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La Galerie des Glaces

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Academic year: 2022

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La Galerie des Glaces

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Du même auteur

La Sainte Guillotine, France Empire, 1989.

Mesdames de France, les filles de Louis XV, Perrin, 1990.

Madame Louis XIV, Perrin, 1992.

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BRUNO CORTEQUISSE

La Galerie des Glaces

de Louis XIV à nos jours

PERRIN

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@ Librairie Académique Perrin, 1999.

ISBN : 2.262.01418.3

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A Sylvain, Rémi, Annie.

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Ce monstre de bâtiment

Le fait est que l'Italien n'a pas démérité. L'Italien, c'est Vigarani, Carlo Vigarani, décorateur de théâtre et de fêtes, « gentilhomme modénois », un grand diable un peu fou — fou juste ce qu'il faut —, assez pour que Sa Majesté ne puisse plus, dit-on, se passer de ses ser- vices. Aussi, puisqu'on ne saurait, selon toute appa- rence, être mieux en cour, notre Vigarani serait mal avisé de brider un tant soit peu son imagination, quand, précisément, il importe avant tout de la laisser galoper.

C'est qu'on a, ma foi, une fête à réussir ! Or si ladite fête n'est pas tenue pour la plus belle du monde, si elle ne s'inscrit pas durablement dans les mémoires, si la postérité, l'imprévisible postérité, n'en reste pas éblouie dans les siècles à venir, cette fête assurément ne sera rien. Ne s'agit-il pas de divertir un roi qui vient de reconquérir en six semaines la Franche-Comté, de délasser une Cour qui, vaille que vaille, l'a suivi avec armes et bagages, animaux, aumôniers, femme, maî- tresses ? Félibien, sieur des Avaux et de Javersy, histo- riographe du roi et de ses bâtiments, arts et manufactures de France, choisi pour faire résonner comme il faut, maintenant et à jamais, la grandeur de l'événement qui s'annonce, discourt en ces termes : « Le

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roi, ayant accordé la paix aux instances de ses alliés et aux vœux de toute l'Europe et donné des marques d'une modération et d'une bonté sans exemple, même dans le plus fort de ses conquêtes, ne pensait plus qu'à s'appliquer aux affaires de son royaume, lorsque pour réparer en quelque sorte ce que la Cour avait perdu dans le Carnaval par son absence, il résolut de faire une fête dans les jardins de Versailles. »

A Vigarani de jouer et de « réparer » promptement.

Metteur en scène, illusionniste, magicien, Monsieur Loyal, architecte-décorateur, expert en tours de force pyrotechniques, grand maître en carton-pâte, il est tout cela, Vigarani. Indispensable Vigarani ! Son chef- d'œuvre, ce sera pour ce soir ! Ce soir 31 août 1674.

Ou plutôt 1er septembre, attendu qu'il est passé minuit depuis une grande heure quand la flottille du Grand Canal commence à embarquer ses passagers. Cette fête nocturne sera nautique. On miroitera jusqu'au lever du jour.

La fête d'une nuit ? Non pas une nuit. Une fête étirée sur deux mois — ces deux mois délicieux de l'été 1674 —, six journées, six fêtes recommencées selon la fantaisie du maître de céans, puisque aussi bien, le roi ne songe présentement qu'à une chose fort sérieuse : égayer le séjour de la Cour de « quelques divertisse- ments nouveaux ». A chaque journée, son décor. Lever de rideau dans la cour de Marbre, médianoche au châ- teau un autre jour, transport vers de nouvelles réjouis- sances à Trianon un peu plus tard, sur le parterre de l'Orangerie ensuite, à la grotte de Thétis ou à la Ména- gerie, c'est selon... On a ouï, comme il convient, force opéras, tragédies et comédies. On a honoré, Dieu merci, passablement de banquets en plein air. Et c'est ce soir que « la fête de 1674 » se termine. En apothéose, faut-il le dire? Ce soir 31 août ou ce matin 1er septembre, comme on voudra.

La Cour ? La voici, la Cour. Elle vient de traverser le

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parc illuminé et elle embarque sur les bateaux dorés.

C'est le signal. Le grand signal de l'embrasement.

Alors, les parterres, l'allée Royale, le Grand Canal : tout devient feu. Tout est feu. Voyons surgir, au bord de l'eau, un peuple de corps lumineux, monstres marins, dauphins, pyramides, fontaines, Neptune et néréides montés sur des chevaux cabrés, et même, à l'extrémité du canal, un immense, un encombrant palais de Thétis couleur rubis, émeraude, ou topaze. Voyons encore, ceinturant le Grand Canal, des termes, quelque six cent cinquante termes, montés sur des panneaux transpa- rents éclairés, s'aligner comme à la parade pour voir passer « en triomphe », précise Félibien, le « plus grand roi du monde ». Et notre historiographe, lui-même, de s'enflammer : « Dans le profond silence de la nuit on entendait les violons qui suivaient le vaisseau de Sa Majesté. Le son de ces instruments semblait donner vie à toutes les figures, dont la lumière modérée donnait aussi à la symphonie un certain agrément qu'elle n'au- rait point eu dans une entière obscurité. » On ne s'en tirera pas à si bon compte, et l'on voudra bien encore recueillir de la plume de notre chroniqueur ce jugement raffiné : « Ces grandes pièces d'eau, éclairées seulement de part et d'autre par tant de figures lumineuses, res- semblaient à de longues galeries et à de grands salons enrichis et parés d'une architecture et de statues d'un artifice et d'une beauté jusqu'alors inconnus et au- dessus de ce que l'esprit humain peut concevoir. »

Mais s'agit-il seulement, quoique très royalement, de se divertir ? En réalité, Sa Majesté a bien autre chose en tête. Et ce quelque chose ressemble, soyons-en sûrs, à de la bonne politique. Louis, certes, a plaisir à montrer son château, mais ce faisant, il ne fait pas que montrer son château. L'événement, sous couvert des fantaisies coûteuses d'une aimable fête de nuit, devient prétexte à déplacer le centre de gravité de son royaume, non seulement de Paris à Versailles, mais aussi des jardins

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versaillais à l'intérieur de son palais. A ce jour, les grands travaux prévus pour son aménagement sont ter- minés, et rien n'indique que la façade sur le parc doive encore être modifiée. L'illumination du Grand Canal, en ce rendez-vous ultime de la fête de 1674, achève spectaculairement le cycle des grandes fêtes de cour qui, pour l'essentiel, se sont tenues dans les jardins : c'est au château maintenant de prendre le relais. De super-jardinier, Sa Majesté se transforme en maître de maison. La Cour, de nomade qu'elle était, commence à se fixer. On rentre !

Aussi, les derniers feux éteints, la flottille amarrée, les gondoliers rentrés chez eux, la foule, engagée dans l'allée Royale, s'en retourne vers la nouvelle façade de Louis Le Vau, premier architecte du roi, seigneur de Beaumont-la-Ferrière, riche, puissant, admiré, jalousé, et pour l'heure plus grand-chose, attendu que l'infor- tuné est parti ad patres il y a peu. Et que voit-on au débouché de la Grande Allée ? Une façade sur le parc, certes métamorphosée au cours de ces dernières années, mais une façade amputée, dirait-on, d'une grande partie de l'étage. Au vrai, on jugerait un palais dont le milieu s'est effondré. A droite et à gauche, un pavillon. Et entre ces deux pavillons : rien. Une absence. Une vacance. Un vide. Ou pour mieux dire : une attente. L'attente que ce vide-là se change en plein.

Un plein qui deviendra un jour, on l'a deviné, la Grande Galerie. Mais en cette fin de l'été 1674, rien qui annonce encore l'ambitieuse construction à l'étage du palais. Présentement, on se satisfera d'une simple ter- rasse, garnie, en son milieu, d'une fontaine. Une fon- taine qui fuit... De part et d'autre de cette façade : rien non plus. Ni l'aile du Nord, sur la gauche, ni, au sud, la future aile des Princes. Et c'est vers cette façade tron- quée que nous remontons par les degrés de Latone, quittant les jardins, leurs fables et leurs jeux d'eau, pour ce théâtre en dur, ce théâtre en devenir, ce grand

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théâtre d'or, de marbre et de lumières où, ce soir, on donne la générale.

Le petit château du roi Louis XIII ? Masqué, grignoté, dévoré, l'ex-rendez-vous de chasse, dont l'appareil de brique et de pierre, passé de mode, regarde vers l'en- trée, vers la ville et Paris. De l'autre côté, une enve- loppe, un gigantesque paravent, un immense placage de pierre, pilastres, colonnes et statues, a phagocyté, caché, neutralisé, annihilé le Versailles ancien, et c'est là que triomphe le Versailles « moderne ». Là que des milliers d'ouvriers, maçons, charpentiers, sculpteurs, peintres et décorateurs s'affairent depuis quatre ans.

Colbert peut bien vitupérer encore et toujours : « Tout homme qui aura du goût de l'architecture, et à présent et à l'avenir, trouvera que ce château ressemblera à un petit homme qui aurait de grands bras, une grosse tête, c'est-à-dire un monstre de bâtiment. » Colbert, c'est entendu, n'aime guère Versailles, la chose n'est pas nouvelle. Disons qu'il le déteste. Et de se lamenter dere- chef, car, décidément, on ne l'écoute guère : « Ah ! quelle pitié que le plus grand Roi fût mesuré à l'aune de Versailles ! » Assez ! On se soucie de ses observa- tions autant que de cela. D'ailleurs, il n'y a plus qu'un maître à Versailles, et ce maître — osons le dire — n'est pas tant Louis XIV que Louis Le Vau, lequel s'y entend comme personne pour doubler puis tripler la superficie du Château-Vieux sur les parterres.

A vous, monsieur de Beaumont !

Qui est-il, ce Le Vau ? Architecte, chef d'agence, notre homme est aussi un spéculateur avisé. Tout lui est bon pour faire de l'argent, et il en fait. Beaucoup. Ne comp- tez pas qu'il laisse échapper l'occasion de s'enrichir sur le dos de ses clients, tant son art est grand d'employer, pour lui-même, des matériaux payés par d'autres. Où est

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le mal ? Tous ses confrères en usent de même... Nommé premier architecte du roi à la mort de Le Mercier, il ne résiste pas au désir d'acquérir, dans la foulée, un office anoblissant de secrétaire du roi. Voilà qui vous pose un artiste. A quoi il ajoute sans tarder une charge d'inten- dant des Bâtiments qui ne fait pas peu pour sa notoriété.

On a pignon sur rue. On est connu. Admiré. De surcroît, aimé du roi et apprécié de Mazarin, pour qui l'on construira bientôt le collège des Quatre-Nations. Ses accointances avec Nicolas Fouquet ? Tout autre que Le Vau ne s'en serait pas relevé : lui, si. C'est ce qui s'appelle avoir de l'entregent. On le voit travailler pour le Louvre.

Vincennes. Les Tuileries. Saint-Germain-en-Laye... Sa Majesté déteste-t-elle le Louvre ? Sa Majesté s'est-elle lassée de Vincennes ? Que lui importe, c'est à Versailles, présentement, que l'on fait carrière. Y faut-il de la gran- deur ? Y faut-il de la solennité ? Le Vau est l'homme de la situation. En conséquence de quoi, l'argent, dans ses poches, coule à flots. En l'hôtel de Longueville où il réside, s'entassent une foultitude de tableaux de maître, objets d'art, vases de porphyre ou pièces d'orfè- vrerie. N'est-on pas devenu entre-temps seigneur de Beaumont-la-Ferrière, en Nivernais ? N'a-t-on pas fait l'acquisition d'une manufacture de fer-blanc où l'on s'est mis à fabriquer le plus sérieusement du monde des canons pour la marine ? Activité fructueuse, mais qui prend bien du temps. Aussi, comme on ne saurait être partout, on délègue. Et l'on se repose de plus en plus souvent sur un certain François d'Orbay, le chef de son agence, dont l'activité effrénée fait oublier, sinon avantageusement, à tout le moins sans dommage, les absences répétées du maître.

Il va et vient, François d'Orbay. Partout où Le Vau régnait avant lui, il règne : au Louvre, à Saint-Germain, à Versailles. A son tour, le voici remarqué par le roi, recherché par la Cour, adulé par les grands financiers parisiens. Le Vau en prendrait-il ombrage ? Le temps

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lui manque pour sécher de jalousie, car il se hâte de trépasser un certain jour d'octobre 1670. Evénement fâcheux, car à Versailles rien n'est fini. Grâce à Dieu, d'Orbay est là ! Il fera tout aussi bien l'affaire, d'Orbay, et c'est à lui qu'échoit incontinent la responsabilité de terminer la façade sur le parc. La décoration des grands appartements, ce sera lui. L'escalier des Ambassadeurs, ce sera lui encore. Certes, il n'a ni le titre ni les émolu- ments de son ancien patron : c'est tout économie pour la Couronne. En 1671, on le gratifie toutefois de

« 1 200 livres, en considération du travail qu'il fait en dessins, plans, élévations et conduites des bâtiments de Sa Majesté ». Au demeurant, homme excellent, et désin- téressé : ne construit-il pas gracieusement à Paris, rue des Fossés-Saint-Germain, un nouveau théâtre pour les comédiens français, « en hommage à Mlle Molière », veuve de l'auteur ? Si modeste, si bon, et si peu homme de cour nous apparaît d'Orbay qu'on ne l'y verra bien- tôt plus paraître, justement, à la Cour, dont il se voit brusquement écarté au profit d'un certain Jules Hardouin-Mansart, l'étoile montante, plus habile cour- tisan, il est permis de le croire, s'il ne fut peut-être pas plus grand architecte. Le Versailles en chantier ne s'en- combre pas de ces délicatesses d'esprit. D'Orbay tombe dans l'oubli, Le Vau demeure, Mansart attend son heure.

Précisément, pour l'heure, ils sont des centaines, ils sont des milliers d'ouvriers, ils sont aussi des régiments entiers — infanterie, suisses, régiment Dauphin — affectés aux terrassements du château ou creusant, de jour comme de nuit, les pièces d'eau. Le Journal de Dan- geau nous apprend que « par le calcul que l'on fit de tous les gens qui travaillent présentement ici ou aux environs pour Versailles, on trouve qu'il y en avait plus de 36 000 travaillant actuellement ». Les accidents, par voie de conséquence, ne sont pas rares, et l'on meurt, Dieu merci, comme il faut ; il ne sera pas dit que l'on

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élève, ici, le plus somptueux palais de l'univers sans quelques sacrifices. « Le roi veut aller samedi à Ver- sailles, écrit la marquise de Sévigné à son cher Bussy- Rabutin, mais il semble que Dieu ne le veuille pas, par l'impossibilité de faire que les bâtiments soient en état de le recevoir, et par la mortalité prodigieuse des ouvriers, dont on emporte toutes les nuits, comme de l'Hôtel-Dieu, des chariots pleins de morts. On cache cette triste marche pour ne pas effrayer les ateliers. » La malaria se mêle, il est vrai, d'augmenter l'hécatombe. A la bonne heure ! Une malheureuse femme a-t-elle perdu son fils, tombé de quelque échafaudage ? Elle insulte le roi sur son passage, ce qui lui vaudra une bonne et longue flagellation dans les formes requises. Un pauvre homme s'est-il exprimé en termes approchants, parlant de tyrannie, prononçant le nom de Ravaillac ? Il s'abs- tiendra la prochaine fois de dire des sottises, puisqu'il aura la langue coupée ; d'ailleurs, on l'attend aux galères. Cependant, un système d'indemnisations est bientôt mis en place au profit des victimes : de trente à quarante livres pour un bras cassé ou une jambe rom- pue. Quarante livres pour un bras cassé et une côte enfoncée. Soixante pour un œil perdu. La même somme pour une « tête cassée » (!). De trente à cent livres à la veuve en cas de décès d'un ouvrier... Le roi et sa Cour arrivent-ils, impromptu, à Versailles ? On dissimule les éclopés, les désarticulés, les écorchés, on éloigne les cadavres, on chasse les orphelins toujours si prompts à mendier dans les rues. La journée sera belle. On tiendra les délais.

Montons sur la terrasse : la soirée est si douce ! Après les illuminations du Grand Canal, il est agréable de s'y promener à l'écart de la foule. Un bruit d'eau ? C'est une fontaine. La voici, au centre de la terrasse, avec son large bassin décoré d'un groupe doré, œuvre de Jean- Baptiste Tuby. Une jolie idée que cette fontaine et ce jet d'eau qui chante, mais une idée, quoi qu'on en dise,

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bien malheureuse, pour la raison que cette terrasse dal- lée de marbre est constamment sujette aux infiltrations.

Il n'empêche : ce lieu, dans le goût italien — nonobstant les fuites —, ce lieu où l'on domine l'ensemble du parc, est des plus plaisant. On y passe indifféremment d'un avant-corps à l'autre, selon qu'on veut aller chez le roi ou chez la reine. Celui-là est installé au nord, celle-ci au sud. Un salon de Vénus — ultime pièce des apparte- ments de Louis — fait face, par trois ouvertures, à la petite chambre de Marie-Thérèse, sise à l'autre extré- mité de la terrasse. Suffisamment proche et suffisam- ment loin : c'est ce qu'il faut. Un cabinet du Conseil (futur salon de la Guerre), éclairé de trois fenêtres au nord et trois à l'ouest, ainsi qu'une petite chambre composent le reste de l'avant-corps du roi ; un oratoire et un grand cabinet d'angle (futur salon de la Paix), celui de la reine. La construction de la galerie des Glaces, ou, comme on disait à l'époque, la « Grande Galerie », et plus simplement la « Galerie », boulever- sera avant qu'il soit longtemps la distribution des lieux.

Il suffira que Mansart entre en scène : précisément le voici, Jules Hardouin-Mansart, encore tout pâmé des louanges sans nombre que lui ont attirées les récentes transformations du château de Clagny ordonnées par la toute belle et toute-puissante Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemart, dame de Montespan, laquelle n'a eu de cesse de le recommander au roi. A notre tour, faisons sa connaissance.

Vrai ou faux Mansart ?

Voyons-le, d'abord, par son mauvais côté, et pour cela faisons confiance au petit duc de Saint-Simon qui nous affirme : « L'art de Mansart était d'engager le roi, par des riens en apparence, en des entreprises fortes ou longues, et de lui montrer des plans imparfaits (...)

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qui tout seuls lui missent le doigt sur la lettre. Alors Mansart s'écriait qu'il n'aurait jamais trouvé ce que le roi proposait ; il éclatait en admirations, protestait qu'auprès de lui il n'était qu'un écolier, et le faisait tom- ber de la sorte où il voulait, sans que le roi s'en doutât le moins du monde. Il connaissait le roi en perfection, et ne se méprenait point à se familiariser ou à se tenir sur la réserve. Comme il n'avait point de goût, ni le roi non plus, jamais il ne s'est rien exécuté de beau, ni même de commode, avec des dépenses immenses. » Voyons la suite : « Il était ignorant de son métier. De Cotte, son beau-frère, qu'il fit premier architecte, n'en savait pas plus que lui. Ils tiraient leurs plans, leurs dessins, leurs lumières, d'un dessinateur nommé L'Assurance qu'ils tenaient tant qu'ils pouvaient sous clef. » Cependant, Saint-Simon le concède : « C'était un grand homme bien fait, d'un visage agréable, de beau- coup d'esprit naturel, tout tourné à l'adresse de plaire », mais, ajoute notre mémorialiste, d'une sorte d'esprit

« qu'il n'avait épuré de la grossièreté de sa première condition ». Il n'empêche : le roi le tient en très haute estime, et lui témoigne, dit-on, une réelle, une constante amitié. Au moins, si la chose n'était pas publique !...

Elle est universelle ! Ainsi, cette petite scène que rap- porte un autre chroniqueur, un certain abbé Lambert : un jour de grande chaleur, nous apprend le religieux prosateur, Louis XIV se promenait en compagnie de son architecte favori dans l'allée Royale, « la main appuyée sur l'épaule de M. Mansart ». La faveur était déjà considérable, mais il y eut davantage, Sa Majesté, contre tous les usages, ordonnant tout de bon à Mansart

« de se couvrir pour qu'il ne fût pas incommodé, et, comme ce prince, à qui rien n'échappait, s'aperçut d'un étonnement marqué sur le visage des seigneurs qui l'ac- compagnaient, "Messieurs, leur dit-il en se tournant de leur côté, c'est ici un homme que je dois conserver ; je puis en un quart d'heure faire vingt ducs et pairs ; et

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dans bien des siècles, je ne pourrais faire un Mansart" ».

L'anecdote est charmante ; si charmante qu'elle est pro- bablement inventée de toutes pièces. Comme cette autre, d'ailleurs, narrée par le même auteur ; il est ques- tion, cette fois, de la première rencontre du roi et de son futur architecte : « Louis XIV était venu voir les bâtiments et le hasard voulut que ce prince jetât les yeux sur lui (...). Sa Majesté ayant demandé qu'on lui traçât la figure d'un morceau particulier d'architecture, le jeune Mansart, voyant que l'architecte à qui le roi s'était adressé ne lui répondait pas assez promptement, traça lui-même cette figure avec un crayon, et l'effaça presque aussitôt par la crainte qu'il eut d'exciter l'envie de ses compagnons, et peut-être la jalousie du maître sous lequel il travaillait ; ce trait d'habileté, de poli- tique, qui n'avait point échappé à la vue perçante de Louis XIV, prévint ce prince en la faveur du jeune Mansart »... Une chose est sûre, la fortune de l'artiste allait durer trente ans. Pratiquement sans exemple.

Au demeurant, Mansart ne s'appelle pas Mansart.

Mansart, le vrai Mansart, François de son prénom, c'est son grand-oncle. Le Mansart de la galerie des Glaces, le

« faux Mansart » si l'on veut, s'appelle en réalité Jules Hardouin, fils de Raphaël Hardouin, peintre du roi, et de Marie Gautier, nièce de François Mansart. Entré, tout jeune, dans l'agence de son grand-oncle, il en hérite en 1666, accole opportunément le nom de son parent au sien « pour se faire connaître et se donner du relief », insiste méchamment Saint-Simon, devenant, ainsi, le Jules Hardouin-Mansart dont l'histoire a conservé le souvenir. Habile, sans doute, cette confusion de patro- nymes qui dure jusqu'à nos jours. Criminelle, certes pas. Rien du moins qui justifie de lui contester le mérite des grands travaux de Versailles. La « modernité » de son agence, son efficacité redoutable, ses méthodes de travail qu'on pourrait dire « stakhanovistes », le nombre de ses collaborateurs l'ont certes, à différentes

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époques, fait taxer d'imposture. Alors quoi, Mansart, un « négrier » ? Mansart, un courtisan supérieurement doué, plus occupé de belles manières que de belles pierres, pillant les idées de ses assistants et s'attirant à bon compte toute la gloire de réalisations architectu- rales qui n'étaient pas les siennes ? Sans doute n'est-il pas contestable que les plus grands artistes du moment travaillèrent tôt ou tard sous ses ordres : Le Pautre, Boffrand, les Gabriel, de Cotte, d'Aviler, Cailleteau, Lassurance, d'Orbay qu'il supplanta. Quant à les avoir exploités, c'est une tout autre affaire. En sa qualité de premier architecte du roi, puis de surintendant des Bâti- ments, certes Mansart ne pouvait entrer personnelle- ment dans le détail de tout. Alors, on impulse ; on délègue ; on ordonne ; on est le « patron », on signe.

Louis XIV approuve. Louis XIV se déclare même si satisfait qu'il le nomme chevalier de Saint-Lazare et lui remet bientôt ses lettres de noblesse « en considération de ce que ledit Jules Mansart s'est rendu recomman- dable à la postérité par les superbes ouvrages qu'il a achevés au château de Versailles, dans les autres mai- sons royales, à Clagny et à la chapelle de l'hôtel des Invalides, qui seront des monuments éternels de la plus savante architecture, et le feront toujours regarder comme le digne successeur du nom et de la réputation de François Mansart, son oncle, dont la mémoire est célèbre par de fameux et magnifiques édifices qu'il a construits dans le royaume ». Quelques années plus tard, on prend du grade et l'on devient chevalier de Saint-Michel : «Je vous permets, écrit le roi, par une grâce spéciale de porter la Croix dudit Ordre, attachée sur l'estomac avec un ruban couleur de bleu céleste, semblable à celui que portent Messieurs les Comman- deurs de l'Ordre du Saint-Esprit, pour, par cette marque d'honneur et de distinction, faire connaître la satisfaction que j'ai de vos bons et agréables services. » D'ailleurs Louis ne cesse de le répéter : il tient le sieur

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Mansart pour « le plus capable et le plus intelligent de tous ceux que nous avons employés pour nos bâti- ments ». Affaire classée. Mansart est un grand homme.

Sa Majesté ne veut pas qu'on en doute. N'en doutons pas.

De la même façon, acquiesçons à cette autre vérité universelle : cette terrasse, à l'étage du château, on ne saurait décidément la conserver. Il faut agir. Et vite. Les infiltrations ne viennent-elles pas à gâter le rez-de- chaussée ? Une seule solution : recouvrir tout cela.

Louis XIV en convient aisément, qui jette sur le papier ces royales recommandations : « La galerie sur la face doit avoir un salon dans le milieu, s'il est possible. »

La galerie ! C'est sous la plume du roi qu'elle appa- raît pour la première fois, et déjà Mansart se tient aux ordres. Fatale et nécessaire galerie ! Le décrochement béant de la façade sur les jardins, ces deux pavillons que sépare un grand vide, cette irrésistible avancée, cette « poussée » inexorable du Château-Neuf vers les parterres, cette lente, cette dévorante conquête de l'es- pace entamée depuis des années et que rien ne paraît en mesure d'interrompre, c'est tout cela qui appelle et commande la galerie. Sans elle, qu'est-ce, en somme, que la nouvelle façade de Louis Le Vau ? Un beau mor- ceau d'architecture, certes. Mais un morceau d'architec- ture inachevé. Autant dire rien qui vaille. Cependant, qu'une galerie vienne, enfin, à réunir les pavillons de l'étage, et ainsi tout prend corps, ainsi tout s'organise.

Va donc pour ce nouveau chantier ! Après tant d'au- tres ! « On ne sait qu'y faire et défaire », s'irrite Primi Visconti ; et la princesse Palatine de gronder : « Il n'y a pas d'endroit qui n'ait été modifié dix fois. » La belle affaire ! Qu'on la bâtisse, cette galerie, et la plus belle et la plus grande du monde ! Des modèles ? Certes, elle n'est pas sans modèle : celles du palais Cardinal et de l'hôtel Mazarin sont célèbres ; celle de l'hôtel Lambert et surtout celle du Louvre ne le sont pas moins. Mais

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la galerie de Versailles, elle, ambitionne d'être unique.

D'abord dans ses proportions : plus de soixante-dix mètres de longueur, sur quelque dix mètres de largeur.

De l'inédit. Partout. Que rien, jamais, en quelque endroit du monde, ne soit comparable à ce Versailles couronné de sa galerie : ni les plus fameux temples grecs, ni les thermes romains, ni les pyramides égyp- tiennes. Il ne s'agit de stupéfier le monde. On va s'y employer.

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L'histoire en cinémascope

Il est partout. De sa résidence des Gobelins au châ- teau, il va sans cesse, sautant d'un carrosse de louage à un échafaudage, rameutant ses troupes comme un ser- gent-major, promenant autour de lui un regard affûté comme un sabre. Il est maître de l'Académie. Il est maître à Paris. Il est maître à Versailles. Tous les hon- neurs, il les a obtenus. Toutes les richesses, il les pos- sède. Tous les pouvoirs, il les concentre. Sa carte de visite est impressionnante : il est sieur de Thionville, premier peintre du roi, directeur des manufactures royales de la Couronne aux Gobelins, directeur, chance- lier et recteur de l'Académie royale de peinture et de sculpture. Il va son train, Charles Le Brun, il mène grand train, comme si la faveur dont il jouit depuis tant d'années devait durer toujours. Il se trompe : il est près de sa chute...

L'art de Louis XIV, c'est lui ! Il en est le grand ordon- nateur, l'orchestrateur, le décideur, le chef. Cette galerie de Versailles sera son triomphe, le couronnement de sa prodigieuse carrière, son bien, son tout, son enfant, son

« passeport » pour l'éternité. Rien qui n'échappe, ici, à son omnipotence. Rien qui ne se fasse sans son appro- bation. Rien qui ne s'y réalise sans qu'il l'ait, auparavant,

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et lui seul, décidé. Précisément, il a tout inventé, tout créé : serrures, mobilier, décor peint ou sculpté, mou- lures et accessoires, arrondi des miroirs, placages de marbre, sans craindre de s'abaisser aux détails d'une simple poignée de porte, tout en ce lieu porte sa griffe.

Il sature la galerie, Charles Le Brun. Il est, lui-même, la galerie tout entière. Dans son aréopage, un essaim d'artisans, une légion d'artistes, les plus brillants de leur siècle, et pas un parmi eux qui regimberait devant sa dictature. Ne jouit-il pas de la confiance du maître depuis vingt ans et plus ? N'est-il pas le premier en tout ? Que peut-il craindre ? Cette galerie où, présente- ment, il règne achève de hisser M. le directeur de l'Aca- démie au-dessus des autres hommes. Aussi longtemps qu'il plaira au souverain. Cela peut changer. Cela changera.

Il est tout-puissant, donc il n'est pas aimé. Quelle importance ? Il suffit d'être craint : le reste, il s'en accommode. Il le faut bien quand, insolemment, la chance, toujours et en tout lieu, lui a souri. Des enne- mis, comment ne s'en ferait-il pas ? Et il s'en est fait.

Beaucoup. Depuis toujours. Avec quelle application ! Et quelle délectation ! A treize ans, dans l'atelier de Simon Vouet, n'impressionne-t-il pas, déjà, le chancelier Séguier par sa précocité ? Et il n'a pas vingt ans lors- qu'il devient premier peintre du roi ! Jette-t-on les bases de la nouvelle Académie royale, il compte naturelle- ment parmi les membres fondateurs ; Fouquet l'en- gage : le voici nommé coordinateur suprême des travaux de Vaux-le-Vicomte. Ce qu'aime Fouquet, le roi le veut ! Et il passe au roi. A charge pour notre peintre d'imaginer le décor de la nouvelle galerie d'Apollon, au Louvre. Déjà une galerie ! Certes l'artiste est encore jeune, mais déjà c'est un peintre « arrivé ». Le Brun est anobli, Le Brun est gratifié d'une rente de douze mille livres par an. Il a désormais la haute main (une main de fer) sur tout ce qui se peint, se dessine, se grave et

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se crée dans le royaume. « Il taillait, écrit Le Mercure galant, en une heure de temps de la besogne à un nombre infini d'ouvriers différents. Il donnait des des- sins à tous les sculpteurs du roi. Tous les orfèvres en recevaient de lui. Il était inventif et savait beaucoup. » Nul égal, nul rival, nul ami. Il faut cela, cette solitude, cette âpreté, pour être et demeurer le digne instrument de la gloire royale.

Disparus, la terrasse, son dallage de marbre et son bassin ! Dévorés, les deux pavillons, à l'étage du châ- teau, que réunit désormais l'énorme masse de la façade de Jules Hardouin-Mansart ! Supprimés, la petite chambre et le petit cabinet du roi ! Effacés, l'oratoire et la petite chambre de la reine ! Il faut à la galerie ses aises. On perce, on ouvre, on défonce. Au sud, le Grand Cabinet d'angle devient le salon de la Paix. Au nord, au débouché du Grand Appartement, le salon de la Guerre apparaît en lieu et place de l'ancien cabinet du Conseil.

La galerie, flanquée de ses deux salons à chaque extré- mité, répond, par sa solennité, son gigantisme, sa royale unité, à cet autre chantier que l'on mène, conjointement, à quelques centaines de mètres de là : celui des escaliers dits des Cent Marches encadrant l'Orangerie, tandis que le creusement de la pièce d'eau des Suisses, à l'ex- trême sud, et celui de la grande pièce de Neptune, à l'extrême nord, se poursuivent avec acharnement. Dans le parc, les parterres, les bosquets, les fontaines sont remaniés interminablement, au rythme des agrandisse- ments du château. Et c'est Le Brun, comme à l'accoutu- mée, qui dirige la manoeuvre : une statue pour les jardins, un vase de plomb, le pot à feu d'un toit, l'ange- lot d'une corniche, le décor d'une tapisserie, les volutes d'une ferronnerie, le galbe d'un tabouret, l'homme- orchestre du roi applique, en toutes choses, et partout, les vues du maître. S'il fait exécuter, il exécute lui- même. Et avec plus de soumission que tout autre. Il faut bien cette rigueur, cette pugnacité, cette activité

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effrénée, ce vaste remuement qui, jamais, ne s'inter- rompt, car soudain, en ce printemps de l'année 1682, les événements se précipitent.

Ce grand troupeau de Cour !

« Le sixième de mai, nous apprend le marquis de Sourches, le roi quitta Saint-Cloud pour venir s'établir à Versailles, où il souhaitait d'être depuis longtemps, quoiqu'il fût encore rempli de maçons. »

Ils n'en délogeront, guère, les maçons, jusqu'à la fin du règne ; aussi, va pour Versailles, quitte à être fixés

« pour toujours à la campagne ». Passe encore que l'en- droit ait la réputation du « plus triste et plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, sans air ». C'est Saint-Simon qui l'affirme, et c'est tout dire. Du reste, il s'agit bien de la vue ! Parlons plutôt de ce vacarme insensé, ou de cette poussière, ce grand nuage de poussière qui s'infiltre partout. Conséquence : une atmosphère devenue irrespirable. A ce propos, Mme la dauphine n'y tient plus. Elle a quelques excuses à faire valoir : elle est enceinte, Mme la dauphine, et, arguant de son état, déclare hautement qu'elle n'y sur- vivra pas, puis abandonne son appartement au château pour s'installer, au calme, chez les Colbert à la surinten- dance. Elle y accouchera le 6 août suivant d'un petit duc de Bourgogne, le premier des petits-fils de Louis.

Le reste de la Cour se logera, ou pour mieux dire se casera, le moins malaisément possible, sous le regard fort intéressé, gageons-le, des ouvriers et autres mili- taires réquisitionnés pour activer l'emménagement de ce grand troupeau de courtisans. C'est spectacle gratis.

Il y a foule aux balcons.

La jolie cohue que celle de ce 6 mai 1682 ! Un emmé- nagement, disions-nous ? Une débâcle, plutôt ! Un fourre-tout ! Les secrétaires d'Etat, les abbés, les

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commis de ministère, les ducs et pairs, les valets de chiens, les grands officiers de la Couronne, les écu- reuses de vaisselle, tout cela mêlé, mélangé, égaré, ramassé, confondu, sont pour l'heure occupés à se frayer un passage parmi les travaux du Grand Commun ou ceux des deux ailes des Ministres que l'on élève de concert, comme pour mieux ajouter au désordre. Les logements de l'aile du Midi, commencée en 1678 ? N'y songeons pas, ils sont inhabitables et le resteront longtemps. La Grande Galerie ? Où est-elle, cette merveille de galerie dont tout le monde s'entre- tient ? On va. On vient. On cherche. On bute dans des culs-de-sac. On patiente. On s'impatiente. Par miracle, la voici enfin, la galerie, au bout de cette interminable enfilade de salons d'apparat. Allons, ce n'est encore que cela ? « Cela », c'est-à-dire cette espèce de couloir ouvert à tous les vents dont seul le gros œuvre est achevé présentement ? Sa décoration, comme celle des salons voisins de la Paix et de la Guerre, est en cours, paraît-il, on y rencontre d'ailleurs passablement de main-d'œuvre pour dorer, sculpter et peindre tout cela de haut en bas, mais quant à y voir quelque chose, c'est une autre affaire, en raison de la quantité d'échafau- dages et de plafonds provisoires qui s'y empilent ; bien téméraire celui qui tenterait la traversée de cet espace incertain pour passer du salon des Bassans au Grand Appartement et à la chapelle. A ce jour, seules les pein- tures de la voûte jouxtant le salon de la Guerre ont été, en partie, découvertes. C'est peu pour se faire une idée de l'ensemble. Par exemple, ce n'est pas comme à Saint- Cloud, chez Monsieur, frère du roi, qui dispose, lui, de sa galerie « toute constellée d'or », éclairée de vingt-six fenêtres en arcade. Mignard — l'ennemi juré de Le Brun ! — y a représenté l'histoire d'Apollon. Voyant la richesse des lieux, Louis XIV, lors d'une récente visite, a semblé fort marri. On l'a bien senti quand il s'est exclamé, se tournant vers Madame, « Liselotte », sa

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Giscard d'Estaing, qui n'a pas craint de lancer dans la nature, fort démocratiquement, plus de cinq mille invi- tations, dont près de deux mille en province, ce qui nous vaut, ce soir, la plus belle pagaille qui se soit vue au château depuis les journées révolutionnaires d'oc- tobre 1789.

Nous sommes en pleine campagne électorale. Ceci explique peut-être cela. Jimmy Carter vient de pronon- cer un fort joli discours, annonçant que « les pays industrialisés émergent actuellement de la récession économique » et qu'à n'en pas douter ils connaîtront sous peu une « croissance accrue », ce qui leur permet- tra, Dieu merci, de « créer de nouveaux emplois ». Tout cela est fort bien vu. Indubitablement. On regrettera d'autant plus l'absence, fort remarquée, de Jacques Chirac qui, en sa mairie de Paris, ne décolère pas depuis qu'il a su que M. le président des Etats-Unis d'Amérique n'envisageait pas de « venir saluer, à tra- vers ses élus, la population de la capitale qui le reçoit ».

Donc, si Carter ne se rend pas à l'Hôtel de Ville, Chirac n'ira pas au château ! Et de publier un communiqué bien senti annonçant qu'il « s'abstiendra de paraître aux cérémonies données en l'honneur du président Carter ».

Qu'à cela ne tienne, il ne connaîtra pas l'honneur d'être confondu parmi la foule des cinq mille invités qui étouffent et défaillent en ce moment dans la galerie.

Quelle heure est-il ? Vingt-trois heures, déjà. Comment cela, 23 heures ! Les présidents Carter et Giscard d'Estaing n'étaient-ils pas annoncés, au plus tard, pour 21 h 30 ? Sans doute, mais c'est qu'il est venu tout à coup au visiteur d'outre-Atlantique l'envie pressante de faire une promenade dans le parc. En ce cas, prenons patience. Et mangeons ! Dans l'hypothèse assez peu vraisemblable où vous pourriez atteindre le buffet, on vous régalera de queues d'écrevisse, de crabes farcis et de moules en gelée. Vous y voici rendus ? Trop tard.

Les premiers arrivés ont tout ingurgité, en gros et en

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détail, et à l'heure qu'il est s'emploient à digérer le moins mal possible dans l'étouffante moiteur des lieux.

Quant à espérer voir quelque chose, il faut renoncer définitivement à cette idée baroque. Heureux êtes-vous d'ailleurs si vous jouissez de quelques centimètres carrés d'espace libre. Pour les cinq mille, l'épreuve est rude. Giscard a bien pu déclarer quelques heures plus tôt, avec un sens assez remarquable de la formule, car il ne prétend pas parler pour ne rien dire : « Les entre- tiens franco-américains ont été extrêmement cordiaux, ouverts et respectueux des droits de chacun», les invités, eux, se sentent de moins en moins ouverts, cor- diaux, et respectueux de l'espace vital des autres.

Encore, si vous disposez d'un « carton bleu » seriez- vous malvenus de vous plaindre, ledit carton vous don- nant — théoriquement — l'assurance d'être présentés tout à l'heure aux deux chefs d'Etat, ce qui revient à dire que vous n'aurez peut-être pas supporté pour rien tous ces désagréments. Si vous disposez d'un simple

« carton vert » — et c'est le cas de la plupart des gens — alors à la grâce de Dieu, vous risquez fort de rentrer tout à l'heure à Paris ou au fin fond de votre province en pestant de vous être mis en frais pour n'avoir, au bout du compte, rien vu du film. Cependant, manière de prendre patience, oublier la chaleur, la faim, le mal de reins et ce monsieur qui vous accable de coups de coude, il vous viendra peut-être la fantaisie de vous res- souvenir de l'autre grande fête giscardienne organisée, en ces mêmes lieux — c'était au mois de juin 1974 —, en l'honneur de Leurs Majestés Impériales le shahinshah d'Iran Mohammed Reza Pahlevi et la shahbanou Farah, son épouse. Là, c'était autre chose. Là on savait encore se tenir. Cent soixante invités, pas plus. Et pas de gens du commun. Point de coureur cycliste. Point de bate- leur de foire. Mais des valets en livrée bleue et culotte de soie surgissant des portes de glace, portant des pla- teaux chargés de foie gras des Landes, de ris de veau

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