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En quête de la voix des sans-droits. Le cas des exclus du droit d'asile

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Academic year: 2022

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En quête de la voix des sans-droits. Le cas des exclus du droit d'asile

SANCHEZ-MAZAS, Margarita, MAGGI, Jenny, ROCA I ESCODA, Marta

Abstract

Que se passe-t-il dans la rencontre entre des chercheurs et des individus socialement affaiblis ? Cette question est examinée à partir d'une approche réflexive sur la relation d'enquête avec des requérants d'asile frappés d'une décision de non-entrée en matière en Suisse.

SANCHEZ-MAZAS, Margarita, MAGGI, Jenny, ROCA I ESCODA, Marta. En quête de la voix des sans-droits. Le cas des exclus du droit d'asile. In: J.-P. Payet, C. Rostaing & F. Giuliani. La relation d'enquête. La sociologie au défis des acteurs faibles. Rennes : Presses

Universitaires de Rennes, 2010. p. 143-160

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:79198

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Dans : Jean-Pierre Payet, Corinne Rostaing et Frédérique Giuliani (Eds) (2010). La relation d’enquête.

La sociologie au défi des acteurs faibles. Chapitre : S’engager – La co-production de l’enquête.

Presses Universitaires de Rennes, pp. 143-160.

En quête de la voix des sans-droits

Le cas des exclus du droit d’asile

Margarita SANCHEZ-MAZAS, Jenny MAGGI et Marta ROCA I ESCODA

Haute Ecole de Travail Social de Genève*

et

Université de Genève

La réflexion autour des particularités que présente la recherche avec des acteurs faibles sera développée ici à propos d’une étude qualitative portant sur les conséquences de la suppression de l’aide sociale octroyée en Suisse à des requérants d’asile n’ayant pas obtenu le statut de réfugié. Cette étude nous place face à un cas extrême d’« affaiblissement » résultant d’une action institutionnelle expressément conçue pour priver les acteurs des moyens de mener une existence digne et autonome.

Au regard d’approches qui peuvent appuyer une démarche de recherche pragmatique sur les dispositifs de capacitation des acteurs faibles (Cantelli & Genard, 2007 ; Cantelli, Jacob & Genard, 2006), notre étude se heurte à une difficulté : celle de faire droit aux potentialités et capacités de personnes délibérément diminuées dans le cadre d’une « politique de dissuasion » misant sur le caractère intenable des conditions d’existence organisées par l’autorité pour les requérants qu’elle refuse d’accueillir sur son territoire. Cette problématique sera abordée ici sous l’angle de la « voix ».

Dans une première partie, nous montrerons comment la parole de ces migrants rencontre des dispositifs institutionnels qui sont de nature à la contraindre, à la formater et à la travestir. Nous situerons la description de ces dispositifs et de leurs effets d’affaiblissement dans le contexte d’un durcissement de la politique d’asile. Dans une seconde partie, nous aborderons les questions épistémologiques, méthodologiques et éthiques qui se sont posées dans notre travail empirique et nous tenterons d’en tirer quelques enseignements pour la démarche d’investigation. La question centrale posée ici est celle de la possibilité et des modalités de restitution de la voix à des acteurs institutionnellement affaiblis.

De la voix contrainte à la voix déniée

La population qui a fait l’objet de l’étude est juridiquement et socialement constituée par le jeu combiné d’une politique d’admission restrictive et d’une politique d’accueil dissuasive. Au cours de ces dernières décennies, le droit d’asile a connu une série de restrictions qui ont contribué à renforcer la soumission de l’individu à la puissance étatique. Le cas suisse est exemplaire à cet égard (Parini et Gianni, 2005). La « politique des réfugiés » fondée sur la définition donnée par la Convention de Genève de 1951 s’est transformée ici, au fil du temps, en « problème de l’asile » (Efionayi-Mäder, 2003). C’est sur le fond d’une situation de restriction du droit d’asile que l’on doit comprendre l’instauration, en 1990, d’une clause de Non Entrée en Matière (NEM) permettant de ne pas examiner une demande d’asile tenue pour infondée. Une décision de NEM signifie que, pour des raisons formelles, la demande d’asile ne connaîtra pas un traitement plus approfondi. Les personnes concernées doivent en règle générale quitter immédiatement la Suisse et disposent d’un maximum de cinq jours pour formuler un recours contre la décision.

La première étape du parcours migratoire empruntant le canal de l’asile aboutit à un interrogatoire qui a lieu dans un centre d’enregistrement et au cours duquel le requérant joue de manière décisive son admission en qualité de réfugié. L’autorité compétente cherche à élucider l’acceptabilité de son cas en référence aux critères de recevabilité formulés dans la loi. Les questions sont donc destinées à démêler

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le vrai du faux, à débusquer le mensonge1. Une telle disposition place les requérants dans une posture défensive face au soupçon et dans l’obligation d’apporter des éléments ou des pièces dont la présentation ne va pas de soi en raison même de la persécution2. La voix est ici particulièrement contrainte, non seulement parce que les dimensions émotionnelles ou expérientielles sont non pertinentes à ce stade, mais parce que, dans le cadre de cette interaction avec les fonctionnaires, l’individu doit gagner le droit à être entendu, c’est-à-dire à être considéré comme une personne de confiance susceptible d’apporter des éléments crédibles sur son expérience et son identité. A la logique instrumentale qui préside à l’enregistrement de ce premier récit vient répondre, dans nombre de cas, une stratégie instrumentale de la part du candidat, pouvant impliquer le travestissement de sa voix, sous la forme notamment de la fabrication de récits selon un modèle qui « aurait fait ses preuves ». En l’espèce, ce n’est pas la rigueur qui prime, mais la logique utilitaire de l’Etat (Chemiller-Gendreau, 1996).

Il va sans dire qu’une décision de NEM équivaut à une mise sous silence de la voix de l’acteur faible puisque celui-ci se voit purement et simplement privé de la possibilité de faire valoir ses motifs.

Le délai de cinq jours pour former un recours contre la décision est en général trop bref pour permettre d’effectuer les démarches appropriées. Cette impossibilité matérielle de défendre sa cause renvoie à une modalité supplémentaire de déni de la voix. La personne frappée d’une décision NEM entre alors dans une situation de sans-droit qui est néanmoins attestée, le plus souvent, par un document officiel dont la présentation est obligatoire pour pouvoir obtenir ce que l’on appelle « l’aide d’urgence ». Ce dispositif, instauré en 2004 pour les personnes frappées de NEM et étendu aujourd’hui à l’ensemble des requérants déboutés, consacre la suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile. Les personnes concernées, tenues légalement de quitter immédiatement le territoire mais y demeurant souvent pour des motifs et des durées variables, peuvent toucher une aide garantie par la Constitution helvétique, dont l’art. 12 stipule que nul ne peut être abandonné à son sort en Suisse. Ceux qui sont sans ressources peuvent recevoir sur demande un minimum vital destiné à prévenir l’état de mendicité et à empêcher de mourir de faim ou de froid. Suivant les dispositions cantonales, le montant des prestations en espèces et en nature peut varier, mais ne permet en aucun cas une quelconque autonomie économique.

Utilisée dans le cadre de la politique d’asile, l’aide d’urgence s’inscrit dans une visée dissuasive.

Elle vise à renforcer la dépendance des personnes concernées à l’égard des autorités, à faciliter les contrôles et à entraver toute forme de vie sociale ou d’intégration en Suisse. Logés dans des centres collectifs surveillés par des agents de sécurité, les individus n’ont ni vie privée ni intimité. Ils subissent des contrôles sur les diverses dimensions de l’existence (identité, entrées et sorties, visites, achats, etc.) et dépendent des autorités aussi bien pour l’habitat et les produits d’hygiène que, souvent, pour les repas. Ainsi, le régime d’aide d’urgence ramène sur le devant de la scène le pouvoir d’Etat en tant que souveraineté, et vient questionner la notion d’institution compréhensive mobilisée par les approches pragmatiques : la notion d’acteur faible s’inscrit ici dans le cadre d’une action étatique contrastant - mais coexistant- avec des formes d’Etat réseau ou d’Etat réflexif qui se sont développées au cours de ces dernières années3. Il s’agit donc de se pencher sur les effets d’affaiblissement que cette action étatique exerce sur une catégorie de personnes se trouvant dans la situation contradictoire de dépendre d’une institution tout en en étant exclues. L’absence d’accords entre Etats ou le refus de l’Etat supposé d’origine de reconnaître le migrant comme son ressortissant créent des situations où les demandeurs d’asile déboutés se retrouvent en quelque sorte captifs dans l’Etat de destination. On passe d’une problématique d’assistance à celle des « sans-état » (Arendt, 1951/1982 ; Bolzman, 1998 ;

1 Il s’agit notamment de savoir si le requérant d’asile est venu en Suisse pour d’autres raisons (p. ex. économiques), s’il a dissimulé sa véritable identité, s’il avait déjà déposé une demande d’asile en Suisse ou dans un pays de l'UE et reçu une décision négative, ou encore, s’il est originaire d’un pays classifié comme « sûr ».

2 Ainsi, l’absence de papiers d’identité, ou l’impossibilité de s’en procurer dans un délai de 48h, est inclue désormais au nombre des motifs susceptibles de donner lieu à une décision NEM.

3 Ces deux notions sont proposées par Genard & al., qui, à travers leurs recherches sur l’action publique, ont souligné « à quel point l’idée de construire des capacités, des ressources, des pouvoirs subjectifs est au cœur de ce nouvel horizon de l’État, plus précisément de ce que nous avons appelé l’État-réseaux ou l’État-réflexif, cette nouvelle strate d’État qui se superpose aujourd’hui à celles de l’État libéral et de l’État social » (Cantelli et Genard, 2007). Pour une définition de ces deux notions voir notamment Genard & Cantelli (2008). Cf. aussi De Munck & al., 2003).

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Caloz-Tschopp, 1998) qui représente une radicalisation dans le déni de reconnaissance du migrant (Honneth, 2002 ; Sanchez-Mazas, 2004).

L’entrée en régime d’aide d’urgence s’inscrit dans un processus d’invisibilisation, non seulement parce qu’elle est destinée à faire partir les personnes concernées, mais parce qu’elle est un facteur d’incapacitation radicale permettant de réaliser l’exclusion à l’intérieur du territoire. La voix propre de l’individu, dans les modalités qu’offre habituellement l’Etat social et a fortiori l’Etat capacitaire (Cantelli, 2007), est réduite au silence. C’est la quête de cette voix ayant fait l’objet de contraintes et de travestissements que nous allons aborder à présent en montrant comment le dispositif de recherche, ainsi que les postures du chercheur et de l’acteur, peuvent contribuer à l’affranchir de sa mise sous silence.

Les conditions d’émergence de la voix d’acteurs sans-droits

La recherche que nous avons réalisée avait pour objectif d’analyser les effets de la suppression de l’aide sociale tant au niveau des trajectoires et conditions de vie des requérants d’asile frappés d’une décision de NEM qu’au niveau des pratiques et représentations des responsables politiques et non- gouvernementaux. Outre un inventaire des données existantes, nous avons réalisé une série d’entretiens d’une part avec des « experts », d’autre part avec des requérants d’asile frappés de NEM.

Les réflexions avancées ici concernent essentiellement l’enquête réalisée auprès d’une vingtaine de migrants dans les villes de Genève et Lausanne.

Dans un contexte social, politique, institutionnel et administratif qui comporte diverses formes de déni de la voix, il s’agissait dans cette étude d’envisager les acteurs, bien qu’affaiblis par le dispositif mis en place, dans une perspective de restitution de la « capacité » et de la « compétence » (Genard &

Cantelli, 2008). Ainsi, le recours à la démarche méthodologique de l’entretien compréhensif (Kaufmann, 1996), a visé à comprendre non seulement les problématiques et les contraintes auxquelles les personnes frappées de NEM sont confrontées, mais aussi les stratégies et les ressources mobilisées pour répondre à la situation d’indignité et la contourner (Payet & Laforgue, 2008). Dès lors, au travers du dispositif méthodologique de l’entretien, le chercheur est appelé à jouer un rôle émancipateur, ou médiateur, visant à restituer la voix à des acteurs institutionnellement affaiblis, en cherchant à permettre l’émergence d’une voix audible, au travers d’un travail de transformation du

« bruit en parole », pour reprendre une formulation de Rancière (1995). Restituer la parole aux acteurs implique que celle-ci puisse être susceptible de se transformer en voice (Hirschman, 1995), lors de sa traduction par le chercheur dans l’espace public, au moyen d’une diffusion publique des résultats de la recherche. Au travers d’une co-construction dialogique du témoignage lors de l’entretien, le chercheur doit ainsi favoriser l’émergence d’un récit qui puisse permettre de traduire, lors de l’analyse, l’expérience subjective de l’acteur, par exemple en termes de souffrance sociale, de dénonciation des injustices, mais aussi selon l’optique des ressources individuelles et collectives qu’il a mobilisées lors de son parcours. En ce sens, la production de la connaissance lors d’une enquête auprès d’individus sans-droits, comme c’est le cas des migrants frappés de NEM, peut être orientée par un projet éthique visant la solidarité (Pires, 1997), la dénonciation des situations d’oppression (Poupart, 1997), ou encore la restitution de la parole aux acteurs affaiblis, en compensant, comme le suggérait déjà Becker en 1967, leur absence de droits et la difficulté de faire reconnaître leur point de vue.

Le propos recherché par un dispositif d’enquête basé sur l’entretien compréhensif est donc de favoriser, lors de l’échange dialogique avec le chercheur, la manifestation d’une parole qui soit le plus possible « authentique » (Taylor, 2002), mais aussi « réflexive » (Van Campenhoudt, Chaumont &

Franssen, 2005) et capable d’opérer une analyse sur sa propre situation. À quelles conditions la rencontre dialogique est-elle susceptible de provoquer un remaniement identitaire ou un travail sur ses propres émotions, ou encore de favoriser l’émergence d’une voice désirant s’exprimer dans l’espace public pour transformer la situation vécue? Comment éviter surtout de reproduire une situation d’entretien où la parole est travestie, où les acteurs s’engagent, en tout cas en partie, dans un discours déjà fabriqué pour des agents institutionnels auxquels ils ont déjà été contraints de répondre dans le passé ou auxquels ils doivent encore rendre des comptes ? En ce sens, comment peut être interprété le refus de l’enquête, ou un témoignage où les acteurs ne donnent que des informations évasives, parfois mensongères, attestant par là leur refus de s’exprimer et la préservation de leurs pratiques et de leur

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vécu du regard du chercheur ? Il s’agit là de questions que Pollak (1993) s’est posé dans le cadre de ses recherches sur « l’expérience concentrationnaire ». Selon lui, la gestion de l’indicible4 chez les acteurs faibles qui se prêtent à un entretien (i.e. récit de vie) a trait au travail de construction d’une cohérence et d’une continuité de leur propre histoire. En ce sens, les discours dans lesquels les personnes parlent d’elles-mêmes et de leurs expériences doivent être reconnus dans leur lien avec des situations d’énonciation qui ont chacune leurs propres exigences.

Il s’agit dès lors de s’engager dans une activité réflexive de nature à la fois épistémologique, méthodologique et éthique, basée sur notre expérience empirique de récolte de la voix dans le cadre du dispositif de l’entretien compréhensif. Une telle démarche vise à interpréter la connaissance produite lors de l’entretien en tant que co-construction dialogique (Mischler, 1986), qui dépendrait, outre des ressources personnelles, comme le souligne Pollak (1990), des modalités du contexte de la rencontre intersubjective entre chercheur et acteur. Le propos est ainsi celui d’inférer les facteurs interactionnels et contextuels de l’entretien pouvant avoir contribué ou non à l’émergence de la voix d’acteurs affaiblis tels que nos répondants frappés de NEM. Des éléments liés à la posture du chercheur seront considérés comme étant en mesure, tout comme des facteurs liés à la posture de l’acteur, d’influer sur la co-construction dialogique du témoignage5.

Postures du chercheur et de l’acteur lors de l’entretien

Lorsqu’on s’interroge sur le type de posture à adopter lors d’une relation intersubjective qui soit en mesure de favoriser l’émergence de la voix d’acteurs affaiblis, l’on est induits à croire qu’un entretien qui s’inspire d’une approche ethnographique (Piette, 1996), visant la proximité et l’établissement d’un cadre empathique accordant une égale validité à la perspective du chercheur et à celle de l’acteur dans une relation symétrique, devrait favoriser un déliement des langues, l’émergence d’une voix audible.

Les acteurs sont en ce sens envisagés comme capables d’analyser de manière valide leur propre situation (Boltanski et Thévenot, 1991), et l’interprétation en sciences sociales doit viser la production d’un savoir harmonisant les interprétations des acteurs et celles du chercheur. Par contre, une approche qui implique une position de surplomb, qui vise avant tout la distance et la neutralité, et qui accorde à la perspective de l’acteur un statut inférieur comparativement à celle du chercheur, devrait contribuer à rendre saillante l’asymétrie des positions, et serait vouée à contrecarrer l’émergence de la voix, en renfermant l’acteur dans sa position de faiblesse6.

Dans l’approche de sensibilité pragmatique, le chercheur assume davantage au niveau épistémologique sa subjectivité, son empathie et son engagement vis-à-vis de l’acteur et de l’objet d’analyse. Il s’agit ainsi pour le chercheur d’adopter lors de l’entretien une posture qui laisse opérer un intéressement réussi, une capacité d’écoute et de compréhension active des prétentions, des raisons des acteurs, ce qui peut aller jusqu’à l’exercice d’une véritable empathie. Une approche qui accorde une valeur épistémologique à l’empathie est en effet censée favoriser une construction de la connaissance basée sur la réciprocité des perspectives. Dans ce cas, l’empathie n’est pas réduite à une simple compassion pour autrui mais implique une véritable capacité sociocognitive à se décentrer de son propre point de vue pour prendre en compte aussi le point de vue d’autrui, en les intégrant de manière constructiviste (Maggi, 2003).

Auprès d’acteurs affaiblis, une telle posture contribue à ce que l’entretien puisse aussi être considéré comme une figure du réconfort, comme une mise à disposition attentive de soi qui offre l’ouverture d’un capital de reconnaissance (Sanchez-Mazas & Roca i Escoda, 2007). Ceci conduit à insérer le dispositif d’entretien dans une problématique sociale plus large, car il se pose

4 Comme le souligne Cyril Lemieux, « Il nous faut toujours, en d’autres termes, « considérer la situation comme le moule qui donne forme au témoignage ». C’est la raison pour laquelle, notamment, l’impossibilité de certains interviewés à évoquer un événement qui les concerne ne doit pas être interprété comme un « impensable » mais plutôt comme un « indicible », c’est-à- dire comme une reconnaissance active qu’ils font, du fait de ce qu’ils seraient en mesure de dire ne convient pas au caractère trop public de la situation où ils se trouvent actuellement, quoique cela puisse convenir dans un autre type de situation (…) » (Lemieux, 2008 : 185-186).

5 Une telle interrogation sur la posture pouvant être adoptée par l’acteur vis-à-vis du chercheur et vice-versa implique de traiter symétriquement les acteurs et les chercheurs (Breviglieri & Stavo-Debauge, 1999).

6 Pour une discussion autour de ces diverses approches, y compris leurs implications épistémiques, cf. Poupart, 1997.

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immédiatement comme producteur/régulateur d’une socialité (Matthey, 2005), et comme un agent d’intégration sociale. Le chercheur peut être pris en ce sens dans un mécanisme visant à susciter de la reconnaissance, dans le sens de la philosophie sociale d’Axel Honneth (2002). Le dispositif intersubjectif de l’entretien, lorsque la posture du chercheur est capable, aux conditions déjà discutées, de produire un capital de reconnaissance aux trois niveaux identifiés par Honneth (sollicitude personnelle, considération cognitive, communauté de valeurs), se profile ainsi comme un moyen de favoriser auprès de l’acteur affaibli une relation plus harmonieuse à soi (Blain, 2000), ce qui est censé libérer la constitution de la voix auprès d’acteurs disqualifiés et stigmatisés.

Tout en soulignant que notre démarche d’entretien auprès des migrants concernés a voulu se situer dans le cadre d’une approche pragmatique basée sur l’empathie et l’intégration des perspectives réciproques, la prise en compte exclusive du type de posture manifestée par le chercheur lors de la rencontre intersubjective ne serait pas suffisante pour comprendre à quelles conditions l’émergence de la voix de l’acteur est favorisée ou contrecarrée. Celle-ci est en effet supposée interagir avec le type de posture manifesté par l’acteur. Discutons maintenant les facteurs qui peuvent avoir contribué à influer sur la posture de nos répondants frappés de NEM.

La posture que l’acteur est amené à manifester vis-à-vis du chercheur lors de la rencontre dialogique ne saurait pas être indépendante de son expérience préalable au niveau de la récolte de son récit par d’autres instances. Parmi ces instances, figure au premier plan le Centre d’enregistrement pour requérants d’asile (CERA), où la parole de tous les acteurs considérés a été recueillie par des fonctionnaires dans un cadre de nature contraignante (Payet & Laforgue, 2008), où ils ont été amenés à produire une version plus ou moins travestie de leur parcours de vie, susceptible de leur fournir des motifs valables d’asile. D’autres instances contraignantes qui ont récolté leur voix plus ou moins travestie (ou déniée) sont les autorités policières en charge du domaine de l’asile, qui sont compétentes pour statuer sur l’application de la NEM et l’octroi de l’aide d’urgence, et qui, en cas de recours à l’aide d’urgence, doivent être rencontrées de manière régulière pour renouveler l’aide, en soumettant les acteurs à la répétition d’un même rituel. Figurent ensuite les assistants sociaux des institutions en charge des requérants d’asile, qui peuvent avoir été amenés à récolter la parole des personnes frappées de NEM selon une modalité pouvant être perçue comme moins contraignante, mais qui pourrait être envisagée par ces acteurs comme une voix requise, réclamée par l’institution pour soutenir ou justifier son action (Astier & Duvoux, 2006).

Or, lors de son parcours expérientiel, le requérant frappé de NEM peut avoir été en contact avec d’autres instances davantage émancipatrices, susceptibles d’avoir opéré avec l’acteur un travail favorisant l’émergence d’une voix davantage audible, comme les diverses associations d’entraide (politiques et religieuses) présentes sur les deux territoires considérés, qui peuvent avoir contribué à une libération des contraintes institutionnelles subies par une reconnaissance de l’acteur. Une telle reconnaissance a pu se manifester par un intéressement réussi, de la part d’acteurs associatifs, par un réconfort et une solidarité exprimée à son égard, une série d’aides matérielles ou symboliques, pouvant comprendre un soutien à l’acteur dans des démarches de recours administratif. Un tel support peut aussi s’être manifesté par un engagement politique de la part d’acteurs associatifs, ayant agi en tant que porte-parole de la voix des requérants frappés de NEM, ou en offrant un soutien à des actions collectives visant l’émergence directe de la voix des personnes frappées de NEM dans l’espace public.

L’expérience particulière de l’acteur dans le cadre de ces divers dispositifs de récolte de la voix, se situant en amont de la rencontre intersubjective de l’entretien, est susceptible de favoriser ou de contrecarrer l’émergence d’une voix audible lors de l’entretien. Cette dimension expérientielle donnée par le passage par des dispositifs divers de récolte et de saisie de la parole est considérée dans ce cadre comme étant en mesure de contribuer à orienter la posture de l’acteur lors de l’entretien.

L’expérience contraignante et émancipatrice de récolte de la voix

Ainsi, dans un premier cas de figure, si les dispositifs de récolte de la parole par lesquels est passé l’acteur dans son expérience préalable sont essentiellement de nature contraignante ou requise, l’ayant induit à répéter à plusieurs reprises un discours fabriqué ou plus ou moins travesti à l’intention des autorités, l’émergence d’une voix audible ne serait pas rendue aisée lors de l’entretien. De plus, un tel univers expérientiel imposé peut contribuer à ce que le chercheur et la recherche soient appréhendés comme une sorte de prolongement du dispositif de contrôle qui les a placés dans une position

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d’acteurs sans-droits, ou encore comme un cadre contraignant où sa voix n’est pas libre mais requise, réclamée, imposée. Si le cadre de l’enquête ou de récolte de la parole est perçu comme contraignant, ou que les acteurs faibles se méfient du chercheur et de la recherche car ceux-ci sont perçus comme un prolongement du dispositif de contrôle, l’on serait ainsi en mesure d’assister à un refus de témoigner (et aussi de participer à l’entretien), à un blocage de la voix, à un renoncement de son expression.

Ceci peut aller jusqu’au mensonge vis-à-vis du chercheur et à la rétention d’informations quant au vécu, en se montrant vague et peu impliqué dans l’entretien. La posture engagée par les acteurs lors de l’entretien serait en quelque sorte le prolongement de la stratégie employée vis-à-vis des autorités répressives, qui peuvent avoir induit dans le passé le requérant frappé de NEM à s’engager dans un témoignage basé sur l’occultation d’une vérité quant à son histoire et à son vécu. C’est l’émergence d’une voix inaudible, car méfiante et marquée par l’expérience passée avec l’univers institutionnel et administratif qui les a placés dans une position disqualifiée et marginalisée dans l’espace social.

Dans un deuxième cas de figure, l’acteur peut avoir vécu l’expression d’une parole non seulement dans des contextes contraignants, face à des autorités administratives ou policières, mais aussi auprès d’entités associatives d’entraide auxquelles il s’est adressé lors de son parcours. Celles-ci auraient permis une libération de la voix et une reconnaissance de son vécu déjà en amont de l’entretien, et auraient été en mesure de rendre, grâce à l’expression d’une solidarité avec leur condition, sa voix davantage audible. À ces conditions, le chercheur et la recherche devraient être perçus comme un cadre totalement indépendant du dispositif répressif, ayant un caractère en quelque sorte supra- ordonné, basé sur un intéressement sincère aux raisons et aux conditions des personnes frappées de NEM. Un tel cadre pourrait être envisagé par l’acteur comme lui permettant d’échapper à sa situation de faiblesse initiale, pour s’ouvrir à autrui en faisant preuve d’une certaine confiance, déjà manifestée à l’égard des membres associatifs rencontrés lors de son parcours. Lorsque le dispositif d’enquête est perçu d’une telle manière, l’acteur affaibli serait en mesure de quitter, en tout cas de manière temporaire, sa condition de sans-droits, et le témoignage offert serait envisagé comme lui permettant de faire part au chercheur de son vécu, ses souffrances, ses ressources et ses manières de contourner les contraintes posées par sa situation. L’acteur pourrait être en mesure d’opérer lors de la rencontre intersubjective un travail individuel (remaniement identitaire, épreuve de soi, travail sur ses émotions), et aussi éventuellement collectif, visant à dénoncer les conditions et les injustices vécues par les requérants frappés de NEM. À ces conditions, la rencontre intersubjective entre le chercheur et l’acteur lors de l’entretien favoriserait un déliement des langues et l’émergence d’une voix susceptible d’être reconnue. Le sans-droits serait en mesure de (re)devenir un véritable acteur, la voix récoltée pouvant dès lors être reconnue et traduite ensuite par le chercheur dans l’espace public lors de la diffusion des résultats de la recherche. Il s’agit en ce sens de la construction d’un cadre d’entretien permettant d’échapper temporairement à la condition asymétrique dans laquelle se situe l’acteur disqualifié, permettant une reconnaissance intersubjective.

Dans un troisième cas de figure, la voix d’un acteur ayant une expérience importante de récolte de sa voix dans le milieu associatif d’entraide et qui aurait eu l’occasion, lors de son parcours, de fréquenter divers membres associatifs pour une écoute et un soutien, mais aussi plus spécifiquement pour des actions collectives visant une dénonciation dirigée vers l’espace public, serait à même, lors de l’entretien, d’émerger en tant que voix audible. Celle-ci se caractériserait par son désir manifeste, ou alors son habitude, à être dirigée (ou traduite) directement dans l’espace public pour dénoncer la condition que la personne partage collectivement avec les autres requérants frappés de NEM. Dès lors, en raison de son expérience associative, l’acteur peut être conduit à envisager les chercheurs comme des sympathisants, des partisans à sa cause, qui partagent une communauté de valeurs, c’est-à-dire le sentiment d’injustice lié à la situation collective des requérants NEM, ou comme des potentiels alliés qu’il s’agit alors, de manière davantage instrumentale, de gagner à ses raisons grâce au témoignage offert, à l’émergence de sa voix audible et à la co-production d’un discours politique. À ces conditions, le chercheur et la recherche peuvent être conçus comme des moyens privilégiés, ou des traducteurs, pour faire émerger dans l’espace public ses revendications, ayant aussi une composante politique. Le dispositif de recherche serait ainsi à envisager comme un cadre d’entretien permettant un travail collectif de la part de l’acteur, visant à témoigner d’un vécu collectif, que l’acteur faible partage avec d’autres acteurs dans la même condition que la sienne, perçue comme profondément injuste et inhumaine. La voix qui émerge lors de l’entretien viserait alors de manière plus ou moins explicite à être reconnue et entendue au-delà du cadre de l’entretien, pour que la situation que l’acteur partage

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collectivement avec d’autres puisse changer. Une telle voix, ayant une portée politique, est en ce sens censée se transformer directement en voice, définie par Hirschman (1995) comme la capacité à porter une revendication dans l’espace public.

Trois cas empiriques d’émergence de la voix

Nous allons maintenant exposer trois cas basés sur notre expérience empirique, qui ne sont pas exhaustifs et qui ont été choisis à titre d’illustration de notre réflexion, portant sur la dimension expérientielle des acteurs au niveau de la récolte de leur voix par des instances de nature davantage contraignante ou émancipatrice.

Cas I : L’émergence d’une voix inaudible

L’entretien réalisé avec S., un requérant frappé de NEM originaire de Côte d’Ivoire, explicite très bien l’exemple de l’émergence d’une voix inaudible, mais aussi trafiquée (ou tue) et semblant reproduire un discours fabriqué à l’intention des autorités administratives et policières (ou en réponse au manque de crédibilité attribué à ses raisons par les autorités). En effet, les problèmes d’engagement politique mentionnés en tant que raisons du départ7 ont paru très évasifs lors de l’entretien, rendant compte d’un manque de confiance vis-à-vis du chercheur et une certaine méfiance à son égard :

Enquêteur : Quels ont été les principales raisons de ton départ ? Enquêté : C’est à cause de la guerre et tout ça.

Enquêteur : Tu as été persécuté ?

Enquêté : Oui, bien sûr. Moi je faisais de la politique. Tu vois, quand il y a une guerre ethnique, guerre religieuse, et tout, on est obligé de le supporter !

(Extrait d’un entretien individualisé, mai 2007)

Cet acteur déclare ne jamais s’être adressé à des associations pendant son parcours, ce qui signifie que son expérience avec des dispositifs de récolte de sa voix se limite essentiellement à des instances contraignantes (autorités), l’acteur déclarant aussi ne pas s’adresser au personnel des centres. Dès lors, il s’engage dans un récit très peu audible, basé essentiellement sur les questions du chercheur et sur des réponses très brèves, donnant des informations peu parlantes et limitées à l’essentiel, signifiant un désir manifeste d’occulter son vécu, ses émotions, ses ressentis au chercheur. Ainsi, aucun travail sur les émotions ou sur les injustices subies lors de son parcours ne transparaît de l’entretien, et l’acteur refuse d’entrer en matière quant à l’expression de ses ressentis, liés à son vécu :

Enquêteur : Quels sont les aspects les plus positifs et les principales difficultés de ta vie à Genève ? Enquêté : Le racisme ici.

Enquêteur : Tu t’es fait insulter ?

Enquêté : Oui, bien sûr… (il ne veut pas expliquer).

(Extrait d’un entretien individualisé, mai 2007)

L’entretien est par conséquent très court (une heure environ) comparativement à d’autres entretiens, et l’impression générale du chercheur lors de la rencontre intersubjective a été celle d’une rétention extrême de la voix, d’un embarras manifesté par l’acteur vis-à-vis du chercheur, et d’une certaine méfiance par rapport à l’étude et à ses visées.

Cas II : L’émergence d’une voix audible

Dans un tout autre registre, l’entretien réalisé avec D., un requérant frappé de NEM originaire du Burkina Faso, montre que lors de l’entretien a pu être réalisé un véritable travail de remaniement identitaire basé sur une expression profonde de ses émotions et lié aux difficultés de son vécu et de son parcours après la suppression de l’aide sociale. À la différence du premier acteur, D. a eu une

7 Notons que l’enquête ne visait pas à connaître les motifs du départ, mais ceux-ci ont été demandés à nos répondants en fin d’entretien.

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expérience importante de récolte de la voix avec diverses associations d’entraide et des bénévoles d’organisations religieuses, qui l’ont beaucoup soutenu et qui lui ont offert, et lui offrent encore, une écoute attentive mais aussi toute une série d’aides matérielles (logement, petits travaux, argent). Il travaille lui-même comme bénévole dans une organisation d’entraide et s’engage activement dans des démarches de rencontre œcuménique. Dès lors, grâce à son expérience préalable dans de dispositifs de récolte de la voix de caractère émancipateur et libérateur, proches aussi du réconfort, il manifeste presque d’emblée une confiance sincère vis-à-vis du chercheur et du contexte de la recherche, et sa voix est audible, libre, comme si elle était déjà prête à être exprimée.

Ainsi, non seulement les émotions et les souffrances liées à sa situation ont pu émerger sans contraintes lors de l’entretien, mais un travail en profondeur sur le sens à attribuer à son vécu émotionnel semble avoir été opéré, et les conséquences de la situation difficile dans laquelle il s’est trouvé depuis la suppression de l’aide sociale, notamment en termes de perte d’estime de soi, sont clairement nommées et identifiées. Chaque question, même sans référence explicite à son univers émotionnel et à son ressenti, est l’occasion pour exprimer ses sentiments :

Enquêteur : Est-ce que tu as travaillé ou est-ce que tu travailles actuellement ?

Enquêté: Oui, mais c’est difficile, depuis 2004 nous les gens de couleurs, on nous repère plus facilement. J’avais travaillé dans un chantier, le monsieur était content de moi, mais j’ai dû arrêter car j’étais trop visible, j’allais créer des problèmes au monsieur en cas de contrôle. Il y avait beaucoup de gens qui travaillaient au noir, mais les noirs sont visibles. Tout devient difficile quand on est NEM sans papiers, en plus c’est une situation où l’on se remet tout le temps en question, on a envie de laisser tomber, de crier, on perd l’estime de soi. Parfois tu te dis que tu ne fais pas assez, que tu ne sais pas t’y prendre, mais c’est difficile, tu es en face d’un mur, tu as envie de crier.

(Extrait d’un entretien individualisé, juin 2007)

En plus d’un travail basé sur les émotions et d’une expression non contrainte de la souffrance liée à la situation de vie, émergent lors de l’entretien des aspects de dénonciation d’injustices subies. Les critiques, qui ont aussi une composante politique, sont dirigées en particulier vers les médias, les autorités policières chargées de l’octroi de l’aide d’urgence, mais aussi vers la politique d’asile, et une analyse est opérée au niveau des conséquences qui s’ensuivent en termes d’atteinte identitaire, ainsi que d’inefficacité de la politique dissuasive :

Enquêteur : Est-ce qu’il t’arrive de discuter avec d’autres personnes des politiques sur l’asile et sur la migration ?

Enquêté : Je discute beaucoup avec les gens de l’Agora. (…) Avec tout ce qu’on dit sur nous, qui est faux, cela fait mal. Il y a une sorte de haine contre nous, on nous accuse de choses infondées, que nous n’avons pas faites, et cela contribue à notre état. On se pose la question de la haine contre nous. C’est surtout dans les journaux que cela fait mal. (…) J’ai senti que la force des médias a contribué à ternir l’image des noirs et des requérants. C’est une force de destruction. Quand on te met dans cette position c’est soit d’aller te suicider ou… et ne parlons pas de la pression qu’on te met à la police quand tu vas pour prendre un tampon d’aide d’urgence. « Vous dites à quelqu’un de venir prendre de quoi subsister et vous l’insultez ? ». Ce n’est pas possible. Ils ne m’insultent pas mais ils me racontent des trucs ‘foutez le camp’, ‘en Suisse il n’y a pas d’avenir pour vous’, ‘dégagez’. (…) C’est quelque chose d’enfoui en toi. On s’auto-méprise car on nous méprise. C’est ça le système qui est mis en place pour que les gens s’autodétruisent, la politique mise en place c’est ça, que les gens s’autodétruisent.

C’est n’est pas un fait nouveau de la Suisse. En plus c’est contre-productif, comme ça on n’arrive plus à rentrer.

(Extrait d’un entretien individualisé, juin 2007)

La rencontre entre chercheur et acteur lors de l’entretien semble ainsi contribuer à réactualiser des réflexions approfondies sur l’univers intérieur de l’acteur, mais aussi sur un parcours collectif qu’il partage avec d’autres requérants dans la même condition, en opérant un travail sur le vécu individuel mais aussi collectif, ayant une composante à la fois émotionnelle et politique. La voix de l’acteur, rendue parfaitement audible lors de l’entretien (qui dure environ trois heures) grâce notamment à la solidarité et à l’écoute déjà exprimées à son endroit par les membres des diverses instances

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associatives et religieuses qui ont accompagné son parcours, contribuant déjà à sa reconnaissance, est ainsi susceptible d’être interprétée et traduite par le chercheur lors de l’analyse et d’émerger dans l’espace public.

Cas III : L’émergence de la voice

L’entretien réalisé avec K., un requérant d’asile frappé de NEM originaire de la République démocratique du Congo, est l’exemple type d’émergence de la voice, exprimée dans le propos plus ou moins explicite d’être entendue dans l’espace public. Ses expériences préalables d’expression et de récolte de la voix ont été très nombreuses et diversifiées lors de son parcours de requérant frappé de NEM, et s’insèrent dans le prolongement des activités militantes et associatives réalisées dans son pays d’origine, ayant motivé, au moins en partie, son départ vers la Suisse. Ainsi, tout en fréquentant de manière régulière diverses associations migrantes en Suisse romande, avec un rôle actif et militant, cet acteur a fréquenté pendant longtemps des organismes religieux d’entraide engagés dans diverses actions de solidarité vis-à-vis des requérants d’asile. Ceux-ci ont été en mesure de récolter à plusieurs reprises son témoignage et ses revendications quant à son vécu individuel, mais aussi (et surtout) collectif, qu’il partage avec d’autres, et qu’il a contribué à traduire auprès de ces instances. Celles-ci ont joué le rôle d’intermédiaires de sa voix collective par leurs actions de sensibilisation et de dénonciation dans l’espace public et auprès des institutions. Plus récemment, K. s’est engagé dans une démarche plus active et émancipée, grâce au soutien de réseaux associatifs de solidarité davantage militants et politiques. Ces derniers ont organisé des manifestations de protestation dans l’espace public et auprès d’élus politiques, avec la participation directe de migrants frappés de NEM et déboutés (distribution de tracts de dénonciation des conditions de l’aide d’urgence dans les centres auprès de la population, piquets de protestation devant le Conseil d’Etat, interventions dans la presse).

Dès lors, le témoignage offert lors de l’entretien prolonge en quelque sorte son engagement politique dans l’espace public, qui dépasse largement son vécu individuel d’acteur et l’expression de ses propres souffrances pour émerger directement en tant que porte-parole d’une condition vécue de manière collective:

Enquêteur : Est-ce que tu peux me décrire ta vie et tes activités quotidiennes ?

Enquêté : (…) Pour sortir sur la place publique je fais ça avec des associations. Il y a beaucoup de gens qui sont là, des Suisses et des migrants. C’est très important, ça aide les gens à parler, à dire leur révolte. Le cadre de consensus qu’on met en place c’est pour qu’on filtre, des choses les plus explosives aux moins explosives, pour qu’elles se filtrent dans un débat, une discussion d’ensemble où l’on peut opter pour quelque chose à faire. Déjà à ce niveau-là ça nous aide à développer un comportement plus citoyen, c’est comme une thérapie de groupe, des gens qui ne le font pas et qui ruminent dans leur solitude deviennent destructifs après. (…) Les gens parfois deviennent militants, et cela fait partie du respect qu’on doit aux gens, pour que cela soit valorisant pour les personnes, pour permettre aussi à l’autre de trouver qu’il y a de la valeur à dialoguer avec. Un espace où l’on peut manifester, cela est très positif aussi pour les gens que j’accompagne. Ils entrent dans la militance, et l’on rentre dans un espace citoyen et démocratique, c’est important. On va dans la rue, même si tout le monde ne comprend pas ça, c’est positif, ces gens vont retrouver une fierté, c’est très bien.

(Extrait d’un entretien individualisé, juin 2008)

L’interprétation qu’opère l’acteur quant à son vécu et à son l’expérience militante dénote une analyse, une réflexion approfondie, qui se rapprochent des concepts discutés ici, c’est-à-dire l’importance de l’expression de la voix d’acteurs affaiblis dans l’espace public, susceptible d’offrir un capital de reconnaissance et de dignité. De plus, ses déclarations finales lors de l’entretien se profilent non pas tant comme des revendications ou des dénonciations d’injustices subies mais comme des paradoxes des politiques actuelles, faisant état notamment de l’inefficacité de la politique dissuasive sur le retour des migrants concernés par ces mesures. A ces conséquences paradoxales, sont apportées en réponse des solutions envisagées par l’acteur comme davantage efficaces et adaptées, qui se profilent comme une nouvelle politique.

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Enquêté : La dynamique de la dissuasion, je n’y crois pas, mais l’accompagnement au retour oui. La dynamique d’accompagnement au retour, si elle est faite par des institutions sociales qui ne subissent pas la pression, ça fonctionnerait merveilleusement bien. Si je peux faire le pont entre l’Afrique et l’Europe, je vais évoluer plus vite, tout ce qui ici est déjà amorti et peut fonctionner même comme une école d’art et métiers, produire des choses qui seraient utiles, ça compenserait l’aide au développement qui rentre dans la poche des chefs. L’accompagnement au retour se ferait bien par d’autres structures, le retour ce serait l’autre phase de l’intégration. Cette multiculturalité est réciproque, je suis intégré chez vous, je suis intégré chez moi, je suis un citoyen du monde. (…) L’accompagnement au retour se ferait dans le cadre d’une dynamique d’intégration qui réussit, et ne se ferait pas de manière discriminatoire. C’est un défi nouveau, c’est un cadre qui assurerait la liberté des gens, et qui accompagnerait les gens à rentrer dans le chemin du retour.

(Extrait d’un entretien individualisé, juin 2008)

La voice exprimée par l’acteur lors de l’entretien semble ainsi être destinée non pas tant au chercheur (ou en tout cas pas seulement), mais surtout à l’espace public, et le chercheur et la recherche seraient perçus comme un cadre particulièrement adapté pour augmenter les chances de diffuser les réflexions avancées au-delà du cadre de l’enquête. Par sa traduction de la parole de l’acteur, le chercheur est envisagé comme un interprète susceptible, au travers de son analyse et de la diffusion publique des résultats de la recherche, de contribuer à transformer la situation d’indignité vécue par ces acteurs, ce qui fait de lui un allié (réel ou souhaité).

Conclusion

Les problèmes rencontrés au niveau du recueil de la voix résultent en grande partie des processus d’affaiblissement institutionnels que nous avons décrits et qui privent, mettent sous silence ou faussent la parole qu’il s’agit ensuite de restituer pour que la recherche puisse répondre à l’objectif de poser des recommandations quant aux mesures à prendre et avoir des retombées directes pour les pratiques.

L’analyse des particularités que revêt le travail d’enquête auprès d’acteurs faibles peut contribuer à mieux identifier à la fois les impasses dans lesquelles les personnes sont placées lorsque l’action des pouvoirs publics les prive de leur statut d’acteur et les ressorts que la rencontre et l’échange avec des acteurs associatifs ou des chercheurs impliqués leur permettent de retrouver dans le domaine de l’agir et de la prise de parole. Il apparaît ainsi que, sous une forme ou une autre, un processus même minimal de reconnaissance de l’acteur faible est incontournable pour développer une activité de recherche auprès d’individus isolés, exclus, angoissés par leur invisibilité, et souvent rendus psychiquement incapables de s’associer avec d’autres.

La question qui se pose alors est de savoir comment surmonter les obstacles que rencontre la capacité même d’agir et de parler dans les situations de disqualification et d’humiliation. Comment restaurer le respect de soi nécessaire lorsque les réactions les plus probables face à cette expérience sont celles de l’occultation défensive ? Cette interrogation fait signe vers un questionnement plus large portant sur l’articulation entre les expériences négatives du mépris et leurs conséquences en termes de motivations et d’orientation vers l’action, articulation qui est au cœur de l’approche de la reconnaissance. L’exploration de ce rapport pose un défi aux chercheurs en sciences humaines et sociales à l’heure où les processus d’exclusion semblent se décliner de plus en plus dans les termes du mépris et du déni de voix. La réflexion proposée ici entend s’inscrire dans la perspective d’ouvrir des pistes pour que se développent des recherches empiriques visant à identifier les conditions et facteurs favorisant la reconquête de la dignité bafouée.

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* L’étude rapportée dans cette contribution a été menée dans le cadre d’un mandat de recherche pour le compte de la Haute Ecole de Travail Social (HETS), en collaboration avec le Forum suisse pour l’Etude des Migrations (SFM). Elle a bénéficié de l’appui scientifique du Cedic (Centre d’étude de la diversité culturelle et de la citoyenneté) et du soutien financier du Fonds stratégique de la HES-SO (Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale).

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