Odile Daune-Le Brun
La t e r r e à b â t i r , son e m p lo i
dans
les
c o n s tru c tio n s
p ré c é r a m iq u e
réc
Odile Daune-Le Brun (UMR ArScAn - Préhistoire en Méditerranée orientale)
La terre est, a ve c la pierre, le m atériau le plus e m p lo y é dans l'a rc h ite c tu re du N éolithique précéram ique récent d e Chypre (VIIe -VIe millénaires). C 'est pourquoi, dans le c a d re d 'u n program m e de recherche sur l'architecture, des études spécifiques o n t é té conduites sur les techniques de fabrication et l'em ploi d e la terre à bâtir. Ces recherches s'appuient principalem ent sur les données fournies par le sife de Khirokifia.
L'ampleur, la q u a lifé des vesfiges archifecturaux mis au jour, le ca ra ctè re exceptionnel d e certains élém ents e t enfin leur bon é ta t de conservation constituent une source exceptionnelle d'inform ation sur l'architecture d e c e tte période. Ce sont des constructions d 'in té rê t général — murs d 'e n ce in te successifs, dispositifs d 'a c c è s — e t des habitations, construction de plan circulaire e t d o n t le to it est plat, en terrasse. Enfin, la d u ré e de l'o c c u p a tio n du village pe rm e t d e suivre l'évolution des pratiques architecturales au cours du Néolithique pré-céram ique récent.
Pour m ener à bien l'exp loitation d e ces données, plusieurs approches o n t été suivies :
- l'analyse descriptive des vestiges ;
- l'e th n o a rc h é o lo g ie e t l'e xp érim entation, utilisées c o n jo in te m e n t e t sim ultaném ent en c o lla b o ra tio n a v e c des m açons chypriotes p ra tiq u a n t les techniques traditionnelles ;
- la ca ra cté risa tio n des m atériaux de construction : éléments de terre (analyses physico chim iques e t m icrom orphologiq ues) e t restes v é g é ta u x (analyses c a rp o lo g iq u e s et anthracologiques) ainsi que l'analyse fonctionnelle d e l'outillage lithique.
Analyse des vestiges architecturaux
La pierre, p rin c ip a le m e n t utilisée pour la construction des murs, est utilisée brute, seule ou en association a v e c la terre (Fig. 1 e t 2).
Fig. 2. Khirokifia, M ur co m p o site , asso cia nt un a n n e a u in té rie u r d e briques e t un a n n e a u exté rieu r d e pierres. A u p re m ie r p la n , u n e b a n q u e tte in té rie ure en briques crues.
C lic h é Mission d e Khirokitia
Fig. 1. Khirokitia. Habitations, a u p re m ie r p la n un m u r à a rm a tu re d e pierres liées a v e c d e la terre à bâtir.
C lich é Mission d e Khirokitia
Bâti et habitat
La terre est omniprésente. Elle est em ployée dans les murs, sous la form e de mortier, d e briques crues ou d e lits d e terre massive. Elle est ég a le m e n t utilisée, à l'intérieur et à l'extérieur, com m e end u it de revêtem ent des murs, des structures domestiques et des sols. Enfin, elle assure l'é ta n ch é ité des toitures.
Les travaux récents ont mis en évid e n ce une évolution des pratiques architecturales, co n ce rn a n t en particulier l'em ploi d e la terre. Si les mêmes m atériaux (mortier, brique e t terre massive) sont présents to u t au long d e la séquence, des différences apparaissent dans leur emploi. On note en particulier une diminution sensible de l'em ploi de la terre à bâtir sous la form e d e lits d e terre ou de mortier dans la construction des murs de pierre et, parallèlem en t, un d é v e lo p p e m e n t régulier de l'em ploi de la brique crue.
Ethnoarchéologie et expérimentation
La deuxièm e a p p ro ch e suivie est une é tu d e plus spécifique po rta n t sur les pratiques e t les gestes techniques liés à la fabrication e t à l'em ploi d e la terre à bâtir. Ce travail a été entrepris dans le c a d re du p ro g ra m m e d e reconstitution d e maisons préhistoriques réalisé entre 1994 e t 1995 p a r le D épartem ent des Antiquités a ve c la collaboratio n d e la mission française. Le projet, d o n t l'ob jectif principal é ta it d'ordre p é d a g o g iq u e , s'est nourri d 'u n e confrontation des interprétations proposées à partir des données archéologiques aux solutions te ch n iq u e s d e l'a rc h ite c tu re tra d itio n n e lle d e Chypre. Les reconstitutions sont le résultat d 'u n e c o lla b o ra tio n étroite, sur le terrain, e n tre des archéologues e t des m açons ayant, eux, une longue expérience d e l'utilisation, dans un m êm e co ntexte g é o grap hique e t clim atique, des mêmes m atériaux d e construction qu'au néolithique (Fig. 3 e t 4).
L'expérience a montré les apports mais aussi les limites de la dém arche.
- ses limites d 'a b o rd qui sont, entre autres, liées aux schémas techniques imprimés dans l'esprit e t les gestes des maçons.
- son a p p o rt : les m açons nous ont fourni des indications précieuses sur ce qui était te chniqu em ent possible ou non d e faire, sur des solutions traditionnellem ent apportées à tel ou tel problèm e, sur le niveau techniqu e nécessaire à la réalisation de tel ou tel ouvrage et sur les gestes techniques mis en oeuvre. Enfin, c e tfe c o lla b o ra tio n a v e c des professionnels du b â tim e n t e t nos propres expérim entations (en particulier sur les badigeons) o n t m ontré que « la nécessité d e s'entraîner » ne saurait rem placer le savoir-faire, le co u p de main des professionnels e t leur connaissance pratique des techniques, d e la qualité des matériaux e t d e leurs réactions. Quelles observations sérieuses peut-on faire si la terre à bâtir est mal préparée e t l'e n d u it mal fo u e tté (fig. 5) ?
Fig. 3. Khirokitia. Vue g é n é ra le des reconstitutions e n cours d e réalisation. A u p re m ie r p la n , la ré p liq u e d u dispositif
d 'a c c è s a u village. C lic h é Mission d e Khirokitia
Fig. 4. Khirokitia. Vue g é n é ra le des reconstitutions. C lic h é Mission d e Khirokitia
Fig. 5. Khirokitia. Pose d 'u n enduit de terre sur un mur. Cliché Mission d e Khirokitia
Odile Daune-Le Brun
L'intérêt d 'u n e telle dém arche a é té de fournir des réponses possibles à des problèmes spécifiques (exemples : la fabrication de briques crues sans moule, ou d 'u n ce rcla g e réalisé a v e c de la canne), de soulever des problèmes inattendus (exem ple : la com position d 'u n badigeon), d 'a p p ré h e n d e r a ve c un nouveau regard la docu m e n ta tio n archéologique e t de poser de nouvelles questions, en particulier c o n c e rn a n t la terre à bâtir :
- existe-t-il des relations, com m e celles qui o n t é té observées dans les techniques traditionnelles à Chypre, entre le choix des matériaux (sédiment e t végétaux), les techniques de fabrication d e la terre à bâtir (préparation des matériaux, pourcenta ge des différents composants, degré de m alaxage) e t l'em ploi projeté (brique, terre massive, joint, enduit, couverture d 'u n e toiture) ?
- existe-t-il au cours d e l'o ccu p a tio n du village, une évolution des techniques d e fabrication d e la terre à bâtir co m m e celle qui a été notée dans les pratiques architecturales ?
- co m m e n t le b a d ig e o n qui recouvre l'intérieur e t l'extérieur des habitations était-il fabriqué e t posé ? Il é ta it nécessaire d e revenir aux docum ents archéologiques a v e c d'autres outils d e recherche : l'analyse m icroscopique des matériaux (sédiment e t végétaux) e t l'analyse fonctionnelle d e l'outillage lithique, le seul conservé.
Caractérisation des matériaux et analyse fonctionnelle de l’outillage
L'identification des macro-restes e t des empreintes d e végétaux trouvés dans des m atériaux de construction en terre d e Khirokitia a mis en évidence la présence de plusieurs types de végétaux : des cannes (tiges e t feuillages) sur lesquelles é ta it déposée la terre des toitures (Fig. 6) ainsi que des céréales (graines et balles) utilisées dans la fabrication d e la terre à bâtir.
Dans un certain nom bre d e briques e t dans les restes d 'u n e toiture ont été trouvées en grand nombre des graines carbonisées d e céréales do n t on ne pe u t dire s'il s'agit ou non d'un a p p o rt volontaire, la terre ayant pu être prélevée dans ou à proximité d 'u n e zone d e traitem ent d e céréales, ni si ces restes jouent le rôle d'un dégraissant.
Deux types de balle — lourde, résultant du b a tta g e des céréales e t légère, résultant du d é c o rtic a g e des grains — o n t été identifiés dans un échantillon de briques. Les habitants de Khirokitia auraient d o n c préféré utiliser les produits secondaires du traitem ent des céréales, une pratique com m une en Orient, plutôt que de h acher d e la paille, te ch n iq u e qui perm et un contrôle d e la longueur des brins mais représente un travail supplémentaire.
C e tte pratique semble confirm ée par l'analyse fonctionnelle de l'outillage lithique taillé, une m éthode basée sur l'observation des traces d'utilisation enregistrées par les outils et la com paraison a ve c des collections d e références expérimentales. En effet, aucune des 5691 pièces d e silex étudiées n 'a montré d e traces de h a c h a g e d e paille.
Enfin, la m icro-m orphologie a app o rté à nos questions des réponses plus com plètes que les seules analyses physico-chimiques, ca r c e tte discipline qui s 'a tta c h e à la fois à caractériser les m atériaux e t à analyser les relations existant entre eux, a permis dans le cas d e la terre à bâtir, d e toucher au plus près les techniques d e fabrication (F. Hourani, c e volume).
Fig. 6. Em preinte d e feuilles d e c a n n e sur un fra g m e n t d e terre p ro v e n a n t d 'u n e toiture. C lich é Mission d e Khirokitia
Bâti e t habitat
Éléments bibliographiques
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