant raison auxsceptiques qui
considè-rent le hasard comme seule cause, et c’est rendre ainsi toute
expérience
par- faitement inutile.Il
importe
donc dedistinguer
avec soin entre"degré
detélépathie"
(c’est-à-dire
pourcentage desuccès)
et"degré
decroyance".
Manifestement latélépathie
à 100 % n’existe pas. Si unetélépathie
à 90 % ou 80 % de suc-cès
existait,
elle seraitdepuis longtemps intégrée
à la "science officiel- le" et aurait elle aussi seschaires,
sespublications,
sescongrès.
Si unezone demeure ouverte à
l’expérimentation,
c’est celle destélépathies plus modestes,
mettonsprécisément
de l’ordre de 60 7 Lesscientifiques qui
ac-ceptent de
s’y
engager ne méritent aucunreproche ;
mais encontrepartie
lesgens
qui
sont tentés de croire à latélépathie
doivent promettrequ’ils
s’in-clineront devant les résultats si ceux-ci leur sont défavorables. On devrait entendre
plus fréquemment
le son de cloche suivant :"j’y
ai cru, mais lesrésultats
d’expériences
dontj’ai approuvé
leprotocole
m’ont conduit àabandonner cette
croyanceJr.
_Faute de
quoi
lesphénomènes
paranormaux nepourraient plus
être évo-qués
dans aucunlangage scientifique
et deviendraientl’apanage
exclusif desamateurs de merveilleux en tout genre et de ceux
qui
vivent à leursdépens.
Il ne resterait en leur faveur que l’éternelle histoire de la mère réveillée
Et c’est bien là
l’un
desprincipaux goulots d’étranglement
de lascience
lorsque
l’on veutl’appliquer
àl’homme, Beaucoup
defaits,
lors-mê-me
qu’ils
sont tenus pour raisonnablement certains par les uns, sont sérieu-sement mis en doute par
d’autres ;
etl’on
estfréquemment
dans le casoù,
aucune
expérimentation
n’étant àportée
de lamain,
on en vient à se battrepour des croyances, c’est-à-dire pour des
probabilités
apriori.
Mais ceciest une autre