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Jean-Paul Borel, ŒUVRES. Volume 45, NOUS. Tome II, GARANCE. Edition anticipée, hors commerce, tirée à douze exemplaires, numérotés de I à XII. Automne 2007. Exemplaire N

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Jean-Paul Borel, ŒUVRES. Volume 45, NOUS. Tome II, GARANCE.

Edition anticipée, hors commerce, tirée à douze exemplaires, numérotés de I à XII. Automne 2007.

Exemplaire No

Tous droits réservés: Julie Maria Borel, 14, place du Temple, CH- 2016 Cortaillod. Courriel: deneb.edit@bluewin.ch

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Jean-Paul Borel

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N O U S

Tome II GARANCE

Suite du testament

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Au lecteur généreux.

Tu as le courage de t'attaquer au volume II? Bravo, et merci.

J'ai besoin de penser que quelqu'un lira ce texte, où je me suis mis tout entier; dans les lignes et, souvent, entre elles. Et c'est précisément sur cette notion du "nous" qui m'englobe tout entier – mon corps et mon esprit, ce dernier comme fragmenté entre volonté, pensée, émotions et autres sentiments – que le volume

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précédent s'est arrêté, peu après la page 300. Tu te rappelles que je suis parti pour neuf cents pages, et rien ne prouve que je n'y arriverai pas. Deux valvules de mon cœur ne sont plus hermétiques, mais le cardiologue, qui vient de m'examiner, est optimiste. Il va envoyer à mon médecin généraliste un rapport, dans lequel il lui suggère, m'a-t-il dit, de me conseiller un ou plusieurs médicaments, qui devraient, pour quelque temps, me tenir à l'abri des complications. Lors de notre précédent contact, il y a dix ans, il m'avait proposé un traitement. "A suivre pendant combien de temps?" "Ah, pour toujours! Et j'avais poliment refusé: "Quand mon cœur sera trop fatigué, il a le droit de s'arrêter". Le docteur n'avait pas insisté; il avait compris mon point de vue. Ceci, pour enchaîner avec la question de mes rapports avec mon corps, traitée dans les dernières pages du premier volume. J'ai effectivement dit

"je suis mon corps" et "mon corps est moi" mais pas sous la forme d'une simple égalité mathématique, [moi = mon corps]. Je voulais dire par là que je ne peux pas m'imaginer sans mon corps – pas davantage d'ailleurs que sans mon esprit. Toutefois, je garde une certaine distance qui me permet de décider, par exemple, que je ne me sens pas le droit d'imposer à mon corps une opération à cœur ouvert. De même, je ne me sens pas autorisé à imposer à mon esprit – quand il sera vraiment fatigué et en plein déclin – une fin de vie lamentable, parce que mon cœur, artificiellement maintenu dans ses fonctions, ne voudra pas, ne pourra pas, ne saura pas s'arrêter de battre. Je t'ai fait pénétrer dans mon intimité; cela te rappellera que j'écris en contact étroit avec le tout que je forme, ou qui me constitue, non seulement mon corps et mon esprit, mais encore les divers moi que j'endosse, successivement (professionnel, familial,

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socio culturel), et même les divers moi que j'ai été et que je serai encore quelque temps, si mes médecins ne se trompent pas et si je ne rencontre pas une fin brutale de type accidentel. J'ai annoncé que je parlerais de ces deux derniers points "plus tard"; je maintiens le projet et la promesse.

Une nouvelle optique.

Dans le premier tome, nous avons passé en revue une série de

"nous", dans lesquels le moi s'articule avec le monde qui l'entoure:

l'autre, les autres, la nature. Nous devons nous pencher maintenant sur ce que je caractériserais comme une globalité interne au sujet.

D'une pat, je viens de le rappeler, le moi unique et irremplaçable qui est en train de t'envoyer ce message offre, malgré les deux adjectifs qui mettent l'accent sur le caractère irréductible de l'individu, une série impressionnante de facettes. Je répartis ces multiples moi qui me correspondent tous en deux catégories, qui se réfèrent l'une au temps, strictement parlant, et l'autre, moins strictement, à l'espace.

Tout au long des quatre-vingts ans que traversés jusqu'ici, j'ai habité successivement une somme énorme de moi; certains beaucoup plus durables que les autres, parmi lesquels quelques-uns n'ont duré que quelques instants. Un moi paisible peut passer sans transition à un moi furieux, ou angoissé. Certainement que cette alternance, ces oscillations, vont continuer de se présenter dans le temps qu'il me reste à vivre. Je dois en être conscient et, à partir de là, voir en quoi cela peut ou doit influencer les choix à venir. L'autre famille des moi, que j'ai reliés à l'espace, concernent en fait les rôles sociaux (au sens large) que je dois assumer. Ici, à mon bureau, je ne suis pas exactement à celui que je serais si j'allais me reposer par une

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promenade dans la forêt, ni à celui que je pourrais animer si j'acceptais l'invitation à dîner d'un couple d'amis, ni encore celui que je deviens chaque fois que j'ouvre le journal. C'est bien moi qui interprète tous ces rôle, moi qui suis tous ces sujets, chacun d'eux unique et irremplaçable. Cette multiplicité de ma propre personne exige un examen sérieux.

Encore une nuance.

Auparavant, et toujours à l'intérieur de la globalité qui me correspond, à moi seul, il peut être utile que nous nous interrogions au sujet d'une autre famille de moi, encore davantage limitée à la personne (unique et irremplaçable). Tout d'abord, je voudrais mieux comprendre ce qui se passe pour moi en rapport avec mon corps et avec mon esprit. Cela semble tout simple, et pourtant… Est-ce que je suis plus l'un que l'autre, ou la somme équitable des deux, on encore une troisième dimension, centrale, articulée avec les deux premières? Ensuite, chacune de ces deux (ou trois?) composantes qui me constituent présente divers aspects. Pour le corps je cite par exemple la force et la faiblesse, la santé et la maladie, les organes des sens et le phénomène global, la douleur et le plaisir. S'agissant de l'esprit, la diversité apparaît aussi clairement: émotions, sentiments, imagination, travail de la pensée, mémoire et oubli, volonté… Nous abordons donc un chapitre important, et que je me propose d'explorer prudemment, pas à pas, avec probablement des retours en arrière, des changements de point de vue, des parenthèses, et un fil conducteur assez capricieux. En passant, je précise que, si la psychologie m'a toujours beaucoup intéressé (et interrogé), je ne me considère en aucun e façon comme un

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psychologue; un petit amateur, tout au plus. Je te demande, mon lecteur, mon frère, générosité, patience et collaboration active dans les passages les plus délicats. Au début du paragraphe suivant, j'utilise l'expression "perception immédiate". Plus exactement, je l'ai utilisée, et je reviens en arrière, à la fois pour rappeler au fidèle lecteur et ami ce que j'entends par là, et pour l'apprendre à l'imprudent qui s'aventurerait dans le tome II sans avoir lu le précédent. Il y a des "choses" – des objets de moi sujet – que je perçois en moi, avec autant de netteté que toutes les perceptions au sens courant du terme, mais cela sans passer par les cinq sens officiels ni même recourir au "sixième sens", qui présente un aspect quelque peu mystique et renvoie parfois à l'instinct (animal). Si je me regarde, si je cherche à connaître ou à reconnaître ce qui s'y passe, je perçois, sans l'ombre d'un doute, par exemple que je suis libre (jusqu'à un certain point, bien sûr), que je dois choisir moi- même entre deux ou plusieurs possibilités de me comporter; ou, dans le problème qui vient d'être évoqué, que je suis fait de mon corps et de mon esprit. Ces deux perceptions peuvent par la suite être précisées, nuancées, complétées, mais leur évidence est, dans ma vision du monde, hors de doute et ne nécessitent aucune (autre) preuve. Chacun peut – et devrait, il me semble – faire cette expérience, dans bien des situations, au lieu de perdre son temps à chercher des arguments, des explications ou des critères dits objectifs qui, de toute façon, resteraient théoriques et, donc, sujets à caution. Je peux maintenant entrer dans le vif du sujet, dans le vivant, le vécu de mon introspection.

Nous, mon corps et moi.

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C'est la perception immédiate – elle, encore une fois – qui est au cœur de ce "nous". Elle me donne une première identité –encore que je ne sois pas persuadé de ce caractère "premier", ni dans le temps ni d'un autre point de vue – dans le sens que je suis ce corps.

Je ne dirais pas que mon corps m'appartient, ce qui nous éloignerait l'un de l'autre, mais bien qu'il est moi. Je sais qu'un accident peut lui ôter une partie mais, aussi longtemps qu'il sera là, même terriblement amputé, il sera moi et je serai lui. Dans mon adolescence, je l'ai longtemps considéré comme mien au-delà de la mort, et cela m'angoissait: enterré ou incinéré, j'étais paniqué à l'idée de ces deux destins de mon corps, qui me concernaient moi, personnellement et directement. Avec les années, cette angoisse a disparu; totalement, ou presque totalement? J'aimerais répondre "totalement", mais je ne suis pas certain que ce soit le cas; il est toujours dangereux de considérer quelque chose comme définitivement acquis. Je suis trop intimement lié à mon corps pour que je puisse le renier dès que la vie l'aura quitté. Pourtant, oui, j'affirme que l'angoisse à disparu, mais l'attachement reste. J'ai vu le corps mort de quelques proches, et jamais le mot "cadavre" ne m'est venu à l'esprit. Ce corps, c'était "lui", c'était "elle". Je dirais que ce caractère personnel a disparu en même temps que la perception, avec cette précision que, en me recueillant une dernière fois devant le cercueil fermé, c'est encore "lui" ou "elle"

que je percevais. Plus tard, par exemple quand je fais un tour de cimetière, cela a disparu; "il", "elle" n'est pas là devant moi, ni nulle part ailleurs qu'en moi, dans mon souvenir, dans ma pensée, dans mon émotion. Il en va à peu près de même de mon propre corps ; je ne le suis pas (du verbe suivre), je n'imagine pas son parcours post mortem au-delà des quelques jours que peut durer une sorte

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d'intégrité physique. Si je le cherche plus loin, il est lui aussi en moi, déjà maintenant, comme moi: je suis cela. D'un autre point de vue, je crois pouvoir affirmer que ma perception immédiate me signale aussi que je ne pourrais pas être sans ce corps. J'ai entendu parler de la vie après la mort, et de la réincarnation. Cela n'a pas de sens pour moi.

Je peux à la rigueur faire des textes bouddhistes une lecture au second degré, selon laquelle la réincarnation serait une façon de rendre compte du renouveau perpétuel de l'existence, mais je suis incapable de "comprendre" ce que signifie la lecture au premier degré, comment j'aurais pu être moi dans un autre corps. Je ne nie rien, je respecte ceux qui pensent ainsi, mais je ne parviens pas à concevoir la vérité de cette vision; il me semble qu'elle renferme une contradiction, non pas logique, mais existentielle, donc liée à ma certitude de ne pas pouvoir être sans mon corps, qui est moi.

Et autre chose?

Ma perception immédiate ne va pas au-delà, elle ne précise pas

"mon corps et peut-être autre chose". Il faut, pour que ce phénomène se produise, que ma pensée intervienne. Je veux dire par là que, quand je me sais être ce corps, je ne le sens pas incomplet. Si je me pose la question, par contre, c'est de nouveau ma perception immédiate qui me renseigne: je suis aussi autre chose que ce corps.

Je me perçois en train de penser, de jouer un peu, maintenant, avec cette possibilité d'angoisse face à la mort. L'étiquette que je mets à ce complément est beaucoup plus floue que celle attribuée à mon corps;

j'accepte le terme "esprit", parce que je n'en ai pas d'autre et que la pensée me semble trop liée à ses activités les plus visibles – réflexion, analyse, raisonnement. Je dirais à la rigueur que, pour moi,

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esprit et pensée sont la même "chose", vue sous deux angles différents, mais qu'en un certain sens l'esprit englobe la pensée. Ce ne serait qu'une question de terminologie? Ou bien elle n'a guère d'importance, ou bien elle resurgira prochainement.

Le corps et l'esprit.

Mon corps se situe dans un espace à trois dimensions ; je ne peux me le représenter, et le concevoir, qu'ainsi. Ma perception immédiate me révèle quelque chose qui est aussi moi, mais qui n'a manifestement pas de volume. Ce "quelque chose" – que j'ai baptisé provisoirement "esprit" – n'a aucun statut du point de vue de l'étendue. Il n'est pas davantage le point, dont l'étendue est égale à zéro, que l'ubiquité, qui ressemble à l'étendue infinie; il est vain aussi de dire qu'il est partout et nulle part, qui sont des notions spatiales.

Pourtant, il est lié de façon intrinsèque à mon corps et, par rapport à ce dernier, il a une relation privilégiée avec le cerveau et avec le cœur. Mais cette articulation à géométrie variable ne m'est pas donnée dans la perception immédiate. Si je n'avais aucune notion de biologie, l'idée de la localisation de la pensée dans le cerveau ne me viendrait probablement pas ; de même, si je n'étais pas influencé par le langage courant, je n'irais pas loger mes sentiments dans le cœur plutôt que dans mes entrailles, dans mes viscères en général. Je perçois sans intermédiaire certaines relations entre mon corps et mon esprit, que ce soit par ma volonté, qui fait agir mes muscles, ou par le coup de marteau qui atteint mon pouce gauche et dont je ressens la douleur, non seulement à l'endroit précis, mais encore comme image ou comme conscience de cette douleur, conscience libérée, elle, des données spatiales. Le mot "volonté" (quatre lignes ci-dessus) est

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arrivé tout seul, comme cela était à prévoir; le mot et son signifié, la

"chose" qu'il désigne, puisque la volonté est une des activités de l'esprit. Surtout, l'égalité ressentie à propos du corps – je suis cela – réapparaît ici, avec la même prégnance. Je suis cela, au même titre que tout à l'heure. Je suis ces idées, ces sentiments, ces émotions, cette volonté dont il a été question et cette faiblesse, cette passivité qui parfois me paralyse. Peut-être que j'ai franchi une barrière importante en passant des émotions à quelque chose qui appartient plutôt au tempérament, comme la faiblesse de caractère, et cela en passant par la volonté. Idées, sentiments et émotions sont des événements de mon esprit, alors que la faiblesse ou le courage sont des aptitudes, font partie de ma constitution psychique, peuvent être modifiées par le travail, par la volonté, précisément. Il y a donc là plusieurs statuts différents, dans tout ce qui se rapporte à mon esprit, et que les psychologues connaissent mieux que moi; je renonce, pour le moment, à distinguer ces éléments les uns des autres avec précision, à les classifier. Je dois simplement ajouter que, exactement comme dans le cas du corps, je ne peux pas m'imaginer sans cet esprit, et surtout sans ce en quoi il se distingue de mon corps: les idées, les sentiments, les émotions. Si le corps d'un proche me "dit"

(me montre, me fait "sentir") qu'il n'est plus animé par des sentiments ou des émotions, il me permet de me détacher de lui et de prendre conscience que ce proche n'est plus.

Le corps, l'esprit et le temps.

Nous avons vu que, sous l'angle de l'espace, le corps et l'esprit se distinguent clairement l'un de l'autre, tout en maintenant une étroite relation, ou interdépendance. En d'autres termes, deux mondes

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irréductibles l'un à l'autre mais articulés par l' "interface" énigmatique du cerveau. Qu'en est-il du point de vue du temps? Pour le corps, il n'y a pas grand-chose à dire: sa soumission à la temporalité est évidente, connue et commentée abondamment depuis toujours. Le chemin qui va de la naissance à la mort suit une courbe, variable d'un individu à l'autre mais présentant normalement une phase ascendante et une phase descendante, avec entre deux une zone relativement plate. L'abscisse représente bien sûr l'écoulement du temps, et l'ordonnée correspond en gros à l'énergie, à la force, à la stature, à la solidité des os. Sous certains aspects, par exemple la souplesse, la phase descendante l'emporte largement et limite à très peu de choses la phase ascendante. Pour inéluctable qu'elle soit, cette courbe peut être interrompue définitivement à n'importe quel stade. Son parcours complet appartient aux lois de la nature, qui

"autorisent" son arrêt brusque, à n'importe quel instant du trajet.

S'agissant de l'esprit, il faut signaler tout d'abord sa soumission au temps due à sa liaison intrinsèque avec le corps. La mort du corps, qu'elle soit accidentelle ou simple arrivée naturelle à la fin du trajet prévu, entraîne la disparition de l'esprit. Je n'ai pas besoin de préciser qu'il s'agit de ma vision personnelle des choses, puis que c'est cela que je me suis engagé à exposer dans ce texte. Quand l'occasion se présente, je signale que je suis en accord – ou parfois en désaccord – avec la façon de penser d'autrui. Sur le point que nous sommes en train de traiter, par exemple, je sais que beaucoup d'humains sont persuadés que l'esprit continue, peut-être pas de vivre au sens que nous donnons en général à ce verbe, mais d'être, sous une forme ou une autre. Je n'ai pas envie de chercher des arguments en faveur de ces deux positions opposées; la discussion a

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commencé il y a des milliers d'années et elle n'est pas près de finir et en tout cas très loin d'aboutir à une conclusion. Ce que je peux dire, c'est que ce moi, dont j'ai la perception immédiate et que je "sens"

indissociable de mon esprit et de mon corps, n'existera plus à la mort de ce dernier. Je n'ai par contre aucune perception immédiate d'un esprit plus vaste dont le mien ferait partie et à travers lequel il continuerait d'être; ce n'est pas un argument suffisant pour nier cette possibilité, mais je dirais qu'elle ne me concerne pas. Je ne peux comprendre cette ouverture vers l'éternité qu'à travers les éventuelles traces que mon passage sur la terre pourrait laisser chez d'autres, et qui modifieraient ainsi, même à très long terme, l'évolution de l'humanité. Mais mon apport personnel est si minime qu'il est vain d'en parler.

Le temps de l'esprit.

Par sa liaison indissoluble avec le corps, mon esprit prend fin à la mort de ce dernier – mort qui, elle, ne laisse subsister aucun doute.

Reste à savoir si la dépendance de mon esprit au temps se limite à cela ou présente d'autres aspects. Il peut s'agir en effet d'une forme de dépendance, en ce sens qu'il y aurait aussi, dans ce cas, une sorte de courbe reliant la naissance à la mort, à la mort naturelle. J'imagine une ligne ascendante, une augmentation continue des possibilités de mon esprit. Elle est moins "naturelle" que dans le cas du corps, moins automatique; elle suppose une volonté individuelle de perfectionnement. Elle n'a rien à voir avec la "musculation" à la mode; cette dernière était incluse dans les lois de la nature et ne se justifie que par notre mode de vie "anormal". S'agissant de l'esprit, je vais jusqu'à imaginer que cette ligne reste ascendante jusqu'à la mort

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"naturelle", la mort qui interviendrait bien avant celle que la médecine cherche à repousser aussi loin que possible. L'amour de la vie, absolument respectable, nous a entraînés à donner la priorité à la durée, plutôt qu'à la qualité. J'ai bientôt quatre-vingts ans… Je suis mauvais juge, mais il me semble que, si je mourais demain, ma ligne ascendante spirituelle aurait ainsi évité d'aborder une phase horizontale, ou en tout cas la descente finale et dévalorisante. Je crois que je m'enrichis encore chaque jour, de ce point de vue, même si ma mémoire flanche un peu. Je sais cependant que, si mon corps résiste encore trop longtemps à sa désintégration inévitable, certaines dimensions de ma vie spirituelle risquent de subir une sorte de dégradation. J'espère mourir à temps…

Tentative de définition (parenthèse).

Le mot "esprit" lui-même, comme l'adjectif "spirituel", qui vient d'apparaître, m'obligent à préciser dans quel sens je les utilise. Il ne s'agit absolument pas d'une tentative de définition de l'esprit, que je ne me sens pas capable de proposer et qui exigerait probablement quelques centaines de pages. Je me contente donc de signaler que, pour moi et dans notre situation actuelle d'écriture et de lecture, l'esprit est comme un mode d'être, indépendant du temps et de l'espace, "par" lequel évoluent les idées, les sentiments, les émotions et la volonté. J'ai utilisé la préposition "par" pour éviter une connotation spatiale ou temporelle qu'aurait suggérée "dans". Non, l'esprit n'est ni un lieu ni un moment ni même une substance.

J'accepterais une formule du type de "l'esprit est le dénominateur commun de la pensée, des idées, des émotions et des sentiments".

Cela ne dit pas grand-chose, mais au moins nous évitons ainsi de

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donner à ce mystère des attributs contraignants. (Fin de la parenthèse.)

Le temps de l'esprit, encore.

La dimension temporelle des fonctions ou des manifestations de l'esprit est évidente; elle est même une condition de leur existence.

Les idées, les pensées, les émotions, les sentiments sont vivants, appelés à se transformer, à évoluer, en bien ou en mal, à naître et à disparaître, pour renaître ensuite, jamais identiques à ce qu'ils ont été.

C'est cette mouvance qui donne toute sa valeur à l'esprit, tel que j'ai tenté de le décrire, bien maladroitement, comme dénominateur commun, c'est-à-dire mode d'être dont participent ses composantes.

Ainsi, l'esprit est soumis au temps dans la mesure où il a besoin de lui pour se former, se déformer, s'améliorer si possible, toujours et encore, comme nous l'avons vu. De plus, son activité, ses multiples activités, s'insèrent dans le flux temporel du temps vécu. Sous cet angle, les deux composantes du "nous" qui retient actuellement notre intérêt – le corps et l'esprit – se retrouvent. Il me semble… J'hésite à le formuler, mais j'ai pris l'habitude de ne rien te cacher, ami lecteur, même si je dois ensuite reconnaître que je me suis trompé. Il me semble donc que l'esprit est moins soumis que le corps au caractère irréversible du temps. Certes, tout ce que j'ai pensé, ressenti, imaginé, tout cela a été et rien ne peut faire qu'il n'ait pas eu lieu.

Cependant, la pensée, les idées, les émotions et les sentiments, pour reprendre les terme de la description ci-dessus, me donnent

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l'impression de se balader librement dans le temps, dans un temps qui ne serait par rigoureusement linéaire et irréversible. Les sauts que mon imagination peut accomplir, vers l'avenir comme vers le passé, par-dessus les siècles et les millénaires, les "arrêts sur image" dont elle est capable, tout cela est significatif d'une autre relation avec la durée, plus ludique, plus proche aussi du temps vécu, avec ses rythmes variés. Tout cela est vivant, appelé à se transformer, à évoluer en bien ou en mal, à naître et à disparaître, pour renaître ensuite, jamais identiques à ce qu'ils ont été. C'est cette mouvance qui donne toute sa valeur à l'esprit; j'aime en parler comme d'un

"mode d'être" privilégié, dont participent ses diverses composantes.

Les phénomènes spirituels ne s'appuient pas sur un dispositif contraignant, comme celui des systèmes naturels; ils semblent toujours à la recherche d'un meilleur équilibre, qui ne sera probablement jamais atteint, pour lequel ils collaborent librement.

C'est vrai, j'aligne les mots et les phrases en sachant que je n'arriverai qu'à indiquer de loin dans quelle direction je regarde pour mieux comprendre. Je n'ai pour cela que les richesses de la langue française, très bel outil mais maladroit face à la complexité et aux nuances – j'ai parlé plus haut de la mouvance, qui fait aussi partie de ces paramètres – du vécu.

Le "nous" qui est moi.

Le "nous" qui demandait à être soumis à un premier examen –

"nous, mon corps et mon esprit" – apparaît assez clairement. Ma volonté, qui appartient à mon esprit, unit ce dernier à mon corps, dans l'interface du cerveau, pour réaliser, dans le monde, mes projets. Il n'y a manifestement pas deux "nous" en compétition, "moi et mon corps"

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distinct de "moi et mon esprit"; il y a "nous", formé de "moi, mon corps et mon esprit", et qui tient tout entier dans moi.

La "perception immédiate" et le "sentir".

Nous n'en avons pas fini avec le "nous" que je forme sous mes deux aspects, ou plutôt mes deux statuts, le physique et le spirituel. Il nous faut encore voir s'il est possible de situer, par rapport à ces deux dimensions du moi, la perception immédiate et le "sentir", qui tous deux nous accompagnent fidèlement, depuis longtemps.

Appartiennent-ils au corps, à l'esprit, à tous les deux, ou constituent- ils une autre catégorie du moi? Je n'ai qu'une possibilité de répondre: regarder en moi, m'écouter. Tout d'abord, je me crois autorisé à réunir ces deux formules sous le nom de la seconde, le

"sentir". Je serai probablement appelé à distinguer diverses orientations ou plusieurs niveaux du "sentir", mais il y a une indiscutable parenté entre eux, si manifeste qu'il m'est plus facile de prendre position face à leur ensemble que pour chacun à part. Pour le moment, je dirai que la différence entre la "perception immédiate" et le

"sentir" (uniquement quand ce dernier est mis entre guillemets) est la même que celle qui oppose "voir" à "regarder", ou "entendre" à

"écouter". Le "sentir" suppose un effort, une recherche volontaire: je peux voir sans regarder ou regarder sans voir; de même, je peux bénéficier de la "perception immédiate" sans recourir préalablement au "sentir", ou au contraire mettre en action mon "sentir" sans obtenir une réelle "perception immédiate". Le "sentir" est lié au corps, mais ne lui appartient pas ; mon corps ne dispose d'aucun organe de perception destiné à cette tâche précise. Le "sentir" est lié à l'esprit, il fonctionne dans le temps et l'espace mais il n'appartient pas à

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l'espace, il est un des événements de l'esprit. Il n'appartient pas non plus à l'esprit, parce qu'il n'utilise aucune des diverses fonctions de ce dernier, il ne prend rien de l'esprit, il est pure réception, ouverture. Le

"sentir" est lié à mon moi, à ce "nous" qui rassemble mes diverses facettes et, en particulier, le corps et l'esprit. Peut-être qu'il est aussi une sorte de lien entre les deux, la constatation – que je ne peux pas m'empêcher de faire – de me sentir être ce corps et cet esprit, mon corps et mon esprit.

Reprise du moi.

J'essaie de ne pas utiliser trop souvent le pronom moi, sauf comme simple élément grammatical sans grand relief. Mais quand il devient ce que les grammairiens appellent un mot-phrase, un mot unique qui tient lieu de phrase complète, il devient équivalent de "mon corps et mon esprit" – que je regrette de ne pas pouvoir énoncer simultanément, dans un seul terme, indépendant des deux racines, psycho- et soma-, parce qu'aucun des deux n'a préséance sur l'autre.

Seul le terme moi répond à ces conditions. Après une question commençant pas "qui est-ce qui…?", je peux répondre simplement:

"Moi!". Et dans ce moi, pour autant que je puisse l'expérimenter en m'écoutant de façon tout à fait passive, ouverte, je trouve mon esprit et mon corps. Cela, même si la question qui suit porte davantage sur un aspect physique ou au contraire émotif ou intellectuel, "Qui est-ce qui peut soulever cette pierre?" ou "Qui est-ce qui est peiné par cette nouvelle ?" Je réponds "Moi!" avec la même sensation de m'engager

"corps et âme". Pour soulever la pierre, j'ai mis en jeu mes muscles et ma volonté, mon désir de bien faire. Ma peine, dans le second exemple, sera sensible, perceptible, dans mon enveloppe charnelle

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aussi. J'ai utilisé l'expression "corps et âme" parce qu'elle fait partie du langage courant, où elle perd tout sens religieux et signifie "moi tout entier". Cela me permet de penser que je ne suis pas le seul à vivre normalement la totalité de mon être, ce "nous, mon corps et mon esprit" qui constitue le moi. Jamais par contre je ne considère mon esprit comme une entité parallèle à moi, comme dans la pensée mystique, une entité concevable sans mon corps, supérieure à lui, supérieure même à moi en tant que personne. Si je n'ai pas, au dernier moment, empêché qu'apparaisse la formule "corps et âme", c'est peut-être pour avoir l'occasion de me distancer de toute vision religieuse de l'âme. Non, mon esprit n'est pas mon âme, selon aucune des acceptions de cette dernière que propose le Petit Robert, exception faite, et très prudemment, du point I.2: "Un des deux principes composant l'homme, principe de la sensibilité et de la pensée." Si j'ai ajouté "prudemment", c'est à cause des deux exemples cités ensuite, et qui montrent bien le glissement vers le sens religieux: "Nous sommes composés de deux natures opposées,[…] d'âme et de corps." (Pascal) et "Le corps humain cache notre réalité […] La réalité c'est l'âme." (Hugo)

Encore le corps et l'esprit.

Que le moi englobe le corps et l'esprit, cela n'a rien de révolutionnaire. De toute façon, j'ai perdu depuis longtemps ma tendance à la révolution, au bouleversement, à l'appel à la nouveauté pour elle-même. Je garde un certaine tendresse pour ce que j'appelle la Grande Révolution, née du ras-le-bol des damnés de la Terre, mais, persuadé qu'elle finirait en massacre général, je ne vais pas jusqu'à la souhaiter. Ces deux composante du moi présentent des

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points communs, ou en tout cas un, qui est leur extraordinaire richesse. Le corps est un ensemble organique exceptionnel, dont les scientifiques comprennent peu à peu le fonctionnement, tout reconnaissant qu'il reste, même pour eux, de nombreux mystères.

L'esprit forme peut-être lui aussi un tout cohérent, cela reste à prouver, mais les instances qui le régissent ne présentent pas le caractère utilitaire et fonctionnel du système physiologique; et cela, même si ce dernier semble tenir compte des facteurs dits psychiques, comme certaines orientations de la médecine le laissent entendre.

Les émotions et les sentiments sont "localisés" (dans le cerveau, subtile carte topographique), leurs causes et leurs effets sont analysés et décrits, mais eux, émotions et sentiments, sont autre chose que ce que la science peut en connaître. Seul le moi est apte à sentir la réalité d'une grande tristesse, connaître la vérité d'une joie intense. Cela nous incite à tâcher de mieux percevoir la relation qu'il y a entre ces diverses instances par lesquelles se manifeste l'esprit. Tu admires la prudence de mes formulations, ou peut-être qu'elle t'agace; je t'assure que je fais de mon mieux pour que tu puisses découvrir à quoi je fais allusion. Je sais que j'exige de toi un gros effort, mais il est bon que tu participes, que nous découvrions ensemble les terrae incognitae – terras incognitas, si tu préfères, puisqu'elles sont à l'accusatif dans ma phrase, alors que l'autre forme est celle que je lis parfois sur d'anciennes cartes de géographie – dans lesquelles nous voyageons de conserve.

La volonté, de nouveau.

Il me semble que l'élément qui a le plus de chances de nous orienter est la volonté, qui apparaît parfois dans ma liste des

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manifestations de l'esprit, pour disparaître ensuite. Ce n'est pas par caprice que j'ai agi ainsi; je sens que la volonté jouit d'un statut particulier, que jusqu'ici je n'ai pas eu le courage – ou la simple possibilité – de formuler en termes clairs. Je lui vois une fonction, qui serait de stopper le fonctionnement automatique des lois rigides, des schémas, des habitudes. Cela s'observe assez nettement à propos de la nature, dont les lois apparaissent, chez l'individu animal – donc aussi chez moi en tant que partie du règne animal – sous forme d'instinct. Je suis partiellement soumis, encore en ce troisième millénaire, à mon instinct. Par exemple, je ne peux pas empêcher mes paupières de se fermer à l'approche brusque d'un objet, même si je sais parfaitement que tout est calculé et que mon œil ne risque rien.

Pourtant, je dirais que dans la plupart des cas, j'ai le temps de contrôler l'injonction de mon instinct et de choisir ma réaction – c'est- à-dire la sienne ou la mienne, voire la sienne faite mienne, adoptée et assumée.

Face à l'instinct (petite parenthèse).

Les animaux non humains n'ont pas tous la même possibilité, dans tous les cas. Je pense, entre autres, à la réaction au bruit.

J'entends des étourneaux, un de ces magnifiques vols d'étourneaux (que décrit Lautréamont dans Les Chants de Maldoror, en copiant simplement Buffon, si j'en crois mon ami Norberto) qui peuvent réunir plusieurs centaines d'individus, qui se sont posés dans un grand arbre. Sans bien savoir pourquoi, je frappe des mains, une seule fois, aussi fort que je peux. Le bruit des chants ou des appels cesse à la seconde, remplacé par celui du battement des ailes: l'instinct des étourneaux les oblige à réagir ainsi. Le chat du voisin, par contre… Tu

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me diras qu'un chat est un mauvais exemple d'animal non humain.

C'est vrai, mais je crois avoir observé un phénomène semblable chez deux renards; seulement, c'est un souvenir assez lointain et un peu flou et je me sens plus à l'aise avec le chat du voisin, sur lequel je peux répéter mes expériences. Tu connais d'ailleurs la résultat: je frappe des mains exactement comme devant l'arbre aux oiseaux. Le chat réagit lui aussi au quart de seconde, mais il s'immobilise, la tête tournée à peu près vers moi, puis il cherche à identifier la cause ou la source du bruit. La conclusion doit être prudente. Ou bien les lois de la nature ont prévu que, dans le cas des quadrupèdes carnassiers, un bruit sec peut annoncer aussi bien un danger que le passage d'une proie imprudente; il faut donc laisser au félin le temps de choisir entre la fuite, la poursuite ou le combat. Ou bien tout bruit sec est d'abord un danger et exige la fuite, et alors le chat possède la possibilité de résister à l'ordre reçu pour choisir une réaction adéquate, dès qu'il sera mieux informé. Quoi qu'il en soit, la dépendance du non humain face aux injonctions de l'instinct, ou des lois de la nature dont ce dernier fait partie, est tellement plus grande que celle de l'humain qu'il est légitime de parler d'une différence qualitative.

Face à d'autres pressions.

Ce n'est pas seulement par rapport aux lois de la nature que je dispose de cette barrière de protection contre les forces extérieures qui veulent diriger mon action. Le même phénomène se retrouve dans toutes sortes de domaines. Je prends pour commencer la pression de l'environnement. J'entends assez souvent des gens dire que nous croyons être libres mais que nous sommes totalement conditionnés, mécanisés par le système dans lequel nous nous trouvons. Je

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suppose qu'ils savent très bien qu'ils exagèrent, qu'ils cèdent à ce plaisir, que chacun ressent, d'aller jusqu'au bout de ses (leurs) idées.

Ce qui est certain et que tout le monde peut observer, c'est d'un côté que ces gens ont partiellement raison, mais d'un autre que ce n'est que partiellement: je découvre – tu découvres, il découvre – assez souvent des situations précises, où j'étais sur le point de céder à la pression extérieure, aux mécanismes socioculturels intériorisés depuis mon enfance, et pourtant j'ai choisi de me comporter autrement. Ma volonté assure mon autonomie face à mon entourage.

Je rappelle en passant combien ces automatismes de comportement peuvent être utiles – à tel point que nous nous en créons parfois un, pour nous simplifier la vie. Tu veux un exemple? "Quand tu rentres chez toi, ta première action (après avoir ôté tes souliers, si cela est nécessaire) est de suspendre ton trousseau de clefs au crochet, à gauche derrière la penderie." C'est l'ordre que je me suis donné et que j'ai intériorisé; quand, par malheur, ma volonté désigne une autre activité comme primordiale et interrompt la ligne directe que je m'étais tracée, je peux par la suite perdre beaucoup de temps et d'énergie à chercher mes clefs. D'accord? Le vécu quotidien est plein de procédés de ce type; il suffit de bien les gérer.

Face au raisonnement.

La volonté fonctionne aussi comme protection par rapport aux données de la pensée, sous sa forme de raisonnement, d'analyse aussi objective que possible. Dans un automate, le cerveau électronique qui aboutirait à "la réaction la meilleure face à la situation décrite" engendrerait automatiquement la réalisation de ce projet. Ma volonté exige une pause, pour que mon "sentir" puisse donner son

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accord ou suspendre l'exécution. Nous avions mis les émotions sous la rubrique "pensée". Il est évidemment utile que ma volonté puisse contrôler les conséquences d'une émotion, alors que le système global du corps, tel que la médecine de pointe et la neurologie (au sens large) le conçoivent aujourd'hui, entraînerait immédiatement les cris, le rire, les larmes de bonheur ou de peine. La même chose se retrouve encore à l'égard des sentiments. L'aspect franchement désagréable d'un visage fait naître en moi une sorte de répulsion, dont la suite normale serait le rejet pur et simple. Ma volonté exige que je puisse mettre en doute ce sentiment lui-même, en découvrir les causes – par exemple une cicatrice en travers du visage – et décider, dans ce cas, de maintenir le contact et de chercher si le dialogue est possible; en sens inverse, un joli visage me pousse à établir une relation sans aucune précaution préalable, alors que ma volonté s'interposera entre l'engouement du premier contact et des suites qui pourraient se révéler néfastes. Il est même bon que la volonté s'affirme à l'égard des "perceptions immédiates", absorbées depuis peu sous la dénomination de "sentir". Même si ce dernier est l'instance rectrice en laquelle j'ai le plus confiance – je parle ici de mon cas personnel – je dois me garder la possibilité de laisser en suspens la résolution d'un problème, malgré le choix qui m'est proposé. Je ne dois jamais oublier que ce "sentir" est, par définition, subjectif; donc, faillible. Tout cela montre bien que ma volonté, articulée à mon autonomie (partielle), est en définitive la gardienne de cette dernière. Tout choix important exige que je le fasse moi-même, librement, et à l'aide de tous les instruments que m'offre mon esprit.

Volonté libre et raisonnement.

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Toutut à la fin du premier volume, j'avais caractérisé ma volonté et ma liberté par leur fonction de barrière qui empêche les forces extérieures - comme les lois de la nature, les pressions de l'environnement, voire les conclusions de mon raisonnement – qui les empêche, dis-je, d'induire en moi un fonctionnement automatique, ou une obéissance passive. Cette vision peut être revue par la suite, mais je sens le besoin de reprendre divers aspects de la pensée, qui, comme je viens de le rappeler, subsume émotions, sentiments et raisonnement. C'est surtout ce dernier point qui m'a préoccupé la nuit dernière, pendant le quart d'heure que j'ai mis à m'endormir. Je me demandais quels raisonnements logiques, ou cohérents, je pouvais édifier et, plus particulièrement, si certains d'entre eux avaient vraiment le droit, la puissance nécessaire pour m'obliger à agir d'une certaine façon, avec laquelle d'autres composantes de mon moi ne seraient pas d'accord – d'où l'importance, pour moi, de ma volonté, qui stopperait précisément le côté automatique du processus. Le même phénomène se présente parfois en sens inverse, par exemple si mon émotivité me pousse fortement à adopter une attitude que mas raison considère comme dangereuse ou même répréhensible. La question est en fait de savoir sur quoi ma morale peut et doit s'appuyer.

Retour sur la liberté.

J'ai donc pensé hier soir, peu avant minuit, à un raisonnement que j'ai exposé il y a peu dans ce texte et que je considère comme solide. Si tu as lu le premier volume, ce sera peut-être une répétition fastidieuse; je tâcherai d'aborder le problème de façon différente et

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qui m'aidera moi-même à préciser ma pensée. Je pars d'une conviction, que je présente volontiers sous la forme d'une

"perception immédiate", dans l'optique de la définition de cette dernière que j'ai proposée ci-dessus. Ma conviction, dans ce cas, est que je suis libre, du moins partiellement. Je perçois en moi cette liberté, sans l'ombre d'un doute. Je connais assez bien tous les arguments qui cherchent à me prouver qu'elle est illusoire; je pourrais les réfuter sans trop de peine, mais je ne tiens pas à le faire, parce que j'éprouve trop intensément ma liberté pour pouvoir imaginer qu'elle n'existe pas. Il s'agit pour moi d'un savoir, d'un donné immédiatement perçu et ne demandant à s'appuyer sur rien d'autre que cette certitude vécue. Quoi qu'il en soit, le raisonnement proprement dit commence après; il part de cette base dont je veux bien reconnaître, si tu le souhaites, qu'elle est fragile et discutable.

Considère-la du moins comme un outil de travail valable. Nous y arrivons!

Etre libre…!

Etre libre, c'est pouvoir choisir entre deux (ou plusieurs) solutions qui s'offrent à moi, et que j'appellerai A et B. Cela suppose quelques conditions de base, que je rappelle succinctement. Il faut qu'il y ait une certaine ressemblance entre A et B; je ne peux pas choisir entre un vieux clou rouillé et un poème de Rimbaud. Il faut aussi que A et B soient nettement différents, différenciés: A ≠ B.

Choisir entre deux boîtes de conserve identiques, ou même entre mille, ne me donne pas le sentiment de ma liberté. A partir de là, j'ai pris le cas particulier de l'opposition entre le bien et le mal, pour échapper à l'anecdote, et parce que c'est dans ce domaine que mon

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statut d'homme libre est le plus important; c'est sous cet angle que je me distingue le plus nettement des autres animaux. Si le mal n'existe pas, le bien perd son sens; il n'y a plus que "ce qui est", un donné neutre du point de vue éthique. Il faut aussi que je puisse vraiment choisir. J'ai devant moi les deux actes A et B, l'un est bon, l'autre mauvais – je les ai clairement identifiés comme tels, c'est-à- dire à partir de ma raison raisonnante ou de mes émotions, selon comment le problème s'est posé, concrètement – et cependant j'hésite. C'est mon hésitation qui me prouve que je suis libre. Il faut envisager deux cas… Reste à savoir pourquoi j'ai hésité.

Faire ou ne rien faire.

Je sais que A est la "bonne" solution, mais… Le choix abstrait est fait, mais il faut encore le réaliser. Il faut vaincre ma paresse, ma fatigue, ma timidité, ma peur d'une réaction violente de la part d'autrui ou encore un autre obstacle. Il y a en effet cette double possibilité, faire ou ne pas faire; c'est une véritable alternative, au sens premier de ce terme. S'il y avait en moi un instinct moral que j'appellerais positif, parallèle aux lois de l'instinct, et qui m'obligerait donc à choisir le bien, je ne serais pas vertueux pour autant; je ne ferais et je ne pourrais faire qu'une chose: obéir. C'est bien, en sens inverse, l'excuse qu'allèguent ceux qui ont commis un forfait sur l'ordre d'un supérieur; cette argutie ne sera, tout au plus, qu'une circonstance atténuante. Si je sens un appel de ce genre, si je suis en train d'accepter d'accomplir une action parce que je la "sens"

bonne, et que cela déclenche automatiquement sa réalisation, alors ma volonté peut ou même doit intervenir. Elle bloque l'automatisme et m'oblige à choisir librement, à hésiter d'abord puis à adhérer

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volontairement non pas tant au jugement ou au sentiment qui désigne l'action comme bonne qu'à ma décision consciente de l'accomplir. [Toutes ces réflexions portant sur le "choix", je vais devoir utiliser ce mot, ou le verbe "choisir", plus souvent qu'un style châtié ne l'accepterait; je renonce, en m'en excusant, à chercher des équivalents du genre de préférence, option, élection.]

Douter du choix.

Mon hésitation peut venir du fait que, juste avant d'obéir à cette sorte d'instinct qui me pousse à choisir l'acte A, le "bon", je me rends compte que seule une de mes deux facultés – la réflexion ou l'intuition – l'a désigné comme tel. Ma volonté – ou, d'un autre point de vue – mon besoin d'être vraiment libre de mes choix, me pousse à consulter l'autre référence. Pour être précis, il faudrait encore envisager deux possibilités, que je ne fais qu'évoquer brièvement.

Soit la réflexion et l'intuition (termes approximatifs mais relativement clairs) sont d'accord entre elles, et je me retrouve dans le cas précédent, face à la possibilité de faire ou ne pas faire ce qui est bien; soit il y a désaccord entre elles, et nous retrouvons le recours au "sentir", dont il a déjà été question et qui réapparaîtra plus loin.

L'essentiel est que j'ai préservé ma liberté de choix, face aux automatismes qui menaçaient de la mettre entre parenthèses.

Et pourtant, le trouble subsiste.

Je choisis librement d'agir bien, c'est parfait. C'est parfait…?

L'adjectif a pourtant de quoi nous inquiéter. Pascal nous rappelle discrètement que "L'homme n'est ni ange ni bête et le malheur veut

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que qui veut faire l'ange fait la bête." 1 Cela fait allusion à la contradiction qui sous-tend les paragraphes précédents: je veux faire toujours le "bien", et je refuse de la faire toujours, donc

"nécessairement". Ce qui est troublant, c'est que si jamais, absolument jamais, je ne choisis le mal, je me retrouve dans la même situation absurde de celui qui n'a en face de lui que le bien.

J'ai accompli le bien, je crois sincèrement que je l'ai choisi, mais en réalité je ne sais pas ce qui m'a fait agir ainsi. Je refuse évidemment de faire appel au hasard, dont j'ai dit plusieurs fois que je ne sais pas de quoi il s'agit. Il y aurait donc "quelque chose" qui m'empêche de choisir le mal; je ne suis donc pas libre. Un processus analogue se produit si nous envisageons une collectivité – restreinte ou englobant toute l'humanité – amenée à faire un choix de ce genre.

Si tous les membres optent pour A, identifié universellement comme bien, et surtout si le phénomène se répète régulièrement, tout s'effondre: le bien autant que le mal, la liberté, l'humain. Tu me diras que la loi des probabilités… D'accord, mais le vécu, le vivant, ne la connaît pas. Si tous les humains faisaient toujours et uniquement le bien, cela signifierait nécessairement que le mal n'existe pas, donc la notion même d'humain opposé à animal deviendrait anecdotique. En résumé, ma liberté se manifeste essentiellement dans le choix entre le bien et le mal et, pour que cela soit, il faut que le choix du mal non seulement soit théoriquement possible, mais qu'il se réalise aussi, parfois – que ce soit dans le seul individu concerné ou dans une communauté, limitée à quelques individus ou englobant tous les humains.

1 Pensées, VI.318.

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Les conséquences d'un raisonnement.

Pour moi, le raisonnement que je viens d'exposer est valable, cohérent. Il me blesse, mais je reconnais sa rigueur et j'accepte comme vraies ses conclusions: je dois renoncer soit à ma liberté, soit à un monde "bien fait". L'expression est amusante, sous ses deux versions opposées dans le langage courant: "le monde est bien fait", quand les choses tournent comme je l'espérais, et "le monde est mal fait", quand mon attente est frustrée. L'ennui de la formule, sous ces deux aspects, c'est qu'elle nie implicitement ma liberté et ma volonté: c'est "le monde" qui a choisi et réalisé à ma place. Un monde "bien fait", de mon point de vue, c'est précisément le contraire: un système qui ne décide pas tout et qui laisse à l'homme une marge de liberté. Cette façon de voir ouvre sur des conséquences complémentaires – à moins que ce ne soient les mêmes, formulées autrement. Les choix difficiles entre le bien et le mal sont ceux où intervient l'opposition entre l'égoïsme et l'altruisme.

Ces deux derniers… Comment les appeler? Ce ne sont ni des pensées, ni des émotions, ni même des sentiments au sens strict.

Des tendances? Des tempéraments? Des dispositions ou prédispositions? Ces deux tempéraments – je choisis provisoirement ce terme – opposés me semblent faire partie du bagage initial de tout être humain. Ils sont apparus dans les pages précédentes et ils réapparaîtront; probablement à propos du "nous"

qui m'unit à ma communauté, ou à l'une des collectivités auxquelles j'appartiens.

Mon bien ou le bien collectif?

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J'ai souvent à choisir entre deux solutions, qui penchent soit vers le bien de la communauté – qui peut aller de la famille à l'humanité entière – soit vers le mien; je dois donc sacrifier – partiellement, dans la plupart des cas – mon intérêt ou celui de l'autre, des autres. Nous retrouvons le même schéma que tout à l'heure: si je choisis toujours l'altruisme, si c'est toujours mon propre intérêt que je sacrifie, je dois me demander si c'est vraiment un choix, si je ne suis pas télécommandé, soit par un mécanisme interne, qui par cela même anéantit ma liberté, soit par une décision prise une fois pour toutes et qui devient une seconde nature, tout aussi contraignante que la première et donc contraire à ma liberté, soit encore, par exemple, par l'adhésion à un système indépendant de moi et qui, lui aussi, remplace ma volonté individuelle, donc un mode de penser de type religieux. La tradition judéo chrétienne – c'est celle que je connais le mieux – tu le sais, d'une part m'enjoint formellement d'être généreux: "Vends tous tes biens et donne l'argent aux pauvres". D'autre part, elle me promet récompense ou punition, selon que j'obéis ou non aux préceptes fondamentaux. Il me reste un choix, apparemment, mais en fait il n'est pas totalement libre, il est dominé par mon adhésion à une vérité extérieure à moi, et que je considère comme supérieure à la mienne. Dans le meilleur des cas, je choisis de choisir ce que choisit ma foi religieuse. C'est encore une forme de liberté, que les croyants connaissent bien et qui leur suffit absolument, d'après les nombreuses discussions que j'ai avec certains d'entre eux. Il n'en reste pas moins que, dans le schéma auquel je me réfère, l'homme ne peut pas être totalement altruiste; il a besoin, pour être homme, de choisir; et nous savons maintenant que choisir toujours la même chose n'est plus un vrai

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choix, un choix libre. C'est la vision que défend le christianisme:

"nous sommes de pauvres pécheurs, enclins au mal, incapables par nous-mêmes de faire Ta volonté": ce n'est pas notre faute, Tu nous as faits comme cela. Qu'en est-il de l'homme qui serait totalement égoïste, sans fissure aucune? En un sens, il serait plus à plaindre qu'à blâmer, parce que cela signifierait que sa "nature" l'oblige à agir ainsi; n'étant pas libre, il n'est pas responsable non plus. Pour qu'il soit vraiment condamnable, il faut que, de temps en temps, il ait un geste altruiste! Heureusement que je n'ai pas à le juger, à décider moi-même de le condamner ou l'absoudre! Cela me rappelle une lecture déjà ancienne, relative au mode de penser d'une ethnie amazonienne (les Machikenga, si ma mémoire ne me trompe pas).

"Les hommes ont tous l'âme d'un animal; les plus violents, les plus méchants, ont une âme tigre [c'est le terme général pour tous les félins de la région]. Or, c'est eux que la communauté doit plaindre, et même aimer, bien davantage que ceux qui ont l'âme colibri ou l'âme daim, parce que c'est cette âme, qu'eux n'ont pas choisie, qui les oblige à se comporter si mal." Il ne s'agit pas de glorifier le tueur en série, mais d'aider, par notre amour et notre compréhension, ceux qui semblent être prisonniers du mal, et de leur rendre ainsi la liberté de choix. Si cette liberté est réelle, ils finiront, nécessairement et librement, par choisir parfois le bien. "Nécessairement", parce que la liberté n'est telle que si les deux voies de l'alternative sont effectivement suivies, dans des proportions variables évidemment.

C'est curieux de voir la "nécessité" intervenir pour rendre possible et effective la liberté! Cela montre à quel point il valait la peine de nous arrêter à des questions apparemment faciles à résoudre.

Continuons donc avec la même prudence.

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La liberté ou son illusion.

La question que je me posais la nuit dernière allait plus loin.

J'éprouvais le besoin de découvrir plusieurs raisonnements me mettant dans des situations semblables – donc, des situations à la limite entre le choix libre et l'illusion de liberté. Je précise. Je crois

"sentir" que je choisis librement entre le bien et le mal, et que, si je m'efforce de continuer dans cette voie, je pourrai ne jamais choisir volontairement et librement le mal. Ma réflexion me dit que cette certitude revient à nier l'existence réelle du bien, qui n'est tel que parce que son contraire existe, et cela non seulement de façon théorique, mais en fait, en tant que mise en œuvre dans la vie pratique. Si je pense à moi seul, à ma volonté et ma liberté, je ne peux pas me tirer d'embarras en ouvrant simplement le débat sur les autres, sur la notion abstraite de mal. Il s'agit bien du mal que moi je choisis librement. Il faut donc que j'y regarde de plus près, d'une part pour mieux me connaître et me comprendre, et d'autre part pour mieux cerner ce qu'est la raison – s'il y a une raison ou plusieurs, et ce qu'elle est ou ce qu'elles sont, ce qui les différencie.

Il s'agira, entre autres, de mettre de l'ordre dans la polysémie des mots "raison", où elle est bien visible, et "raisonnement" et/ou

"réflexion", où elle semble moins évidente.

Un autre type de raisonnement.

J'essaie un autre raisonnement. Tu connais, je suppose, la problème du condamné à mort à qui les juges ont laissé une chance. Il est dans une pièce, avec deux portes, chacune surveillée par un garde. Il sait qu'une des deux portes conduit au gibet et que

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l'autre ouvre sur la liberté et le pardon. Il sait qu'un des deux gardes ment toujours alors que l'autre dit toujours la vérité. Il sait aussi que les deux gardes sont au courant de cette dernière particularité et, bien entendu, qu'ils connaissent la bonne porte. Il a le droit de poser une seule question, à n'importe lequel des deux gardes, dont la réponse ne pourra être que "oui" ou "non". Tu as trouvé la solution, bravo! Il s'adresse en effet à l'un des garde: "Si je demandais à ton collègue si cette porte-ci conduit à la liberté, est-ce qu'il me dirait 'oui'?" Dans la réponse, il y aura une vérité et un mensonge, puisque les deux gardes y sont impliqués, et qui, en s'additionnant, donneront un mensonge. Si le garde répond 'oui', le prisonnier choisira donc l'autre porte; s'il répond 'non', il sortira par cette porte- ci. Une réponse juste multipliée par une réponse fausse donne une réponse globale fausse. En algèbre: (+a) . (-b) = (-ab). Ce n'est pas un raisonnement de type semblable au mien de tout à l'heure. Il est plus immédiatement vérifiable, il ne s'appuie pas sur des notions discutables. Le mien, oui, d'un certain point de vue. L'opposition entre les deux éléments d'un système binaire fonctionne généralement bien, mais elle n'a pas de valeur absolue. Elle est davantage un postulat qu'un théorème. Il y a des "donnés" qui n'ont pas de contraire: le marteau, par exemple, que nous avons rencontré dans la première partie de ce texte, et la [quasi?] totalité des objets concrets. Quel est le contraire du marteau? Les tenailles, le tire-bouchon? Il en va de même pour les individus: quel est ton contraire? Et le mien? Il y a aussi de fausses dichotomies. La peur, par exemple, ne s'oppose pas strictement au courage. "Tu as peur?

– Non, pas du tout. – Quel courage tu as! – Mais non, je ne suis pas courageux; simplement, 'cela' précisément ne me fait pas peur." Je

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vois bien que le vrai contraire de la peur, c'est l'absence de peur, qui ne coïncide exactement avec aucun terme (de la langue française en tout cas): la sérénité, la tranquillité, l'indifférence se situent dans cette zone, mais avec chaque fois une coloration propre, tout comme le courage de tout à l'heure. Le système des contraires devrait être revu sous forme de oui / non, présence / absence. Il se pourrait donc que l'opposition entre le bien et le mal soit en fait plus nuancée que je ne la présente, et que l'un comme l'autre puisse être pensé et compris indépendamment de son contraire. De plus, je tire mon point de départ d'une "perception immédiate". Elle est valable pour moi exclusivement. Mon voisin pourra me dire que lui ne se sent absolument jamais libre, il est totalement "agi" par autre chose, extérieur à lui; j'ai donné d'ailleurs des exemples qui vont dans ce sens. Je veux bien admettre que ce voisin est sincère mais, au fond de moi, je pense qu'il se trompe. Je tombe dans le despotisme intellectuel, me diras-tu. De quel droit est-ce que je mets en doute le vécu d'autrui? Je répondrais que ce que j'appelle "perception immédiate" est comme un donné brut. Son contraire serait l'absence de perception immédiate, ce qui précisément n'existe pas, ne peut pas être connu. La vie qui est en moi, le fait de me sentir dans le monde, sont des dimensions constitutives de moi-même. Sans elles, sans leur présence en moi, je ne pourrais pas m'amuser à les mettre théoriquement en doute.

Le but du raisonnement.

Si à première vue mon raisonnement relatif à la liberté est moins solide que celui du condamné à mort de l'exemple ci-dessus, il présente par contre un grand avantage: il part du vivant, il répond

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à un problème existentiel. L'autre présente une grande rigueur logicomathématique, mais il est de la famille des fameux problèmes de robinets: "une cuve est remplie par trois robinets différents et elle a quatre orifices d'écoulement…" Je ne dis pas que ce genre de problème ne se pose jamais – ce que je peux par contre supposer pour la situation du prisonnier – mais il est circonscrit au domaine technique, sa donnée est partiellement abstraite, elle suppose toute une série de conditions passées sous silence, mais qui interviendront dans la pratique. C'est la grande faiblesse des mathématiques, et même de l'arithmétique élémentaire. "Deux plus deux font quatre" [2 + 2 = 4] n'est valable absolument que s'il s'agit d'objets supposés, ou non nommés, non désignés. Les mathématiciens savent, mieux que quiconque, et bien qu'ils omettent en général de le dire, que [x, y, a, b, +, –, =] ne résoudront jamais un problème humain. Le vécu ne se met pas en équation. Deux individus, chacun unique et irremplaçable, ne peuvent pas s'additionner; l'égalité absolue entre deux êtres vivants est une vue de l'esprit.

Les deux raisonnements.

Il y aurait ainsi deux types de raisonnements, et peut-être même de raisons. L'une est d'une exactitude totale et vérifiable, mais porte sur des éléments fictifs, abstraits. L'autre est plus souple, et elle vise d'abord à résoudre un problème concret, lié au vécu, s'adaptant à lui, refusant de l'amputer pour mieux le manipuler. Elle doit être aussi exigeante que l'autre, elle n'a pas davantage le droit de se tromper, parce que ses erreurs seraient aussi catastrophiques qu'une virgule mise à la mauvaise place dans des calculs

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d'ingénieur. De plus, cette raison – que mon maître Ortega y Gasset, déjà évoqué, appelle "raison vitale" – peut parfaitement faire appel à sa parente logicomathématique, à laquelle elle ne s'oppose pas; elle cherche plutôt à la nuancer, à la compléter, à lui ajouter un paramètre humain. J'ajoute, fidèle à moi-même, c'est-à- dire que je rappelle, ici, que toutes les deux sont subjectives, mais que l'une d'elles en a davantage conscience que l'autre. Dans notre optique actuelle, c'est évidemment cette fonction de la pensée – rechercher des solutions à des problèmes humains – qui apparaît sous le nom de raison ou de raisonnement. Chaque "nous" est un problème humain, cela est évident. Dans tout ce qui précède, j'ai essayé d'être raisonnable, de faire travailler ma pensée honnêtement, à rechercher tous les paramètres et à réfléchir à la façon dont ils s'articulent. Je n'ai pas cherché à "faire des raisonnements", mais plutôt à voir clair, à partir de mes deux faculté de perception, le "sentir" et la pensée, dans le but – à la fois lointain, parce que j'avance lentement, et tout proche, parce que chaque pas en avant m'enrichit – dans le but, dis-je, de donner à ma volonté des critères d'action, qu'elle pourra suivre ou non, parce qu'elle est libre.

Il y a cependant un problème de première importance, que je n'ai mentionné qu'une seule fois clairement, tout en faisant allusion à lui à plusieurs reprises. Tu l'as peut-être encore en mémoire, il s'agit du sens; j'y reviens donc.

Retour sur le sens.

Je ne me souviens pas si j'ai eu la maladresse de dire que j'avais besoin de savoir si ma vie a un sens ou non. Maladresse – s'il y a eu – due à la précipitation. Si ma volonté avait exigé la petite

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pause nécessaire au contrôle des impulsions, j'aurais pris le temps de regarder tranquillement en moi et j'aurais eu une première réponse: OUI. Oui, je "sens" que ma vie a un sens. C'est une perception immédiate, parallèle à celle que j'ai de ma liberté. Je n'ai pas à répondre à leur mise en question, qui serait une fausse question; je prends au sérieux la sagesse populaire qui dit: "A sotte question, pas de réponse". Pourtant, ma volonté se contente de prendre note de ma certitude, sans lui donner automatiquement force de loi, poids de vérité. Elle demande à ma pensée d'examiner sereinement si ce "sentir", d'une part peut être mis en doute, en tant que suscité par le désir violent qu'il en soit ainsi, que ma vie ait un sens; et d'autre part s'il peut coïncider avec ses réflexions à elle, ma pensée. Je commence donc par la mise en question de mon

"sentir". Oui… Non… Je ne vois pas clairement. Probablement que la question est mal posée; je veux dire par là qu'il était artificiel de la décomposer et deux phases. A) En a-t-elle un, oui ou non? B) Si oui, lequel? Ma réflexion va plus loin. Elle me dit que ce que je perçois immédiatement, c'est probablement le besoin de sens; il s'agirait donc pas d'une perception, mais d'un sentiment, ou alors de la perception d'un vide, d'un manque. Ainsi, le "sentir" et la réflexion collaboreraient, le premier apportant une donnée brute et la seconde l'expliquant. "Tu ressens un vide, et c'est normal. Raisonne par l'absurde, l'absence de sens: si ta vie n'a pas de sens, tout ce que tu fais, dis, crois, penses, est frappé du même mal, gratuité, inutilité, identité avec son contraire ; un pas de plus, et tu peux dire 'absurdité'. Et c'est cette dernière qui cause ton malaise." J'espère ne pas être tombé dans le piège de la polysémie; perce que le mot sens… a plusieurs sens! Tu as compris, je suppose, que je pars de

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l'opposition, à peu près satisfaisante, entre "absurdité" et "sens", et à la proximité, qui frôle l'identité, entre "sens" et "signification". Mais je n'oublie pas que le "sens de l'histoire", comme peut-être le "sens de la vie", offre en plus une connotation spatiale et temporelle, de

"direction vers", "progression vers".

Mon schéma et moi.

Bon, cela semble cohérent; de toute façon, je dois encore regarder simplement (et profondément) en moi, pour découvrir si j'entre dans ce schéma. Je crois que les choses se précisent. Si je cherche à percevoir ma vie comme ayant un sens, et même sans chercher encore à me demander lequel, j'éprouve une réelle satisfaction; cela est bon, cela est vrai. Par contre, si je fais l'effort inverse, si je m'oblige à imaginer ma vie comme dépourvue de sens, je me sens en contradiction avec moi-même. Le travail que je suis en train d'effectuer, chercher à voir plus clair en moi, est un effort vers plus de clarté, plus de conscience; il a un sens. Et en même temps, cet effort donne un sens à ce que je fais, à tout ce que je fais. C'est bien ce que je me suggérais à moi-même, mon moi pensée s'adressant à mon moi perception immédiate et l'incitant à raisonner par l'absurde. Et cela fonctionne: je ne parviens pas à rester moi-même, en tant que ce tout cohérent que je "sens" être, si je fais semblant de croire que ma vie n'a pas de sens. Si tu veux, le simple fait de me poser la question y répond: être dans le doute et chercher à en sortir, c'est "sentir" que ce vers quoi je vais est meilleur que ce que j'ai ici où je me trouve. C'est un des aspects de ma vie, et il a un sens; et comme en lui-même il n'est pas particulièrement significatif, j'ai tout lieu de croire que ce qui vaut

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pour lui vaut pour les autres aspects. Ni mon "sentir" livré à lui- même ni ma pensée raisonnante manquant d'une base solide tirée du vécu, ne peuvent répondre à la question du sens de ma vie.

Ensemble, ils y parviennent – je ne dirai pas facilement, mais ils y parviennent: je sais maintenant que ma vie a un sens. Peut-être serait-il plus exact et plus honnête de dire que je sais qu'elle peut – ou qu'elle doit – en avoir un, ou encore, qu'elle a un sens latent, en puissance, en attente, qui est là mais qui demande à être perçu, assumé, nommé. Non seulement rien n’empêche que ma vie ait un sens, mais encore "quelque chose" empêche que ma vie n'ait pas de sens. Je ferai un jour la revue de tous les "quelque chose" qui émaillent ce texte; cela ne m'effraie pas, parce que je "sens" qu'ils se rapportent – tous ou la plupart d'entre eux – à "quelque chose"

de semblable. Je te dis cela pour le cas où tu commencerais à trouver que j'exagère.

Sens et vie.

Tu pressens probablement, comme moi d'ailleurs, que la notion de "vie" jouera un rôle important dans l'ensemble de nos recherches. Je préfère la garder pour plus tard et je me contente pour le moment de soulever une question, certainement délicate. Je passe sans scrupule de "ma vie a un sens" à "la vie de l'homme – la vie humaine, la vie des hommes – a un sens". Est-ce qu'il en va de même s'agissant des animaux et des plantes, dont la pensée, l'autonomie, la liberté, la volonté, occupent une place beaucoup plus modeste dans l'ensemble de leurs systèmes? En d'autres termes, est-ce que la Vie – ou même la VIE, toute en majuscules, à l'instar de ON rencontré en cours de route – doit être sacralisée? Est-elle

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la clef, l'axe, le cœur du problème auquel nous nous confrontons?

Ce n'est pas exclu, ce n'est pas certain; je crois qu'il est bon de continuer quelque temps dans notre orientation actuelle.

Rappel de la situation de base.

Ces dernières interrogations ont surgi au moment où j'allais passer enfin à la suite immédiate de notre démarche et me demander quel est le sens de ma vie. J'avais même formulé en moi ce que je considérais comme une première réponse – donc provisoire ou partielle – quelque chose comme "La vie est elle- même son propre sens". Cela sonne assez bien et je ne rougirai pas de la prononcer, peut-être, un jour; toutefois, ici, elle serait prématurée. Je préfère donc partir de données plus terre-à-terre, mieux visibles, comme je l'ai fait chaque fois que j'ai pu. Ces données sont ici au nombre de deux. D'une part les deux grands périls qui menacent notre humanité: le désastre écologique et l'embrasement de la société elle-même puis sa disparition suicidaire; deux formes de suicide, donc, l'une directe et l'autre passant par l'anéantissement de la nature, de notre environnement vital. Le sens de la vie doit être, d'une certaine façon, d'éviter ces deux catastrophes. D'autre part, comme seconde des deux données annoncées, je propose l'organisation qui articule le moi avec ses diverses facettes – le corps et l'esprit, pour ne pas entrer une fois de plus dans les détails – et qui met le tout en face du bien et du mal, identifie le sens de la vie et la lutte pour le bien – pour plus de bien et moins de mal.

L'espoir malgré tout.

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Je ne connais que trop toutes les raisons qu'il y aurait – je tiens absolument à ce conditionnel – de ridiculiser cette vision. Le conditionnel exigerait une suite de la phrase, comme par exemple:

…si le but de notre réflexion était de démontrer que la partie est perdue, que tous nos efforts sont vains, que les plus grands sacrifices auxquels je pourrais consentir ne seront jamais qu'une goutte d'eau dans l'océan, une larme salée dans la mer salée, rien en quatre lettres. C'est pourquoi, chaque fois que ma réflexion débouchait sur le désespoir, j'ai proclamé mon espoir malgré tout.

Je le proclame pour deux raisons: tout d'abor parce qu'il est réel, il vit en moi, j'espère encore; ensuite, parce que le sens de la vie – ta vie, la nôtre, chaque vie humaine – est de lutter pour le bien et contre le mal, et de contribuer à faire que le bilan final de l'humanité, quand son terme naturel arrivera, soit positif. Cela seulement peut justifier tous les sacrifices consentis par les humains au cours des millénaires dans le même but: une humanité aussi heureuse que possible; aussi belle, aussi bonne, aussi généreuse, aussi juste et pacifique que possible. Ce dernier adjectif s'oppose évidemment à celui que nous avons rencontré il y a peu, "parfait". Le "meilleur des mondes possibles" de Leibniz n'est pas parfait, parce que le parfait n'appartient pas à notre monde, au monde de l'homme. Cette conclusion, je dois bien le reconnaître, ne s'impose pas comme la démonstration d'un théorème, C Q F D. Elle est une profession de foi, étayée cependant par une série d'analyses et de réflexions (l'esprit, la pensée) et d'écoute active (le "sentir") ou réceptive avant tout (la perception immédiate). Sa subjectivité ne lui ôte rien de sa valeur, puisque toute vérité suppose un sujet qui la pense et qui l'assume. Si un jour nous sacralisons la VIE, cette vérité, construite

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