• Aucun résultat trouvé

“Un grand livre d'images ouvert”

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "“Un grand livre d'images ouvert”"

Copied!
9
0
0

Texte intégral

(1)

Entretien avec Pierre Alferi

À la fois poète, philosophe (il a signé en 1989, aux éditions de Minuit, un ouvrage consacré à Guillaume d’Ockham), essayiste, romancier (dont le récent Kiwi, “roman- feuilleton” paru en 2012 chez P.O.L.), critique de cinéma (toute une série de chroni- ques et de courts articles d’abord publiés en ligne pour la plupart sur le site des Cahiers du cinéma et rassemblés ensuite sous le titre Des enfants et des monstres) et bricoleur de poésie média, à travers les Cinépoèmes, les piratages ventriloques que sont les Films parlants, mais aussi sur de nombreux autres supports (expositions, projections et performances, panneaux pour la RATP), Pierre Alferi, en touche-à- tout boulimique et à l’image de ces poulpes dont l’estomac, écrit-il, “est étonnant”, poursuit tout à la fois, seul ou en collaboration avec divers artistes visuels et musi- ciens, un travail d’écriture poétique, romanesque et cinétique tentaculaire, où s’assemblent et s’épaulent “plusieurs méthodes intuitives”. Il a été co-fondateur de la revue Détail (avec Suzanne Doppelt) et de la Revue de littérature générale (avec Oliver Cadiot), et enseigne à l’École nationale supérieure des arts décoratifs.

L’échange qui suit a eu lieu, par mail, au cours de l’été 2013.

*

Mon cher Éric,

§1 L’idée de quelques remarques préliminaires m’est venue pour lancer la discussion et surtout pour gagner du temps en écartant un ou deux malentendus courants. Les voici en deux mots.

L’importance du cinéma pour moi n’est pas liée à la recherche de modèles ou d’une inspiration. En particulier, contrairement à ce qu’on entend et lit beaucoup, le cinéma dominant – c’est-à-dire les longs métrages narratifs – n’a selon moi rien à apprendre à l’écriture romanesque, aucun rôle à jouer, même pas d’émulation. Au contraire, ils sont plutôt un repoussoir, du point de vue du récit, parce qu’ils héritent directement des stéréotypes de la littérature de gare du siècle dernier, passés à la moulinette des écoles de scénario.

Autre malentendu possible : je suis né en France, patrie de la cinéphilie et de la Nouvelle vague, pourtant je me sens peu d’affinités avec la tradition critique de Bazin, je n’aime pas beaucoup la Nouvelle vague, et je déteste carrément sa descen- dance dans les films français “d’art et d’essai” contemporains, à savoir un cinéma psycho-réaliste, qui se réclame encore aujourd’hui de Pialat. Les films que j’aime sont aux antipodes de ce naturalisme hystérisé.

Un dernier (?) malentendu gênant serait de croire qu’en faisant des “cinépoèmes”

j’essaie de produire des fictions filmées “poétiques” dans leur thème ou leur atmos- phère. Il s’agit de tout autre chose que de mettre en scène une histoire, et presque du contraire : d’animer des mots, de les faire circuler sur l’écran, avec ou sans images, et donc de prolonger par transcription l’écriture comme pratique matérielle.

Cela (noté presque à la vitesse où l’on parle) aide-t-il à lancer la discussion ?

(2)

Cher Pierre,

§2 Merci d’avoir accepté l’idée de cet échange, et merci de ces quelques remarques préliminaires. Me sont revenus en mémoire, te lisant, les propos de l’écrivain Tanguy Viel – cinéphile, comme toi – qui disait, il y a quelques années, avoir péniblement ressenti, du moins pour un temps, l’état d’épuisement critique de la littérature, et tout particulièrement lorsque celle-ci se tenait face au cinéma.

Comme si l’écrivain en était réduit, avouait-il, à “plier le genou” devant la toute- puissance narrative et mimétique du long-métrage, puissance qu’il restait honteusement incapable “d’égaler par la phrase”. Voilà un sentiment, je suppose, dont tu n’as jamais eu à te défendre! Pourtant, ai-je tort de penser (et ceci au risque de replonger dans le malentendu que tu cherchais à éviter en commençant) qu’il y a bien, chez toi, dans ta pratique de poète et de romancier, l’influence profonde d’une certaine idée du cinéma, je veux dire dans son principe même?

Après tout, et sans même parler pour l’instant des Cinépoèmes ou des Films parlants élaborés avec le musicien Rodolphe Burger, tu donnes dans ton œuvre l’impression de revenir sans cesse au cinéma: tu empruntes volontiers dans tes essais au vocabulaire filmique (champ/contrechamp, coupe, fondu enchaîné, arrêt sur images...), ton recueil Kub Or (1994) s’ouvre sur un poème intitulé

“Cinéma” qui enjoint le lecteur à “penser image seconde”, et ce formidable roman tissé de réminiscences cinématographiques, Le cinéma des familles (1999), calque son 34e chapitre sur la séquence onirique célèbre qui fait le cœur du film de Charles Laughton, Night of the Hunter (La Nuit du chasseur, 1955). On pourrait assez aisément multiplier les exemples. Viel, pour en revenir à lui une dernière fois, évoquait le “capital d’images” que lui apportait le cinéma, toute une mémoire, affirmait-il, et donc “un matériau [...] au même titre que l’enfance”. Cela ne me semble pas très éloigné de ce que tu cherches à explorer et exposer et dans ton travail. Un critique affirmait d’ailleurs que “l’interaction du texte et de l’image est une constante” dans ton œuvre. Une autre, décrivant ta pratique, n’hésitait pas à parler de “contamination entre poème et cinéma”. Est-ce trop dire ? C’est, en tout cas, sans doute déjà trop pour une première question.

Amitiés, Éric

Cher Éric,

§3 Ta question me met face à une contradiction. Je voudrais bien tirer au clair l’ambivalence qui en est la cause : j’aime et je hais le cinéma. Mais je n’en trouve pas la formule pour te faire une réponse claire et courte, alors je vais me contenter, au risque de t’encombrer, de deux ou trois intuitions vagues.

Tu m’as pourtant donné la clef en disant : “le cinéma dans son principe”. Même si elles ne sont pas séparées en fait, il y a pour moi deux facettes bien distinctes du cinéma, voire trois. D’abord, il y a justement son principe : des vues fixes – prises ou tracées, photos ou dessins – animées par un défilement rapide. Leurs changements d’angle et d’envergure. Leur montage. La course en parallèle de la bande image et de la bande son. Ce dispositif me captive en effet, et je l’invoque souvent, comme un modèle de perception. Un modèle très artificieux et partiel, puisqu’il paralyse les membres, suspend le tact, le goût, l’odorat. Une reconstruc-

(3)

tion qui déréalise, qui dé-familiarise avant de faire illusion. La décomposition- recomposition de la vue et de l’ouïe dans un film les rend si étranges qu’elle oblige à s’interroger sur leurs bases et sur leur routine. En cela elle est sœur de l’écriture, en particulier de la poésie, au même titre que le travail du rêve, l’hallucination induite par les drogues ou les expériences de laboratoire. J’y trouve une stimulation du même genre que dans les études du comportement animal, par exemple. Or cette étrangeté fondamentale de l’animation, exploitée parfois par le cinéma fantastique, c’est plutôt le cinéma dit “expérimental” qui en a pris la mesure, par exemple en pratiquant la coupe abrupte, le déphasage, le ralenti ou l’accélération, jusqu’à l’abstraction et au scintillement des percepts. Parce que, pour rendre sensible l’activité secrète de la perception et de l’imagination, il faut souvent négliger ou suspendre l’attente narrative.

§4 Ensuite il y a le “récinéma” dominant, celui qui rêve d’un “montage invisible”. Pour convaincre de ce qu’il raconte, il se moule sur la perception habituelle, domesti- quée. Il surligne les idées qui en régulent le cours : la linéarité, la continuité, la causalité psychologique, le centrage des protagonistes, l’arc du récit tendu d’avance vers une conclusion édifiante. Au-delà des nuances et des perversités qu’y ont glis- sées les grands cinéastes classiques, et de mon propre plaisir à me faire embarquer dans certaines histoires, je suis convaincu que l’effet global du récinéma est d’infantiliser, de défendre et illustrer l’idéologie dominante, de moraliser à bon compte. Et qu’il participe – de plus en plus – à une scénarisation du monde qui le met en coupe réglée, en tout cas qui le masque plus qu’il ne le montre. Je visais cette machine à raconter, rendue surpuissante par l’effet de réalité audio-visuelle et l’excitation du mouvement, quand je disais qu’il ne fallait surtout pas s’inspirer des films pour écrire des romans.

§5 Enfin, quelque part entre ces deux pôles, il y a les milliers de plans mémorables, presque insulaires, dont la puissance imaginaire est sans égale dans les autres arts.

Ce sont des fantasmes réalisés, des scènes incarnées dans la lumière fiévreuse des rêves. Il s’agit là, non plus de raconter, mais d’impressionner – ce que le cinéma fait le mieux. Ce sont ces épiphanies dont je me souviens, non de l’arc narratif, qui sauf exception m’intéresse très peu. Et c’est avec ces plans traumatiques ou exaltants que le cinéma occupe la région mythique de mon imaginaire – la Babylone de Hollywood, ou le “capital d’images” dont parlait Tanguy Viel – comme celui de beaucoup de mes contemporains. Le règne de la fascination est essentiellement équivoque. Comme l’inconscient, qui ne connaît ni temps irréversible ni principe de contradiction, il fait fi de la cohérence narrative. Néanmoins, le surgissement de scènes et de plans fascinants dépend le plus souvent d’une fable, d’une trame, même quand ils la déchirent presque – chez des cinéastes comme Tod Browning ou David Lynch, par exemple. Et par là, l’idéologie, la morale, etc. s’y infiltrent. On peut rester interdit, terrassé par la force avec laquelle un fantasme se trouve projeté sous nos yeux, et gober d’un seul coup le message subliminal, et souvent puéril, que le film affichait. Mais, parce que ces images-écran continuent de flotter comme si elles étaient toutes contemporaines, on peut aussi jouer de leur autonomie pour faire exploser les scénarios, laisser le rêve travailler. (Avec La nuit du chasseur, dont le scénario, pour une fois, restait pour moi énigmatique, j’ai seulement essayé de le faire dérailler). Bref, la force des images, ici comme ailleurs, est à double tranchant : aliénante ou libératrice. Et ce pouvoir doit être contré ou détourné quand il s’exerce sur l’écriture.

(4)

Voilà. Pardon pour l’aspect tâtonnant de cette réponse.

Pierre

§6 P.S. Je m’aperçois que je n’ai pas répondu directement à ta dernière question, sur la contamination entre cinéma et poésie. J’aime l’idée, comme en général l’hybride et l’impur. Mais je crois qu’elle n’a vraiment lieu que dans une forme mixte bien particulière – le cinépoème. Sinon, ça n’est qu’une analogie. Avant d’essayer de faire du montage, j’invoquais le cinéma, “dans son principe”, comme une sorte de cousin éloigné. Ça restait de la suggestion : “On peut lire un poème comme si chaque vers était un plan dans un film, ou une image dans un flip-book”. Derrière tout ça il y a surtout l’animation, le miracle enfantin d’un mouvement, d’une vie, produits par la juxtaposition de petites choses immobiles – et par la vie que des inconnu[e]s sont invités à y insuffler.

Cher Pierre,

§7 Ta réponse est si riche que je ne sais trop par où reprendre le fil de notre échange, car il faudrait idéalement en poursuivre les nombreuses lignes de fuite. J’en retiendrai deux, peut-être. Il y aurait d’abord cette “machine à raconter” dont le montage reste “invisible”, ce “récinéma” comme tu le dis, coupable de miser sans partage sur une illusion infantilisante. Comment le roman, du moins le roman tel que tu le conçoit et le pratiques, toi, parvient-il à échapper à cette toute-puissance du récit ou, pour le dire autrement, comment ménages-tu dans l’écriture des possibilités de faire “exploser les scénarios” et te prémunir contre cette “maladie narrative” (j’emprunte l’expression à ton Cinéma des familles) ? Ai-je tort de penser, par exemple, à la manière saisissante dont le vers fait souvent intrusion dans tes romans les plus récents (et notamment dans le dernier en date, Kiwi, un roman-feuilleton, un genre dont la forme épisodique, je le note en passant, implique ironiquement une fidélisation de la lecture, suspendue semaine après semaine au récit) comme pour mieux les déréaliser ou dé-familiariser le lecteur?

Olivier Cadiot et toi parliez, dans “Digest”, texte de présentation au deuxième (et dernier) numéro de la Revue de littérature générale, de “mouvements d’étrange- ment” pour qu’il y ait “relief” dans l’écriture. Es-tu toujours guidé par cet impératif ?

§8 Ensuite, le plus simple serait peut-être d’en revenir – puisque de toute façon tu y fais maintenant allusion – à tes Cinépoèmes et à tes Films parlants. C’est donc dans le cinépoème, dis-tu, que le rapport de ton travail au cinéma excède la seule analogie, ou encore l’accord de principe (au sens où l’écriture, et plus encore la poésie, sont sœurs du “dispositif” cinéma : juxtaposition, montage, animation).

Comment en es-tu venu à concevoir les Cinépoèmes ? Et les Films parlants, qui te donnaient, justement, l’occasion de “contrer et détourner” la cohérence narrative des films auxquels tu empruntais pour mieux laisser place au rêve, au fantasme, constituaient-ils une étape intermédiaire nécessaire ?

Cher Éric,

§9 D’abord sur la narration. Le besoin d’histoires remonte à l’enfance, mais n’y enferme pas forcément. Infantilisante est surtout la stéréotypie de la plupart des scénarios de cinéma, l’inlassable répétition des mêmes confits et de leur résolution

(5)

morale ; avec ça les bons films narratifs rusent. Quant à moi, j’essaie seulement de raconter des choses dont je ne connais pas l’issue, de façon myope, épisodique, pour qu’y entrent des hasards, des diversions et déviations. Les événements les plus ténus m’intéressent pourvu qu’ils déjouent l’attente. La forme du feuilleton, c’est vrai, l’exacerbe en multipliant les coups de théâtre, mais on peut la prendre en même temps comme une sorte d’arène où “tout arrive”, y compris des métamor- phoses, et qui compte même sur une part d’oubli.

§10 La méfiance à l’égard des charmes du récit s’exprime sans doute dans le choix de protagonistes victimes de leur crédulité, de leur besoin de se raconter des histoires ou de s’en faire conter (les trois enfants, Picq, Ben ou Daniela, sans cesse pris au dépourvu). J’admire les œuvres d’art dédramatisées, contemplatives, sans finalité, comme la musique de Satie ou de Cage, mais il se trouve que le drame arrive, que les chocs, les traumas ne se laissent pas désamorcer, et le changement de point de vue qu’ils exigent continue de m’intriguer, de m’attirer, de m’émouvoir.

§11 Je ne m’applique pas consciemment à créer de la distance ; le doute, l’ironie, la surprise imprègnent spontanément ce que je vis ou entends, avec ce sentiment d’étrangeté qui apparente l’expérience vécue à la réalité plus large du rêve.

L’irruption de quasi-“vers” dans la prose perturbe le récit, c’est certain, mais ce n’est pas sa raison d’être : j’ai surtout voulu essayer des usages désacralisés, sans solennité, de la coupe prosodique, par exemple pour transcrire le débit de la parole ou de la pensée (un peu comme dans le théâtre élisabéthain et classique), ou pour enclencher des ritournelles, ou encore des listes – bref pour suggérer que le récit ne tient pas tout seul, qu’il baigne dans une textualité et une activité mentale plus larges. Ceux qui font bouger le récinéma procèdent un peu de la même manière, je crois, par exemple le Thaïlandais “Joe” Weerasetakul quand il ouvre le récit au temps de la contemplation, du mythe, de l’inventaire, de l’hallucination. Tout cela, que j’essaie grâce à tes questions de comprendre, reste terriblement instinctif et précaire.

J’essaierai de te répondre demain sur les cinépoèmes.

Bien amicalement à toi, Pierre

Cher Éric,

§12 Le besoin de matérialiser davantage le rythme et le mouvement d’un texte écrit, dans l’espace et le temps, je l’ai toujours éprouvé. Le modelage du temps est au moins possible par la lecture à voix haute, dans tout ce qui ressemble au théâtre, dont je ne m’approche qu’à reculons, et surtout par l’alliance avec la musique, dans la chanson. Seulement on y perd l’inscription. La forme de transition, ç’a été pour moi, avant les “films parlants”, quelques poèmes sonores fabriqués avec Rodolphe Burger vers 2000-2002 à partir d’échantillons de vinyles mixés, des sortes d’anti- chansons (“no-poems”). Quant à l’espace, j’avais essayé plusieurs fois des espèces de calligrammes arborescents, sur des doubles pages.

Mais une inscription rythmée, temporalisée... – les enseignes lumineuses et même les prompteurs me faisaient rêver ! Un jour, avec les petits logiciels de montage et d’animation grand public, c’est devenu possible. Autant que je me souvienne, j’ai essayé très vite les deux formes qui m’intéressaient : l’animation d’un texte, et le

(6)

doublage ou le sous-titrage de fragments de films détournés, remontés. Tu as raison d’insister sur le fait que ces “films parlants” commencent par casser la cohérence narrative. Il s’agit de faire jouer à plein l’effet d’illustration, tout en maintenant l’autonomie de la bande image et de celle du texte, donc leur hétérogénéité, leur divergence, que le montage ne fait qu’accentuer. Le conflit s’immisce dans l’atten- tion, entre ce qu’on voit, ce qu’on lit et ce qu’on entend.

Photogrammes extraits de FILMS PARLANTS

§13 Les cinépoèmes sont des formes pures et simples, en comparaison : ils prolongent et (j’espère) augmentent l’énergie verbale par la lumière et le mouvement. J’étais et je suis toujours persuadé que cette matrice de formes – l’animation du texte, dont on peut voir des embryons dans le cinéma – est extrêmement féconde et ouverte, qu’il y a mille façons de l’explorer, surtout avec les media électroniques. L’histoire récente de la poésie ne m’a pas tellement donné raison, à vrai dire. J’ai continué à expérimenter dans ces deux directions – Cinépoèmes et Films parlants – jusqu’à ce que mes projets ne soient plus réalisables sans une production. Aujourd’hui, je me concentre sur l’action réciproque des mots et des images dans leur intégration manuelle par le dessin, voire le simple griffonnage. Si je délaisse l’animation et le montage, au moins provisoirement, c’est que leur dispositif est plus lourd.

Cher Pierre,

§14 Tu dis te concentrer, désormais, sur l’action réciproque des mots et des images. Ce travail peut, en partie du moins, être lu et vu sur l’archive Alferi.fr. On trouve là de nombreux dessins (“enseignes” ou “portraits”), des textes, des poèmes illustrés, des calligrammes et plusieurs petits films inédits (que tu nommes “bandes”). Tu écris aussi, à propos de ces “enseignes” : “Un mot une image. Il montre plus qu’elle.

Elle dit plus que lui. Pourvu qu’ils s’entendent.” Je note bien sûr ce chiasme (le mot montre, l’image dit) qui vient souligner la possibilité que mot et image puissent se rejoindre. Mais ai-je raison d’entendre, dans cette dernière phrase (“Pourvu qu’ils s’entendent”), moins une condition (“à condition qu’ils s’entendent”) qu’un espoir et un pari ? Et d’ailleurs, n’est-il pas aussi important (pour toi, pour ton travail) qu’ils ne s’entendent pas ?

(7)

Cher Éric,

§15 L’entente entre une image et un mot ne peut être en effet, dans ce cas comme dans tous, qu’un pari hasardeux. Il ne se gagne éventuellement que dans l’esprit du ou de la specta-lecteur/trice. Je cherche une entente sans équivalence, où les figures dessinées entrent, au contact des mots, dans un petit discours dansant. Ces images que je trace quotidiennement sont donc, en un sens, symboliques. Mais, au lieu de signifier une idée ou une opinion générale, comme le veulent les symboles, elles essaient d’incarner une idée singulière et momentanée, anecdotique, peut-être absurde, qui m’est venue en scrutant mon modèle – souvent une première image.

Comme j’ai tendance à trouver plus de force aux pensées paradoxales, équivoques, ironiques ou violentes, cela passe régulièrement par des contrastes, des oppositions entre l’image et le mot, et surtout par une insistance, en lui, de sa polysémie. Bref, je confirme : il vaut mieux qu’ils ne s’entendent pas trop, pour ne pas tomber dans l’illustration redondante.

Cher Pierre,

§16 Une toute dernière question, si tu permets. J’ai toujours été intrigué par ce titre : Films parlants. C’est bien sûr, en référence à l’histoire du cinéma, la traduction de

“talkies”. Pourtant, il est notable que ces Films parlants se constituent en faisant

“taire” les extraits d’origine : en effet, si la plupart de ces séquences ensuite manipulées sont bien tirées de “talkies”, la bande sonore est, dans certains cas, remplacée par un commentaire lu par toi en voix “off”, et ailleurs tout simplement silencieuse – comme s’il s’agissait d’une curieuse marche en arrière, nous ramenant à l’époque du muet – alors que ton texte s’inscrit en sous-titre, comme une manière de “détournement”. Comment ne pas s’interroger, dès lors, sur l’essence de cette nouvelle “parole” – celle des ces films qui “parlent” – qu’il devient alors malaisé de saisir, de définir ?

Cher Éric,

§17 Cette appellation archaïque ramène en deçà de l’évidence audio-visuelle. Je l’ai choisie en découvrant que les premiers “talkies” furent annoncés (ici, en France) comme des films parlant français. En 1930, c’est donc le film lui-même qui s’est mis à parler. On peut y voir une version moderne du rite égyptien de l’ “ouverture de la bouche”. Mais aussi une réplique de la chute de la Tour de Babel, où se dissipe un rêve de communication universelle par la pantomime. Si la parole n’émane pas naturellement du film, il faut la susciter. Un marionnettiste ventriloque ou un spirite doit faire parler les images. Doublage, postsynchronisation et sous-titres trahissent parfois sa présence. C’est à cela que je me suis essayé à mon tour.

Tu as raison de rappeler la violence de ce geste, qui consiste à “parler à la place”.

Les films auxquels j’ai emprunté étaient souvent muets, mais pour d’autres on dirait que je les fais “taire”, comme tu dis. C’est le clown bâillonné pendant qu’on réinvente sa biographie (Ce qui arrive à Lon Chaney). En même temps, la franchise du collage empêche le texte de détourner, d’assimiler tout à fait la séquence. Elle continue de parler indépendamment, même muette, et même de parler fort. Les images, surtout animées, l’emportent. Beaucoup n’écouteront, ne liront qu’une

(8)

partie du texte pour mieux les suivre. Et donc je ne crois pas qu’il s’agisse de les faire taire, finalement.

Ce qui arrive à Lon Chaney

Mais quel est le statut de cette autre voix (sonore ou écrite) qui vient les hanter ? Je ne sais que te dire. On entend qu’elle vient d’ailleurs, en tout cas : du côté de la salle, de celle ou celui qui regarde. C’est un monologue extérieur.

Cher Pierre,

§18 C’est curieux, mais il me semble bien voir là, par détour, une autre occasion de saisir l’empreinte du cinéma sur ton travail d’écriture. Après tout tu dénonçais, dans Chercher une phrase – magnifique essai publié en 1991 –, le vieux fantôme du lyrisme, cette “chimère d’une voix personnelle intérieure […] infra-linguistique”, comme pour mieux rappeler qu’un sujet de l’énonciation s’instaure toujours après coup, dans le rythme et l’élan de la phrase. Là encore une sorte de monologue extérieur, je suppose… Ce travail “à partir” de l’image, du film (mais je me méfie de ces mots, “à partir”, parce que toutes ces questions d’origine, comme tu le dis quelque part, sont “des pièges”), n’est-ce pas aussi pour toi une manière de “faire entendre une voix venue d’ailleurs” dont on sait bien – et je ne résiste pas ici à citer les derniers vers des Poèmes de Samuel Wood, de Louis-René des Forêts – qu’elle reste “non moins illusoire qu’un rêve” et dont pourtant on s’aperçoit qu’il y a “en elle quelque chose qui dure” ?

Cher Éric,

§19 Tu joues bien ton rôle en insistant pour me faire dire ce que je n’ose pas, ne sais pas dire. Écrire afin de faire entendre sa voix personnelle, n’est-ce pas l’ambition médiocre par excellence ? Quand je travaille, j’espère bien que le texte, de par sa forme même, attrapera comme un filet quelque chose de l’époque et du monde et des gens qui m’entourent. En tout cas il en sort une voix synthétique, ou de ventriloque : traversée par d’autres, précaire. Je l’entends mal, mais j’espère qu’elle est infrapersonnelle, comme celle du Bavard de des Forêts, auquel je me suis un peu (dés)identifié.

(9)

Bibliographie

POÉSIE Les allures naturelles, Paris, P.O.L., 1991

Le chemin familier du poisson combatif, Paris, P.O.L., 1992 Kub Or, Paris, P.O.L., 1994

Sentimentale journée, Paris, P.O.L., 1997 La voie des airs, Paris, P.O.L. 2004

L’estomac des poulpes est étonnant, Bordeaux, Éditions de l’Attente, 2008 ROMANS Fmn, Paris, P.O.L., 1994

Le cinéma des familles, Paris, P.O.L., 1999 Les jumelles, Paris, P.O.L., 2009

Après vous, Paris, P.O.L., 2010 Kiwi, Paris, P.O.L., 2012

ESSAIS Chercher une phrase, Paris, Christian Bourgois, 2006 [1991]

Des enfants et des monstres, Paris, P.O.L., 2004

FILMS Cinépoèmes et Films parlants, Les laboratoires d’Aubervilliers, 2001 etVIDÉO Intime, Paris, Argol, 2013

Ça commence à Séoul, Paris, P.O.L., 2007 (avec le sculpteur Jacques Julien) On consultera également l’archive iconographique en ligne www.alferi.fr

Références

Documents relatifs

Technique: fond est une photocopie de la dernière page du livre - décor : aux crayons de couleur et à l’encre gel Consigne spéciale : un peu de sable dans l’allée. Votre enfant

En raison de la projection perspective, les droites L i apparaissent comme se rencontrant en un point p, appelé point de fuite, défini comme l’intersection commune de toutes les

Avec le recul des ans et la lecture, plus tard, de ses autres livres comme Qui se souvient de la mer, Le désert sans détour, Neiges de marbre ou L’Enfant-jazz, l’œuvre de

Le coq qui voulait apprendre à nager, Texte de Philippe BARBEAU Illustrations Thierry CHRISTMANN , Une nouvelle histoire de la bande des Animalins, ici Léon, le Coq,

Quand Albert est arrivé au poste, j'ai pris sa déposition comme n'importe quel homme qui se fait arrêter ici.. Et puis il a commencé à me raconter

L'aspect physique peut être sous couvert d’anonymat mais au final le cœur ne peut être voilé.. Il est d'ailleurs impossible de cacher les sentiments profonds ; on peut ne pas

Tout va mal mais je dois m'accrocher pour Papa, pour mon fils et surtout pour Édouard, mon frère qui me manque.. Je me vois déjà dans dix ou vingt ans raconter toute cette histoire

Cette reconstruction est trop imprécise pour estimer directement l’ombre du soleil (figure 2), mais nous permet toutefois de calculer une approximation de l’illumination due au