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Injonctions et revendications du care dans le débat sur la gestation pour autrui : analyse et évaluation à l’aune de la domination de genre

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Communication non-publiée, Journée d’études Genre & Care : Nouvelles perspectives, organisation Layla Raïd et Sophie Richardot, Université Picardie Jules Verne, 8 juin 2016

Injonctions et revendications du care dans le débat sur la gestation pour autrui : analyse et évaluation à l’aune de la domination de genre

Marlène J

OUAN

I NTRODUCTION

Au sein du débat sur la GPA qui se déroule, depuis le milieu des années 1980, dans la

littérature de recherche anglophone féministe, les arguments qui relèvent de l’éthique du care, par

contraste avec ceux qui relèvent de l’éthique de l’autonomie, sont traditionnellement mobilisés par

les adversaires de sa légalisation et a fortiori de sa commercialisation marchande. Dans le premier

travail de recherche que j’ai consacré à ce sujet il y a un peu plus d’un an, j’avais essayé de montrer

que ces deux types d’arguments ou de revendications morales, qui le plus souvent s’opposent

frontalement dans la discussion sur la GPA comme plus généralement en bioéthique, pouvaient être

réconciliés et même devaient l’être. A cette fin, j’avais déployé une comparaison de la GPA non pas,

comme c’est habituellement le cas, avec la prostitution mais avec l’avortement dans les cas de

grossesse pour soi, qui a l’avantage de faire consensus chez les féministes même si des désaccords

persistent sur la meilleure manière de justifier sa légitimité morale. Aujourd’hui, je voudrais tirer

parti des « nouvelles perspectives » entre genre et care convoquées par ce colloque non seulement

pour exploiter l’éthique du care à des fins d’analyse et de problématisation de la GPA, mais aussi

pour explorer et évaluer un usage récent de cette même éthique du care dans la littérature, usage

radicalement différent du précédent. En effet l’éthique du care s’y trouve, conjointement avec des

arguments issus de l’éthique de l’autonomie et en contre-point critique à ces même arguments, mise

au service d’une défense de l’encadrement législatif de la GPA. Ce qui m’intéresse, en dernière

instance, c’est la signification de ce revirement : s’il reflète les évolutions théoriques internes à

l’éthique du care depuis sa formulation inaugurale par Carol Gilligan (1982), il traduit aussi une

prise de parti dans le débat féministe sur la meilleure façon de lutter contre la domination de genre –

et, j’ajouterais, sur le rôle de la philosophie morale et politique dans cette lutte.

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I. R EVENDICATIONS DE L AUTONOMIE VERSUS REVENDICATIONS DU CARE

Je commencerai par un appel sur le « tournant » féministe dans l’argumentaire anti-GPA qui domine le débat français depuis le début des années 1980 : par « tournant » féministe j’entends le passage d’arguments fondés sur le respect de la dignité de tout être humain à des arguments qui en appellent au respect de la dignité des femmes en particulier, et qui formulent ce principe de respect de leur dignité en principe de respect de l’autonomie des femmes. Tout à fait symptomatique de ce tournant, l’avis n° 110 du C.C.N.E., paru en 2010 et consacré aux « Problèmes éthiques soulevés par la gestation pour autrui », porte une attention inédite aux obscurités du consentement des gestatrices et aux circonstances qui rendent sa liberté supposée ou apparente extrêmement douteuse.

Certes, c’est depuis une conception normative et perfectionniste de la dignité que ces obscurités et ces circonstances peuvent en venir à justifier l’entrée des gestatrices dans la catégorie floue et plus générale des « vulnérables », insuffisamment capables de prendre soin d’elles-mêmes : on pourra donc y voir une illustration paradigmatique, précisément parce que c’est la liberté des femmes qui est en question, de la logique paternaliste qui est sous-jacente aux décisions du C.C.N.E. depuis sa création. Par ailleurs, il faut bien constater que tout en reconnaissant l’existence d’une asymétrie entre la liberté respective des femmes impliquées de part et d’autre du processus de la GPA, le C.C.N.E. n’a manifestement souci de leur dignité qu’à l’intérieur des frontières du territoire national. Néanmoins, le contraste reste net entre cet argumentaire et les condamnations éthiques antérieures de la GPA, qui mobilisaient le principe de respect de la dignité de façon « universelle » ou « impersonnelle », c’est-à-dire au nom de la nécessaire protection d’une humanité commune que certains choix individuels menaceraient. Autrement dit, ce principe était jusqu’alors mobilisé sans référence, ou alors seulement très secondaires et discrètes, au fait que si la GPA pose des problèmes éthiques, c’est qu’il y est spécifiquement question du corps des femmes, de la particularité voire de l’incommensurabilité de l’expérience de la grossesse, ainsi que de leur condition socio-économique.

Parler de « tournant » féministe ne signifie donc pas qu’une thèse spécifiquement ou clairement

féministe en serait venue à orienter les discussions, et il ne faudrait pas non plus y voir l’annonce

d’un consensus des féministes pour ou contre la GPA : cela indique simplement que – comme c’est

le cas pour la prostitution – des arguments d’origine ou d’inspiration féministe sont désormais

centraux dans le débat public et institutionnel sur son acceptabilité morale et l’opportunité de sa

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légalisation, qui ne peut plus se contenter de renvoyer à l’indisponibilité du corps humain et de l’état des personnes non plus qu’à l’intérêt de l’enfant.

Or ces arguments d’origine ou d’inspiration féministe sont loin d’être homogènes ni même seulement compatibles entre eux. Si l’on regarde du côté de la riche et abondante littérature anglophone produite sur la GPA depuis plus d’une trentaine d’années, où ils sont en première ligne, on y distingue en fait clairement deux types d’argument : d’un côté ceux qui relèvent de l’éthique libérale de l’autonomie, dans le droit fil de John Stuart Mill autant sinon plus que de Kant, et de l’autre ceux qui relèvent de l’éthique du care. Ce double registre de revendications morales n’a d’ailleurs rien de spécifique à la GPA puisqu’il alimente tout aussi bien l’ensemble de la réflexion normative en éthique biomédicale menée Outre-Atlantique, où la tradition libérale dominante a très tôt été discutée et critiquée par les analyses féministes issues de l’éthique du care justement, et plus largement des études de genre (voir Wolf 1996). Ces analyses ont notamment abouti à la mise question de la règle du consentement libre et éclairé conçue comme l’alpha et l’oméga de l’acceptabilité morale d’une relation fondamentalement asymétrique, et de son recueil comme condition ou preuve (evidence) suffisante du respect de l’autonomie du patient. Aux yeux de l’éthique du care cette règle est foncièrement inadaptée à la nature même de l’expérience clinique et des décisions qui s’y jouent, pour trois raisons au moins : elle ne favorise pas le développement d’une relation de confiance entre le patient et le médecin, elle ne rend pas justice à la situation de vulnérabilité dans laquelle les patients se trouvent, et elle ne prend pas en compte les implications de leurs choix sur leur entourage. Les deux dernières raisons expliquent pourquoi l’éthique de l’autonomie dont la règle du consentement est l’expression, en dépit de son ambition anti- paternaliste, est tout spécialement inadaptée aux expériences cliniques des femmes. De ce point de vue, les critères procéduraux qui doivent être remplis pour s’assurer de cette autonomie, c’est-à-dire protéger les patients de tout traitement médical coercitif, se révèlent trop « minces » ou minimaux en eux-mêmes, et indifférents au contexte relationnel dans lequel les patients, et en particulier les patientes, doivent prendre leur décision. Précisons.

Formulés par Tom Lee Beauchamp et James Childress dans leur Principles of Biomedical

Ethics (1979), ces critères présupposent qu’en l’absence de pathologie débilitante et au-delà d’un

seuil juridique de minorité qui justifient de donner la priorité au principe de bienfaisance, tous les

patients sont également autonomes, y compris ceux qui paraissent le moins illustrer cette

configuration existentielle en termes d’auto-détermination et de réflexivité critique. Si cette

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présupposition peut en fait paraître opportune dans des circonstances cliniques où nous ne sommes pas le mieux placés pour exercer notre autonomie et où une conception plus « robuste » ou exigeante de l’autonomie exclurait beaucoup trop de candidats, elle paraît en revanche insuffisante lorsque les décisions à prendre ne relèvent pas ou pas seulement d’un refus de traitement, mais mettent positivement en jeu des choix de vie qui mobilisent nos préférences les plus profondes, et qui plus est des choix de vie qui n’engagent pas que soi (Dodds 2000, O’Neill 2002). Or font tout spécialement partie de ces choix les choix reproductifs, auxquels les femmes sont confrontées au premier chef dans la mesure où leurs capacités reproductives sont étroitement liées à leur identité de genre, où les traitements et interventions impliqués sont à destination de leur corps, et où ils ont des implications sur les relations interpersonnelles dont elles sont alors le noeud ou le foyer.

Cette objection ne peut toutefois s’apprécier qu’à l’aune de la critique plus générale à laquelle l’éthique du care soumet l’éthique de l’autonomie, où la première reproche à la seconde de donner la primauté normative à l’indépendance, à l’auto-suffisance et à la séparation d’avec autrui, au détriment de la prise en compte des relations qui non seulement soutiennent les existences individuelles ainsi conçues, mais aussi leur permettent de s’assumer comme autonomes ou de se présenter publiquement comme telles. À grands traits, on peut caractériser ces relations de la façon suivante : elles sont fondées sur la réponse à des besoins particuliers plutôt que sur le respect de droits universels, elles exigent d’assumer positivement nos responsabilités à l’égard de ceux qui dépendent de nous plutôt que de rechercher la maximisation de nos intérêts personnels, et elles impliquent un engagement affectif plutôt que le détachement que réclamerait l’exercice rationnel du jugement. Avec la valeur de ces relations pour l’épanouissement de chacun, et plus généralement la valeur de notre interconnection et de notre interdépendance mutuelle, ce qui serait nié par l’éthique de l’autonomie ou une éthique « obsédée » par l’autonomie c’est ainsi la contribution de ces relations au développement et au maintien de l’autonomie individuelle, et réciproquement au soulagement, mais aussi à la dissimulation, de nos vulnérabilités personnelles. Tout au contraire, ces relations semblent conçues comme des obstacles à l’autonomie ou des menaces à son exercice.

Or, historiquement elles sont associées aux femmes et au féminin, et ce doublement :

symboliquement d’une part, dans la mesure où les entretenir supposerait des capacités spécifiques et

naturelles aux femmes ou du moins aux mères ; matériellement d’autre part, dans la mesure elles

sont très concrètement prises en charge par les femmes essentiellement, auxquelles sont assignées,

dans l’espace privé de la famille d’abord puis dans l’espace public du travail et du marché, les

activités de care – de soin, d’entretien et de soutien. De ce point de vue, l’éthique de l’autonomie

est accusée non seulement de dévaloriser l’expérience des femmes et les valeurs que cette

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expérience mobilise et façonne à la fois, mais aussi de s’élaborer et de s’imposer par opposition au féminin et au maternel, en valorisant inversement des capacités et des manières d’être-au-monde dont le genre masculin s’est historiquement arrogé les prérogatives et l’expression. On pourrait résumer la négation ou la dénégation dont elle est coupable en une formule simple que j’emprunte à Eva Feder Kittay (1999) : solidaire d’un penser sans relation ou d’une indisponibilité à l’autre, l’éthique de l’autonomie néglige ou oublie que « nous sommes tous l’enfant d’une mère (everyone is some mother’s child) ».

II. « N OUS SOMMES TOUS L ENFANT D UNE MÈRE » : IMPLICATIONS POUR L ANALYSE DE LA

GPA

Si j’ai retenu cette formule de Kittay, ce n’est toutefois pas seulement à titre de devise possible de l’éthique du care en général ; c’est aussi parce qu’elle est particulièrement appropriée pour cerner certains des enjeux éthiques et politiques soulevés par la GPA.

1. Question de définition

En premier lieu, elle contient ou déploie implicitement l’une des questions centrales du débat : quelle mère – which mother ? Question qui est quelque peu effacée lorsque l’on parle de

« gestation pour autrui » plutôt que de « maternité pour autrui », ou de « gestatrices » plutôt que de

« mères porteuses » : si les premières expressions ont une valeur technique analogue à celle de

l’expression « interruption volontaire de grossesse » par rapport au terme « avortement » par

exemple, leur neutralité apparente est ainsi accusée d’entériner une thèse, selon laquelle la

gestatrice et la parturiente n’est justement pas une mère du tout, et de dissimuler par conséquent le

statut qui lui est alors attribué, celui d’instrument et/ou de marchandise. Au-delà de cette

controverse terminologique, la formule de Kittay cible ce qui fait la singularité de la GPA par

rapport aux autres formes de procréation médicalement assistée (PMA), singularité qui ne tient ni

dans le fait d’être en tant que telle le résultat d’un progrès scientifique ou une technique spécifique

de procréation, comme l’est la fécondation in vitro (FIV) ; ni dans le fait d’introduire une tierce

personne à l’une des étapes de la procréation, ce qui est également le cas pour l’insémination

artificielle avec donneur (IAD) par exemple. Ce qui caractérise la GPA, c’est en effet bien plutôt le

fait qu’il s’agit d’un arrangement social en vertu duquel la femme qui assure la grossesse et

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accouche de l’enfant n’est a priori pas la mère de l’enfant – même si dans toute GPA, et quoique de façon plus ou moins aiguë selon le contexte culturel (voir Teman 2010, chap. 2), la question se pose de savoir qui, de la gestatrice ou de la mère d’intention, à un droit de priorité sur les liens de parenté avec l’enfant. La GPA remet ainsi en cause, par définition, le principe en vigueur dans la plupart des pays occidentaux et dans toutes les législations européennes, selon lequel la mère est celle qui accouche (Iacub 2004) – on pense au vieil adage romain « mater semper certa est » : à la différence du père, la mère est toujours certaine. Ce qui distingue la GPA des autres formes de PMA, c’est en ce sens un « trouble dans la maternité » qui est certainement l’une des expressions très concrètes d’un plus large et fameux « trouble dans le genre ».

2. « Baby M » et « Baby Manji »

En second lieu, la formule de Kittay permet de cibler les risques les plus problématiques attenants à une GPA, dessinés en creux dans cet extrait de Love’s Labor (Kittay 1999, p. 24-25) :

Bien que l’invocation d’universaux ne soit guère en odeur de sainteté dans les politiques progressistes actuelles, il semble qu’il y ait quelque chose de révélateur dans l’attrait général […] suscité par cette figure :

« l’enfant d’une mère ». Cette notion fait écho à la relation forgée à travers la prise en charge d’un être dépendant et vulnérable, et à la valeur de cette relation à la fois pour celui dont on prend soin et pour celui qui prend soin. Cette relation est omniprésente dans la société humaine et est aussi essentielle à notre humanité que toutes les propriétés que les philosophes ont pu invoquer comme distinctivement humaines.

Deux affaires célèbres dans l’histoire juridique de la GPA montrent comment cette relation peut être mise en échec pour l’enfant porté comme pour la mère porteuse.

Dans la première, connue sous le nom d’ « affaire Baby M » (Etats-Unis, 1988), Mary Beth Whitehead a refusé, après la naissance de l’enfant, de le remettre à Robert Stern, père biologique par insémination artificielle, et à sa femme Elisabeth. À l’issue du premier procès, le juge Harvey Sorkow a débouté la mère porteuse de ses droits parentaux à la faveur de l’adoption de l’enfant par Elisabeth Stern. Un an plus tard, la Cour suprême du New Jersey ré-établissait ces droits, prononçait la nullité du contrat de gestation pour autrui et confiait la garde de l’enfant à Robert Stern tout en accordant un droit de visite à la mère porteuse, considérée dès lors comme la véritable mère de l’enfant. Dans ce cas, c’est le lien affectif noué, pendant sa grossesse, par la gestatrice avec l’enfant qu’elle a porté qui est d’abord privé de toute force normative à la faveur du contrat préalablement signé entre les parties, ce qui fait dire aux opposants à la GPA qu’elle est traitée comme une

« machine à bébés », une « incubatrice », un « ventre en location », un « four » ou une « serre ».

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Sans préjuger aucunement de la pertinence de ces métaphores ni de leur négativité, on peut néanmoins reconnaître que l’affaire Baby M encourage l’hypothèse suivante : la validité des contrats de GPA, surtout s’ils ont juridiquement force exécutoire pour la gestatrice, présupposerait une description tout à fait contestable de la grossesse, réduite à un processus purement biologique qui se déroule passivement à l’intérieur du corps de la femme, qu’elle pourrait contempler « comme un pilote en son navire » sans se trouver subjectivement engagée dans et possiblement transformée par ce processus. Au fond, la légalité de la GPA serait intrinsèquement solidaire d’une figure andro- ou phallocentrée de l’individu libéral, d’autant plus autonome – de cette autonomie qui rend tout agent économique rationnel apte à respecter des engagements volontairement contractés – qu’il est désincarné (voir Woliver 2002, p. 122-123), soit une figure antithétique de celle de « l’enfant d’une mère ».

La seconde affaire, celle du bébé Manji (Inde, 2008), illustre une autre rupture possible d’un contrat de GPA, car non assorti cette fois de force exécutoire pour les parents commanditaires. Ces derniers, un couple de japonais qui étaient aussi les parents biologiques de l’enfant à naître, divorcent avant la fin de la grossesse, et Yuki Yamada, qui aurait dû être sa mère, ne reconnaît finalement pas l’enfant. Celle-ci, car il s’agit d’une petite fille, est dès lors un enfant de personne.

La mère porteuse, en effet, ne reconnaît pas davantage l’enfant que la mère d’intention. Son père en revanche la reconnaît et souhaite la ramener au Japon, mais l’ambassade japonaise refuser d’éditer un passeport pour Manji, qui est née en Inde. Or, sous la loi indienne, une petite fille ne peut se voir délivrer de passeport et être autorisée à quitter le territoire qu’avec l’accord de sa mère, quand bien même elle serait accompagnée de son père biologique. C’est finalement la grand-mère japonaise de Manji qui l’a reconnue et réclamée comme sa petite fille. Celle-ci s’est alors vu délivrée non pas un passeport mais une carte d’identité – réservée aux personnes sans Etat – valide pour le Japon seulement et sans mention de l’identité de sa mère. Comme le commente Jennifer Parks (2010, p.

335), les revendications de l’éthique libérale de l’autonomie – en termes de droit à la non-ingérence,

de choix informé et liberté de contracter – ne permettent pas de rendre compte du type de dommage

qui était d’abord infligé à Manji : « Ce n’est pas seulement ses droits à la citoyenneté qui étaient

menacés (ce qu’un argument typiquement libéral peut expliquer), mais aussi son droit à ce qu’on

prenne soin d’elle, à être un individu dont on se soucie particulièrement, à être ‟l’enfant d’une

mère”. En un sens important, sans des gens pour qui Baby Manji est spéciale, unique, et qui

l’aiment, elle n’existe pas […] ». On imagine donc facilement qu’une telle affaire donne du grain à

moudre à celles et ceux qui aiment à décrire la GPA comme un « abandon » d’enfant. Il ne s’agit

pourtant nullement, dans une GPA qui n’a de ce point de vue rien à voir avec un accouchement sous

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X, d’abandonner un enfant, mais bien plutôt de transférer sa responsabilité parentale : ce qu’implique le concept même de GPA, c’est que la femme qui accouche puisse céder ses droits en tant que mère potentielle au couple d’intention, droits qui sont la contre-partie de devoirs de protection et d’éducation et la condition pour assumer ces devoirs (et non des libertés de traiter l’enfant comme un objet ou une marchandise). Cela rappelé, il reste que lorsque les différentes parties directement impliquées dans une GPA ne sont envisagées que comme redevables des obligations qu’elles ont librement et volontairement contractées mais dont elles peuvent aussi se défaire à volonté si le bénéfice mutuel qu’elles sont supposées en retirer n’est plus d’actualité – ce qui est une autre présentation possible de « l’individu libéral » – alors les besoins fondamentaux de l’objet même de leur arrangement social paraissent au mieux secondaires, au pire complètement niés.

3. La GPA comme travail de care

Ces deux affaires militent apparemment pour une fin de non-recevoir claire et nette adressée à la légalisation de la GPA, et cela chaque fois à partir d’arguments qui relèvent de l’éthique du care et invalident ceux qui sont privilégiés par l’éthique de l’autonomie. Avant d’aller plus loin, je voudrais toutefois dégager une troisième raison de mobiliser la formule de Kittay, à savoir qu’elle participe à la description de la GPA comme travail de care – et même à une description critique de ce travail comme non réductible à la dyade mère/enfant.

Cette description est d’abord le fait des gestatrices elles-mêmes, qui peuvent se comparer à

des nourrices, des nounous ou des babysitters, prenant d’autant plus soin des enfants qu’elles

gardent, ou qu’elles font grandir, qu’ils ne sont pas les leurs, et qui affirment ainsi une séparation

nette entre leur propre famille et celle qu’elles contribuent à créer. Mais leur rôle de caregiver ne

s’adresse pas seulement au fœtus : il se déploie tout autant, voire davantage, à l’égard du couple

d’intention et en particulier de la mère d’intention. La métaphore de la nounou est en effet

redoublée par celle de la sage-femme, car s’il s’agit certes de fabriquer ou de donner naissance à un

enfant sur le plan biologique, parallèlement les gestatrices fabriquent ou donnent naissance,

psychologiquement, à sa mère, au sens où elle l’amènent à forger pour elle-même et pour le bien de

l’enfant à naître une « pensée » et une identité maternelles (Ruddick 1989). Leur travail de care est

ainsi un travail de construction du lien d’attachement entre la mère d’intention et l’enfant qu’elles

portent, qui croise et rend possible un travail d’empêchement ou de négation de leur propre

attachement à l’égard de ce même enfant dont elles devront se séparer (Teman 2010, chap. 2 & 4).

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Enfin, ce même travail génère lui-même un attachement, du moins du point de vue de la gestatrice, entre elle-même et la mère d’intention, et donc une attente de care de sa part, sur le modèle cette fois de l’amitié ou de la sororité.

Ainsi comprise, la GPA illustre parfaitement la forme paradigmatique de ce que Kittay appelle le « travail de la dépendance », à savoir « le travail consistant à s’occuper des autres dans leur condition de vulnérabilité – care » – en l’occurence des mères d’intention qui désirent un enfant mais ne peuvent le porter en leur sein. Ce travail, ajoute en effet Kittay, « soit entretient les liens entre proches soit créé lui-même de l’intimité et de la confiance – connection. En outre des liens affectifs – concern – soutiennent généralement la connection, même lorsque le travail implique un échange économique. Pour le travailleur de la dépendance, le bien-être et l’épanouissement de la charge est l’objectif principal du travail. En bref, le bien-être de la charge est sous [s]a responsabilité » (Kittay 1999, p. 31). Avec une précision : si en principe cette relation n’est pas nécessairement unilatérale mais peut au contraire être l’objet d’une réciprocation, avec une alternance des places entre ceux qui prennent soin et ceux dont on prend soin et ainsi un allègement mutuel de leur vulnérabilité, cette réciprocité n’est pas, dans la GPA, garantie par les « tiers » dont dépendent les deux parties impliquées : elle est au seul bon vouloir du couple commanditaire qui achète ou rémunère le travail effectué dans les conditions fixées par ces mêmes tiers.

Mais la GPA illustre également parfaitement ce que Arlie Hochschild appelle le « travail

émotionnel », spécifiquement consubstantiel au travail du care qui s’effectue « à la frontière entre la

vie intime et le marché » (Hochschild 2013, p. 73). « Ce travail, écrit-elle, requiert d’engendrer ou

bien de supprimer (d’exprimer ou de réprimer) des sentiments afin de maintenir publiquement la

contenance qui produit chez les autres l’état d’esprit adéquat [Il] exige une coordination de l’esprit

et du sentiment, et puise parfois à une source du moi que nous reconnaissons comme profonde et

essentielle à notre individualité » (Hochschild 2012, p. 7) – celle que les gestatrices s’efforcent

précisément de préserver et de ne pas engager dans leur relation avec l’enfant porté, même si elle

peut jouer dans le même temps un rôle fondamental dans leur choix de mener une gestation pour

autrui, et qu’elle appuie également la préservation de leur identité de genre comme « mère

vertueuse ». La GPA illustre enfin un troisième aspect du travail de care : celui du « sale boulot »,

ainsi qualifié parce qu’il est culturellement et socialement considéré comme physiquement et/ou

moralement dégradant – répugnant, servile ou déviant (Molinier 2010). Comparé notamment avec

le travail du sexe et menaçant de ce fait de « pollution » et de stigmatisation l’identité de celles et

ceux qui le font, il légitime les procédures de discipline et de contrôle des gestatrices par le

personnel médical, et doit pour devenir acceptable être rapatrié dans le registre de la nécessité – en

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l’occurence celui de la survie économique et du devoir envers sa propre famille – ou de la disposition altruiste plutôt que dans celui du choix livre et volontaire. La GPA ne déroge pas aux effets « pervers » de la mobilisation de ce registre des motivations légitimes, consistant à démonétiser sa valeur et à disqualifier sa nature même de travail, tout en renforçant l’identité de genre selon laquelle le care est fourni de manière essentiellement désintéressée, ne requiert pas de compétence particulière et est naturellement accompli par les femmes (Pande 2014, chap. 7).

III. D EUX ARGUMENTS DE L ÉTHIQUE DU CARE CONTRE LA GPA

Cette description de la GPA comme travail de care, sous les trois aspects que j’ai retenus –

travail de la dépendance (dependency work), travail émotionnel (emotional labor), sale boulot (dirty

work) – demanderait évidemment à être affinée et surtout territorialisée selon les contextes

nationaux, culturels et juridiques, où il se déroule. Elle suffit néanmoins, je crois, à renforcer les

présomptions défavorables à sa légalisation qui ressortaient déjà des deux affaires que j’ai

examinées tout à l’heure, d’autant plus qu’elle ne s’applique pas à des situations de conflit ou de

tragédie qui restent rares, mais à l’ordinaire du travail reproductif qu’est la GPA. On pourrait

pourtant montrer que les arguments qui relèvent de l’éthique du care ne parlent pas nécessairement

contre la GPA, à la différence des arguments, traditionnellement mobilisés pour sa défense, qui

relèvent de l’éthique de l’autonomie. Plus modestement, et comme je l’ai annoncé tout à l’heure, je

vais me contenter de montrer que les arguments qui relèvent de l’éthique du care ne parlent plus

nécessairement contre la GPA et qu’ils peuvent au contraire être aujourd’hui mobilisés pour la

défense de son encadrement législatif. Un parcours de la littérature de la recherche féministe sur la

GPA permet de situer au tournant des années 2000 ce nouvel usage des arguments du care, qui

coïncide lui-même avec le passage d’une première à une seconde génération de la recherche que

l’on peut distinguer à partir d’au moins deux critères, l’un technique et l’autre géographique : (1)

alors que la première génération travaille à l’analyse de la GPA sous sa forme traditionnelle c’est-à-

dire « partielle », rendue possible par IAD et où gestation implique donc aussi procréation par la

gestatrice, la seconde s’adresse à la GPA dite « complète », rendue possible par FIV, où la maternité

pour autrui est donc une maternité utérine seulement et non génétique ; (2) alors que jusqu’au

milieu des années 1990 les accords de GPA n’ont encore lieu qu’au sein de quelques pays ou Etats

occidentaux, d’où sont issus les gestatrices comme les commanditaires, la seconde génération de la

recherche doit prendre acte de la circulation transnationale de ce travail reproductif entre pays

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développés et moins développés, entre pays dits du Nord et pays dits du Sud, qui suit des voies parallèles à celles empruntées par les nourrices migrantes quittant leur famille pour aller s’occuper des enfants d’une classe supérieure, souvent aussi d’une autre race, et qui alimente ainsi l’économie mondialisée du care. Peut-être paradoxalement à première vue, ces deux phénomènes ont participé à un fonctionnement normatif des arguments du care radicalement différent de celui qui était auparavant en vigueur.

Pour illustrer ce propos, j’ai sélectionné deux arguments du care mobilisés contre la GPA dans la première génération de recherche, mobilisant respectivement des catégories qui reconduisent puis déconstruisent les normes de genre.

(1) Le premier argument désavoue la GPA pour une raison intrinsèque au travail de care constitutif

du travail reproductif « normal », sur l’exemple donc d’une grossesse pour soi. En interdisant

l’élaboration d’une pleine et entière relation de care entre la gestatrice et l’enfant porté,

soutenue par un attachement ou un investissement affectif croissant pendant la grossesse, la

GPA aliènerait la gestatrice des émotions qu’il est à la fois normal et justifié de ressentir. Non

seulement elle contreviendrait ainsi, par définition, à la norme sociale de l’amour parental, mais

en niant l’importance subjective du travail reproductif pour la femme qui l’entreprend, elle la

déshumaniserait et la dégraderait (Anderson 1990, p. 81-82). Le concept même GPA serait en

fait une contradictio in adjecto : la nature du travail reproductif est telle qu’il ne peut pas être

effectué pour quelqu’un d’autre que pour soi. Le point de vue critique de la domination de

genre met facilement en évidence la faiblesse de ce argument de l’inaliénabilité de la gestation :

il suppose qu’une femme enceinte devrait s’attacher à l’enfant qu’elle porte, que la grossesse est

de droit une expérience et une expression de l’amour maternel. On est en plein mythe de

l’instinct maternel quand bien même on admet que cet instinct est au moins pour partie

socialement construit ou du moins légitimé, sans prendre en compte le fait que la norme de

l’amour maternel, dont l’expérience subjective n’est pas indépendante, a historiquement

légitimité l’assignation des femmes à un travail qu’elles seules peuvent fournir et les a

confinées dans l’espace domestique (voir Badinter 1980). On n’est pas loin d’affirmer non plus

que le moi de la femme est si intimement lié à sa fonction et à son activité reproductive qu’elle

cesserait d’être elle-même si elle se représentait son identité indépendamment de cette activité :

on est donc pas loin, en réalité, de soutenir que la grossesse pour soi n’est elle-même pas un

travail du tout (et pas seulement un travail spécial, non soluble dans les normes du marché), et

qu’un droit à l’avortement est pour le moins moralement douteux.

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(2) Un second argument adopte précisément le point de vue critique de la domination de genre en ciblant l’essentialisme qui est à l’œuvre dans l’argument précédent. L’idée est ici qu’une légalisation de la gestation pour autrui contribue au renforcement de l’idéologie de genre selon laquelle une femme ne pourrait pas exister socialement sans accomplir sa fonction reproductive, autrement dit selon laquelle le seul moyen pour une femme d’être reconnue dans sa contribution à la société est de devenir mère et de produire du care. Les femmes commanditaires comme les gestatrices seraient d’ailleurs sous le joug de cette injonction à la maternité, à l’aune de laquelle les motifs d’altruisme ou de solidarité invoqués par les secondes sont à intégrer à une démarche de rationalisation ou de mise en conformité aux normes du genre qui naturalisent cette production de care et les dispositions qui la rendent possible. Vous aurez sûrement reconnu là une ligne critique déjà développée contre l’éthique du care en général, à laquelle on a pu reprocher de fournir un environnement normatif remarquablement favorable à la légitimation des rôles sociaux attribués aux femmes en général et au stéréotype de l’instinct maternel en particulier. L’éthique du care serait l’éthique des femmes en effet, mais des femmes en tant que dominées et au sens d’une « nécessité faite vertu » : réponse morale à cette position de subordination, elle permettrait de légitimer, à leurs propres yeux, les vies de celles et ceux qui l’occupent mais serait sans pertinence pour les dominants et ne contribuerait aucunement à la déstabilisation des structures de domination. Ethique féminine plutôt qu’éthique féministe, la psychologie qui la sous-tend serait en fait une « psychologie de l’oppression », cautionnant l’

« intériorisation des marqueurs de l’infériorité » (Bartky 1990).

Remarquez bien toutefois qu’à la différence du précédent, l’argument qui prend acte de cette

critique n’est pas défavorable à la GPA pour des raisons intrinsèques au travail de care dont elle

transgresserait nécessairement les conditions d’accomplissement, mais pour des raisons

extrinsèques seulement, qui tiennent à la distribution symboliquement et matériellement inégale du

travail de care dans nos sociétés. Ainsi pour Debra Satz (1992, p. 128) : « Le problème de la

marchandisation du travail reproductif des femmes n’est pas qu’il ‟dégrade” la nature spéciale du

travail reproductif ni qu’il ‟aliène” les femmes d’une partie intégrante de leur identité, mais qu’il

renforce une division traditionnelle du travail hiérarchisée selon le genre ». Il est clair que

l’argument du care ici mobilisé n’est pas un argument essentialiste consacrant l’inacceptabilité

morale de la GPA en soi, mais un argument conséquentialiste qui valide cette inacceptabilité morale

en contexte seulement. C’est donc un argument qui cesserait d’être opératoire dans un monde d’où

la domination de genre aurait disparu, ou bien dans lequel l’idéal d’égalité tel que Kittay (1999, p.

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28) le conçoit serait réalisé : un idéal « connection-based » c’est-à-dire indexé sur le fait que « nous sommes tous les enfants d’une mère », fondé par conséquent sur la reconnaissance de nos obligations envers ceux qui ont besoin de care comme envers celles et ceux qui le fournissent, et impliquant à ce titre une réorganisation radicale des arrangements sociaux et politiques qui assurent aujourd’hui l’organisation du travail de la dépendance.

À partir de là, la question qui se pose est la suivante : peut-on envisager d’utiliser un argument du care pour légitimer la légalisation de la pratique de la GPA dans le monde tel qu’il est, structuré par des inégalités et hiérarchies de genre qui ne semblent pas encore en passe d’être levées

? Non qu’un tel argument soit à lui seul suffisant : il ne pourrait que participer de cette légitimation, conjointement à des arguments qui relèvent de l’éthique de l’autonomie (que je ne vais pas examiner). Ce serait plus précisément un argument du care dont les conclusions ne viendraient pas s’opposer à celles, favorables à la GPA, qui sont appuyées par les arguments de l’autonomie, et qui viendrait même leur apporter un soutien mais un soutien critique.

IV. L’ ÉTHIQUE DU CARE AU SERVICE D UNE PRATIQUE DIFFÉRENTE DE LA GPA

1. Droit à l’autonomie reproductive et responsabilité morale

Pour l’entrevoir, on peut commencer par revenir rapidement sur la critique, formulée par

Onora O’Neill (2002, chap. 3), des légitimations morales de la GPA qui se fondent sur un droit à

l’autonomie reproductive, conçu aussi bien comme un droit des femmes à contrôler leur fertilité que

come un droit à disposer de leurs capacités reproductives. On sait que cette notion de droit à

l’autonomie reproductive est d’inspiration libérale, plus précisément américaine, où elle s’articule à

la notion de droit à la vie privée (privacy). Elle a été utilisée en 1988 pour valider juridiquement la

GPA à l’occasion de l’affaire « Baby M » dont je parlais tout à l’heure, dans laquelle le juge Harvey

Sorkow déclara que la protection du droit à procréer incluait la protection du droit à procréer de

façon non-coïtale, au motif que les valeurs et les intérêts en jeu dans la création d’une famille ne

changent pas selon les moyens qui ont permis la création de cette famille. Mais elle est aussi

défendue, dans une interprétation parfois radicale, par d’éminent(e)s spécialistes de philosophie du

droit ou de philosophie morale, dont Ronald Dworkin. Dans Life’s Dominion (1993), ce dernier

défend ainsi la thèse selon laquelle l’autonomie reproductive, en tant que modalité privilégiée de

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l’expression de soi ou de notre identité la plus profonde et la plus intime, est une composante essentielle de l’autonomie personnelle conçue de façon « robuste », comme réalisation ou épanouissement de soi et pas seulement comme un synonyme de la liberté négative. Dans cette perspective, elle ne saurait se traduire moralement et juridiquement dans le seul droit d’accepter ou de refuser des traitements et des interventions reproductifs, mais doit impliquer un droit plus large à l’auto-détermination dans les questions reproductives, donc à choisir parmi les techniques de reproduction disponibles. Réciproquement, elle implique qu’il est illégitime de restreindre l’accès à ces techniques. Or, un argument du care peut très facilement contester l’idée que cette conception très généreuse de l’autonomie suffise à légitimer la GPA, au motif que « le droit de choisir », s’il est normativement contraignant pour les cas de fertilité non-désirée où il s’agit d’éviter de mettre au monde un enfant, ne l’est pas pour les cas d’infertilité non désirée, où il s’agit de rendre possible la mise au monde d’un enfant. Dans ce second cas en effet, la justification du droit de choisir en terme d’expression de soi – et du droit de bénéficier de l’assistance à la reproduction – paraît largement insuffisante si ce n’est déplacée, car cette expression de soi est précisément limitée par l’existence à venir d’un tiers qui dépendra de nous et dont nous devrons nous occuper et nous soucier. De ce point de vue, le droit à l’autonomie personnelle est un bien mauvais point de départ pour évaluer la légitimité morale de la GPA, qui doit bien plutôt s’apprécier en fonction des responsabilités morales mises en jeu.

2. L’argument de la responsabilité relationnelle favorable à la GPA

L’argument du care favorable à la GPA que je voudrais maintenant vous présenter se situe dans le prolongement de cet appel à considérer les responsabilités qui obligent les différentes parties impliquées les unes envers les autres, pas seulement à l’égard de l’enfant à naître donc, mais aussi bien à l’égard des gestatrices. En résumé, il tient dans les deux idées suivantes : (1) étant donné le contexte dans lequel circule aujourd’hui la pratique transfrontalière de la GPA, structuré par des inégalités et hiérarchies qui gouvernent la division du travail de care en général, la légalisation de la GPA – y compris de sa commercialisation – est préférable à son interdiction ; (2) à condition que les relations entre les différents partenaires impliqués et les dispositifs législatifs qui encadrent sa pratique soient envisagés sous l’angle de l’éthique du care plutôt que sous celui de l’éthique de l’autonomie. Voici comment Jennifer Parks, que j’ai déjà citée tout à l’heure, formule cette proposition dans son article « Care Ethics and the Global Practice of Commercial Surrogacy

» (2010, p. 336) : « À quoi ressemblerait le commerce mondialisé de la GPA s’il était fondé sur

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[une] conception des êtres humaines comme des personnes impliquées dans des relations de care ? […] La pratique du care est ce qui rend chacun de nous membre d’une communauté, d’un système politique et d’un système économique. Ainsi, si nous imaginons les êtres humains comme d’abord et avant tout des sujets caring, nous pouvons imaginer un système reproductif mondial entièrement différent, qui transformerait nos relations avec les individus que nous ‟louons” pour leurs services reproductifs ». Comment cela ? En quoi la perspective morale offerte par l’éthique du care pourrait-elle bien transformer la façon dont nous envisageons la pratique transnationale du travail reproductif et cette pratique elle-même, qui exhibe en même temps qu’elle risque d’alimente les inégalités structurelles à l’intersection du genre, de la classe et de la race ?

De deux façons. D’une part en rendant visibles des torts et des dommages, pour les gestatrices et pour les enfants issus de GPA, qui ne peuvent pas être proprement évalués, ni a fortiori réparés, dans le cadre libéral et national de distribution des responsabilités individuelles qui présuppose une égalité fictive des citoyens ; d’autre part en proposant de sanctionner juridiquement, dans les dispositifs législatifs d’encadrement de la GPA, l’absence de care qui est à l’origine de ces torts, soit un type spécifique d’irresponsabilité morale qui ne peut être identifié que si les relations de dépendance entre les parties impliquées dans la GPA, et pas seulement leurs droits respectifs, se voient reconnaître une charge normative et donc une force contraignante. La contribution de l’éthique du care à la légitimation de la légalisation de la GPA repose donc sur le concept de responsabilité morale relationnelle qu’elle implique, qualifié par Iris Marion Young (2006, p. 119) de responsabilité « politique » :

Les individus portent une responsabilité dans l’injustice structurelle car ils contribuent, par leurs actions, à des processus qui produisent des résultats injustes. Notre responsabilité dérive du fait que nous appartenons, avec d’autres, à un système de processus interdépendants de coopération et de compétition, à travers lesquels nous cherchons à satisfaire nos intérêts et réaliser nos projets. Même si nous ne pouvons pas remonter, en suivant une chaîne causale directe, des résultats que nous sommes susceptibles de regretter à nos propres actions particulières, nous sommes responsables car nous sommes parties prenantes du processus. Dans ce schéma de coopération sociale, chacun de nous s’attend à être traité justement, et les autres peuvent légitimement nous demander réparation. La responsabilité en relation à l’injustice dérive ainsi [...] de notre participation aux divers processus institutionnels qui produisent de l’injustice structurelle.

Je souligne que cette conception de la responsabilité n’invalide certainement pas la comparaison

éculée du travail reproductif au travail du sexe capté par les réseaux transnationaux de la

prostitution, tous deux relevant relevant du « traffic des femmes » tel que l’a analysé Gayle Rubin

(1975). En revanche, la comparaison n’est plus justifiée par une supposée immoralité ou indécence

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intrinsèque à ces deux formes de travail. Elle en amène par ailleurs une autre, plus embarrassante, car elle permet de soutenir que les États qui par leur législation prohibitive encouragent leurs résidents à aller à l’étranger, pour bénéficier du travail de care de celles qui occupent une position structurelle de subalterne, sont comparables aux anciennes puissances coloniales qui exploitaient les ressources naturelles des colonies à leur propre avantage (Donchin 2010). La justesse de ces deux comparaisons, et je terminerai par là, est toutefois conditionnelle.

3. Comment lutter contre la domination de genre

Pourquoi ? Si l’on reprend le second argument du care que j’ai mobilisé tout à l’heure, on est tenté de dire qu’en effet, tant que la domination de genre n’aura pas disparu, alors ces comparaisons seront empiriquement valides. Ce n’est pourtant pas la conclusion qui suit de l’argument de la responsabilité relationnelle : d’après cet argument, ces comparaisons seront valides tant que dans la chaîne mondiale du care, la position privilégiée occupée par les un.e.s justifiera leur indifférence à l’égard des autres plutôt que l’exercice de la responsabilité politique qui leur incombe au titre même de cette position. Loin de supposer la disparition de la domination de genre, non plus que celle de race et de classe, cette conclusion n’est donc recevable, et ne peut avoir d’implications concrètes, que dans le contexte d’une telle domination. Qu’est-ce que cela implique d’un point de vue féministe, ou pour l’approche et le traitement féministes de la domination ? Je cite à nouveau Jennifer Parks (2010, p. 34) précisant que l’argument de la responsabilité relationnelle « est motivé par un souci pragmatique de prévention des torts » infligés aux personnes impliquées dans le commerce mondialisé de la GPA et non par une évaluation morale de la GPA sui generis visant éventuellement à justifier son abolition, laquelle apparaît aujourd’hui de toute façon « irréaliste ».

Dans la perspective de la première génération de la recherche sur la GPA, cette position peut de fait sembler avoir complètement abandonné la question de juris de l’évaluation morale de la GPA et avoir cédé devant le fait accompli. Parallèlement, d’une éthique d’abord essentialiste puis critique voire abolitionniste à l’égard de la domination de genre, l’éthique du care qui légitime cette même position serait devenue une éthique du moindre mal. Un tel diagnostic me paraît pourtant réducteur.

En effet, la seconde génération de la recherche n’a pas tant renoncé à la réflexion normative

sur l’acceptabilité morale de la GPA qu’elle n’articule désormais cette réflexion aux enjeux

politiques et géopolitiques soulevés par sa pratique actuelle, dont on peut en effet douter qu’elle

disparaisse sous le seul effet de législations localement prohibitives et de la stigmatisation de ce

qu’on appelle parfois le « tourisme reproductif ». Dans cette perspective, on doit se demander si la

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logique de protection des femmes revendiquée par les partisans de l’interdiction de la GPA vient véritablement contrer la logique d’exploitation des femmes que cette pratique à la fois exposerait et amplifierait, ou si au contraire, dans un monde où l’oppression de genre est loin d’avoir disparu, elle est au mieux sans effet sur cette exploitation, au pire l’alimente, et dans tous les cas prive les femmes qui la subissent de certains moyens de résister à cette oppression. Les propositions de l’éthique du care mobilisées par les féministes de la seconde génération de recherche sur la GPA s’assoient, pour ainsi dire, sur la seconde branche de cette alternative. Cela signifie qu’elles sont à comprendre comme des réponses, pragmatiques en effet, au défi de la « double contrainte » que le fait même de la domination de genre fait peser sur les dilemmes moraux qui mettent en jeu l’usage du corps des femmes, et qui rend en particulier l’interdiction de la GPA aussi bien que son autorisation moralement problématique. Margaret Jane Radin (1990) rappelle ainsi qu’ « il y a deux façons de penser la justice. La première consiste à penser la justice dans un monde idéal, le meilleur monde que nous pouvons aujourd’hui concevoir » : de ce point de vue il faut purement et simplement tenter d’éliminer les structurelles conceptuelles et politiques de la domination de genre.

Mais pour atteindre cet objectif, une phase de transition est nécessaire dans laquelle nous devons aussi « penser une justice non-idéale : là où nous nous trouvons maintenant, quelle est la meilleure décision », c’est-à-dire quelles sont les actions et les modes d’imputation de ces actions qui nous rapprocheraient de la justice idéale non seulement en diminuant les torts causés par la domination, mais aussi en favorisant la puissance d’agir des dominées ? En motivant ce type de questionnement à l’égard de la GPA, l’éthique du care, c’est du moins ce que j’aurai tenté de montrer aujourd’hui, permet d’élaborer des solutions qui ne font pas que composer avec la domination, comme on le lui a souvent reproché, mais qui travaillent aussi à sa critique et à sa dissolution.

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