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BEGOTTEN : Sur une expérience métaphysique du cinéma

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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BEGOTTEN : Sur une expérience métaphysique du cinéma Donovan Bogoni

Le cinéma est une machine métaphysique. Il nous donne un accès direct à l’Être, jusque dans sa part la plus obscure, la plus chtonienne, la plus malsaine. « L’œuvre n’est pas un message, mais un passage »

1

, celui vers l’archaïque et l’origine. Puisque « l’inconscient de l’homme moderne a toujours cette faculté de sécréter des mythes et des symboles »

2

, le cinéma donne à cet inconscient tout l’espace nécessaire à la mise à jour d’une dimension spirituelle, que nous pourrions même qualifier de mystique. Et certaines expériences, à l’instar du film Begotten, que nous allons décrire, nous font « découvrir à travers un mode de communication moderne la survie éclatante de certaines aspirations immémoriales des humains »

3

, comme celle de comprendre l’aube du monde.

*

Begotten d’E. Elias Merhige est un hapax

4

. Un film d’avant-garde qui ennuie, dégoûte, effraye, envoûte, énerve, perturbe, hypnotise. Dans un bâtiment à l’abandon, un dieu pris d’hématémèse s’éventre avec un rasoir. De ses restes émerge la Terre, une femme masquée qui danse puis masturbe le dieu mort pour s’imprégner de sa semence, engendrant ainsi le Fils de la Terre. Ce Fils, au corps maigre, craquelé, convulsant, est enlevé par un groupe de nomades qui le traîne à travers le désert et la forêt, pour enfin le brûler. Sur le chemin, celui-ci régurgite ses organes, les nomades les ramassent en trophées. Une fois le Fils réincarné, la Mère-Terre le retrouve, mais un autre groupe de nomades s’empare d’eux, profane la mère devant le Fils impuissant avant de les massacrer tous deux. À l’endroit où se décomposent leurs dépouilles, des fleurs s’acheminent vers leur anthèse.

*

Begotten navigue entre le naturel et le surnaturel, l’abstrait et le figuratif, les chants d’oiseaux, les pulsations, les convulsions et les vomissements. Considéré par certains comme un calvaire ésotérique de soixante-dix-huit minutes, par d’autres comme un chef d’œuvre hallucinatoire

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, le film demeure une épreuve inoubliable pour tous. Il n’y a pas deux personnes qui vivent ce film de la même manière. Le malaise corrode, les yeux piquent, mais ne veulent pas se détourner. Nous sommes engloutis dans un long cauchemar expérimental rempli d’une violence absolue qui serait insoutenable si l’œuvre n’était pas filmée dans un noir et blanc contrastés à l’extrême. L’œuvre est une dérive où la langue est absente, où le suicide, la torture, l’évidement et la crémation se dessinent dans une espèce de giclée d’encre de chine sur un fond blanc

1 AGEL Henri, Métaphysique du cinéma, Paris, Payot, 1976, p. 13.

2 Ibid., p. 12.

3 Ibid., p. 35.

4 Terme renvoyant d’abord à un mot dont il n’existe qu’une seule occurrence dans un corpus donné. Par extension, un hapax caractérisera tout ce qui est unique et inimitable.

5 Constatation établie à partir des critiques de spectateurs sur les sites Vodkaster, Allociné et Senscritique

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granuleux. Le film prend des allures de test de Rorschach

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nous donnant l’impression d’assister à des rites et des comportements qu’on ne peut absolument pas expliquer.

*

Nous sommes donc face à une exploration du mythe de la Création. Par leurs actions, très lentes, très ritualisées, les personnages-symboles font écho avec les divinités morcelées, torturées qui donnèrent naissance aux astres, au monde, à la nuit, au jour, à la pluie… La Mère-Terre agit avec le dieu suicidé à la manière d’Isis se servant du sexe du défunt Osiris pour engendrer Horus

7

. Elle retrouve enfin son fils comme la mère de Lemminkäinen, dans l’épopée du Kalevala, retrouve le sien dans un fleuve

8

. La première scène de Begotten, si saisissante, montrant un dieu qui se détruit pour créer, renvoie à de nombreuses élaborations mythiques - des cultes primitifs de la Grèce antique aux conceptions complexes de la Kabbale

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-. James- Georges Frazer, dans Le Rameau d’or, se demande : « Pourquoi faire périr de mort violente un homme-dieu ou un représentant humain de la divinité ? Pourquoi éteindre la lumière divine dans son vase d’argile, au lieu de la ménager et de la prolonger jusqu’à son terme naturel ? »

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Il est vrai que le geste semble incohérent.

Mais les mystiques ont su trouver une raison à cette destruction : on peut l’appeler « Kénose », ou

« Tsimtsoum ». La kénose vient des mots grecs « ékénôsen éauton » traduisibles par « il s’est vidé ». C’est l’acte par lequel Dieu se défait de sa divinité, l’expulse de lui pour créer

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. Dans la Kabbale, on suppose que la création nécessita de la part de Dieu, comme une contraction de lui-même (le « tsimtsoum »), par laquelle il fit place en dehors de lui à un autre être que le sien. Dans les deux cas, c’est l’« agapè » divine, la générosité insondable de Dieu qui l’amène à se détruire pour faire naître.

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Cette scène si morbide, où le dieu se déchire la panse en faisant sourdre de sa bouche des flots de sang noir, en devient lumineuse : par son suicide ritualisé, il engendre la Terre. Une scène qu’éclaire également la cosmogonie du philosophe Philipp Mainländer, pour qui Dieu, l’«Einfache Einheit » (l’Unité basique), s’est écartelé, donnant ainsi les mondes.

Le philosophe va jusqu’à décrire l’univers comme le corps en putréfaction de Dieu

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. Cette conception semble très inspirée du mythe chinois de Pan Ku, dont la mort fut l’origine du monde : son souffle devint le vent, sa voix le tonnerre, son œil gauche le soleil, son œil droit la lune, son sang les rivières, ses cheveux les arbres et les plantes, sa peau le sol, sa sueur la pluie, et les asticots dans sa chair les premiers hommes

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.

*

6 Test psychologique d'exploration de la personnalité fondé sur l'interprétation de dessins ressemblant à des taches d'encre, le sujet

étant invité à s'exprimer en laissant libre cours à ses associations d'idées.

7 Mythe osirien rapporté par Plutarque dans ses œuvres morales, tome V, traité 23.

8 Grande épopée finlandaise, assemblée par Elias Lönnrot durant la première moitié du XIXe siècle

9 La Kabbale est l’ensemble des commentaires mystiques et ésotériques juifs des textes bibliques et de leur tradition orale.

10 FRAZER James-Georges, Le Rameau d’or, tome 2, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 21.

11 BOUYER Louis, Dictionnaire théologique, Paris, Desclée, 1963, p. 373.

12 Ibid., p. 374

13 TSANOFF Radoslav, The nature of Evil, New-York, The Macmillan Compagny, 1931, p. 349.

14 Ibid., p. 350.

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Nous affirmions en introduction que ce film donnait lieu à une « expérience métaphysique ». Mais il est vrai qu’aujourd’hui « le sens du mot métaphysique s’évapore »

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, ne désignant seulement que « ce qu’il peut y avoir d’abstrait, d’obscur ou de mystérieux dans l’œuvre.»

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. Entendons-le plutôt dans son véritable sens, celui de l’ouverture sur l’Être, et notamment l’Être du monde. « Dans le mot qui nomme la métaphysique, il y a la physis, la Nature. La philosophie réhabilite la métaphysique lorsqu’elle se propose comme philosophie de la Nature »

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. Et Begotten, en nous montrant ce qu’a pu être, d’un point de vue my(s)thique l’origine de la Nature, et en nous donnant à voir un fragment du grand cycle sacrifice-naissance- mort-résurrection-sacrifice… se fait donc métaphysique. L’expérience qui en découle, celle d’une forme de

« sacré », l’expérience filmique de rites qui dérangent le spectateur tout en le fascinant, est même plus que métaphysique, elle est « numineuse ». C’est ainsi que l’anthropologue Rudolf Otto nomme cette impression spécifique produite par un objet à caractère religieux ou mythologique, sentiment du mystère qui perturbe et méduse à la fois (le « mysterium tremendum »)

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.

*

« Tout comme les rêves qui sont, selon la doctrine jungienne, l’expression d’une résurgence des symboles archaïques et le prolongement indéfini du rayonnement des archétypes, le cinématographe – qu’il soit utilisé de façon consciente ou inconsciente – peut nous livrer un aspect privilégié de cette résurgence et de ce prolongement. »

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Nous l’avons vu avec Begotten, et nous pourrions le voir avec d’innombrables films

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: le cinéma permet de faire l’expérience métaphysique de l’Origine et de la Fin.

Source

MERHIGE E. Elias, Begotten, DVD, World Artists Home Video, 2001.

Bibliographie

AGEL Henri, Métaphysique du cinéma, Paris, Payot, 1976, 207 pages.

BOUYER Louis, Dictionnaire théologique, Paris, Desclée, 1963, 650 pages.

FRAZER James-Georges, Le Rameau d’or, tome 2, Paris, Robert Laffont, 1998, 749 pages.

OTTO Rudof, Le sacré, Paris, Payot, 1969, 240 pages.

SOURIAU Etienne (Sous la direction de), Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 2010, 1472 pages.

TSANOFF Radoslav, The nature of Evil, New-York, The Macmillan Compagny, 1931, 476 pages.

15 SOURIAU Etienne (Sous la direction de), Vocabulaire d’esthétique, PUF, 2010, p. 1060.

16 Ibid., p. 1060

17 Ibid., p. 1061.

18 Voir OTTO Rudolf, Le sacré, Payot, 1969, 240 pages.

19 AGEL Henri, op.cit., p. 197.

20 En les tirant, par exemple, des filmographies de Gaspar Noé, Patrick Bokanowski, Kenneth Anger ou encore Alejandro Jodorowsky

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