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Matthieu CAMPBELL Le plaisir dans la pensée d’Aristote

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Academic year: 2022

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ÉCOLE DOCTORALE V Concepts et Langages – ED 0433 Centre Léon Robin

UFR DE PHILOSOPHIE

Thèse pour l’obtention du grade de Docteur de l’Université de Paris IV Histoire de la philosophie

Présentée et soutenue publiquement par

Matthieu CAMPBELL

Le plaisir dans la pensée d’Aristote Physiologie, essence, valeur et usage

Thèse dirigée par André LAKS, Professeur, Université de Paris IV Paris-Sorbonne

4 juillet 2011

Jury :

Michel CRUBELLIER, Professeur, Université de Lille III Charles-de-Gaulle Jean-Louis LABARRIERE, Chargé de Recherche, C.N.R.S., Paris

Pierre-Marie MOREL, Professeur, École Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines, Lyon

Francis WOLFF, Professeur, École Normale Supérieure, Paris

Cette thèse a été financée par la Région Nord Pas-de Calais

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(Physiologie, essence, valeur et usage)

Cette étude réexamine la théorie aristotélicienne du plaisir en analysant avec soin les textes qui s’approchent au plus près d’une définition du concept, et en mesurant les présupposés et les enjeux de cette conception dans l’ensemble de la philosophie d’Aristote. Elle est organisée autour d’un commentaire suivi de la deuxième partie du traité du livre X de l’Ethique à Nicomaque, qui détermine avec précision le statut du plaisir : au sein d’un unique acte cognitif pensé comme une activité continuellement parfaite, le plaisir est à la fois la satisfaction avérée de notre bon exercice, et l’incitation à le continuer tel quel. Avant d’aborder ce texte, nous explorons ce qu’il présuppose et ce qu’il exclut.

Nous élucidons le sens exact de l’opposition entre « activité » (energeia) et processus progressif. Nous reconsidérons, à partir des traités de psychologie, les caractéristiques formelles de la sensation, paradigme de l’activité plaisante. Nous montrons enfin, grâce à un examen de l’ensemble du corpus, que les plaisirs qui n’obéissent pas à ce paradigme, à savoir les satisfactions des appétits corporels, alimentaires ou sexuels, ne sont pas pour Aristote des plaisirs effectifs. Le dernier moment de notre étude est consacré à évaluer la théorie par rapport à sa destination, le savoir dont doit disposer l’éducateur pour fabriquer les vertus dont l’exercice est le bonheur. Nous soulignons qu’à partir des éléments fournis par Aristote, il est difficile, bien que nécessaire, de distinguer le plaisir du bien auquel on doit tendre ; il est tout aussi malaisé de penser et d’évaluer les plaisirs que l’éducation doit réguler, mais également ceux qu’elle doit atteindre, qu’il s’agisse du plaisir de la meilleure pratique ou de celui de la meilleure contemplation.

Aristotle on Pleasure

(Physiology, Essence, Valuation and Practice)

In this work, I scrutinize Aristotle’s theory of pleasure by analysing closely the texts that define the concept as faithfully as can be, and by assessing the presuppositions and the stakes of this definition within Aristotle’s philosophy as a whole. This study is centred upon a comment of Nicomachean Ethics X, 3-4 where the status given to pleasure is enlightened with precision: pleasure is located within a unique act of cognition, which is essentially a perfect and perpetual activity; in this activity, pleasure is both an aspect that reveals the good functioning of our exercise, and an incentive for us to keep it working in the exact same way. I, however, explore the elements that this account presupposes or excludes. I try to elucidate the exact meaning of the opposition Aristotle makes between what he calls “activity”

(energeia), and processes in progress. And at first, basing my study on his treatises on psychology, I give a new light to the formal features of sensation- the paradigm of a pleasant activity. I shall also explain how the types of pleasure that do not follow this paradigm, i.e. those satisfying our bodily appetites, are not seen by Aristotle as some effective pleasures at all. The last phase in this work is devoted to an assessment of Aristotle’s discourse on pleasure according to its aim: delivering the knowledge a teacher needs in order to create in his pupils the different virtues the performing of which is happiness. I underline that, from the elements given by Aristotle, it is difficult, but necessary, to make a distinction between the pleasure one can feel at goodness and this very same goodness towards which one must strive. It is quite as difficult to conceive and evaluate all the forms of pleasure education has to regulate, as well as those that it must lead one to feel, whether it is pleasure deriving from the best practice or from the best contemplation.

Mots clés : philosophie antique, éthique, Aristote, plaisir, acte, activité, mouvement, homme et animal, désir, théorie de la sensation, bien, bonheur, souverain bien, éducation, vertus, action

Key-words : Ancient Philosophy, Ethics, Aristotle, Pleasure, Activity, Actuality, Movement, Humans and Animals, Perception Theory, Goodness, Happiness, Highest Good, Education, Virtues, Action

Centre Léon Robin

Université de Paris IV Paris-Sorbonne 1, rue Victor Cousin, 75005 Paris

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Remerciements

En premier lieu, je remercie André Laks d’avoir accepté de diriger ce travail. Je lui dois nombre de séances de lecture, dans le cadre d’entretiens individuels ou de séminaires collectifs, lors desquelles j’ai pu être orienté par son regard aiguisé sur les textes et sur les problèmes qu’ils posent, en bénéficiant ainsi d’un point de départ précieux pour tenter de les analyser à mon tour. J’ai également bénéficié de ses remarques et de ses corrections sur ma propre prose, beaucoup plus ennuyeuse que celle d’Aristote, car l’obscurité, cette fois, venait de la confusion et de la diffusion du propos.

Je veux surtout dire qu’en dépit des grandes et longues difficultés que j’ai personnellement rencontrées pendant les années de préparation de mon travail, et qui ont interrompu durablement son efficacité, André Laks a été très compréhensif à mon égard, et m’a soutenu sans condition pour que je puisse maintenir un cap alors même qu’il ne m’était pas possible de l’apercevoir. Une fois n’est pas coutume, ce qui est dit ici est un euphémisme. Francis Wolff, qui fut un de mes premiers professeurs et m’orienta jadis vers la philosophie ancienne, m’a également encouragé sans cesse pendant ces longues années.

Je remercie également les membres de mon jury d’avoir attendu patiemment la finition de cette thèse, et d’avoir bien voulu examiner un travail dont la longueur dans l’espace et le temps ne correspond plus aux coutumes établies.

Je dois beaucoup aussi aux professeurs et aux chercheurs qui ont dirigé des séminaires lors desquels j’ai beaucoup appris, et à ceux qui y ont participé. Je pense ici aux membres de l’équipe de recherche en études anciennes de l’Université de Lille 3, où cette thèse fut initialement préparée, et où j’ai pu bénéficier de séances de travail collectif qui ont été déterminantes pour mes premières années d’apprentissage. Je pense aussi à Jonathan Barnes et Francis Wolff, qui m’ont accueilli dans leur séminaire de présentation de travaux de doctorants, avant qu’André Laks ne vienne se joindre à eux.

Je remercie aussi David Lefebvre de m’avoir jadis donné la possibilité de rassembler un groupe de doctorants français et étrangers, dans des réunions consacrées à la lecture du De anima. Ma gratitude va enfin aux membres du centre Léon Robin qui m’ont ouvert leurs portes lors de mon transfert de Lille à Paris. Je leur dois aussi quelques excuses, car ce changement a eu lieu à un moment où j’ai cru prochain l’achèvement de ma thèse. Mon obstination à y parvenir est responsable de nombreuses absences lors des séminaires qu’ils ont organisés.

Nombreux sont ceux qui m’ont aidé lors de la préparation de cette thèse, ou qui

ont supporté les contraintes et les désagréments qu’elle a occasionnés. Je ne peux ici

remercier que ceux qui ont participé directement à mon travail, par des renseignements

précieux, par leurs lectures, ou par leur écoute soutenue de longues récitations orales. Je

remercie Sylvie Anahory, Fabienne Baghdassarian, Alain Campbell, Charlotte

Campbell, Christine Campbell, Michel Crubellier, Catherine Dekeuwer, Silvia Fazzo,

Julie Giovacchini, Séline Gulgonen, Charlotte Murgier, Yann Vannel, François Vignal,

et bien davantage encore, si la formule était juste, Agnès Perrais.

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AVANT-PROPOS

Tous les textes anciens ont été traduits par nos soins. Dans la première partie de notre bibliographie, nous ne mentionnons donc que les ouvrages ayant établi les textes grecs et latins sur lesquels nous avons travaillé. Les traductions sont répertoriées parmi les études critiques. Quand nos remarques sont fondées sur la seule traduction, nous le signalons le plus souvent dans nos notes. Celles-ci, par ailleurs, se réfèrent à la littérature secondaire par la seule mention du nom de l’auteur et de la date d’édition de l’étude consultée. Dans la bibliographie, les livres et articles critiques sont donc regroupés ensemble dans une unique liste alphabétique.

Les abréviations utilisées pour les références sont usuelles et reconnaissables, et elles sont souvent précédées par la mention complète du titre de l’ouvrage dans le corps de notre texte. Toutefois, celles qui traduisent un nom d’auteur, ou celui d’une collection éditoriale, sont explicitées ci-dessous.

La table des matières détaillée figure à la fin du corps de la thèse, à la suite de la bibliographie et avant les annexes. Pour faciliter l’orientation dans notre étude, nous proposons un court sommaire avant l’introduction. Dans les notes de celle-ci, nous avons également ajouté des renvois, écrits en caractères gras, indiquant dans quelle section de notre développement les diverses thèses avancées se trouvent établies.

Nous avons volontairement renoncé à nous référer explicitement à des philosophes modernes. Sans doute, toute ressemblance avec des doctrines existantes ou ayant existé ne sera pas ici purement fortuite ; mais leur citation, dans leur formulation conceptuelle propre, aurait exigé des précisions et des explications excédant les limites de notre étude. Le manque de place nous a également obligé à discuter avec les commentateurs d’une manière très directe, en faisant l’économie des gratifications, des félicitations et de leurs contraires. Nous présentons nos excuses à ceux qui pourraient être heurtés par un tel procédé, et voulons dire ici que les études que nous critiquons sont aussi celles qui ont été les plus stimulantes par leur rigueur, leur précision et leurs innovations.

Abréviations :

CAG Commentaria in Aristotelem graeca, éd. G. Heylbut, 1889-.

CORP. HIPP. Hippocrate, Œuvres Complètes, Paris : Les Belles Lettres, t.-I-X.

DG Doxographi Graeci, H. Diels, 1879.

DK Die Fragmente der Vorsokratiker, H. Diels et W. Kranz, 3 vol., 1952.

DL Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, M. Marcovich, 1999.

SSR Socratis et socraticorum reliquiae, G. Giannantoni, t.-II, 1993.

S.V.F Stoïcorum veterum Fragmenta, von Arnim, 4 vol., Stuttgart, 1903.

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Introduction

……….………..………...13

PREMIÈRE PARTIE PLAISIR ET SENSATION, PLAISIR ET APPÉTIT………....….75

CHAPITRE I UNE PHYSIQUE DU PLAISIR ? CONTINGENCE DE LA DISCIPLINE ET ÉQUIVOCITÉ DE L’OBJET.……...82

CHAPITRE II LES CRITÈRES DU SENSIBLE PLAISANT…….……….…………..……..183

CHAPITRE III LE PLAISIR ET LA PEINE DANS LA THÉORIE DE LA SENSATION DU DE ANIMA………... 204

CHAPITRE IV LE PROBLÈME DES PLAISIRS CORPORELS ....…..… ………299

CONCLUSIONS DE LA PREMIÈRE PARTIE ………….………….…..………….………… 365

DEUXIÈME PARTIE L’ESSENCE DU PLAISIR : MOUVEMENT ET ACTIVITÉ, ACTIVITÉ ET PLAISIR……….... 371

CHAPITRE V LE MODÈLE DE LA VISION, L’ANTI-MODÈLE DU MOUVEMENT : ÉTHIQUE A NICOMAQUE X 3………...… 385

CHAPITRE VI CE QUE L’OPÉRATION PLAISANTE N’EST PAS, CE QUE LE PLAISIR N’EST PAS : LA RÉFUTATION DES THÉORIES ANTÉRIEURES…….……439

CHAPITRE VII ENERGEIA, MOUVEMENT ET PLAISIR

DANS LA MÉTAPHYSIQUE ………..………..…..530

CHAPITRE VIII L’ESSENCE DU PLAISIR : ÉTHIQUE À NICOMAQUE X 4

……...

626

CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE ……….…..776

TROISIÈME PARTIE LA VALEUR DU PLAISIR ET SON USAGE DANS L’ÉDUCATION

………..……….

783

CHAPITRE IX IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE ENTRE LE SOUVERAIN BIEN ET LE PLUS GRAND PLAISIR

………...…...…….………....

800

CHAPITRE X LES DIFFÉRENTS PLAISIRS DANS LE PROCESSUS PRODUCTEUR DE L’EXCELLENCE HUMAINE, LEUR HIÉRARCHIE ET LEUR ARTICULATION ………...… ………..948

CONCLUSIONS DE LA TROISIÈME PARTIE ……….…1126

CONCLUSION………..…….1131

Bibliographie

...1153

Table des matières

……… 1181

ANNEXES………...………..1189

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En souvenir de Madame Robert Campbell

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INTRODUCTION

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Sur la scène de la philosophie contemporaine et de l’interprétation récente des textes anciens, il arrive que certains événements aient une influence importante sur plusieurs générations, et suscitent tantôt l’épanouissement, tantôt la paralysie de la pensée dans l’un ou l’autre de ses objets d’étude. En 1953 et 1954, Gilbert Ryle proposait, dans ses Dilemmes prononcés à Cambridge puis dans la revue Proceedings of the Aristotelian Society, deux contributions sur le plaisir qui allaient donner, jusqu’à aujourd’hui, une impulsion féconde à l’étude de la théorie platonicienne consacrée à ce sujet, et mener au contraire l’interprétation de celle d’Aristote dans des discussions qui allaient prendre l’ascendant sur la lecture suivie et rigoureuse des textes, en introduisant parfois des problématiques qui leur sont étrangères et qui empêchent d’entrer avec eux dans un dialogue pertinent.

Cette évolution peut surprendre à la lecture des réflexions de Ryle. Car sa conception du plaisir paraît plus proche de celle d’Aristote que de celle de Platon. Elle s’inscrit contre une tradition considérant le plaisir comme un contenu perçu passivement reçu, descriptible et isolable dans l’espace et le temps comme toute autre donnée sensible, mais qui a cette particularité, comme la douleur, d’être senti intérieurement et rapporté à notre corps, et de se présenter comme un impression motrice dont nous pâtissons, et non comme une impression qui nous fait apercevoir un objet extérieur.

Cette tradition, héritée de l’empirisme anglais, a eu des prolongements dans les éthiques utilitaristes et les psychologies positivistes du XIX

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siècle : car d’un côté, elle fait du plaisir un mobile identifiable et indépendant susceptible d’être identifié à la fin de toutes nos conduites. De l’autre, elle l’assimile à une force qui à côté de la douleur opposée, paraît apte à rendre compte de tous nos comportements et de tous nos actes mentaux, à la manière dont les forces, dans la mécanique newtonienne, constituent des principes explicatifs pour les mouvements des corps

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. Cette perspective, au moins en ce qu’elle considère le plaisir comme une affection purement passive qui a un contenu distinct des autres affections et qui paraît prendre son origine dans le corps, a un point commun avec celle que Platon prend pour point de départ dans ses dialogues. Quand Ryle s’y oppose en montrant que le plaisir n’est rien par lui seul, mais qu’il accompagne des

1 Pour cette description par Ryle de la théorie qu’il combat, cf. Dilemmas, IV, p. 56-57.

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perceptions ou des opérations dont certaines sont actives, et que de plus, il consiste dans une attention, une attirance qu’elles exercent sur l’esprit, il défend une position d’apparence aristotélicienne.

Les analyses de Ryle, parce qu’elles présentent des affinités avec le propos d’Aristote, ont naturellement stimulé les esprits, et amené les commentateurs à reconsidérer sous un angle nouveau les textes aristotéliciens consacrés au plaisir.

Cependant, dans la méthode qu’elles emploient et dans les présupposés qu’elles adoptent, elles sont aux antipodes de la perspective du philosophe ancien. Telle est l’origine, nous semble-t-il, des malentendus dont la doctrine aristotélicienne a fait l’objet dans nombre d’interprétations récentes. Il se trouve que de plus, les thèses de Ryle se prêtent à des objections spontanées qui correspondent assez bien tantôt aux vues d’Aristote, tantôt aux problèmes que ces vues doivent affronter. En exposant brièvement ces thèses et en les soumettant à quelques remarques dialectiques, on adopte donc un point de départ qui permet d’évaluer les études spéculatives récentes de la théorie aristotélicienne du plaisir, mais qui introduit aussi à cette théorie tout en soulignant son intérêt immédiat.

A. À

PROPOSDESTHÈSESDE

R

YLESURLEPLAISIR

Les réflexions de Ryle sur le plaisir consistent à montrer que le plaisir n’est pas

comme son contraire, la douleur, une sensation ou un sentiment dont on peut

circonscrire l’objet dans le temps et dans l’espace. A propos de la douleur, on peut dire

qu’elle est localisée dans un endroit du corps, qu’elle est instantanée, périodique ou

chronique, qu’elle est comparable à une piqûre, une brûlure, un déchirement ou une

pulsation. Elle peut être parfois isolée par celui qui l’éprouve lorsqu’il prête attention à

autre chose, et le plus souvent, elle le perturbe dans ses activités en cours. Elle peut être

ressentie, enfin, sans que l’on en connaisse la cause, et comme un effet qui n’est pas

immédiatement corrélé à celle-ci. Toutes ces descriptions n’ont pas lieu d’être dans le

cas du plaisir, qui correspond selon Ryle à ce que nous voulons dire à chaque fois que

nous déclarons « nous plaire à quelque chose », par exemple à écouter un morceau de

musique, à résoudre un problème de mathématique ou à pratiquer la course à pied. On

ne dit jamais qu’un tel plaisir est situé dans un point du corps et dans un instant du

temps, on ne peut le qualifier aussi précisément que la douleur, ni en décrire le devenir

comme rapide ou lent, alterné ou continu. On ne peut pas non plus ni l’éprouver sans

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appréhender en même temps ce qui le suscite, ni s’en détacher pour se livrer à une autre occupation, ni être entravé par lui dans l’activité que l’on mène. C’est que le plaisir n’est pas une sensation ni un fait isolable, mais vient toujours se superposer au fait auquel on prend plaisir, une sensation, une activité physique ou intellectuelle, en rendant ce fait manifeste et de plus, en attirant vers lui l’application de notre esprit

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. Ryle conclut qu’il faut caractériser le plaisir non pas comme un acte accompli, ou comme un contenu perçu, mais comme une attention ou une captation que nous éprouvons passivement en raison de l’un ou de l’autre, et qui incline l’ensemble de notre esprit à rester concentré sur lui

3

.

Toutes les caractéristiques positives prêtées au plaisir sont présentées dans un discours qui se veut suggestif plutôt que définitif, et qui laisse explicitement ouverts des problèmes à résoudre. De l’aveu même de Ryle, la détermination du plaisir n’est pas achevée. Car la vigilance suscitée par une nouvelle inquiétante, l’étonnement provoqué par une découverte, et même la douleur, attirent l’esprit et le portent à un examen attentif, alors qu’ils ne sont pas des plaisirs. Cette difficulté, pourtant, n’est peut-être pas insoluble, et certaines précisions pourraient fort bien compléter l’analyse : si l’on ajoute que le fait excite une attention persistante et soutenue de l’esprit, et qu’il a cet effet attirant par lui-même, et non parce que nous voulons le fuir, ou bien craignons ou désirons autre chose que lui, alors l’attention ainsi délimitée paraît correspondre assez exactement à ce que nous entendons par le plaisir pris au fait en question.

Il existe une autre imprécision, en revanche, que Ryle n’a pas mentionnée. Il semble qu’à ses yeux, ce qui suscite l’attention et l’attirance qui est plaisir puisse être une saisie cognitive instantanée, comme la perception d’une odeur qui selon lui, a lieu dans l’instant. Mais ce peut être aussi, apparemment, une activité motrice comme une marche à pied, un jeu de construction, ou encore la restauration alimentaire. Sans doute, le langage ordinaire dit alors que l’on prend plaisir à marcher, à construire, à s’alimenter, et non à quelque chose de plus défini dans ces activités. En adoptant, pour définir le plaisir, la méthode analytique de l’identification des conditions de vérité de ce langage, on est donc enclin à s’arrêter à de telles descriptions. Elles sont pourtant très problématiques, et confondent dans leur imprécision plusieurs cas de figure qui pourraient bien n’avoir rien de commun entre eux.

2 Cf. Dilemmas, IV, p. 58 et s., et Pleasure (Proceedings of the Aristotelian Society, 1954, réédité dans Philosophical Papers, 1971, II, p. 327-328) et pour le dernier point, Dilemmas, IV, p. 65-66, Pleasure, p.

329.

3 Cf. Pleasure, p. 332-333.

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Quel est exactement ce qui suscite l’attention soutenue, et donc le plaisir, d’un enfant en train de construire quelque chose ? S’il s’agit de ses opérations motrices en tant que telles, il faut alors déclarer, semble-t-il, qu’il prend plaisir à déclencher des mouvements, abstraction faite de ce qu’il pourra éventuellement en saisir par la perception ou par la pensée. Ce qui fait plaisir est, pourrait-on dire, la décharge ou la détente motrice, et non la réception cognitive de celle-ci, qui quand elle intervient, n’est qu’accessoire. Il se pourrait qu’une telle description soit juste ; elle le serait en tout cas pour des plaisirs comme celui qu’un enfant prend à crier ou à s’ébattre en tout sens, et celui que l’on prend à se délasser ou à se promener. Mais elle n’obéit certainement pas aux déterminations que Ryle donne au plaisir. D’après lui, prendre plaisir est une attention que nous éprouvons passivement en raison d’un fait qui s’impose à nous, et une attention qui pousse à concentrer tout notre esprit sur ce même fait. Dans l’opération de construction, c’est donc la saisie cognitive du mouvement qui doit faire plaisir, et non le mouvement lui-même, et elle doit faire plaisir parce qu’elle attire l’esprit vers une saisie identique qui dans le cas présent, ne peut avoir lieu que si l’activité constructive est prolongée.

Le cas du plaisir pris à s’alimenter pose davantage de problèmes encore. Dans un article de 1954

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, Ryle observe qu’Aristote a justement rectifié Platon en refusant d’identifier le plaisir pris à la restauration alimentaire et cette restauration même : lors de ce processus progressif, commente-t-il, le fait même de prendre plaisir ne peut pas être un processus. Car si l’on nous arrête au milieu de la réplétion, nous dirons que nous avons été empêchés de terminer et de compléter celle-ci, mais nous ne dirons pas, en revanche, que nous avons été empêchés de terminer et de compléter le fait de prendre plaisir à s’alimenter. Cette interprétation d’Aristote, qui a eu une grande influence en dépit de son inexactitude, permet au moins de préciser l’idée que Ryle se fait du plaisir : prendre plaisir est une captation de l’esprit qui est certes une force dynamique, mais qui est circonscrite dans l’instant et est alors tout ce qu’elle doit être. Aussi l’interruption d’un processus en son milieu ne change-t-elle rien au fait qu’en tout instant antérieur, on a terminé et accompli pleinement le plaisir que l’on y a pris : être à moitié captivé par quelque chose, et par conséquent prendre plaisir à moitié à quelque chose, sont en effet des formules intrinsèquement contradictoires.

4 Proofs in philosophy, dans Revue internationale de philosophie, p. 150-157.

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L’analyse précédente, sur plusieurs points, paraît contredire l’idée que le plaisir incline l’esprit vers la reproduction de ce qui fait plaisir. Car alors, le plaisir en tant que tel doit être une force qui pousse toujours au-delà de l’instant où il a lieu. En toute opération plaisante qui se trouve brutalement interrompue, il sera donc amputé dans l’extension qu’il doit prendre, de sorte que par exemple, nous serons frustrés si un objet parfumé nous est subitement retiré. Dans le cas particulier de l’alimentation, il sera également amputé, semble-t-il, parce qu’en chaque instant, le plaisir que nous éprouvons n’est pas complet en soi et fait appel à un plaisir plus grand que lui. Mais par ailleurs, on peut aussi douter que le processus alimentaire et les opérations qui interviennent en lui puissent être porteuses d’un plaisir tel que le conçoit Ryle. Si dans un processus progressif, on effectue chaque étape pour en avoir fini avec elle et effectuer l’étape suivante, et si l’on effectue le tout pour en avoir terminé avec l’opération, il paraît clair qu’alors, on ne prend pas du plaisir à ce que l’on fait, mais bien plutôt de la peine. Examinons maintenant, dans la restauration alimentaire, les opérations par lesquelles nous satisfaisons progressivement un appétit intense : quel est alors le fait auquel nous prenons du plaisir, en étant par là inclinés à garder notre attention soutenue sur lui ? Ce n’est pas la sensation de l’aliment, puisqu’au lieu de persister en elle, nous nous en délivrons au plus vite en avalant et en nous mettant en mouvement pour saisir un nouveau morceau. Ce n’est pas non plus ce mouvement, car nous ne l’effectuons pas avec application, mais en nous précipitant vers la sensation future à laquelle il mène. Apparemment, nous ne prenons donc plaisir à rien de ce que nous faisons. Pour cela en effet, il faudrait que l’acte auquel on prend plaisir, avant le plaisir lui-même, soit toujours tout ce qu’il doit être, au lieu de devoir s’effacer devant un autre acte que lui.

Si Ryle ne s’est pas aperçu des implications de sa propre conception du plaisir, il

n’en va pas de même d’Aristote : lui aussi pense le plaisir comme une incitation à faire

persister l’acte plaisant, mais de manière conséquente, il en déduit qu’on ne peut pas

prendre plaisir à effectuer un processus progressif, et qu’on ne prend pas de plaisir non

plus à l’alternance de sensation et de tendance motrice constituant la satisfaction de

l’appétit. Plus généralement, on a pu critiquer Ryle parce que son concept de plaisir ne

rend pas compte de nombreux vécus que nous appelons de ce nom, et parce que son

opposition entre plaisir et douleur est manifestement biaisée. D’un côté, tous les plaisirs

ne se présentent pas comme une captation cognitive accompagnant un acte donné et

inclinant à le poursuivre. Certains, comme les plaisirs corporels ou les satisfactions de

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désirs violents, paraissent être plutôt des affections à part entière comme l’est la douleur. D’un autre côté, si l’on pense le plaisir comme le fait Ryle, il ne faut pas lui opposer la douleur, mais la peine, et concevoir celle-ci comme une répulsion qui accompagne un fait quelconque et incite à le fuir. Il faut ensuite tenter d’expliquer la douleur, l’effort pénible ou la souffrance émotionnelle comme des dérivations et des intensifications de cette peine. Aristote, nous le verrons, paraît bien avoir tenté de rendre compte des phénomènes pénibles de cette manière. Il assume en tout cas que de nombreux plaisirs apparents, comme les jouissances corporelles ou les soulagements émotionnels, ne sont pas réellement des plaisirs.

En ce qui concerne cette fois les plaisirs propres à entrer sous sa conception, Ryle peut être critiqué parce qu’il admet, pour les perceptions et les faits plaisants, les principes de la psychologie expérimentale qu’il refuse pour le plaisir lui-même : par la

« perception » porteuse du plaisir, il faut entendre « l’objet perçu », ce qui revient à faire de la perception, et en général de la saisie cognitive qui fait plaisir, une réception passive circonscrite et terminée dans l’instant. Il faut par conséquent en dissocier le plaisir qu’elle suscite, à savoir la mobilisation dynamique de la totalité de notre esprit à son égard. Cette différenciation pose pourtant quelques problèmes. Prenons pour exemple l’olfaction d’un parfum. On peut certes dire que le plaisir que l’on y prend est une attirance suscitée par la perception, qui nous pousse à nous appliquer à la sentir de nouveau. Mais comment distinguer cette attirance du contenu perçu lui-même ? Elle doit lui être immanente, s’il est vrai que l’odeur perçue est cela même qui procure du plaisir en captant notre attention. Or, si le plaisir qui pousse à sentir davantage est contenu dans la sensation de l’odeur, il est évident que celle-ci n’est pas de soi instantanée, mais qu’au contraire, elle tend à se continuer sur la durée.

Dès lors, on doit choisir entre deux modèles possibles : ou bien on entend par la

sensation à l’origine du plaisir une réception passive du senti, et celle-ci ne peut nous

pousser à davantage de sensation que si elle capte et absorbe nos facultés. Dans ce cas,

le plaisir doit être pensé comme une passion dont l’esprit se trouve envahi. Mais pour

Ryle, prendre plaisir à un fait n’est justement pas une telle passion, mais un

investissement actif par lequel nous tendons au même fait avec application et

discernement. Ou bien le plaisir pris à sentir est l’inclination active à sentir

soigneusement ce que l’on a déjà senti. Mais alors, la sensation initiale qui est porteuse

d’une telle inclination doit être pensée non pas comme un objet ou comme sa réception

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passive, mais comme un acte, par lequel indissolublement, on saisit le parfum et y prend plaisir : car c’est à un tel acte que conduit immédiatement l’inclination du plaisir, et celle-ci, par hypothèse, porte vers la même chose que ce dont elle est issue. De plus, si le plaisir est immanent à un acte de sentir tout en le faisant tendre à se prolonger, cet acte ne doit pas alors être pensé comme ponctuel et instantané, mais comme une activité de soi continue. Quant au plaisir même, il n’est plus nécessaire de l’attribuer à d’autres opérations cognitives que le seul acte sensoriel auquel il est pris : celui-ci fait plaisir en ce qu’il tend de soi à se continuer avec le même contenu, la même clarté et la même exactitude que ceux qu’il a d’emblée.

Selon le modèle que nous venons d’introduire, qui est précisément celui d’Aristote, un fait mental plaisant ne doit pas être réduit à un objet. Il n’est par conséquent ni résumé et circonscrit dans un instant du temps, ni enregistrable, ni descriptible sous des propriétés statiques, ni donc susceptible d’être mis en rapport avec d’autres objets dans des associations régulières de causes et d’effets. Il est un acte et un exercice qui s’étend continuellement sur la durée, et le plaisir que l’on y prend en est précisément l’indication. Dans le domaine des sensations, ce modèle pourrait entrer en concurrence avec celui de Ryle. Mais supposons qu’il existe un plaisir pris à une opération intellectuelle comme la recherche de la solution d’un problème de mathématique, que l’on effectuera par une série continue de rapprochements et de différenciations avec des problèmes analogues déjà résolus au moyen de tel ou tel procédé. Ce à quoi l’on prend plaisir ne peut pas alors être circonscrit comme un objet défini ; il est bien plutôt un exercice continu de la pensée, où chaque moment fait appel au moment ultérieur. De plus, le plaisir en tant que tel ne peut pas être pensé comme une absorption de l’esprit par un objet délimité qui s’impose à lui ; il est plutôt une incitation active inclinant à poursuivre ce qui d’emblée et en tout moment est un acte, à savoir la détermination du procédé propre à résoudre le problème posé.

Dans un dernier domaine, celui de la décision pratique, le paradigme de

l’exercice continu plaisant en lui-même, par opposition à celui de la motivation de

l’esprit par des objets porteurs de plaisir, apporte une solution originale à des difficultés

usuelles. Pour expliquer ce qu’est le choix le plus prudent dans une situation donnée, on

peut chercher à le fonder sur les divers objets plaisants ou pénibles qui peuvent alors

tenir lieu de mobiles. Mais ce faisant, on risque de fournir une explication insuffisante :

le choix résultera d’un calcul raffiné des plaisirs et des peines dont la possibilité même

peut être interrogée, car la juxtaposition des plaisirs et des peines dans un calcul paraît

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incompatible avec la présence à l’esprit de chacun d’eux, qui semble pourtant nécessaire pour les apprécier à leur juste mesure. Face à cette difficulté, on a pu conclure que dans tous les cas, la détermination par le plaisir et la peine ne peut pas rendre compte du choix dans toute sa portée, et que celui-ci, pour être conforme à ce qu’il vaut, ne doit pas être effectué par plaisir, mais bien plutôt contre tout plaisir quel qu’il soit.

Aristote propose un modèle qui permet d’éviter ces conséquences. Car à ses yeux, on prend plaisir à opter pour l’action la plus prudente qui soit, c’est-à-dire celle qui est en chaque circonstance à la fois faisable et optimale compte tenu de toutes les conséquences attendues. Cependant, ce à quoi l’on prend plaisir n’est ni tel ou tel mobile plus ou moins plaisant, ni leur sommation, mais l’exercice optimal de la pensée pratique dans le choix considéré ; de plus, on prend plaisir à cet exercice en tant qu’on est incité à le poursuivre dans les choix et les délibérations à venir, qui pourront parfois infléchir ou suspendre l’action choisie initialement, mais ne feront en cela que prolonger le même bon exercice de l’intelligence pratique dans la continuité de ce qui a déjà été fait. En concevant le plaisir comme un élément immanent à un acte et à une activité continue, Aristote, on le voit, se donne le moyen d’expliquer comment on peut se plaire à bien délibérer et à bien choisir, et par conséquent à ce qui constitue le principe et la forme même de l’action quand elle est bonne et adéquate à son concept.

B. A

PERÇU DE QUELQUES THÈSES FONDAMENTALES D’

A

RISTOTE SUR LE

PLAISIR

Comme Ryle, Aristote entend par le « plaisir » (hJdonhv) la notion que nous avons à l’esprit dans toutes les expressions où nous déclarons « prendre plaisir » (caivrein)

5

à une sensation, une connaissance ou une action ; il soutient également que ce plaisir pris à un fait déterminé est une incitation contenue dans ce fait, par laquelle nous désirons, en quelque sorte, que le même fait se reproduise. Mais le point d’accord s’arrête là.

Nous pouvons dès à présent annoncer les thèses principales que nous croyons devoir prêter à Aristote au sujet du plaisir, et celles que l’ensemble de notre étude, à partir des

5 Le terme hJdonhv, dont le sens est générique chez Aristote, a le plus souvent pour correspondant verbal caivrein au lieu de h{desqai. Nous traduisons donc le substantif par « plaisir », et les deux verbes par

« prendre plaisir (à) » ou « éprouver du plaisir (à) ». Symétriquement et pour les mêmes raisons, nous traduisons luvph par « peine », et lupei'sqai par « prendre de la peine », « éprouver de la peine », et de même hJduv par « plaisant », luphrovn par « pénible ». D’autres termes ont en revanche un sens plus particulier, comme povno" (« effort pénible », « labeur »), ajpovlausi" (« jouissance » corporelle), tevryi"

(« jouissance » en général), ojduvnh (« douleur »), et leurs dérivés.

(33)

formules et des arguments employés par les textes, conduira à lui attribuer. Cet exposé indique à lui seul que dans notre travail, nous adopterons une perspective systématique, en postulant qu’Aristote ne se contredit pas, même si cette idée régulatrice devra s’effacer devant des arguments issus de la lecture de chaque texte, dans son statut, son contenu et sa forme propre. Nous écarterons l’approche qui cherche à expliquer par la chronologie les contradictions apparentes et les écarts observables entre les parties du corpus, dans la conviction qu’elle ne dispose d’aucune preuve objective

6

, et que les différences dans le statut des discours, ainsi que les indices de détail qui modalisent ou précisent les propos tenus, montrent le plus souvent qu’il n’y a pas entre eux d’incompatibilité. Notre étude de la théorie du plaisir rendra de toute manière manifeste le peu de pertinence de l’ordre chronologique dans lequel on a coutume de placer la Rhétorique, le Protreptique, les ouvrages éthiques et politiques et les traités scientifiques.

1. Treize propositions

Pour Aristote, le plaisir n’est pas une captation de l’ensemble de l’esprit par un objet perçu ou connu, ou par un mouvement effectué ; plus généralement, il n’est pas une affection passive, et n’est pas non plus pris à une affection passive. Le plaisir est au contraire un élément essentiellement contenu dans un acte exerçant une faculté ou une aptitude définie, vue, science géométrique, intelligence pratique, etc.. Ces actes, voir une couleur, exercer la pensée pratique dans tel choix concret, etc., sont en outre d’un type particulier : il est essentiel à chacun d’eux de se prolonger tel qu’il est, et d’être par conséquent une activité continue et uniforme. S’il s’effectue en effet, il atteint tout ce qu’il doit être en ce qu’il s’effectue, de sorte qu’au lieu de devoir céder à autre chose que lui, il doit se continuer lui-même. C’est là ce qui fait que nous y prenons plaisir et sommes incités par lui à l’accomplir davantage. Si au contraire un acte doit par essence se terminer dans l’instant pour céder la place à un autre, ou s’il est une étape devant

6 Kenny (1978, p. 221 et s.) a ainsi pu montrer, sur la base des seules indications de dates, que l’Ethique à Nicomaque et l’Ethique à Eudème appartiennent probablement à la dernière période de l’activité d’Aristote, et que les événements après lesquels elles ont été composées n’ont entre eux qu’un intervalle de quelques années. Quand à l’argument principal avancé en faveur de l’antériorité de l’Ethique à Eudème, à savoir la conception du bonheur comme un tout intégrant à la fois belle pratique et belle contemplation, nous en démontrerons l’invalidité. Ajoutons que de toute manière, la plupart des traités aristotéliciens ont fait l’objet de remaniements et d’ajouts tardifs, ce qui complique considérablement la tâche des interprétations historiques et les rend contestables dans leur principe, s’il est vrai qu’Aristote n’a pas jugé bon de modifier les parties plus anciennes et nous les a transmises telles quelles.

(34)

24

mener à autre chose que lui-même dans un processus progressif, alors il ne saurait être plaisant. Ainsi :

Proposition 1 : tout plaisir est essentiellement contenu dans un acte relevant d’une aptitude définie, et plus précisément, dans une activité qui trouve son accomplissement dans son existence même, et doit par conséquent toujours continuer à exister comme elle existe

7

.

Proposition 2 : que chaque plaisir soit essentiellement contenu dans une telle activité signifie qu’il est pris à cette seule activité, mais aussi qu’il est éprouvé en tant qu’on effectue cette seule activité

8

.

A quels types de vécus concrets correspondent les activités plaisantes ainsi caractérisées ? Aristote soutient très probablement la thèse suivante :

Proposition 3 : les faits auxquels on prend plaisir, à savoir les activités parfaites en elles-mêmes et continuellement, sont exclusivement des actes cognitifs : il s’agit tantôt d’une sensation, tantôt d’une intellection.

Le plaisir ne peut pas être une émotion comme la confiance ou la colère, ni non plus être pris à une émotion. Par sa nature en effet, une émotion est un certain désir fait pour disparaître en déclenchant un mouvement qui le satisfait. La satisfaction d’une émotion, en elle-même, n’est pas davantage un plaisir : quand on assouvit sa colère par la vengeance, son ambition par l’obtention d’honneurs, etc., où se trouve l’acte auquel on prend plaisir et que l’on est incité à perpétuer ? Il n’est pas situé avant la satisfaction complète, car alors, tout qui est fait est effectué pour celle-ci, et donc pour autre chose que lui-même. Il ne réside pas non plus en elle, car être comblé par la vengeance ou la victoire n’est pas un acte que l’on pourrait être invité à poursuivre

9

. Satisfaire un désir, en soi, ne procure donc aucun plaisir positif et effectif, mais n’amène tout au plus qu’une cessation de la peine.

7 Cf. Ch. V B, conclusion p. 414 ; Ch. VII A1, conclusion p. 541-544.

8 Cf. Ch. III B3b, p. 285-290, conclusion p. 297 ; Ch. VIII D3b, p. 708-715.

9 Sur l’existence et le statut du plaisir au sein des émotions, cf. Ch. I D3, p. 177 et s. ; Ch. X A1c-d, conclusion p. 970-973.

(35)

Il existe toutefois, apparemment, une tendance motrice particulière qui pourrait être éprouvée avec plaisir. Il s’agit du souhait correct qui pour Aristote, est issu de l’ensemble des vertus du caractère, chacune étant une disposition à éprouver une modalité du désir, la crainte et son contraire, la colère, l’appétit, etc., comme il faut, c’est-à-dire comme il convient à la situation présente en fonction des conséquences prévisibles. L’inclination droite à tous égards issue de toutes ces vertus, qui est présupposée par la pensée pratique prudente tout autant qu’elle est déterminée par elle, ne constitue-t-elle pas un exercice continuellement plaisant identique au bien agir ou au moins impliqué en lui ? En réalité, cette inclination, outre qu’elle ne suffit pas à exprimer ce qui fait la perfection d’un exercice pratique, n’existe pas à proprement parler. En effet, c’est l’intelligence pratique seule qui fait que les multiples dispositions relatives aux multiples désirs sont réunies dans une unique aptitude qui nous fait avoir un désir globalement correct ; c’est elle aussi qui en ayant fait de cet unique désir son principe, le parachève dans un choix moteur optimal. Dès lors, le bien agir peut et doit être caractérisé dans sa forme comme un bon exercice de la seule pensée, même si cette pensée est d’ordre pratique et opère dans la délibération et le choix. Il s’agit donc d’une opération cognitive, comme le sont la sensation et la pensée spéculative.

Proposition 4 : le bien agir, c’est-à-dire l’action quand elle est conforme à son essence, ne fait pas exception à la règle précédente, car l’action doit être caractérisée dans sa forme comme un exercice intellectuel de la seule pensée pratique, et doit faire plaisir en tant que telle

10

.

Quant aux opérations motrices par lesquelles nous mettons en mouvement les parties de notre corps, elles ne sont pas en elles-mêmes porteuses de plaisir. Car tantôt le mouvement d’un ou de plusieurs membres n’est effectué que pour le mouvement d’autres membres ou le mouvement de l’ensemble ; tantôt le mouvement mène à une fin désirée, mais il doit alors céder la place au repos ou bien à un autre mouvement ; tantôt enfin il n’est pas déclenché pour produire une fin, mais pour la décharge ou la détente de la tension du corps. Dans aucun de ces cas, nous ne pouvons trouver dans l’acte effectué une incitation à le continuer, et il est donc impossible que l’on y prenne plaisir.

Il en va de même pour un mouvement qui effectue un choix ponctuel appartenant à un

10 Cf. Ch. X B1b-c, p. 1038-1055, conclusions p. 1053.

(36)

26

exercice de la pensée pratique continuellement plaisant, car en tant que mouvement, il n’est pas porteur de tous les paramètres qui rendent le choix parfait et promis à se prolonger sur la durée.

Comment faut-il, à présent, concevoir la peine contraire au plaisir ? Aristote soutient très probablement, de manière conséquente, que ce qui est porteur de peine est une activité qui par sa nature, doit avoir les caractéristiques propres à procurer du plaisir, en étant continuellement accomplie si elle s’effectue, mais qui de fait, en est privée parce qu’elle est empêchée de s’effectuer. À côté de ce premier fait pénible, il faut en ajouter un autre, qui est cette fois l’empêchement, dans le corps animé tout entier, d’accomplir toutes ses activités quelles qu’elles soient. Quant à la peine proprement dite, elle est une incitation à fuir le pénible soit en changeant d’activité, soit en mettant en mouvement l’ensemble de l’animal pour le faire cesser. C’est à cette dernière catégorie qu’appartiennent les peines de la faim et de la soif, mais aussi celles des blessures douloureuses et celles qui accompagnent toutes les émotions.

Proposition 5 : le pénible est tantôt la privation d’une activité qui devait s’effectuer en étant parfaite, tantôt quelque chose qui prive l’être animé de toutes ses activités prises ensemble, et la peine est dans les deux cas une incitation à fuir ce qui est pénible

11

.

La difficulté principale posée par les caractères qu’Aristote prête au plaisir concerne évidemment les différents faits qui ne les présentent manifestement pas, bien que nous ayons coutume de les appeler du même nom. C’est le cas, en premier lieu, de la jouissance que nous déclarons éprouver pendant que nous nous restaurons et satisfaisons notre appétit, ou bien au terme de cette restauration. Nous l’avons dit, l’appétit causé par le manque pénible déclenche alors un mouvement, dont le terme est une sensation qui cède immédiatement la place à une nouvelle tendance motrice, et ainsi de suite jusqu’à la disparition, avec la satiété, de cette séquence et de ses composantes.

Si lors de celle-ci, nous éprouvons du plaisir, ce n’est pas en désirant et anticipant l’aliment plaisant, car cette anticipation produit une peine supplémentaire dans la mesure de sa vivacité. Ce n’est pas non plus en le sentant : nous ne prenons pas plaisir à cette sensation, en nous délectant de ce que nous sentons pour le sentir encore,

11 Cf. Ch. I D2-3, p. 175-181 ; Ch. III B3c, p. 290-294 ; Ch. VI A2c, p. 460-464 ; Ch. IX C2, p. 901- 902.

(37)

puisqu’au contraire, la sensation atteinte et faite pour déclencher l’appétit d’une autre et le mouvement. Nous ne prenons pas même plaisir à déguster ce que nous mangeons, dès lors que goûter pour avaler est incompatible avec goûter pour goûter.

Quant à l’état de satiété qui vient mettre fin à l’appétit et à sa satisfaction progressive, il a le même statut que le soulagement de toute émotion pénible, et n’étant pas un acte en soi, il ne saurait procurer un plaisir positif. Aussi faut-il conclure que pour Aristote, nous n’éprouvons aucun plaisir ni à nous alimenter, ni non plus, et pour les mêmes raisons, à l’acte sexuel. Nous poursuivons sans doute une sensation que la peine et l’appétit nous fait anticiper comme plaisante, mais au lieu de l’éprouver comme telle, soit nous reconduisons l’appétit, soit nous sommes parvenus à un état où cet appétit cesse, et par conséquent aussi tout sensation plaisante éventuelle qui pourrait lui être corrélée. Dès lors :

Proposition 6 : les prétendus plaisirs dits corporels, ceux que nous prenons à l’alimentation et à la sexualité, ne sont nullement des plaisirs et ne sont pas éprouvés comme des plaisirs

12

.

Il n’existe pas alors un exercice plaisant d’une faculté restée intègre en dépit du manque corporel, qui aurait lieu lors de la restauration, mais ne le pourrait plus, on ne sait pourquoi, quand le corps animé est intègre dans sa totalité. Il n’y a pas non plus un simulacre de plaisir, ni un plaisir instantané aussitôt fui que saisi. Il n’y a tout simplement aucun plaisir du tout. Cette proposition a un corollaire immédiat concernant les animaux qui pour Aristote, ne sont sujets qu’à des plaisirs de ce type :

Proposition 7 : les animaux n’éprouvent pas de plaisir

13

.

Il faut prêter attention aux conditions qui font que les plaisirs corporels n’en sont pas : tout provient du fait qu’ils n’existent que dans un contexte où nous sommes dans la peine, et appétons, en l’anticipant comme un plaisir, ce qui est propre à nous soulager, et qui peut être le contact avec l’aliment ou le partenaire sexuel, mais aussi la sécurité, la vengeance, la détente ou même le sommeil. Précisément parce que ces

12 Cf. Ch. IV A2b p. 311-322, conclusion p. 330 ; également Ch. I B2d, p. 118 et s. ; Ch. I D3, p. 181- 183.

13 Sur la réduction des plaisirs des animaux au plaisir corporel, cf. Ch. I B2, p. 95-124.

(38)

28

prétendus plaisirs n’ont lieu d’être, en tout ou en partie, que s’ils sont d’abord désirés comme ce que l’on ne possède pas, leur obtention ne procure aucun plaisir effectif.

Ainsi :

Proposition 8 : dans tous les cas où il faut d’abord désirer et viser comme une fin non possédée un plaisir pour en saisir quoi que ce soit, il est impossible d’éprouver le plaisir que l’on poursuit. À l’inverse, si un plaisir est effectif, alors il doit avoir été primitivement éprouvé sans que nous l’ayons anticipé comme objet de désir.

Cette règle a des conséquences importantes sur les plaisirs qui en sont, c’est-à- dire ceux qui appartiennent à des activités continuellement accomplies. En ce qui les concerne, plusieurs thèses doivent être ajoutées aux précédentes. On doit d’abord préciser que si tout plaisir appartient essentiellement à une activité comme voir une couleur ou saisir intellectuellement l’essence et les propriétés d’une chose, il n’est identique à aucune activité prise dans la totalité de son essence. On ne prend pas plaisir à voir en tant qu’on discerne telle couleur par la vision, ni à connaître en tant qu’on saisit l’essence de telle substance matérielle.

Proposition 9 : on prend plaisir à une activité uniquement en tant qu’elle exerce la faculté ou la disposition définie dont elle relève, et on y prend plus ou moins plaisir en tant qu’elle l’exerce plus ou moins bien

14

.

Dès lors que le plaisir est essentiellement corrélé au bon exercice d’une aptitude définie, il doit être conçu par référence à cette aptitude : il y aura donc des plaisirs de la vue car des exercices plus ou moins bons de la vue, et de la même manière des plaisirs de l’ouïe, des plaisirs de la pensée pratique et des plaisirs de la pensée spéculative. En vertu de ce lien qui rattache les plaisirs à telle ou telle aptitude, ils diffèrent spécifiquement ou formellement entre eux.

Toutefois, la différence formelle n’empêche nullement qu’il y ait des différences de degré entre les plaisirs qui relèvent d’aptitudes différentes, et que par exemple, tout exercice de la pensée théorique soit un meilleur exercice et donc un plus grand plaisir que ceux de la pensée pratique ou ceux d’un sens. En effet, la raison pour laquelle on

14 Cf. Ch. III B3b p. 285-290 ; Ch. VIII B2, p. 636-641.

(39)

peut déclarer un exercice meilleur qu’un autre pour une même faculté est applicable pour comparer l’ensemble des exercices entre eux : bien que toute activité porteuse de plaisir s’effectue comme un plein exercice, certaines sont aussi davantage un plein exercice que d’autres, car elles présupposent moins, pour s’effectuer, que l’on se meuve et réagisse à une affection déterminée afin de se régler sur elle ; ou ce qui revient au même, elles procèdent de ce qui opère de manière plus immédiatement spontanée et active. Cette différence vaut à l’intérieur d’une même faculté, pour comparer par exemple les exercices visuels, mais elle vaut aussi absolument, si l’on admet que tout exercice de la vue, par sa forme, est nécessairement moins spontané et immédiat que les exercices de telle ou telle disposition intellectuelle, et que ceux-ci sont comparables entre eux de la même façon. Puisque le plaisir est essentiellement lié au bon exercice dans les activités, il partagera avec lui ses différences de degré tout autant que ses différences formelles.

Proposition 10 : les plaisirs, comme les exercices plus ou moins bons de telle ou telle aptitude, ont pour caractère la forme de chacune de celles-ci, et c’est en cela qu’ils diffèrent formellement entre eux

15

.

Proposition 11 : les plaisirs qui relèvent d’une même aptitude, mais aussi ceux qui relèvent d’aptitudes différentes et sont donc formellement distincts, diffèrent tous selon un degré qui est celui du bon exercice

16

. Ce degré est défini par la plus grande spontanéité active avec laquelle l’exercice a lieu, ou ce qui revient au même, par sa moindre dépendance à l’égard d’un mouvement et d’un effort mesurés et opposés à une affection passive

17

.

La corrélation entre le degré de plaisir et le degré d’exercice au sein d’une activité a des conséquences importantes : si le souverain bien humain, et par conséquent la fin ultime qu’un homme doit atteindre, est très exactement l’exercice qui est le meilleur et le plus pleinement exercice parmi ceux auxquels il peut avoir accès, alors il est aussi son plus grand plaisir. De plus, c’est en tant que nous effectuons une activité et en tant que nous nous exerçons bien en elle que nous y prenons plus ou moins de plaisir,

15 Cf. Ch. VIII E1, p. 731 et s..

16 Pour cette comparaison des plaisirs et des activités dans leur ensemble, cf. Ch. VII B3c, p. 621-23 ; Ch. IX D, p. 918-921 ; Ch. X B2d, p. 1101-1103 ; Ch. X B2e, 1116-1118, conclusion p. 1123-1125.

17 Outre les textes de la note précédente, voir Ch. III, B3-c, p. 289 et s. ; Ch. VIII F, 757-763.

(40)

30

de sorte que le souverain bien sera essentiellement, et non par accident, le plaisir le plus intense qui soit. Il suffirait d’ajouter que le bon exercice et le plaisir sont rigoureusement identiques pour conclure que le bien le meilleur et la fin que nous pouvons et devons atteindre est tout simplement définissable comme le plus grand plaisir. Mais précisément, cet ajout ne doit pas être fait, car Aristote distingue le bon exercice en tant que tel du plaisir qu’il comporte et que l’on y prend.

Primitivement, être porté à un bon exercice comme celui des vertus pratiques ou celui de la science spéculative la plus haute, c’est exercer spontanément ces vertus ou cette science que l’on possède. Ce n’est donc pas être porté vers le plaisir dont chacun de ces exercices est porteur. Car considérer toute chose comme un plaisir, c’est l’appréhender comme déjà là, comme déjà présente à l’âme ou à l’esprit. Si donc on était d’abord porté vers un bon exercice comme vers un plaisir, on y tendrait intentionnellement, en en ayant la notion préalable, et l’on n’exercerait pas spontanément la disposition que l’on vient de posséder. Or, pour Aristote, il est impératif de retenir cette seconde option et de refuser la première.

Comment pourrait-on avoir la notion du plaisir suprême corrélé à la pratique vertueuse, ou du plaisir encore supérieur pris à la contemplation la plus haute, quand on n’a pas encore exercé ni les vertus, ni la sagesse contemplative, y compris lorsqu’on vient tout juste de les posséder ? Le plaisir en question ne pourrait pas être celui qui tient sa forme de ces aptitudes, mais un plaisir déjà connu au préalable, et lié à des exercices déjà effectués. Si donc on maintient que tel est le plaisir que l’on prend aux meilleurs exercices pratiques ou spéculatifs, alors il ne leur sera ni essentiel, ni propre.

Le même raisonnement vaudra pour les plaisirs supposés déjà connus et pris à d’autres activités : dans tous les cas, être porté à bien s’exercer sera tendre à un plaisir antérieur et accidentel par rapport à l’exercice. Il n’y aura donc plus aucune différence formelle entre les plaisirs selon les aptitudes qui s’exercent. Bien plus, le plaisir ne pourra plus être corrélé à un exercice ou un acte, mais devra être ramené à une affection primitive.

Voilà une conséquence qui contredit exactement les vues aristotéliciennes. Si d’ailleurs

on l’admettait, on ne voit pas comment la notion d’une affection plaisante originaire

permettrait d’anticiper les plaisirs incomparablement plus intenses que l’on supposerait

procurés par la belle action ou la belle contemplation. Il reste alors à faire l’hypothèse

que ces plaisirs, ainsi que tous les autres, peuvent être visés avec leur degré ou même

leur forme propre avant d’être éprouvés, parce qu’initialement, nous sommes en proie

un désir spécifique qui nous incline vers chacun d’eux. Mais de telles conditions

(41)

impliquent, pour Aristote, que nous ne puissions jamais éprouver les plaisirs en question.

D’un côté, on prend toujours plaisir à une activité continuellement parfaite en tant que l’on s’exerce plus ou moins bien en elle, et de l’autre, le plaisir n’est pas identique au bon exercice spontané car il est toujours appréhendé comme déjà présent.

Ces deux thèses ne peuvent être conjuguées que si :

Proposition 12 : le plaisir n’est autre que le bon exercice au sein d’une activité, mais il est ce bon exercice en tant qu’il se présente comme résultat atteint, et non ce bon exercice au sens strict, à savoir l’exercice spontané d’une faculté

18

. C’est en cela précisément que le plaisir diffère de l’activité bonne et lui est postérieur, et en cela aussi que le plaisir suprême n’est pas l’exercice suprême, ni donc le souverain bien ou le bonheur

19

.

Pour achever la caractérisation du plaisir, nous devons revenir à notre point de départ : le plaisir n’est pas seulement un aspect essentiel présenté par une activité, il est aussi dans le même temps quelque chose de dynamique. Car on prend du plaisir à une activité en tant que l’on est incité en elle et par elle à la prolonger, dans un exercice à venir qui doit être d’autant meilleur et d’autant plus durable que le plaisir est intense.

Proposition 13 : le plaisir est le bon exercice présenté par une activité, en tant que celui-ci nous incite à continuer à accomplir la même activité, avec une plénitude et une durée proportionnées au degré de plaisir

20

.

2. Sur le caractère « contre intuitif » de la perspective d’Aristote

Les choix spéculatifs sur lesquels s’appuient toutes les propositions précédentes, ainsi que les découpages qu’elles imposent aux faits, sont bien entendu contestables.

Notre projet ne sera pas de les discuter, mais de montrer qu’une analyse minutieuse des textes conduit à attribuer à Aristote chacun de ces éléments doctrinaux, et de mettre en

18 Cf. Ch. VIII D4b, p. 718-723.

19 Cf. Ch. IX E2, p. 932-943 (Conclusions p. 937-941).

20 Cf. Ch. VIII C3, p. 662-671 ; D5, p. 723-728 ; E1-2, p. 730-743.

(42)

32

évidence leur solidarité mutuelle en les opposant, s’il y a lieu, aux choix alternatifs auxquels ils ont pu être confrontés.

Il reste que les thèses que nous venons d’exposer, et tout particulièrement les premières d’entre elles, ne peuvent que susciter l’étonnement et la perplexité du lecteur d’aujourd’hui. Le plaisir n’est pas un contenu perçu ou senti passivement, ni une conséquence ou un accompagnement immédiat de ce contenu. Le plaisir, en général, n’est pas une affection passive. Le plaisir n’est pas une émotion ou une excitation motrice, il n’est pas non plus la satisfaction d’un désir préalable, ni quand elle est en cours, ni quand elle est complète et achevée. Voilà qui surprend et amène à se demander ce que le plaisir peut bien être.

Que le plaisir soit dit appartenir à un acte pourrait peut-être être accepté, mais comment ne pas déclarer contre intuitive l’idée qu’il n’appartient qu’à des actes cognitifs, et qu’on ne prend du plaisir qu’à percevoir un sensible extérieur ou à connaître un objet ? La justification de ce fait paraît plus contre intuitive encore : chaque perception et chaque saisie intellectuelle, apprend-on, doit être pensée comme une activité en cours, et pourrait-on dire, un flux continu, et non comme un acte circonscrit dans l’instant et s’inscrivant dans une séquence successive. Le séquençage d’une opération en plusieurs actes indépendants et discrets convient en effet pour décrire un comportement moteur où l’on tend à obtenir quelque chose dont on manque, mais non pour rendre compte de l’attitude où l’on saisit et laisse apparaître une chose telle qu’elle est. Voilà qui contredit notre propension à considérer que les perceptions sensibles et intellectuelles sont tout autant divisibles en moments instantanés que les objets qu’elles saisissent, et à admettre que par rapport à des saisies cognitives qui ne sont claires et distinctes qu’à cette condition, les émotions, les excitations ou leurs satisfactions, parmi lesquelles on compte le plaisir, sont des facteurs perturbateurs par lesquels l’esprit est emporté dans une dynamique qui l’empêche de discerner attentivement, c’est-à-dire successivement, ses différents objets.

Le caractère contre intuitif de la perspective aristotélicienne est précisément,

nous semble-t-il, ce qui fait son intérêt. Car on appelle intuitive une approche des faits

dont on n’aperçoit ni ne formule les règles de fonctionnement, ni donc les limites, mais

que l’on considère comme spontanée, naturelle et généralisable, alors qu’elle pourrait

bien avoir été façonnée par l’habitude de suivre certains principes qui réglementent

notre regard. En ce qui nous concerne, les principes en question peuvent être ceux qui

permettent à une expérience de faire l’objet d’une théorie scientifique ou d’une

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